L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes,
25210 Mont-de-Laval, 2021.
Avec six illustrations de Colin Cyvoct.
Lecture de Marie-Hélène Prouteau.
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| JACQUES ROBINET Source ■ Voir aussi ▼ → (sur Les belles phrases) une lecture de Brèches de Jacques Robinet par Philippe Leuckx → (sur Recours au Poème) Chronique du veilleur (20) – Jacques Robinet, Feux nomades, par Gérard Bocholier → (sur Ce qui reste) Neiges, Jacques Robinet, Renaud Allirand → (sur Terre à ciel) Lumières d’avril – Poèmes Jacques Robinet – Gouaches Renaud Allirand |
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Andrea Ucini, Tagli netti, in Elena Ferrante, Chroniques du hasard, éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, page 103. TAGLI NETTI 18 agosto 2018 Per quel che ricordo non mi ha mai spaventato il cambiamento. Ho cambiato casa, per esempio, parecchie volte ma non ricordo particolari disagi, rimpianti, lunghi periodi di disadattamento. Molti detestano i traslochi, c’è chi li ritiene in grado di accorciarci la vita. Io del trasloco amo innanzitutto la parola, fa venire in mente lo slancio del salto in lungo, un raccogliere energie per proiettarsi verso un altro luogo dove tutto è da scoprire e da imparare. Sono convinta insomma che cambiare ha un suo versante sempre positivo. Aiuta a accorgerci, per esempio, che abbiamo accumulato molte cose inutili, che averle ritenute utili è stato un abbaglio, che tutto quello che davvero serve è pochissimo, che ci leghiamo a oggetti, a spazzi, certe volte a persone, senza cui la nostra vita non solo si impoverisce ma si apre inaspettatamente a nuove possibilità. Quando poi i cambiamenti sono radicali, dopo un po’ di incertezza tendo all’euforia. Mi sento quando da bambina le inventavo tutte per trovarmi all’aperto mentre si preparava un temporale e volevo inzupparmi prima che mia madre mi riacciufasse. Per via di questa propensione, però, ho scoperto con colpevole ritardo l’altro lato del cambiamento, la sofferenza. Non parlo qui di chi vede di colpo la sua esistenza a soqquadro e resiste nel guscio degli abitudini che parevano definitive, finché non scopre che non c’è reazione che tenga e malinconicamente si rassegna al fatto che il mondo di ieri domani non ci sarà più. Non mi ha mai veramente coinvolta – nemmeno letterariamente – il rimpianto di come era bella la vita prima di una qualche rivoluzione. Ho sempre sentito di più l’allegria dei rivolgimenti, e perciò ho messo a fuoco tardi che quell’allegria, quell’entusiasmo, non sono necessariamente in contraddizione con una sofferenza di fondo. Se si guarda bene, per esempio, insieme alla genuina festa grande con cui abbiamo salutato cambiamenti importanti per noi donne, c’era un dolore silente che, per quel che ne so, ci siamo raccontate poco. Svestirci dell’abito remissivo che le nostre stesse mamme ci avevano cucito adosso fin dai primi anni di vita, per indossarne uno più combattivo, pur nella sua positività di atto liberatorio, da qualche parte di noi ci causava angoscia. Non ci si strappa via la pelle che pareva la nostra senza soffrire. Non ci si stacca facilmente da quello che siamo state, qualcosa dura e si torce. Non ci sa accomoda in una forma imprevista senza la paura dell’inadeguatezza. Il sentimento gioioso della liberazione prevale, ma l’anestetico della gioia non cancella la realtà del taglio. Elena Ferrante, « Tagli netti », L’invenzione occasionale, edizioni e/o, 2019, pp. 62-63. Illustrazioni di Andrea Ucini.
Autant que je m’en souvienne, le changement ne m’a jamais effrayée. Par exemple, j’ai déménagé à plusieurs reprises, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé de malaise, de regret, ou avoir eu besoin de longues périodes d’adaptation. Beaucoup de gens détestent les déménagements, et certains estiment même qu’ils peuvent nous raccourcir la vie. Ce que j’aime avant tout, dans le déménagement, c’est le mot : il me rappelle l’élan du saut en longueur, le fait de rassembler son énergie afin de se projeter vers un autre endroit, où tout est à découvrir et à apprendre. En somme, je suis persuadée que changer a toujours un aspect positif. Cela aide à réaliser que nous avons accumulé beaucoup de choses inutiles, qu’avoir cru à leur utilité a été un aveuglement, que tout ce qui nous sert vraiment se résume à bien peu, et que nous nous attachons à des objets, à des lieux et parfois à des personnes en l’absence desquels notre vie non seulement ne s’appauvrit pas, mais s’ouvre à des possibilités nouvelles et inattendues. Et, lorsque les changements qui surviennent sont radicaux, j’ai tendance, après un bref moment d’incertitude, à être euphorique. J’ai le même sentiment que dans mon enfance, lorsque je mettais tout en œuvre pour me retrouver dehors tandis qu’un orage menaçait, je voulais être trempée avant que ma mère ne m’attrape. Mais, à cause de cette tendance, j’ai découvert seulement très tard l’autre face du changement, la souffrance. Je ne parle pas des gens qui voient leur existence brusquement chamboulée et qui résistent dans une carapace d’habitudes qui leur paraissaient éternelles, jusqu’à ce qu’ils comprennent que leur réaction n’a pas de sens et qu’ils finissent par se résigner, avec mélancolie, au fait que le monde d’hier ne sera plus là demain. Je n’ai jamais vraiment été attirée – même en littérature – par la célébration de la vie passée, par la nostalgie de la beauté précédant une quelconque révolution. J’ai toujours été plus sensible à la joie des bouleversements et, par conséquent, il m’a fallu du temps pour réaliser que cette joie et cet enthousiasme n’étaient pas nécessairement incompatibles avec une souffrance de fond. Par exemple, à bien y regarder, la grande allégresse avec laquelle nous avons accueilli des changements importants pour nous les femmes a été accompagnée d’une douleur silencieuse qui, autant que je sache, n’a pas tellement été dite. Ôter les vêtements de la soumission que nos mères elles-mêmes nous avaient confectionnés dès nos premières années de vie et en enfiler d’autres, plus adaptés aux luttes, a été un acte libérateur très positif. Et pourtant, quelque part, cet acte a généré de l’angoisse. Il est impossible d’arracher ce que nous prenions pour notre peau sans en éprouver de la souffrance. On ne se sépare pas facilement de ce que l’on a été : quelque chose persiste et résiste. On n’adopte pas une forme imprévue sans crainte de l’inadaptation. Le sentiment joyeux de la libération domine, mais l’effet anesthésiant de cette joie n’efface pas la réalité de la rupture.
Elena Ferrante, « Coupures nettes », Chroniques du hasard, éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, pp. 104-105. Traduit de l’italien par Elsa Damien. Illustrations d’Andrea Ucini. feuilleter le livre |
| ELENA FERRANTE
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[J’ÉTAIS BELLE ET BLONDE] Poignant, écrit au scalpel, le dernier livre de Corinne Hoex, paru au Tétras Lyre : Et surtout j’étais blonde. Les mâles mal intentionnés, pervers ou prédateurs, en prennent pour leur grade. En six sections, la poète des Mots arrachés (éditions Tétras Lyre, 2015) incise le mal éprouvé par ce personnage de petite fille. « [É]tat de grâce », « fête foraine », « fiançailles », « noces », « les hôtes » et « gloire » dispensent leur chapelet d’horreurs. L’ironie de certains titres sangle le lecteur dans une approche qui ne puisse pas être seulement de compassion ; la blessure exige sa distance. Le grand art est de décrire ce qui « frappe », ce qui déroge à toute tendresse, puisque la victime, approchée, exhibe son innocence, sa candeur, sa pureté et qu’elle est massacrée impunément. La poésie doit, je crois, sauver du pire infligé. « L’épingle a une pointe et une tête.
La pointe perfore exactement mon cœur.
La tête au-dessus regarde. Juste où il faut.
Juste ce qu’il faut.
Volupté de l’épingle qui me choisit. » Le style de Corinne Hoex assume plusieurs tensions : dire beaucoup sans que l’ellipse apparaisse comme un squelette desséchant. Au contraire, les infinitifs, les vers maigres, la ponctuation sèche, les énoncés condensés à l’extrême donnent à la rythmique de cette poésie son essence : l’économie verbale relaie exactement le manque, la blessure, l’arrêt ; la concision rappelle l’incision ; le mot s’arrête comme un tranchant. Les vers très brefs, les poèmes denses (jamais au-delà de dix vers) mettent à nu la blessure et les affres. |
CORINNE HOEX Source ■ Corinne Hoex sur Terres de femmes ▼ → L’Été de la rainette (lecture de Philippe Leuckx) ■ Voir aussi ▼ → (sur Espace Livres & Création) une fiche sur Et surtout j’étais blonde (+ une notice bio-bibliographique) |
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THOMAS VINAU Source ■ Thomas Vinau sur Terres de femmes ▼ → [Des ombres sur un tapis d’aiguilles de pin] (extrait de Notes de bois) → [Le sommeil est une mer paisible] (extrait de La Part des nuages) ■ Voir aussi ▼ → etc-iste, le blog de Thomas Vinau |
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Toile de Nicolas Vial Source
Écrire, c’est avancer sur la corde fragile et assurée d’un funambule. Écrire, c’est s’engouffrer dans un lieu aussi transparent que labyrinthique. Écrire, c’est, pour Yasmina Hasnaoui, déplacer le bleu insolent des rêves vers le Blues incandescent du réel. Et tenter ainsi de trouver une harmonie entre nuage gris des songes et dénudement des nerfs à vif. Écrire, c’est donc vivre jusqu’à l’extrême pour que la douleur vibre encore d’une présence essentielle dans un monde désaccordé. De la périphérie de cette douleur vers le centre, c’est à ce mouvement que nous invite le Cargo blues de la poète. Creusant le motif de la barque à la dérive, de l’homme à la mer, du navire comme éloignement et rapprochement de soi au monde. Tendant à dire autant qu’à tenir à distance la perte comme une exploration d’un exil intérieur, où une femme condamnée à un univers âpre essaye de trouver sa place dans cette même douleur. Afin qu’une fois la haute marche du doute passée, l’écriture maintienne la beauté des souvenirs et de l’attente. Ainsi la voix poétique ouvre d’emblée les yeux sur un déséquilibre, refuse de se noyer dans un non-lieu. L’écrivain apparaît comme une vigie au-devant des tempêtes, ses mots tentant de dévoiler un univers où nos actes s’accouplent avec la parole, délivrant un souffle et accordant une respiration. Dans un désir de dire l’infime instant de la pose et celui plus violent des tempêtes :
« Mon ventre est gémissements. Il n’a pas faim, non, juste envie de se faire entendre. C’est lui le cœur. Il fait froid, l’air est bleu comme les lèvres d’une morte. […] Je veux ramener à ma mémoire les corps des anciens pour donner sens à ce que je suis […]. Il faut que j’ouvre toutes ces tombes… »
Mais quel chemin parcourir encore pour ne pas trahir les mots en mémoire ? Pour les dire « sans s’écorcher les doigts jusqu’au sang » ? Comment restituer ces souvenirs en cale ? Comment décharger ce cargo où est stocké ce que l’on a peur de perdre alors qu’il ne s’est rien passé, l’espace ne se retirant pas de sa trajectoire. L’auteur va alors, par le cheminement de ses attentes et de ses blessures, rendre possible l’offrande des mots retrouvés. Yasmina Hasnaoui avance en marchant sur des débris de verre et le Blues enclenche un cri qui questionne, secoue, bouscule, déchire la langue et l’esprit. Le texte faisant sortir l’attente de toute inertie, permettant à une « parole-corps » de naviguer entre brûlures et colères. Car il faut rager, même à quai, même en cale sèche, pour vivre de nouveau :
« Seule la pluie peut assassiner le silence mais le ciel refuse de rincer la gueule du monde. Qu’il sue donc ses plaintes ! […] Mettre hors de portée [l’] attente. La faire crever entre les lignes »
Aussi c’est au plus près de la chair que la poète nous propose d’aller, enfermée en elle-même jusqu’à l’os. Il ne s’agira pas de s’en tenir à l’effleurement d’une glissade mais bien de pénétrer plus avant dans la chair du monde et du corps, dans la chair de la langue aussi. Yasmina Hasnaoui part donc à l’assaut de ce qui la dévisage comme ce qu’elle envisage en lieu propice à l’errance. Elle combat ce qui parle en elle, depuis la violence des passions circulaires, une ombre en soi qu’il faudrait qu’elle s’arrache. L’auteur fait front. Elle avoue les lames de fond, les crues du chagrin et les inondations des angoisses, les vagues brisées, les tempêtes qui vous brisent en deux. Elle accepte d’être cette femme endeuillée par l’Absence, cette mariée en noir qui peint son propre cri. Et si le nom chanté se confond avec celui de la Nuit, le culte consenti à cet Obscur n’est pas de tout repos. De la même façon qu’elle frappe aux portes de la nuit, Yasmina Hasnaoui refuse d’être une Artémis-Hécate funèbre. Son art s’apparente davantage à l’univers de la grande Isis nervalienne de l’Origine retrouvée, pacificatrice de toutes les tensions. N’affirme-t-elle pas que n’importe quel geste éclabousse « le rêve de l’amour » ? Tant mieux, ce n’est qu’une flaque sale, et seule la réalité de cet Amour redoublé tisse une sorte de moire énonciative sensible, et s’élance dans l’immensité Océane de l’existence. D’où les fragments remotivés du discours quotidien, allant parfois jusqu’aux familiarités syntaxiques, cassant toute forme d’onirisme comme un contre-sens à la vie :
« Hier l’ampoule a cédé. Grillée. Je voulais rêver, laisser mon corps sur le lit, en vrac et m’en aller te rejoindre peut-être, mais je n’ai pu me quitter »
Surgit dans chaque page auréolée de son « sillage » la vibration d’une chair vive, refusant de tourner le dos à la terre, mais désireuse de reprendre toujours la mer, une poésie à laquelle on doit « céder le pas du chemin » (Char). On est proche d’une expérience du réel, mais surtout de ce sur quoi elle débouche – l’exploration de soi, ici et ailleurs, la vie d’un Bateau ivre avec la descente fiévreuse des mers. Chacune des phrases faisant apparaitre la vie. Non pas la vie en surface, grise et froide comme la brume, mais celle souterraine et transparente des éclats de vie dont la sourde rumeur fait l’objet d’une pressante communion, la lumière jouant sur le souvenir des corps entrelacés :
« Nos os tremblent sous les éclairs, prêts à se détacher les uns des autres. Dislocation. Retour à la source. »
Et l’écriture à tout courant se rapproche des contrées de Moazon mais aussi des flux lyriques de Conrad. La remontée ne se fera que dans la trouée des forêts impénétrables de l’attente, au milieu des larges eaux que recouvre le désordre des îles. Avec, au bout, l’espoir d’un chenal qui couperait court au désir de se perdre et davantage encore à celui de soliloquer. Le poète refusant de n’être rien d’autre qu’une absence. C’est sans doute en ce point que tous les fils de l’œuvre se nouent aux yeux du lecteur. En effet, si un voyage est souvent la forme indirecte de l’amour, réciproquement un amour n’est qu’un temps visité par une zone laissée en blanc. Et toutes ces zones sont justement comme des terrae incognitae du désir, un passage ouvert vers tous les possibles que reprend l’entêtant motif du retour. D’abord en une dénégation puis en lueurs renaissantes. On songe ici au portrait du poète en voyageur, dont les infinies variations assurent à l’ensemble le caractère d’une partition musicale, à l’instar du plongeur nageant en eau profonde sans savoir qu’il invente d’autres passages. L’ensemble du paysage exploré peut enfin métaphoriser le corps du monde comme modèle de l’errance, lequel structure à la fois la progression dans le réel et dans la page d’écriture : « Seul sur le papier on peut revivre ses propres absences ». Le désir de ré-incarnation d’une poétique est certes imaginable, mais le poète préfère ne pas ignorer que « la grâce » ne peut s’atteindre qu’en rapport d’équivalence avec l’expérience bouleversante de la finitude logique du vivant. Ainsi, particulièrement émouvantes, déchirantes, toutes les scènes s’enchevêtrent intimement, l’espace du dedans et l’espace du dehors. L’univers entier est exil. Seul l’amour peut lui donner une terre d’accueil, et le poète cravache les angoisses, les blessures du quotidien et les violences communément admises pour ne pas attendre en vain. Sa voix réclame la fin du mensonge et refuse de disparaître sans mordre, sans dissoner, sans ébranler. Elle trace, à travers des paysages qui chutent et se relèvent, en flux et reflux, une vie de femme qui scrute, dans les gestes du quotidien, le pourtour du soi et l’eau du poème où se désaltérer : « J’ai soif / La lune est à sec / […] / La nuit / rien n’est gris ». L’écriture laisse par conséquent remonter le Passé à la surface pour cerner les déchirures et garder des îles sous les paupières, pour conjurer enfin la fatigue et l’oubli des espoirs passés :
« Te souviens-tu ?
Tu m’as dit : « les jours sont des îles que nous foulons ».
Je n’ai pas oublié. »
Et, de toutes ces désillusions, Yasmina Hasnaoui dit avec ténacité, au sein de son texte ciselé d’extrême pudeur, les chagrins, les éblouissements, les paroles mortes, les respirations lumineuses. Elle livre une sensibilité abrasée par les silences, mais lance le poème en ligne de défense afin de se soustraire de ce qui s’amenuise. Voilà pourquoi le lyrisme intrigue. Le recueil ne sombre jamais dans l’effusion sentimentale pour la raison que ce lyrisme est celui de chacun. Une lumière juste dont les corps pourront se vêtir. La parole est celle de tout individu qui, sensible à la seule présence de la Vie, qu’il soit seul et couché sur le côté, continue de croire que rien n’est entier : sous chaque éclat danse une intensité qui, sans faire sortir de l’exil, donne à avoir lieu. Dans un cargo, par exemple, où s’échoue la souffrance et à laquelle le poète assigne la beauté. Il faut écrire et regarder le monde depuis l’abîme, dire l’agressivité et l’angoisse qu’il suscite et, au-delà, chercher malgré tout un besoin inextinguible de plénitude. Si le recueil est tout en lignes de failles, en instants fissurés, c’est qu’il s’agit de révéler une nuit qui pétrifie autant qu’elle illumine, une nuit qui irise le poids sensuel des mots, le visage incertain des attentes, le navire perdu dans l’écho du temps, le regard écorché par la vision des départs. En somme, le sang finit par rejaillir des tangages du cargo et un mouvement nocturne de vagues circule dans les veines ; la mer redevient nuit agitée de marées, désireuse de pouvoir s’étendre aux sables chauds des îles :
« Tant d’îles foulées et tu es là. Je ne te connais pas. Des jours et des îles. Certaines étaient si vastes, si longues… Des déserts où l’on trainait notre peau. Regarde-moi, regarde-les ! ».
Et même si les bateaux semblent l’unique recours qui reste pour fuir, l’écriture cependant seule enivre. Yasmina Hasnaoui le dit en parole libérée, dans la fluidité de sa prose ou dans la mélodie de formes brèves. Exerçant un art de la composition où la disposition visuelle cherche à marier émotions et formes, rythmes et enchainements, strophes brisées et longues laisses. Un livre comme une gestation perpétuelle saisissant tout ce qui fait de l’homme une âme insulaire, délivrant enfin un geste poétique entre attentes rêvées et traces bien réelles. Mais les rêves finissent toujours par se briser sur la morsure du réel qui secoue l’âme de sa torpeur. Réveillée, exilée du voyage intérieur, la poète s’adonne à la certitude du Blues, peur nauséeuse de la solitude, peur de ne plus entrer en communion avec le corps de l’autre, peur tangible des mondes qui nous échappent. L’aube brûlée de gris recouvrant les signes d’une langue qui ne serait plus rempart contre la vérité. Alors tous les instants d’exil que sont les incertitudes et les déséquilibres — car toute rupture est bien perte d’un équilibre — ne sont plus seulement des vacillements de sens. L’effritement des amours perdues fait désormais écho à l’effondrement des illusions, des leurres et des bonheurs trop facilement distillés. L’écriture regarde, selon la belle formule extraite de la postface de Didier Manyach, « au plus profond des eaux de la mémoire », Yasmina Hasnaoui fait de ses mots une plongée en eaux troubles et troublantes. Son Verbe dit les jeunes et vieilles blessures de ce monde auquel il faut savoir s’arracher tout en s’amarrant à la terre inconnue qu’est l’Amour. Cet Amour qui, ne digérant pas les cadavres, tente de les rejeter dans l’infini terrible des abysses. Tout au long de l’œuvre, la langue mouvementée de la poète est capable de prendre en charge l’expression du drame du désir humain. Et seul le langage donne sa force à l’œuvre, et cette force est celle-là même de la poésie. L’écriture se joue alors de la malléabilité des ombres, éclabousse la langue de mots bouleversants, et la poète s’inquiète à l’idée de voir ses jours coaguler ou son esprit piégé dans un corps qui s’épuise. C’est pourquoi sa voix élève son cargo-somnambule et le projette déjà en pleine mer, au cœur de la vie. Yasmina Hasnaoui crie des tréfonds de l’abîme en des phrases qui se saccadent, saturant de mots son angoisse à exister. Elle compose ainsi un poème du désarroi existentiel comme de la lutte et du renouveau artistiques, expériences encrées à fleur de vif, au fil du recueil. Les dessins de Didier Manyach convoquent en ce sens, par leur tracé, tout en fausse candeur et en grâce sincère, un pays au-delà du noir. Il plonge dans la présence de l’ouvrage pour en retirer les formes idéales qu’il propose à l’œil en profondeur. Ses images nous transportent dans ce cargo, dans les voyages comme dans les escales, rappelant que les mots du poète finissent toujours par se transformer en paysages. En effet, si le cargo bouge, si la main s’agite sur la feuille, c’est que la Nature seule donne au navire son mouvement et à l’encre ses inspirations comme un « brûlot d’étoiles dans le brouillard » (Didier Manyach) ; Yasmina Hasnaoui et Didier Manyach marchent ainsi l’un à côté de l’autre sur les digues comme dans les vagues luminescentes du monde. De même que la poète évoque en paysages l’attente insupportable, la tentation de disparaître, la douloureuse absence ou, au contraire, des instants où le corps se retrouve en pleine conscience, elle expose, malgré le pesant isolement que nourrit son esprit, l’immanence de l’être et de sa poésie à même la terre ou dans le bruit des océans. Son beau cheminement est complexe, imposant des motifs qu’il disperse en cailloux semés et qu’on retrouve tout au long du parcours. Traçant, en cercles fugaces, les balancements, les gouffres, les percées d’une pensée qui se découvre au fil d’une perte et qui travaille à se reconstruire par un absolu dénudé, sensible et juste. Malgré la noire souffrance, malgré les chairs meurtries, la voix n’hésite pas à dire l’éternelle réinvention de soi, permettant à l’écrivain de faire peau neuve et de s’élancer à la conquête de nouveaux mondes. Lire Yasmina Hasnaoui, c’est donc muer de l’ombre à la lumière, dans une lente acmé forgeant sa persona d’écrivain. Plonger dans Cargo blues, c’est effectivement assister à la renaissance d’un mythe, celui d’une sorte d’Orphée au féminin qui sombre aux Enfers pour y chercher la poésie, et qui en ressort la vie chevillée au corps : « c’est la dernière nuit et je suis toujours vivante ». La puissance orphique de la poète est telle qu’elle entraîne son lecteur avec elle, le guidant de terres en mers, gouvernail au poing. Et l’on entend, dans cet éloge indirect à la Nature, l’écho des houles les plus poignantes. Yasmina Hasnaoui nous emmène finalement loin des Enfers de l’obscur, nous rapprochant ainsi des échos possibles de l’Amour. Puisque seul Aimer justifie de Vivre. Ancrant ses mots aux îles les plus incandescentes, non point îles dénuées de ciels gris, non point sous un soleil si bleu qu’il en deviendrait si bas, encore moins en des lieux irradiés de lumières, mais sur des terres cendrées, là où il n’est pas rare de trouver les plus fascinantes braises.
Sylvie Besson D.R. Texte Sylvie Besson |
■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson sur Terres de femmes ▼ → Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde → Hélène Dorion, Ravir : les lieux → Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes → Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse |
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