Étiquette : illustrations


  • Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres

    par Marie-Hélène Prouteau

    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres,
    L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes,
    25210 Mont-de-Laval, 2021.
    Avec six illustrations de Colin Cyvoct.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau.



    Le temps habite la poète Martine-Gabrielle Konorski. Pas celui qui nous enserre dans la linéarité de Chronos ni celui qui nous emprisonne dans son épaisseur durative. La poète inscrit ici un certain usage du temps, celui de l’Instant, matrice qui est à l’œuvre à chaque page du recueil et dans le titre. En dotant celui-ci de la majuscule et en l’associant au pluriel de « terres », Martine-Gabrielle Kornorski met l’accent sur ce qui est pour elle le moment éminemment poétique. Chaque « Instant-poème » se déroule musicalement sur le mode de petites suites, dissonantes, emportées dans le mouvement du recueil. La poète, n’oublions pas, est aussi musicienne. Ainsi le vers « Mouvement infini/de ronde au crépuscule » donne-t-il, à lui seul, la tonalité générale qui, constamment, oscille entre la mort et la vie, entre la jubilation d’enfance et la secrète mélancolie :

    « Effleurement

    des heures

    par ta main

    sur la vitre

    Commencement

    d’un aujourd’hui ».

    Sept longs moments composent le recueil où Martine-Gabrielle Konorski se fait accompagner de poètes qu’elle aime lire et qu’elle cite dans l’exergue général et au début de certains poèmes (1). Dans ce roulement non linéaire se tient l’expérience d’une subjectivité marquée par le lien aux morts. Aussi bien l’être cher que la poète nomme « l’Inconsolé » que les « hommes effacés », les « oubliés » de l’Histoire. Des instants, disjoints, semblent se succéder sans repères, sans lien perceptible, entre Je ou Tu ou Nous, comme tissés d’ombres. Le vers s’élance, sans ponctuation, en une scansion heurtée à la mesure de la douleur :

    « Blanche côté face

    Tu

    rouge sang    sur l’envers

    Un signe de la main

    à l’oblique des jours ».

    Cette écriture à vif exprime aussi bien une déchirure d’ordre intime, la perte brutale de l’être cher, que les commotions de l’Histoire. Tantôt la grâce d’un moment heureux, doigts enlacés, un Nous dont nous ne saurons rien :

    « Dans l’angle resserré

    de la chambre

    aux draps bleus ».

    Tantôt la persistance d’une mémoire douloureuse liée au passage violent de l’Histoire et à la Shoah suggérée dans l’adresse à Paul Celan et dans le fil des poèmes mais toujours en sourdine, dans les « ombres », les « cendres d’un paysage », l’« étoile » sur la poitrine :

    « Mais la rétine

    persiste

    sur le spectre

    des ombres ».

    Le poème conjugue aussi bien les chagrins que le dialogue avec les êtres chers par-delà la mort. Des images essentielles saisissent le lecteur, laissant leur trace au plus profond. Ainsi celle, superbe, de la nostalgie de l’enfance qui fait signe en chacun de nous :

    « Contre l’oreille

    de mon enfance

    j’inventerai des trouées de ciel

    sur un manteau de bronze ».

    C’est dans une expérience sensuelle minimaliste, la pluie, la peau, le sable, l’écorce que la pensée prend corps. L’écriture allie économie de mots et densité :

    « Chaque grain de pluie

    chaque reflet sur la vitre

    toute stridence

    pique la mémoire ».

    Il est bien ici question de « vibration ontologique », selon la belle formule de Bachelard dont la pensée poétique du temps est familière à la poète. Vibration entraînante, porteuse d’une unité brisée au cœur même de l’être. La disparition et la présence, le chagrin et le rire, la tristesse et la tendresse se conjoignent dans une étrange alliance. Le silence passe, un cri souvent traverse l’air d’un instant l’autre. Ce cri, tel un horizon noir, troue l’espace du poème et fait résonner la basse continue d’une forme d’âpre dénuement. Et les six illustrations de Colin Cyvoct traversées de tensions colorées viennent parfaitement à l’appui de ce cri. Plus loin, dans le poème, surgit le « chant ». Il revient à plusieurs reprises. C’est tantôt celui des psaumes, tantôt le chant dénudé de l’être disparu :

    « Refaire le temps

    Mesure

    de ton chant ».

    Au cheminement vacillant des instants répond le tremblement de l’espace. Les terres dont il est question dans ce titre et dans ces vers, loin de renvoyer à des ancrages géographiques, sont pure matière intérieure. Il y a là une « route » sans nom, un cimetière, il y a là des « vignes rouges », un champ de lin. Rien de plus. Dans sa belle préface, Nathalie Riera cite Martine-Gabrielle Konorski à propos de ces terres : « celle des origines, celle de l’enfance, celle des souvenirs, de la joie, de l’amour, des drames, de la solitude, des paysages, de la création et de tous les imaginaires ».

    C’est à un travail de rhapsode que s’adonne la poète, cousant, suturant ces fragments disparates de temps. « Je recouds/tous les mots/dans l’anneau du silence », écrit-elle attentive à trouver les « mesures », les « sons », les « battements » qui disent la perte douloureuse et le souvenir ébloui.

    Tout se répond dans ces éclats de mémoire, dans ces rêveries discontinues. Il faut entendre l’intensité vibrante de cette rhapsodie en mineur.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes.



    __________________________
    (1). Clarice Lispector, Angèle Paoli, Nathalie Riera, Agota Kristof, Emmanuel Moses, Pascal Boulanger, Michel Ménaché, Ossip Mandelstam, Paul Celan, Esther Tellermann.






    Instant de terres 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    Bethani (lecture d’AP)
    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski
    → (sur le site de l’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur Instant de terres de Martine Konorski




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Jacques Robinet | [Le ciel hésite]


    Renaud Allirand 4
    Renaud Allirand in Jacques Robinet, Brèches,
    éditions L’Ail des ours, Collection Grand Ours/n°6, 2020, page 61.








    [LE CIEL HÉSITE]




    Le ciel hésite
    entre pluie et neige

    Un oiseau tombe
    les ailes glacées

    L’herbe crisse
    L’attente demeure
    Tout est silence

    Le vent froisse
    la première neige




    Jacques Robinet, Brèches, éditions L’Ail des ours, Collection Grand Ours/n°6, 2020, page 38. Illustrations de Renaud Allirand.






    Jacques Robinet montage





    JACQUES ROBINET


    Jacques Robinet portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Les belles phrases)
    une lecture de Brèches de Jacques Robinet par Philippe Leuckx
    → (sur Recours au Poème)
    Chronique du veilleur (20) – Jacques Robinet, Feux nomades, par Gérard Bocholier
    → (sur Ce qui reste)
    Neiges, Jacques Robinet, Renaud Allirand
    → (sur Terre à ciel)
    Lumières d’avril – Poèmes Jacques Robinet – Gouaches Renaud Allirand





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  • 18 août 2018 | Elena Ferrante, Chroniques du hasard

    Éphéméride culturelle à rebours



    Tagli netti
    Andrea Ucini, Tagli netti,
    in Elena Ferrante, Chroniques du hasard,
    éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, page 103.







    TAGLI NETTI
    18 agosto 2018




    Per quel che ricordo non mi ha mai spaventato il cambiamento. Ho cambiato casa, per esempio, parecchie volte ma non ricordo particolari disagi, rimpianti, lunghi periodi di disadattamento. Molti detestano i traslochi, c’è chi li ritiene in grado di accorciarci la vita. Io del trasloco amo innanzitutto la parola, fa venire in mente lo slancio del salto in lungo, un raccogliere energie per proiettarsi verso un altro luogo dove tutto è da scoprire e da imparare. Sono convinta insomma che cambiare ha un suo versante sempre positivo. Aiuta a accorgerci, per esempio, che abbiamo accumulato molte cose inutili, che averle ritenute utili è stato un abbaglio, che tutto quello che davvero serve è pochissimo, che ci leghiamo a oggetti, a spazzi, certe volte a persone, senza cui la nostra vita non solo si impoverisce ma si apre inaspettatamente a nuove possibilità. Quando poi i cambiamenti sono radicali, dopo un po’ di incertezza tendo all’euforia. Mi sento quando da bambina le inventavo tutte per trovarmi all’aperto mentre si preparava un temporale e volevo inzupparmi prima che mia madre mi riacciufasse. Per via di questa propensione, però, ho scoperto con colpevole ritardo l’altro lato del cambiamento, la sofferenza. Non parlo qui di chi vede di colpo la sua esistenza a soqquadro e resiste nel guscio degli abitudini che parevano definitive, finché non scopre che non c’è reazione che tenga e malinconicamente si rassegna al fatto che il mondo di ieri domani non ci sarà più. Non mi ha mai veramente coinvolta – nemmeno letterariamente – il rimpianto di come era bella la vita prima di una qualche rivoluzione. Ho sempre sentito di più l’allegria dei rivolgimenti, e perciò ho messo a fuoco tardi che quell’allegria, quell’entusiasmo, non sono necessariamente in contraddizione con una sofferenza di fondo. Se si guarda bene, per esempio, insieme alla genuina festa grande con cui abbiamo salutato cambiamenti importanti per noi donne, c’era un dolore silente che, per quel che ne so, ci siamo raccontate poco. Svestirci dell’abito remissivo che le nostre stesse mamme ci avevano cucito adosso fin dai primi anni di vita, per indossarne uno più combattivo, pur nella sua positività di atto liberatorio, da qualche parte di noi ci causava angoscia. Non ci si strappa via la pelle che pareva la nostra senza soffrire. Non ci si stacca facilmente da quello che siamo state, qualcosa dura e si torce. Non ci sa accomoda in una forma imprevista senza la paura dell’inadeguatezza. Il sentimento gioioso della liberazione prevale, ma l’anestetico della gioia non cancella la realtà del taglio.



    Elena Ferrante, « Tagli netti », L’invenzione occasionale, edizioni e/o, 2019, pp. 62-63. Illustrazioni di Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  L'invenzione occasionale








    COUPURES NETTES
    18 août 2018




    Autant que je m’en souvienne, le changement ne m’a jamais effrayée. Par exemple, j’ai déménagé à plusieurs reprises, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé de malaise, de regret, ou avoir eu besoin de longues périodes d’adaptation. Beaucoup de gens détestent les déménagements, et certains estiment même qu’ils peuvent nous raccourcir la vie. Ce que j’aime avant tout, dans le déménagement, c’est le mot : il me rappelle l’élan du saut en longueur, le fait de rassembler son énergie afin de se projeter vers un autre endroit, où tout est à découvrir et à apprendre. En somme, je suis persuadée que changer a toujours un aspect positif. Cela aide à réaliser que nous avons accumulé beaucoup de choses inutiles, qu’avoir cru à leur utilité a été un aveuglement, que tout ce qui nous sert vraiment se résume à bien peu, et que nous nous attachons à des objets, à des lieux et parfois à des personnes en l’absence desquels notre vie non seulement ne s’appauvrit pas, mais s’ouvre à des possibilités nouvelles et inattendues. Et, lorsque les changements qui surviennent sont radicaux, j’ai tendance, après un bref moment d’incertitude, à être euphorique. J’ai le même sentiment que dans mon enfance, lorsque je mettais tout en œuvre pour me retrouver dehors tandis qu’un orage menaçait, je voulais être trempée avant que ma mère ne m’attrape. Mais, à cause de cette tendance, j’ai découvert seulement très tard l’autre face du changement, la souffrance. Je ne parle pas des gens qui voient leur existence brusquement chamboulée et qui résistent dans une carapace d’habitudes qui leur paraissaient éternelles, jusqu’à ce qu’ils comprennent que leur réaction n’a pas de sens et qu’ils finissent par se résigner, avec mélancolie, au fait que le monde d’hier ne sera plus là demain. Je n’ai jamais vraiment été attirée – même en littérature – par la célébration de la vie passée, par la nostalgie de la beauté précédant une quelconque révolution. J’ai toujours été plus sensible à la joie des bouleversements et, par conséquent, il m’a fallu du temps pour réaliser que cette joie et cet enthousiasme n’étaient pas nécessairement incompatibles avec une souffrance de fond. Par exemple, à bien y regarder, la grande allégresse avec laquelle nous avons accueilli des changements importants pour nous les femmes a été accompagnée d’une douleur silencieuse qui, autant que je sache, n’a pas tellement été dite. Ôter les vêtements de la soumission que nos mères elles-mêmes nous avaient confectionnés dès nos premières années de vie et en enfiler d’autres, plus adaptés aux luttes, a été un acte libérateur très positif. Et pourtant, quelque part, cet acte a généré de l’angoisse. Il est impossible d’arracher ce que nous prenions pour notre peau sans en éprouver de la souffrance. On ne se sépare pas facilement de ce que l’on a été : quelque chose persiste et résiste. On n’adopte pas une forme imprévue sans crainte de l’inadaptation. Le sentiment joyeux de la libération domine, mais l’effet anesthésiant de cette joie n’efface pas la réalité de la rupture.



    Elena Ferrante, « Coupures nettes », Chroniques du hasard, éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, pp. 104-105. Traduit de l’italien par Elsa Damien. Illustrations d’Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  Chroniques du hasard
    feuilleter le livre



    ELENA FERRANTE


    Elena Ferrante





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Chroniques du hasard





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  • Philippe Leuckx, Le Mendiant sans tain (extraits)


    LE MENDIANT SANS TAIN
    (extraits)




    I


    On m’afflige de solitude
    Aux heures les plus froides
    Ne me protège que la peau
    Encore qu’il faille s’entendre sur ce mot
    Qui me blesse le cuir
    D’être si tannée
    Ma peau n’est qu’un poème déserté
    Qui m’inflige patience



    II


    On dit que les trottoirs
    Sont de vrais miroirs
    De nos vies
    Nous vivons
    Dans la plus pure des transparences
    Mendiants sans tain
    Qu’on suit d’un œil policier
    Comme peuvent le faire les chiens
    Aux heures les plus sombres



    […]



    IV


    Il pleut il neige il gèle
    Combien de saisons rabattues sur mes os
    Comme si je n’en avais pas assez
    De les cadenasser sous moi
    Dans l’abondance des papiers des cartons
    Qui se mouillent s’échardent feignent
    De me protéger



    […]



    XXX


    Il passerait sous les gouttes
    S’il n’avait ce teint d’hiver
    Le mendiant qui peine
    À trouver une sébile
    Pour y poser son âme
    Qu’il a brève
    Puisqu’il pense la perdre
    Tous les soirs
    Dans l’ivresse un peu vaine
    De l’attente





    Philippe Leuckx, Le Mendiant sans tain, Éditions Le Coudrier, 2019, pp. 9, 10, 12, 38. Illustrations de Joëlle Aubevert. Préface de Jean-Michel Aubevert.






    Philippe Leuckx  Le Mendiant sans tain





    PHILIPPE LEUCKX


    Philippe Leuckx
    Ph. Christelle Dossche




    ■ Philippe Leuckx
    sur Terres de femmes

    [Le soir](poème extrait de Ce long sillage du cœur)
    Ce long sillage du cœur (lecture d’AP)
    D’obscures rumeurs (lecture d’AP)
    [Il reste au-dessus du jour quelque vœu d’enfance](poème extrait de D’obscures rumeurs)
    [Laisse la nuit s’éclairer sous tes yeux](poème extrait de Doigts tachés d’ombre)
    [On ose à peine la lumière](poème extrait de L’Effeuillement des choses vers les confins)
    [On a vécu sous le verre] (poème extrait de L’imparfait nous mène)
    [J’assume mes greniers d’enfance](poème extrait de Maisons habitées)
    Nuit close (extraits)
    Poèmes du chagrin (lecture d’AP)
    [Tu marches dans ta ville] (poème extrait de Poèmes du chagrin)
    Piéton de Rome, 13 (poème extrait de Rome rumeurs nomades)
    [Parfois il est bon de s’égarer](poème extrait des Ruelles montent vers la nuit)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Coudrier)
    la fiche de l’éditeur sur Le Mendiant sans tain de Philippe Leuckx





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Corinne Hoex, Et surtout j’étais blonde

    par Philippe Leuckx

    Corinne Hoex, Et surtout j’étais blonde,
    éditions Tétras Lyre, collection Lettrimage, 2019.
    Illustrations de Marie Boralevi.



    Lecture de Philippe Leuckx



    [J’ÉTAIS BELLE ET BLONDE]




    Poignant, écrit au scalpel, le dernier livre de Corinne Hoex, paru au Tétras Lyre : Et surtout j’étais blonde.

    Les mâles mal intentionnés, pervers ou prédateurs, en prennent pour leur grade.

    En six sections, la poète des Mots arrachés (éditions Tétras Lyre, 2015) incise le mal éprouvé par ce personnage de petite fille. « [É]tat de grâce », « fête foraine », « fiançailles », « noces », « les hôtes » et « gloire » dispensent leur chapelet d’horreurs. L’ironie de certains titres sangle le lecteur dans une approche qui ne puisse pas être seulement de compassion ; la blessure exige sa distance.

    Le grand art est de décrire ce qui « frappe », ce qui déroge à toute tendresse, puisque la victime, approchée, exhibe son innocence, sa candeur, sa pureté et qu’elle est massacrée impunément. La poésie doit, je crois, sauver du pire infligé.


    « L’épingle a une pointe et une tête.

    La pointe perfore exactement mon cœur.

    La tête au-dessus regarde.



    Juste où il faut.

    Juste ce qu’il faut.

    Volupté de l’épingle qui me choisit. »


    Le style de Corinne Hoex assume plusieurs tensions : dire beaucoup sans que l’ellipse apparaisse comme un squelette desséchant. Au contraire, les infinitifs, les vers maigres, la ponctuation sèche, les énoncés condensés à l’extrême donnent à la rythmique de cette poésie son essence : l’économie verbale relaie exactement le manque, la blessure, l’arrêt ; la concision rappelle l’incision ; le mot s’arrête comme un tranchant.

    Les vers très brefs, les poèmes denses (jamais au-delà de dix vers) mettent à nu la blessure et les affres.

    Les illustrations de Marie Boralevi (1986) éclairent les peurs d’une petite fille, harcelée, traumatisée, blessée à vif.

    Un grand livre, en dépit de sa relative brièveté (64 pages).



    Philippe Leuckx
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Philippe Leuckx






    Et surtout j'étais blonde






    CORINNE HOEX


    Corinne Hoex
    Source




    ■ Corinne Hoex
    sur Terres de femmes

    L’Été de la rainette (lecture de Philippe Leuckx)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Espace Livres & Création)
    une fiche sur Et surtout j’étais blonde (+ une notice bio-bibliographique)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Thomas Vinau | Les gouttes

    Thomas Vinau, Collection de sombreros ?,
    Collection Poésie & Peinture, Rougier V. éd., 2017.
    Préface de Martin Page. Illustrations de Vincent Rougier.



    LES GOUTTES



    Depuis le début du mois, l’air est trop collant pour sortir. À la maison, elle garde les volets fermés afin de ne pas faire entrer la chaleur de sorte que son appartement est en permanence teinté de la lumière rose pâle qui parvient à filtrer dans les deux fentes des fenêtres mal fermées. Le ciel est moite et le sol humide. Elle n’a pas de ventilateur à cause de la pénurie, mais le carrelage frais provoque parfois des frissons de plaisir. Elle ne veut plus sortir de la maison, car c’est sa seule semaine de congés. Du coup elle ne s’habille plus. Elle attache ses cheveux en boule sur le haut de sa tête, laissant apercevoir des gouttes de sueur sur sa nuque et ses épaules. Lorsqu’elle les attache elle lève ses deux bras au-dessus de sa tête, ce qui oblige les gouttes à dévaler les épaules et à se précipiter dans le creux du dos, jusqu’aux hanches pour les plus grosses. Il adore regarder la course des gouttes, surtout l’arrivée du petit bolide liquide contre l’élastique de son string, lorsque la goutte s’étend contre la peau et va disparaître dans les arabesques du tissu noir.



    Thomas Vinau, Collection de sombreros ?, Collection Poésie & Peinture, Rougier V. éd., 2017, page 30. Préface de Martin Page. Illustrations de Vincent Rougier.






    Thomas Vinau, Collection de sombreros






    THOMAS VINAU


    Thomas Vinau
    Source



    ■ Thomas Vinau
    sur Terres de femmes

    [Des ombres sur un tapis d’aiguilles de pin] (extrait de Notes de bois)
    [Le sommeil est une mer paisible] (extrait de La Part des nuages)



    ■ Voir aussi ▼

    etc-iste, le blog de Thomas Vinau






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues

    par Sylvie Besson

    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues,
    Éditions Les penchants du roseau, décembre 2013.
    Illustrations et postface de Didier Manyach.



    Lecture de Sylvie Besson



    Les bateaux semblent l’unique recours qui reste pour fuir
    Toile de Nicolas Vial
    Source








    MÉLODIE EN SOUS-SOL POUR POINT D’ORGUE !



    Écrire, c’est avancer sur la corde fragile et assurée d’un funambule. Écrire, c’est s’engouffrer dans un lieu aussi transparent que labyrinthique. Écrire, c’est, pour Yasmina Hasnaoui, déplacer le bleu insolent des rêves vers le Blues incandescent du réel. Et tenter ainsi de trouver une harmonie entre nuage gris des songes et dénudement des nerfs à vif. Écrire, c’est donc vivre jusqu’à l’extrême pour que la douleur vibre encore d’une présence essentielle dans un monde désaccordé. De la périphérie de cette douleur vers le centre, c’est à ce mouvement que nous invite le Cargo blues de la poète. Creusant le motif de la barque à la dérive, de l’homme à la mer, du navire comme éloignement et rapprochement de soi au monde. Tendant à dire autant qu’à tenir à distance la perte comme une exploration d’un exil intérieur, où une femme condamnée à un univers âpre essaye de trouver sa place dans cette même douleur. Afin qu’une fois la haute marche du doute passée, l’écriture maintienne la beauté des souvenirs et de l’attente. Ainsi la voix poétique ouvre d’emblée les yeux sur un déséquilibre, refuse de se noyer dans un non-lieu. L’écrivain apparaît comme une vigie au-devant des tempêtes, ses mots tentant de dévoiler un univers où nos actes s’accouplent avec la parole, délivrant un souffle et accordant une respiration. Dans un désir de dire l’infime instant de la pose et celui plus violent des tempêtes :


    « Mon ventre est gémissements. Il n’a pas faim, non, juste envie de se faire entendre. C’est lui le cœur.

    Il fait froid, l’air est bleu comme les lèvres d’une morte. […] Je veux ramener à ma mémoire les corps des anciens pour donner sens à ce que je suis […]. Il faut que j’ouvre toutes ces tombes… »


    Mais quel chemin parcourir encore pour ne pas trahir les mots en mémoire ? Pour les dire « sans s’écorcher les doigts jusqu’au sang » ? Comment restituer ces souvenirs en cale ? Comment décharger ce cargo où est stocké ce que l’on a peur de perdre alors qu’il ne s’est rien passé, l’espace ne se retirant pas de sa trajectoire. L’auteur va alors, par le cheminement de ses attentes et de ses blessures, rendre possible l’offrande des mots retrouvés. Yasmina Hasnaoui avance en marchant sur des débris de verre et le Blues enclenche un cri qui questionne, secoue, bouscule, déchire la langue et l’esprit. Le texte faisant sortir l’attente de toute inertie, permettant à une « parole-corps » de naviguer entre brûlures et colères. Car il faut rager, même à quai, même en cale sèche, pour vivre de nouveau :


    « Seule la pluie peut assassiner le silence mais le ciel refuse de rincer la gueule du monde. Qu’il sue donc ses plaintes ! […] Mettre hors de portée [l’] attente. La faire crever entre les lignes »


    Aussi c’est au plus près de la chair que la poète nous propose d’aller, enfermée en elle-même jusqu’à l’os. Il ne s’agira pas de s’en tenir à l’effleurement d’une glissade mais bien de pénétrer plus avant dans la chair du monde et du corps, dans la chair de la langue aussi. Yasmina Hasnaoui part donc à l’assaut de ce qui la dévisage comme ce qu’elle envisage en lieu propice à l’errance. Elle combat ce qui parle en elle, depuis la violence des passions circulaires, une ombre en soi qu’il faudrait qu’elle s’arrache. L’auteur fait front. Elle avoue les lames de fond, les crues du chagrin et les inondations des angoisses, les vagues brisées, les tempêtes qui vous brisent en deux. Elle accepte d’être cette femme endeuillée par l’Absence, cette mariée en noir qui peint son propre cri. Et si le nom chanté se confond avec celui de la Nuit, le culte consenti à cet Obscur n’est pas de tout repos. De la même façon qu’elle frappe aux portes de la nuit, Yasmina Hasnaoui refuse d’être une Artémis-Hécate funèbre. Son art s’apparente davantage à l’univers de la grande Isis nervalienne de l’Origine retrouvée, pacificatrice de toutes les tensions. N’affirme-t-elle pas que n’importe quel geste éclabousse « le rêve de l’amour » ? Tant mieux, ce n’est qu’une flaque sale, et seule la réalité de cet Amour redoublé tisse une sorte de moire énonciative sensible, et s’élance dans l’immensité Océane de l’existence. D’où les fragments remotivés du discours quotidien, allant parfois jusqu’aux familiarités syntaxiques, cassant toute forme d’onirisme comme un contre-sens à la vie :


    « Hier l’ampoule a cédé. Grillée. Je voulais rêver, laisser mon corps sur le lit, en vrac et m’en aller te rejoindre peut-être, mais je n’ai pu me quitter »


    Surgit dans chaque page auréolée de son « sillage » la vibration d’une chair vive, refusant de tourner le dos à la terre, mais désireuse de reprendre toujours la mer, une poésie à laquelle on doit « céder le pas du chemin » (Char). On est proche d’une expérience du réel, mais surtout de ce sur quoi elle débouche – l’exploration de soi, ici et ailleurs, la vie d’un Bateau ivre avec la descente fiévreuse des mers. Chacune des phrases faisant apparaitre la vie. Non pas la vie en surface, grise et froide comme la brume, mais celle souterraine et transparente des éclats de vie dont la sourde rumeur fait l’objet d’une pressante communion, la lumière jouant sur le souvenir des corps entrelacés :


    « Nos os tremblent sous les éclairs, prêts à se détacher les uns des autres. Dislocation. Retour à la source. »


    Et l’écriture à tout courant se rapproche des contrées de Moazon mais aussi des flux lyriques de Conrad. La remontée ne se fera que dans la trouée des forêts impénétrables de l’attente, au milieu des larges eaux que recouvre le désordre des îles. Avec, au bout, l’espoir d’un chenal qui couperait court au désir de se perdre et davantage encore à celui de soliloquer. Le poète refusant de n’être rien d’autre qu’une absence.

    C’est sans doute en ce point que tous les fils de l’œuvre se nouent aux yeux du lecteur. En effet, si un voyage est souvent la forme indirecte de l’amour, réciproquement un amour n’est qu’un temps visité par une zone laissée en blanc. Et toutes ces zones sont justement comme des terrae incognitae du désir, un passage ouvert vers tous les possibles que reprend l’entêtant motif du retour. D’abord en une dénégation puis en lueurs renaissantes. On songe ici au portrait du poète en voyageur, dont les infinies variations assurent à l’ensemble le caractère d’une partition musicale, à l’instar du plongeur nageant en eau profonde sans savoir qu’il invente d’autres passages. L’ensemble du paysage exploré peut enfin métaphoriser le corps du monde comme modèle de l’errance, lequel structure à la fois la progression dans le réel et dans la page d’écriture : « Seul sur le papier on peut revivre ses propres absences ». Le désir de ré-incarnation d’une poétique est certes imaginable, mais le poète préfère ne pas ignorer que « la grâce » ne peut s’atteindre qu’en rapport d’équivalence avec l’expérience bouleversante de la finitude logique du vivant.

    Ainsi, particulièrement émouvantes, déchirantes, toutes les scènes s’enchevêtrent intimement, l’espace du dedans et l’espace du dehors. L’univers entier est exil. Seul l’amour peut lui donner une terre d’accueil, et le poète cravache les angoisses, les blessures du quotidien et les violences communément admises pour ne pas attendre en vain. Sa voix réclame la fin du mensonge et refuse de disparaître sans mordre, sans dissoner, sans ébranler. Elle trace, à travers des paysages qui chutent et se relèvent, en flux et reflux, une vie de femme qui scrute, dans les gestes du quotidien, le pourtour du soi et l’eau du poème où se désaltérer : « J’ai soif / La lune est à sec / […] / La nuit / rien n’est gris ». L’écriture laisse par conséquent remonter le Passé à la surface pour cerner les déchirures et garder des îles sous les paupières, pour conjurer enfin la fatigue et l’oubli des espoirs passés :


    « Te souviens-tu ?

    Tu m’as dit : « les jours sont des îles que nous foulons ».

    Je n’ai pas oublié. »


    Et, de toutes ces désillusions, Yasmina Hasnaoui dit avec ténacité, au sein de son texte ciselé d’extrême pudeur, les chagrins, les éblouissements, les paroles mortes, les respirations lumineuses. Elle livre une sensibilité abrasée par les silences, mais lance le poème en ligne de défense afin de se soustraire de ce qui s’amenuise. Voilà pourquoi le lyrisme intrigue. Le recueil ne sombre jamais dans l’effusion sentimentale pour la raison que ce lyrisme est celui de chacun. Une lumière juste dont les corps pourront se vêtir. La parole est celle de tout individu qui, sensible à la seule présence de la Vie, qu’il soit seul et couché sur le côté, continue de croire que rien n’est entier : sous chaque éclat danse une intensité qui, sans faire sortir de l’exil, donne à avoir lieu. Dans un cargo, par exemple, où s’échoue la souffrance et à laquelle le poète assigne la beauté. Il faut écrire et regarder le monde depuis l’abîme, dire l’agressivité et l’angoisse qu’il suscite et, au-delà, chercher malgré tout un besoin inextinguible de plénitude. Si le recueil est tout en lignes de failles, en instants fissurés, c’est qu’il s’agit de révéler une nuit qui pétrifie autant qu’elle illumine, une nuit qui irise le poids sensuel des mots, le visage incertain des attentes, le navire perdu dans l’écho du temps, le regard écorché par la vision des départs. En somme, le sang finit par rejaillir des tangages du cargo et un mouvement nocturne de vagues circule dans les veines ; la mer redevient nuit agitée de marées, désireuse de pouvoir s’étendre aux sables chauds des îles :


    « Tant d’îles foulées et tu es là. Je ne te connais pas. Des jours et des îles. Certaines étaient si vastes, si longues… Des déserts où l’on trainait notre peau. Regarde-moi, regarde-les ! ».


    Et même si les bateaux semblent l’unique recours qui reste pour fuir, l’écriture cependant seule enivre. Yasmina Hasnaoui le dit en parole libérée, dans la fluidité de sa prose ou dans la mélodie de formes brèves. Exerçant un art de la composition où la disposition visuelle cherche à marier émotions et formes, rythmes et enchainements, strophes brisées et longues laisses. Un livre comme une gestation perpétuelle saisissant tout ce qui fait de l’homme une âme insulaire, délivrant enfin un geste poétique entre attentes rêvées et traces bien réelles. Mais les rêves finissent toujours par se briser sur la morsure du réel qui secoue l’âme de sa torpeur. Réveillée, exilée du voyage intérieur, la poète s’adonne à la certitude du Blues, peur nauséeuse de la solitude, peur de ne plus entrer en communion avec le corps de l’autre, peur tangible des mondes qui nous échappent. L’aube brûlée de gris recouvrant les signes d’une langue qui ne serait plus rempart contre la vérité.

    Alors tous les instants d’exil que sont les incertitudes et les déséquilibres — car toute rupture est bien perte d’un équilibre — ne sont plus seulement des vacillements de sens. L’effritement des amours perdues fait désormais écho à l’effondrement des illusions, des leurres et des bonheurs trop facilement distillés. L’écriture regarde, selon la belle formule extraite de la postface de Didier Manyach, « au plus profond des eaux de la mémoire », Yasmina Hasnaoui fait de ses mots une plongée en eaux troubles et troublantes. Son Verbe dit les jeunes et vieilles blessures de ce monde auquel il faut savoir s’arracher tout en s’amarrant à la terre inconnue qu’est l’Amour. Cet Amour qui, ne digérant pas les cadavres, tente de les rejeter dans l’infini terrible des abysses. Tout au long de l’œuvre, la langue mouvementée de la poète est capable de prendre en charge l’expression du drame du désir humain. Et seul le langage donne sa force à l’œuvre, et cette force est celle-là même de la poésie. L’écriture se joue alors de la malléabilité des ombres, éclabousse la langue de mots bouleversants, et la poète s’inquiète à l’idée de voir ses jours coaguler ou son esprit piégé dans un corps qui s’épuise. C’est pourquoi sa voix élève son cargo-somnambule et le projette déjà en pleine mer, au cœur de la vie. Yasmina Hasnaoui crie des tréfonds de l’abîme en des phrases qui se saccadent, saturant de mots son angoisse à exister. Elle compose ainsi un poème du désarroi existentiel comme de la lutte et du renouveau artistiques, expériences encrées à fleur de vif, au fil du recueil. Les dessins de Didier Manyach convoquent en ce sens, par leur tracé, tout en fausse candeur et en grâce sincère, un pays au-delà du noir. Il plonge dans la présence de l’ouvrage pour en retirer les formes idéales qu’il propose à l’œil en profondeur. Ses images nous transportent dans ce cargo, dans les voyages comme dans les escales, rappelant que les mots du poète finissent toujours par se transformer en paysages. En effet, si le cargo bouge, si la main s’agite sur la feuille, c’est que la Nature seule donne au navire son mouvement et à l’encre ses inspirations comme un « brûlot d’étoiles dans le brouillard » (Didier Manyach) ; Yasmina Hasnaoui et Didier Manyach marchent ainsi l’un à côté de l’autre sur les digues comme dans les vagues luminescentes du monde.

    De même que la poète évoque en paysages l’attente insupportable, la tentation de disparaître, la douloureuse absence ou, au contraire, des instants où le corps se retrouve en pleine conscience, elle expose, malgré le pesant isolement que nourrit son esprit, l’immanence de l’être et de sa poésie à même la terre ou dans le bruit des océans. Son beau cheminement est complexe, imposant des motifs qu’il disperse en cailloux semés et qu’on retrouve tout au long du parcours. Traçant, en cercles fugaces, les balancements, les gouffres, les percées d’une pensée qui se découvre au fil d’une perte et qui travaille à se reconstruire par un absolu dénudé, sensible et juste. Malgré la noire souffrance, malgré les chairs meurtries, la voix n’hésite pas à dire l’éternelle réinvention de soi, permettant à l’écrivain de faire peau neuve et de s’élancer à la conquête de nouveaux mondes. Lire Yasmina Hasnaoui, c’est donc muer de l’ombre à la lumière, dans une lente acmé forgeant sa persona d’écrivain. Plonger dans Cargo blues, c’est effectivement assister à la renaissance d’un mythe, celui d’une sorte d’Orphée au féminin qui sombre aux Enfers pour y chercher la poésie, et qui en ressort la vie chevillée au corps : « c’est la dernière nuit et je suis toujours vivante ». La puissance orphique de la poète est telle qu’elle entraîne son lecteur avec elle, le guidant de terres en mers, gouvernail au poing. Et l’on entend, dans cet éloge indirect à la Nature, l’écho des houles les plus poignantes. Yasmina Hasnaoui nous emmène finalement loin des Enfers de l’obscur, nous rapprochant ainsi des échos possibles de l’Amour. Puisque seul Aimer justifie de Vivre. Ancrant ses mots aux îles les plus incandescentes, non point îles dénuées de ciels gris, non point sous un soleil si bleu qu’il en deviendrait si bas, encore moins en des lieux irradiés de lumières, mais sur des terres cendrées, là où il n’est pas rare de trouver les plus fascinantes braises.


    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson






    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues






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