Étiquette : Giovanni Canavesio


  • Michaël Glück | Passion Canavesio | Passion-Judas

    Michaël Glück, Passion Canavesio,
    moi, Judas

    L’Amourier , Collection Grammages, 2010.
    Frontispice de Canavesio.


    Lecture d’Angèle Paoli




    Giovanni Canavesio
    Giovanni Canavesio, Judas l’Iscariote
    Source







    PASSION CANAVESIO | PASSION-JUDAS




         Passion Canavesio. En sept chants, sept poèmes narratifs, « sept morceaux de lune » se dit et se vit « la Passion selon Michäel Glück ». Passion-Judas. Des vingt-cinq épisodes du cycle de fresques qu’a consacré le peintre piémontais Giovanni Canavesio à la Passion du Christ et au Jugement dernier, le poète Michäel Glück ne retient dans son recueil que les sept épisodes concernant Judas (miroir inversé des « sept dernières paroles du Christ en croix » ?). Judas, « l’apôtre qui n’est plus l’apôtre ». Passion Canavesio.

         En sous titre, le « moi, Judas » annonce les vers anaphoriques qui ouvrent le chant VI :

    « Ego Judas
    ego moi je Judas
    ego moi je Judas juif
    ego Canavesio »


    vers qui posent la question de l’identité entre le peintre et son sujet. Entre Canavesio et Judas. Et peut-être entre le poète et l’homme « sans visage ».

         Passion troublante qui lie l’homme à l’homme, le poète au peintre, le poète à Judas. Sombres et cruelles passions qui prennent le lecteur au dépourvu, l’entraînent par-delà les siècles et par-delà la mémoire, « là-haut | dans les échafaudages » du côté du « vieux peintre », dont tremble le pinceau, et du côté de Judas qui traîne le drame de sa trahison dans le remords qui le ronge. Et le pousse vers son dénouement : et se suspendit.

         Annoncé dès la première de couverture, le « frontispice de Canavesio » éclaire soudainement et violemment la page de titre de l’ouvrage qui lui est juxtaposée. L’épisode pictural choisi en écho par le poète pour illustrer la tension du poème est celui du chant VII et de l’auto-pendaison finale de Judas, telle que l’a représentée Canavesio. C’était en 1492* (l’année même où Alexandre Borgia accédait à la papauté et où Christophe Colomb découvrait les Amériques), près du village de La Brigue, en pays niçois, dans la chapelle Notre-Dame-des-Fontaines. Suspendu par une corde à la branche d’un arbre, Judas offre au regard des fidèles ― depuis plus de cinq cents ans ― le spectacle insoutenable de sa face hideuse, de ses entrailles mises à nu, tripes et boyaux déchiquetés par le Griffu. De cette abominable viandaille s’évade l’âme du défunt, librement représentée par Canavesio sous la forme d’un enfant mâle :

    « le voici lui le nu
    le nouveau-né ou mort
    hors des tripes
    vomissure entre les vomissures »…


         Poème spéculaire et circulaire ― qui entraîne le lecteur dans un aller-retour entre les vers de Michaël Glück, les fresques réalisées par Canavesio et la relecture de l’histoire de Judas dans le texte originel des Évangiles (Matthieu, Luc) ―, Passion Canavesio suit le schéma narratif de la fresque consacrée à l’histoire de Judas l’Iscariote, depuis sa mise au ban du cercle des convives lors de la Cène jusqu’au dénouement de la pendaison, en passant notamment par l’épisode du baiser et celui des fèves noires.

         Que s’est-il passé en amont de l’entrée en scène de Judas pour que Judas perde son visage d’homme et son statut d’apôtre ? Seul l’exergue, peut-être emprunté à Matthieu (« Ce que tu es venu faire, fais-le »), peut mettre le lecteur sur la voie d’un possible questionnement en forme de réponse : « Ce que tu as à faire, fais-le ».

          Composés de vers libres répartis dans des strophes brèves, l’énigmatique poème de Passion Canavesio croise et entrecroise époques et passions. À travers chants et phylactères, répétitions et anaphores, le poète scande l’histoire de celui qui a vendu le Christ contre la somme de trente deniers. Le poète prend appui sur le moindre détail de chacune des fresques pour décliner les épisodes de la vie de Judas et son rôle fatidique dans la Passion du Christ. Opposition des visages ― le Christ/Judas ―, couleur des vêtements, posture des hommes ― assis/debout/agenouillé ―, délimitation des espaces et des seuils, position des pieds, chaussés/déchaussés. Tout un peuple de fidèles habite la vie de Judas, accompagne l’Iscariote dans ses déplacements et dans ses rencontres, l’entoure de sa vie propre et de sa peur. Les fidèles miment encore sa Passion dans les villages :

    « il fallait affubler l’idiot du village d’une tunique jaune
    ou vêtir le plus pauvre
    lui donner monnaie trébuchante
    pour qu’il figurât
                                Judas
                                          dans la Passion
    qui se jouait »…


         D’un chant l’autre, la tendresse du poète pour le réprouvé se lit en filigrane. N’y a-t-il pas dans les entrailles de chacun de nous un Judas qui sommeille ? Les fidèles qui viennent « dans l’hiver de l’homme » ne sont-ils pas, tout comme lui, « peseurs de deniers »/« comptables des peines »/« usuriers des douleurs » ?

         peccavi peccavi hurle sur ses tréteaux celui qui joue Judas.

    « qu’on l’étripe qu’on l’éventre
    qu’on le pende hors de la ville
    qu’on le jette hors du jardin
    un sac n’est qu’un sac
    outre gonflée de vent
    de mots aussi faux
                                   qu’un baiser »


    hurlent les hommes dans leur nuit.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _______________________________
    * L’inauguration des fresques eut lieu le 12 octobre 1492, jour de la mort de Piero della Francesca.





    MICHAËL GLÜCK


    Gluck Portrait
    Source




    ■ Michaël Glück
    sur Terres de femmes


    L’Enceinte (lecture d’AP)
    « cette chose-là, ma mère… »
    Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
    [commence une phrase] (extrait de …Commence une phrase)
    …Commence une phrase (lecture d’AP)
    Matières du temps (extrait de D’après nature)
    [le ciel emporte le reflet des îles](extrait d’Errances célestes)
    [Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
    [toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)
    Tournant le dos à (lecture d’AP)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    Michaël Glück – portrait d’un poète (Portrait réalisé par Sonia Viel. Propos recueillis par Thierry Renard. Production Espace Pandora. Festival Voix de la Méditerranée, de Lodève, juillet 2011)





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  • Michaël Glück, L’Enceinte

    par Angèle Paoli

    Michaël Glück, L’Enceinte
    Cadex Éditions,
    Collection L’Anthrope, 1993 ; rééd. 2010.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Piero della Francesco  Madonna del parto 2
    Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455,
    Museo della Madonna del Parto, Monterchi








    L’ENCEINTE OU LE MYSTÈRE DES ACCOUCHEMENTS



    À l’issue de la guerre, au printemps 1944, dans le petit village toscan de Monterchi, les « payses » organisent Sa défense. Fourche aux poings, elles forment rempart, dressent contre les hommes l’enceinte de leurs ventres, arrondis par la promesse de naissances à venir. Non, ils ne La leur prendront pas, ils ne La leur enlèveront pas, Celle qui depuis toujours, depuis les lointaines origines de Sa création par Maître Piero, les protège de son corps gravide de femme altière. Elle restera là, la Vénérée, l’Enceinte. À l’abri dans Sa chapelle. À côté du petit cimetière qui jouxte la Momentana. Elle est Celle que l’on nomme la Madonna del Parto, œuvre de Piero della Francesca.

    Dix ans plus tard, au printemps 1954, les « payses » forment à nouveau rempart contre les hommes et leurs projets de déplacement de la fresque. « Non si muove », lancent à nouveau les femmes. Ainsi s’ouvre, sur fond d’émeute de femmes, L’Enceinte de Michaël Glück.

    Vierge scandaleuse, porteuse du mystère de l’Immaculée Conception, l’Enceinte est multiple. Objet de convoitise pour les ecclésiastiques qui voient en la Vierge-Muraille le symbole de l’édification de l’Église, l’Enceinte est aussi objet d’études savantes. Érudits et philosophes, historiens d’art, esthéticiens et chercheurs consacrent à la Vierge gravide, unique dans le monde de l’art, leurs travaux et leurs jours peuplés d’interrogations innombrables. Toujours l’Enceinte se dérobe. Énigmatique, incernable. Aucune interprétation ne l’épuise. Mais si l’Enceinte se dérobe, c’est qu’elle est avant tout femme. Tout entière emplie du mystère de sa fécondité. Femme aimante et fertile, ouverte à la vie et œuvrant pour elle, l’Enceinte est pareille aux « payses » de la vallée du Cerfone, issue de la même glaise qu’elles. Et toutes les femmes de la vallée sont pareilles à la mère de Piero, Romana di Perino. Originaire de Monterchi, Monna servit de modèle au peintre. Ancrées dans la terre et dans la vie, les femmes de Monterchi ignorent tout de l’histoire de cette fresque. Les ouvrages très sérieux dont l’Enceinte est l’objet ne font pas partie de leur univers. Elles « ne lisent pas la Madonna del Parto comme un traité de la Cité de Dieu ». « La pureté, l’impureté de la conception ne les préoccupent pas ». « Elles sont la Cité qui s’accroît entre deux anges dont les couleurs se croisent ; le bien, le mal. » Les femmes de la vallée du Cerfone, qui font l’admiration des hommes, « sont les sources qui saluent la Source, elles sont le salut des eaux, chants des fontaines ».

    Réflexion sur l’art et sur les rapports qui lient l’art à la vie, ce second mouvement de L’Enceinte est un hommage à la femme. Le poète se glisse dans le sillon du peintre pour qui l’essentiel de cette œuvre tenait dans le désir de rendre hommage à sa mère et, au-delà de sa propre histoire, à toutes les femmes porteuses d’enfants et de promesses de vie. À l’injonction de René Char ― dans les vers d’ouverture qui préludent au second mouvement du récit ― répond en écho la voix qui clôt ce mouvement : « Vois d’où tu viens, de quelle beauté tu as pris jours et nuits. Ta tête est mémoire de ventre. Souviens-toi. »

    Introduit par le poème de Gérard de Nerval, « Fantaisie », le troisième mouvement du récit est mouvement de l’intime. Qu’en est-il, au juste, au-delà des réflexions inspirées par la Vierge de Piero, de l’émotion ? Elle filtrait déjà, cette émotion, à travers les propos que Michaël Glück prête, à la fin du premier mouvement, au peintre Marc Chagall. Peur et joie mêlées, éprouvées avec la même force et la même fascination face à deux grands maîtres, Cézanne et Piero :

    « Oui, peur, avec le long frisson qui court le long de la colonne vertébrale. Aujourd’hui, en ce moment, j’éprouve une telle joie, mais j’ai peur, tellement peur. C’est si grand ».

    Une même émotion étreint Michaël Glück face à l’Enceinte. Mais une même force ― une force qui prend au ventre ― l’étreint aussi lorsqu’il est face à une toile de Bram van Velde. L’homme sensible cherche à comprendre ce qui se passe en lui lorsqu’il regarde l’œuvre de l’un et l’autre peintre. De quelle nature est cette émotion, quelles en sont les composantes ? À quelle énigme de soi-même la Vierge Enceinte renvoie-t-elle ? Quelle révélation de soi-même fait à ce point frémir ? Peu importe, au final, ce qui échappe. Ce à quoi l’écrivain tient avant tout, c’est au « tremblement » qui est le sien devant la fresque. Ce qui compte c’est le silence et la solitude, le silence de la solitude « devant l’Enceinte, la Vive ».

    Dans une note post-liminaire, Michaël Glück évoque une autre de ses passions. Celle qu’il nourrit pour le peintre piémontais Giovanni Canavesio à qui l’on doit les fresques de la petite chapelle de Notre-Dame-des-Fontaines, en pays niçois. Michaël Glück rapporte que l’inauguration de ces fresques eut lieu un 12 octobre 1492. Ce jour-là mourait Piero della Francesca. Ce même jour Christophe Colomb inventait le Nouveau Monde. « Mystère des accouchements », conclut généreusement l’auteur de L’Enceinte et de Passion Canavesio.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca




    ■ Michaël Glück
    sur Terres de femmes


    Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
    « cette chose-là, ma mère… »
    [commence une phrase] (extrait de …Commence une phrase)
    …Commence une phrase (lecture d’AP)
    Matières du temps (extrait de D’après nature)
    [le ciel emporte le reflet des îles](extrait d’Errances célestes)
    [nous sommes venus d’un ciel à l’envers] (extrait d’Un livre des morts)
    [où de vivants piliers] (extrait de Poser la voix dans les mains)
    Passion Canavesio | Passion-Judas (lecture d’AP)
    [Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
    [toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)
    Tournant le dos à (lecture d’AP)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    Michaël Glück – portrait d’un poète (Portrait réalisé par Sonia Viel. Propos recueillis par Thierry Renard. Production Espace Pandora. Festival Voix de la Méditerranée, de Lodève, juillet 2011)





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