Étiquette : Histoire d’une vie


  • 31 décembre 1927 | Klaus Mann, « Rhapsody in Blue »

    Éphéméride culturelle à rebours



    Rhapsody in Blue
    His Master’s Voice
    Recording 21 April 1927, New York, Liederkranz Hall
    Paul Whiteman Concert Orchestra
    George Gershwin, piano
    Nathaniel Shilkret, conductor
    Rhapsody in Blue (Gershwin)








    [RHAPSODY IN BLUE, 1927]




    Ce fut pendant ces jours de fête que j’entendis pour la première fois la Rhapsody in Blue de George Gershwin, et je tombai aussitôt sous le charme de la fougue et du pathétique de cette musique d’une exaltante nouveauté. (« Que voulez-vous ? J’avais vingt-et-un ans et je vivais dans la grande ville de New York, répondit Gershwin à la question des journalistes qui voulaient savoir comment il avait eu l’idée d’écrire la Rhapsody in Blue. Quelle sorte de musique auriez-vous attendue de moi ? Cela se fit tout seul… »)

    Et ce fut en cette même nuit — la nuit de la Saint-Sylvestre de l’année 1927 — que notre ami Raimund von Hofmannsthal (encore un « enfant de poète » !) faillit nous tuer dans sa vieille petite Ford qui n’en faisait qu’à sa tête. Nous montions le long des collines ; le chemin était étroit, tortueux et dangereusement raide ; nous avions bu abondamment — du champagne et de la bière anglaise et du whisky-soda, et de la bière avec du champagne et pour finir encore du whisky (sans soda…). Les freins de la drôle de vieille voiture n’étaient pas tout à fait comme il l’aurait fallu, mais qu’est-ce que cela faisait ? Nous chantions le grand thème de la Rhapsody in Blue, nous délirions d’admiration pour Greta Garbo, nous riions de l’impertinent tableau d’Adrian. Et Los Angeles s’étendait, formidable, à nos pieds — océan scintillant, immensité peuplée de lumières dansantes, attirantes.

    Nos télégrammes agirent, comme si nous avions lancé à travers le monde des formules magiques. De l’argent arriva, envoyé par des réacteurs obligeants, de Berlin et de Munich, et aussi par de charitables amis. Pas beaucoup d’argent, mais assez tout de même pour donner satisfaction à l’inexorable manager du Plazza-Hôtel d’Hollywood et pour prendre deux billets Pulmann de Los Angeles à New York. Ricki nous attendait à la gare de Grand-Central. Il avait meilleure mine. Il n’était plus aussi négligé et amaigri. De toute évidence, il y avait une jeune fille qui s’occupait de lui. Nous connaissions la jeune fille — Eva Hermann, une jeune dessinatrice d’un charme délicat et de grand talent ; c’est nous qui l’avions présentée à notre Ricki.

    « Je suis presque heureux, nous avoua-t-il avec un sourire gêné. Je travaille de nouveau — des drôles de trucs : des gratte-ciel, des vaches — tout ça mélangé… Maintenant, j’ai quelquefois le mal du pays — en pensant aux montagnes de Bavière… Eva et moi, nous voulons bientôt rentrer en Europe. »




    Klaus Mann, Le Tournant, Histoire d’une vie [Der Wendepunkt Ein Lebensbericht, 1982], Éditions Solin/Actes Sud, 1984 ; Actes Sud/Babel, 2008, pp. 260-261. Traduit de l’allemand par Nicole Roche avec la collaboration de Henri Roche. Préface de Jean-Michel Palmier.





    KLAUS  MANN


    Klaus Mann
    Source



    ■ Klaus Mann
    sur Terres de femmes


    14 septembre 1940 | Klaus Mann, Le Tournant | Histoire d’une vie
    22 octobre 1942 | Klaus Mann, Journal
    22 mai 1949 | Mort de Klaus Mann



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    Gershwin plays Gershwin Rhapsody in Blue (1927)





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  • 14 septembre 1940 |
    Klaus Mann, Le Tournant, Histoire d’une vie

    Éphéméride culturelle à rebours



    Max Beckmann, Le Trapèze
    « Beckmann, et lui seul, possède un langage authentique,
    un style convaincant, une vision originale. »


    Max Beckmann, Le Trapèze, 1923
    Huile sur toile, 196,5 x 84 cm
    Toledo Museum of Art
    Source







    DÉCISION
    1940-1942



    14 septembre. San Francisco a du charme ; sans aucun doute, la plus belle ville d’Amérique ― en dehors de New York, qui est ma préférée.
         Lunch avec le vieux Bender. (Vieillard guilleret, d’origine juive-irlandaise ― mélange qu’à ma connaissance, je n’ai jamais encore rencontré. Peut-être un « ange », pour user de la drôle d’expression dont l’Américain désigne un bailleur de fonds.)
        Allié avec lui à Treasor Island, pour la grande « Fair » (comment dit-on cela en Allemand ? « Exposition » ? « Foire » ? Aucune traduction ne semble convenir parfaitement…) Nettement plus impressionnante que la NewYork Fair. Plus haute en couleurs. La mer très bleue. Essor orgueilleux des ponts colossaux.
        Passé à peu près deux heures à la « Art Exhibition », avec un plaisir intense. Profondément touché par quelques Italiens, une madone de Filippo Lippi, sur un fond d’or semblable à un brocart ; portraits sublimes du Tintoret ; charme du Tiepolo. (Mais, par contre, la perfection lisse et mièvre de Raphaël me laisse tout à fait froid.) Fasciné au plus haut point par une fête populaire de Brueghel, horriblement gaie, macabre et truculente, et par un merveilleux Cranach : Saint Hieronymus dans son vaste cabinet d’érudit peint avec une pieuse minutie, en compagnie d’écureuils, d’oiseaux, d’un lion qui repose doucement… Tout à fait captivé par Poussin : la Madone drapée de bleu. (Le caractère sculptural de ses personnages. Le mystère de cette clarté, l’insondable profondeur de cette transparence…) Quelques petits Rembrandt d’une matière prodigieuse ; la tête désolée du David ― d’une beauté saisissante. Tout aussi admirables, les esquisses de Dürer. Au dix-neuvième siècle, seuls comptent les Français : représentés par des œuvres mineures mais pleines de charme, des dessins de Degas, Redon, Daumier, Cézanne, Renoir etc. Une ravissante écuyère de Toulouse-Lautrec avec caniche en train de japper. Les Américains modernes, presque sans exception, languissants. A peu près pas un moment neuf, véritablement inspiré ou représentatif, rien qui puisse se comparer au roman américain moderne (Hemingway, Faulkner, Wolfe). Chez les « contemporains » européens, une profusion de choses intéressantes, et belles également. Plaisir de voir Braque, Dufy, Utrillo, Vlaminck. Émerveillement devant un paysage sur la Tamise, de Kokoschka, peint avec virtuosité mais aussi avec une sensibilité profonde. Parmi les Allemands d’aujourd’hui, seul Beckmann, à mes yeux, peut encore être pris en considération. (Klee, qui reste important, n’est pas allemand. Et Hofer, Nolde, Dix ? « Ça n’existe pas ». Et s’il n’y avait plus de Liebermann, ce ne serait pas non plus une bien lourde perte…) Beckmann, et lui seul, possède un langage authentique, un style convaincant, une vision originale. Les distorsions sadiques de ses formes gothiques peuvent choquer, l’agressivité des couleurs crues de sa palette peut, elle aussi, produire souvent une impression désagréable (« il est très boche ») ; mais dans chacune de ses toiles s’exprime une personnalité forte, qui lutte avec courage et ferveur. De là, la force de persuasion de cet art, que, dans sa partialité, son intensité, son tragique, on pourrait peut-être comparer à celui de Rouault. Mais qu’est-ce qu’un talent douloureusement problématique et limité, comme Beckmann, ou Rouault, auprès d’un créateur dont le daimon est capable de métamorphoses, et véritablement universel ? Parmi les nombreux peintres talentueux de notre époque, il n’y a qu’un génie : Picasso.



    Klaus Mann, Le Tournant, Histoire d’une vie [Der Wendepunkt Ein Lebensbericht, 1982], Éditions Solin/Actes Sud, 1984 ; Actes Sud/Babel, 2008, pp. 543-544. Traduit de l’allemand par Nicole Roche avec la collaboration de Henri Roche. Préface de Jean-Michel Palmier.





    KLAUS  MANN


    Klaus Mann
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    ■ Klaus Mann
    sur Terres de femmes

    31 décembre 1927 | Klaus Mann, « Rhapsody in Blue »
    22 octobre 1942 | Klaus Mann, Journal
    22 mai 1949 | Mort de Klaus Mann (notice biographique + extrait de La Danse pieuse)



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