Étiquette : Hélène Cixous


  • Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive

    par Isabelle Lévesque

    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive,
    éditions Honoré Champion, 2017.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Qui écrit ? Requise par l’écriture convulsive et essentielle d’Hélène Cixous, par sa « jubilation solaire », Véronique Bergen lui emboîte le pas. Dans la suite effrénée d’une langue debout, qui tient, qui renaît, qui se déplace en faisant bouger le lexique et la syntaxe pour saper (c’est salutaire !) leurs assises, Véronique Bergen entre dans la danse, le processus, « une multiplicité d’états du verbe ».

    Son étude sur la langue d’Hélène Cixous s’organise en trois parties. La première retrace la « genèse de l’écriture ».

    Il faut renaître, créer une langue susceptible de devenir, de n’être pas ; le mouvement est sa loi organique, son principe de survie. Il ne suffit pas d’identifier les mots nouveaux, composés inédits véhiculés par la transe qui préside à la création de cette langue inconnue, identifiable pourtant, « langue mineure dans une langue majeure ».

    On accepte d’être perdu, égaré, en lisant Hélène Cixous, et Véronique Bergen nous guide dans la genèse de l’écriture d’un livre qui n’existera pas autrement que dans cette forme hybride, fatalement hybride, et que nous devrons accepter ainsi, dans sa grandeur. Le confort, le convenu : écartés, impossible d’entrer dans cette langue sans percevoir le vide traversé consciemment, courageusement, en vacillant. Se redresser ne peut que se vivre partiellement, l’équilibre menacé nourrit l’écriture au plus près du vivre dans un tourbillon où les forces vitales n’écarteront pas les morsures du réel. La blessure vécue comme possiblement mortelle irrigue la langue que l’on ne peut connaître, l’unique est son identité.

    Véronique Bergen le précise dès son « Ouverture » : elle se centre sur les textes en prose d’HC, écarte de son corpus les pièces de théâtre et les publications concernant la peinture. Elle choisit la confrontation directe avec le texte, avec la langue d’HC, créée de toutes pièces ou plutôt se créant, nourrie de vie comme processus de métamorphose. « Genèse de l’écriture », dont on ne sait quel sera l’aboutissement, l’écriture du livre peut échouer, l’auteur se confronte toujours au « spectre du ″livre que je n’écrirai pas″ », ou du « ″livre que tu n’écriras pas″ », « lqjnp » ou « lqtnp ».

    À l’origine, un désastre (la mort du père à Alger en 1948 alors qu’HC avait dix ans) : « Le verbe arrive dans le cône de la mort ».L’écriture est envisagée « comme un geste de contre-mort ». Si ses livres affirment la présence de ce « père intérieur », ils organisent aussi le maintien en vie de la mère-origine, Ève, puis fixent, en contre-oubli, avec tous les détails possibles, sa fin, nouvelle naissance qui ne peut pas être « sans douleur » pour cette sage-femme. Le livre survivant construit un mythe (Ève, la mère, sauvée miraculeusement ou logiquement par le processus vivant de l’écriture en devenir, en pro-création) :

    « Écrire passe par la profération d’un nom, s’enracine dans le cri du prénom du disparu. »

    Cette vocation sacre le mort en le perpétuant dans l’appel, elle le consacre par « l’écho transfiguré » du prénom, « Georges », prénom-graine qui enfantera les phrases. L’écriture prend corps dans cette adresse et cette matière qui devient le vivant transport du disparu retenu dans le tissu proliférant du texte qui se construit, existera. « [F]abrication du radeau sur le néant », précise HC, diffraction créatrice du moi dans les phrases générées par la blessure initiale, essentielle, inguérissable et qui contient la mort de l’auteure comme celle de son disparu premier (Georges). Le « dispositif continu de l’écriture » dresse un mur, une faille (la « scène primitive »), la blessure creusée ne l’altère pas, au contraire, son épanchement permet au fil textuel de devenir tissu. Ce tissu de mots, HC ne déplore jamais qu’il soit insuffisant :

    « On ne trouve guère en son œuvre de connivence avec ceux qui soupirent après la beauté incomparable de l’avant-mot et s’enferrent dans le paradoxe de qui, rêvant de retrouver le jadis pré-langagier, ne le peut qu’en usant d’un verbe. »

    Les mots « transforment le dehors » et « performent ce qu’ils disent », l’écriture, acte de création, modèle une forme existante, la révèle, l’exacerbe en une forme nouvelle, vacillante, trouvée qui échappe. L’acte démiurgique d’écrire mêle la vie et la mort. La porosité est telle qu’écrire inter-agit sur ces deux phases qui ne sont pas distinctes l’une de l’autre mais porteuses l’une de l’autre. L’écriture, voix inconsciente, s’organise en « chambre d’échos ». Sont accueillis les mouvements parfois contradictoires (amour, colère, joie…) qui orchestrent les pages, l’écoute est son principe actif, on est « visité, squatté », car le moi est « disséminé ». L’infini vit dans cette dissémination qui, selon Hélène Cixous, définit l’écriture. Sa langue suit le principe gigogne d’une prolifération constante qui sape les principes d’une syntaxe normée, policée. La claudication d’abord, puis l’émergence verticale et ascensionnelle la définissent. Toujours elle se remodèle se nourrissant du disparu redevenu, la liberté, l’échappée la conditionnent, la dissolvent. Chaque nouveau livre devient le matin du monde. L’analyse de Véronique Bergen trace le portrait d’un écrivain qui « essaie les mots dans tous les sens », faisant rouler les syllabes (« Etats-Unis » : « Etazuni Et ta Zuni ? Extasunie ») de sorte que nous sommes conduits, égarés dans un labyrinthe signifiant qui ré-invente chaque fois le fil qui ne mènera qu’au perpétuel dévouement à la création. Cette soumission est une adhésion, le dieu de l’écriture parle à travers elle, traverse son espace : aucune conquête, un franchissement constant qui sera recommencé, modifié. « Langue plus-que-vive », en ce sens. Véronique Bergen montre qu’elle opère par déplacement constant de mots, syllabes, écoute de voix éteintes qui à travers elle, l’écrivain HC, reprennent corps dans la langue inventée, renaissante, « relève miraculeuse » :

    « La politique de la langue consiste à se réapproprier une langue dominante en la désaxant, à la torsader, la recréer à partir d’une position d’énonciation minoritaire, celle du ″juifemme″. »

    Extraire le français d’un usage policé et acceptable, le faire « sortir de ses gonds » , lui faire vivre une déraison prolixe et signifiante, voilà qui détermine un usage politique de la langue. « [F]ission » et « fusion » sont analysées par Véronique Bergen, le « OR » détaché du nom du père, devient le titre d’un livre, ou « dedandehors » rassemblés en mot unique. Mots rabotés, syllabes migrantes allongeant les mots, croisement de langue (l’allemand en particulier), un ensemble de créations propres à HC sont répertoriées, révélant la familiarité de Véronique Bergen avec l’écrivain, mais aussi sa lecture exploratrice de ce qui est mis à l’œuvre, en bouillonnement, dans les livres d’HC. La « vive allure » chère à Caroline Sagot Duvauroux trouve ici son expression vivante et propulse le lecteur dans une lecture aventureuse et active. Écrire et inventer se frottent en une jouissance « plus-que-vive ».



    La deuxième partie traite de la « double injonction » à laquelle HC répond dans ses livres : « écrire / ne pas écrire », mais aussi « écrire / mais ne pas dire ». Dans La venue à l’écriture1 en particulier, HC a exposé le sentiment d’illégitimité que l’on peut (ou pouvait ?) éprouver à écrire quand on est une femme, mais aussi à écrire en français quand on a une mère allemande, un père algérien, quand on est étranger dans sa langue, et même « étranjuif ». Cette conquête, ou plutôt cette nécessaire invention de sa propre écriture, passe aussi par l’invention de soi comme corps sensible et organique, éprouvant, souffrant aussi. Elle se fait en se consacrant à « Dieu la Littérature » dont Joyce est le « prophète », à « Dieu-l’écriture ». Et HC s’affirme « religieusement athée, mais littérairement déiste ». Véronique Bergen peut ainsi parler de l’entrée « dans la liturgie des syllabes, la mystique de l’alphabet, la ré-invention de l’alphabet ». Du Livre selon Mallarmé au « Livre-messie », HC tourne donc autour de ce Livre interdit qu’elle n’écrira pas, alors qu’il est toujours présent. Peut-être se diffracte-t-il en chacun de ses livres écrits ? Il existe à l’origine et peut-être que « le livre impossible de son vivant jaillira posthume, naîtra posthume, queue de comète extraite du massif des autres livres […] ».



    Traitant toujours de l’origine de l’écriture, la troisième partie aborde la question de « l’écriture féminine » (qui n’est pas l’exclusivité des femmes), de sa dimension physique, corporelle : « La co-constitution de l’œuvre et du sujet écrivant produit par ce qu’il écrit a lieu au fil d’une genèse/éternelle jeunesse entée sur les affects et les percepts, sur les pulsions, sur l’inconscient à partir duquel des sensations converties en mots s’extraient. » Nous voyons ainsi, dans les livres d’Hélène Cixous, la pensée, la langue et le sujet écrivant naître conjointement. Véronique Bergen, reprenant une notion développée par Deleuze et Guattari, montre que le développement de la langue chez HC est « chaoïde » (et non « chaotique »). Elle correspond au « chaos universel ». Elle se développe d’une manière végétale. Elle pousse, se soulève, va vers la lumière, descend sous terre en une infinité de racines et rhizomes. Hélène Cixous ou Le Règne végétal pourrait-on dire en paraphrasant René-Guy Cadou. Cette « écriture féminine » ne s’appuie pas sur l’idée d’un auteur pré-existant et exerçant un contrôle total. Elle « s’enroule autour d’un « être écrite », « être rêvée, traversée de phrases » au fil d’une autre connaissance qui, passant par la désorientation, la perte de soi, atteint l’état mystique d’une fusion du « sujet » écrivant et de l’objet. Le Livre s’écrit, il parle parfois à celle qui physiquement est en train de l’écrire. De nombreux « revenants » y passent et s’expriment. L’auteur est une sorte de médium ou de chaman.

    Véronique Bergen s’attache aussi à caractériser l’écriture d’HC en la rapprochant de celles de ses « sœurs » : en particulier Ingeborg Bachmann, Marina Tsvétaïeva et bien sûr Clarisse Lispector.

    Ainsi Hélène Cixous écrit-elle sans fin dans l’espace du « dedans » de l’écriture et de la vie, contre l’oubli. Pasolini faisait de la disparition des lucioles la fin d’un monde. Georges Didi Huberman répondait : « Les lucioles ont-elles disparu ? Bien sûr que non. Quelques-unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité ; d’autres sont parties au-delà de l’horizon, essayant de reformer ailleurs leur communauté, leur minorité, leur désir partagé. »2 Véronique Bergen affirme à propos d’Hélène Cixous : « La libération des lucioles sur les paysages du verbe produit une luminescence qui passe par le devenir lanterne-magique de l’écriture. » Cette lanterne magique proustienne, c’est le « vivrécrire » à l’œuvre dans les livres d’Hélène Cixous qui nous montre l’« outre-vie ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    __________________________________
    1. Hélène Cixous, Madeleine Gagnon, Annie Leclerc, La Venue à l’écriture (UGE, 10/18, 1977).
    2. Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles (Les éditions de Minuit, 2009).






    Bergen  Cixous








    HÉLÈNE CIXOUS

    Cixous Guidu
    Image, G.AdC




    ■ Hélène Cixous
    sur Terres de femmes

    Ève s’évade (note de lecture d’AP publiée dans la revue Europe)
    Le-tablier-mémoire-de-la-mère (note de lecture d’AP sur Le Tablier de Simon Hantaï, Annagrammes)
    Petites érinyes de la conscience (note de lecture d’AP sur La Mort du Loup)
    → « 
    Mes êtres d’incandescence » (extrait de La Mort du Loup)
    5 juin 1937 | Naissance d’Hélène Cixous
    15 août 1964 | Hélène Cixous, Manhattan
    26 février 1976 | Hélène Cixous, Portrait de Dora




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • 15 août 1964 | Hélène Cixous, Manhattan

    Éphéméride culturelle à rebours



    HERE TAKE MY PICTURE


        L’été est brûlant la robe orange, Here take my picture et regarde-la bien, elle me ressemble, le 15 août 1964, et plus tard tu diras elle lui ressemble encore plus fort lui mort, tiens prends ma photo mon ombre immortelle puisque prise pour toujours par la mort.
        Tu es fou dis-je, you are a fool, dis-je effrayée une photo, non pas de photo jamais dis-je, j’avais déjà dix fois pensé vouloir une photo de lui « avant le départ » dix fois pensé « non pas de photo jamais » simultanément. Je sentais la pensée effrayée qui malgré moi souhaitait garder une photo malgré le désir de croire à la pureté amoureuse de mon souhait. Alors apparut en moi sur le banc une honte extrêmement nouvelle : j’aurais commis l’ombre d’un assassinat, j’aurais considéré la personne assise à côté de moi sur un banc comme déjà morte. Alors s’agita en moi le squelette effrayant d’une honte ― au cimetière avec Hamlet ― je ramasse le crâne de Gregor alas hélas
         I am two fools dit le jeune homme volant, je ne suis pas fou je suis deux fous je suis fou de t’aimer je suis fou de le dire le troisième fou devine tout.

        Tire-moi ce rideau de voile de coton, ôte ce voile new-yorkais, ni repentance ni innocence, je ne suis pas deux fous du tout, je vois tout.

        Rien sur la photo d’identité ne montre trace d’une folie ni d’une autre folie dis-je à mon frère. De quel côté ? La folie est-elle du côté du fou ou de l’autre ?

        Donne-moi licence donne donne donne dit Donne. Dès que tu dis Donne tu prends Dieu dit Donne Donne Didon Take my picture prends ma photo dit Dieu et donne-moi licence d’être un homme monstrueux. À Central Park je n’ai pas entendu sous les mots subtilement aimantés la voix râpeuse sacrée salée incroyablement drue du plus ensorcelant des poètes, et tout fut faute de Donne, ma faute, sur le banc. Et dire que j’étais agrégée d’anglais. Quoi donner à celui qui te donne une éternelle photo ? ― Charité bien ordonnée commence-la par ta mère dit ma mère. Il paraît que tu me dois la note de téléphone.

        Je surprenais sans cesse en moi des nids de résistance, des astuces de musaraigne, des tendances à survivre et oublier. J’avais perdu mon père puis mon fils mais tout de suite après j’avais repris ma vie mis au monde l’autre fils du jour au lendemain remis dans la couche des livres de ma vie mon deuxième fils le fils du jour comme un livre au milieu des livres maintenant plus rien ne me séparerait les miens en moi mes livres je riais en lisant il n’y avait plus de nuit.
        Et maintenant quoi donner à celui qui me dit : Here take my picture et je te donnerai tout.



    Hélène Cixous, Manhattan, Éditions Galilée, 2002, pp. 147-148-149.






    HÉLÈNE CIXOUS


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    Image, G.AdC




    ■ Hélène Cixous
    sur Terres de femmes

    Ève s’évade (note de lecture publiée dans la revue Europe)
    Le-tablier-mémoire-de-la-mère (note de lecture sur Le Tablier de Simon Hantaï, Annagrammes)
    Petites érinyes de la conscience (note de lecture sur La Mort du Loup)
    → « 
    Mes êtres d’incandescence » (un extrait de La Mort du Loup)
    5 juin 1937/Naissance d’Hélène Cixous
    26 février 1976 | Hélène Cixous, Portrait de Dora
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive (lecture d’Isabelle Lévesque)



    ■ Voir aussi ▼

    → le site
    Hélène Cixous (en anglais) de la Stanford University
    les portraits d’Hélène Cixous sur le site d’Olivier Roller





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  • Hélène Cixous, Ève s’évade

    Hélène Cixous, Ève s’évade,
    Galilée, Collection Lignes fictives, 2009.



    La Vie Nouvelle . c-est pour la fille se gu-rir de ses barreaux.
    Image, G.AdC






    RENDRE ÈVE À SA FAÇON MAGNOLIENNE ET RADIEUSE



         Comment la vie peut-elle survenir de la mort ? Comment de la mort prochaine de la mère tant aimée peut surgir la vie ? Ève s’évade, le dernier « récit » qu’Hélène Cixous consacre à Ève, sa mère, dont la vieillesse s’étire inexorablement vers la mort, oscille sans cesse entre la pensée de l’extrême et ultime dessiccation et le regain de vie. Intitulé en sous titre La Ruine et la Vie, le « récit » explore, par le biais d’une écriture inventive et subtile, orchestrée par le recours à des peintures savamment réfléchies, les espaces temporels où se joue le passage de la vie à la mort. La fille, suspendue à la vie de celle qui s’amenuise de jour en jour, vit et meurt avec sa mère, revit et respire lorsque la vieille dame rebondit dans l’invention des menues activités soumises à un quotidien qui rétrécit, retient son souffle chaque fois qu’Ève semble se retirer à petits pas vers la mort. « Je meurs de ta vieillesse. Ce que me donne ta vieillesse : une Jeunesse terrible. La Vie nouvelle », écrit Hélène Cixous. C’est dire si le lien est fort, qui unit l’une à l’autre, les deux femmes. Intense d’une intensité inhabituelle, faite d’exclusivité, de passion, de renoncement de la fille pour sa mère, d’exigence de la mère envers sa fille. On pourrait croire ce lien à la lisière de l’inceste. Mais non, il n’en est rien. Pas une once d’impureté dans cette omniprésence de l’une à l’autre. Suspendues l’autre à l’une, à la manière dont le sont, dans le tableau de Rubens, Cimon et Pero « que le suprême lait lie », la mère et la fille se répondent dans leur dialogue incessant, fait de menues considérations, souvent minuscules, qui acquièrent toute leur importance dans le regard de la mère, victime de son extrême vieillesse et du rétrécissement de son univers. La vie se lit dans La Peau de chagrin, livre du rétrécissement par excellence. Le regard de la fille sur sa mère est celui d’une femme d’une grande patience qui cherche à s’accorder au rythme de la vieille dame, à ses lubies, à ses lenteurs, à ses oublis. « C’est que l’histoire de ma mère se passe à présent dans un pays aux heures beaucoup plus lentes que les nôtres. »

        Comment dire par le menu « cette région de l’Invraisemblable » qu’est ce grandâge de la mère ? Hélène Cixous tisse autour d’Ève tout un réseau d’images clés dont la Tour est le centre puisqu’elle est le double de sa mère. Tour de Montaigne qui nécessite plusieurs fois le voyage avant que la fille en com-prenne et décrypte le véritable sens: « Que la personnalité de la Tour soit un double de ma mère il m’aura donc fallu approcher de la fin pour que cela m’apparaisse ? J’y fus cent fois, il y a cinquante ans que je passe à côté de la clé ». Réseau de sens qui joue sur les sons autant que sur les mots surgis tels quels dans la bouche des deux femmes ou sous la plume de la fille. Mots-valises inattendus, forgés de toute pièce dans l’imprévu du langage, que l’écrivain garde dans leur virginité première, intouchés. Car « la valise est l’utérus du rêve ».

        Ainsi écrit-elle : « Son filet de voix crépicelle, trébuche, frise la cassure… » ; de même invente-t-elle un « besoin timéraire », composé de « téméraire » et de « timide ». Quant au jeu sur les sonorités, il est omniprésent. Peut-être même est-il une constante forte de ce texte qui s’écrit autour de la mère et compose autour d’elle une musique particulière, sous-jacente aux images qui le structurent. Ainsi de ce début de dialogue auquel les assonances en « i » confèrent une tonalité suraiguë : « Et toi mafille, tu as bien dor-mi ? La voix de ma mère se hisse de syllabe en syllabe, crisse sur chaque i raucit jusqu’à la dernière syllabe. Une fois au -mi, se repose. Pause. Phrase accomplie. Une modeste satisfaction teinte ses joues. »

        Au cœur de cet étrange récit, inclassable récit à la fois autobiographique et onirique, s’inscrit le rêve. Et l’écriture sur le rêve. Le rêve qui se vit en osmose avec Ève et annonce sa « révasion », celle qui se lit dans le titre Ève s’évade – « tout Rêveur est un prisonnier qui s’évade » – ou encore dans Le Rêve du prisonnier, tableau de Moritz von Schwind . Hélène Cixous consacre à la lecture de ce tableau – dont « Le Rêveur est éveillé. C’est lui le Prisonnier » – une longue analyse qui se prolonge dans le chapitre suivant « Freud ne rêve plus ». « Modèle anticipatoire » qui inspirera à Freud, en 1916, le sujet de sa conférence sur les Kindertraüme, ce tableau fait l’objet d’un long dialogue avec la mère, dialogue qui se poursuit avec les divagations maternelles : « Maintenant, dit ma mère, je ne sais pas s’il est en prison ou s’il rêve tout ça. Quand on rêve on ne sait pas qu’on rêve, donc on ne rêve pas. Je remarque, il a une belle chemise avec la manche blanche. Il doit être en prison avec toutes ces grilles. Mais il a un canapé. Il est couché sur quoi ? Sur un manteau rouge ? Il voit tous ces enfants qui sont en train de monter l’un sur l’autre. Qu’est-ce que je dois dire ? Il est enfermé. Ou il est en prison ou bien il s’emprisonne tout habillé, si bien qu’il doit être en prison c’est tout, et il rêve. Ou bien c’est la prison qui est dans son rêve… »

         Mais si le rêve conduit au voyage et le voyage à la valise, la valise conduit à la Tombe. Et la Tombe au cimetière. Celui où gît depuis nombre d’années déjà le père. Celui où gît déjà Omi, la mère d’Ève. Celui que « l’Omification » avancée d’Ève attend.

        Dès lors que la prise de conscience de la disparition imminente de la mère s’impose, comment retarder le moment où le temps s’accélère et où tombe la foudre ? Quel subterfuge inventer ? Il reste à la fille à s’en remettre aux pouvoirs talmudiques du Nombre. Et à convoquer le cent dix. « Peux-tu vivre jusqu’à cent dix ans ? » lance-t-elle à sa mère. Et « Le cent dix prit aussitôt l’éclat mystérieux et chuchoteur d’un signe mystique. » Sansdis ou Sandice. « Oui. Pourquoi pas ? » répondit Ève. « Si on peut on fait. Moi ça ne me dérange pas si ça ne te dérange pas ».

        De cette réponse magique qui inaugure la Vie Nouvelle de la fille naît l’écriture. « Écrire ce livre, c’est à dire le sien. » Rendre Ève à « sa façon magnolienne et radieuse », c’est pour la fille se guérir de ses barreaux.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    LIVRE(2)





        Pour information : cette note de lecture est la version intégrale d’une note précédemment parue dans la revue littéraire Europe (Claude Esteban – Bernard Manciet [88e année – n° 971], mars 2010, pp. 453-455).





    ■ Hélène Cixous
    sur Terres de femmes

    Le-tablier-mémoire-de-la-mère (note de lecture sur Le Tablier de Simon Hantaï, Annagrammes)
    Petites érinyes de la conscience (note de lecture sur La Mort du Loup)
    → « 
    Mes êtres d’incandescence » (un extrait de La Mort du Loup)
    5 juin 1937 | Naissance d’Hélène Cixous
    26 février 1976 | Hélène Cixous, Portrait de Dora


    ■ Voir aussi ▼

    → le site
    Hélène Cixous (en anglais) de la Stanford University
    les portraits d’Hélène Cixous sur le site d’Olivier Roller



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