Étiquette : Ingeborg Bachmann


  • Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg,
    éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli




    RENDRE LE MONDE À SON AMPLEUR



    Duo de femmes. Cheminement de l’une vers l’autre. De l’une aux côtés de l’autre. Avec pour traits d’union privilégiés la langue allemande et l’écriture. Mais bien au-delà encore. « D’où vient cette émotion dès qu’il s’agit de Bachmann ? » Ainsi s’interroge Catherine Weinzaepflen. « Ingeborg ma sœur ».

    D’une naissance à l’autre, vingt années séparent les deux femmes. Ingeborg Bachmann et Catherine Weinzaepflen. Vingt années suffisent pourtant à les rapprocher. La plus jeune, en effet, se sent en très grande affinité de pensée et de cœur avec son aînée. C’est sans doute le lien invisible de parenté qu’elle retrouve sur une photo de famille (sa mère et sa sœur jumelle) qui nourrit en Catherine Weinzaepflen ce sentiment émouvant de sororité. « Ingeborg en sœur d’écriture pourrait être une réponse aux jumelles. »

    On n’écrit jamais seul(e). « On écrit avec les autres », confie Catherine Weinzaepflen dans un entretien donné en 2013 à Liliane Giraudon sur Poezibao. Dans ce dernier ouvrage, Avec Ingeborg, ouvrage inclassable puisque d’un genre hybride où alternent prose et poésie, Catherine Weinzaepflen écrit « AVEC Ingeborg ». Elle est accompagnée de sa présence ; elle vit avec ses œuvres, dont elle interroge sens et forme, jusque dans le choix de l’alternance prose/poésie ; elle voyage en sa compagnie dans l’espace et dans le temps. Après s’être libérée des inhibitions et des obstacles qui l’oppressaient, après s’être nourrie en profondeur de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, la Strasbourgeoise se lance dans l’écriture de ce texte. Avec Ingeborg. Imprégnée de l’œuvre poétique de l’Autrichienne, Catherine Weinzaepflen s’attache à traduire en français nombre de ses poèmes. Fidèle en cela à la pensée de Bachmann pour qui le travail de/sur la langue est toujours recherche d’une « autre langue capable d’exprimer la conscience et l’expérience de la porosité du même à l’autre, à tout autre, homme, arbre, animal »* ; et, mêlant sa propre voix à celle d’Ingeborg, elle s’autorise un jour à écrire à sa suite, en écho avec elle, en symbiose avec elle. Jusque dans les engagements politiques qui lui font dénoncer les « violences d’État ». « Toutes les violences sont issues de ceux qui nous gouvernent », écrit Catherine Weinzaepflen. En amont et comme en écho, cette réflexion d’Ingeborg Bachmann concernant la catastrophe naturelle survenue à Salerno en octobre 1954 en raison de pluies diluviennes : « La sombre coïncidence d’un jour de fête et d’un jour funeste soulève un problème qui est aussi politique : celui de la colonisation interne et externe de l’Italie. Le Mezzogiorno est demeuré jusqu’à aujourd’hui le point névralgique du pays… »**

    Ainsi, leur histoire se croise-t-elle à travers une sensibilité proche. Cette histoire est celle d’une rencontre à travers une langue commune, l’allemand, porteuse du même poids (ambivalences et contradictions). Fardeau dont il faudra, pour la poète autrichienne, se défaire de la pesanteur afin que puisse advenir une langue autre. Langue longtemps marquée, pour Catherine Weinzaepflen, du sceau de l’interdit :

    « En 2006 je parlais anglais à Berlin, l’allemand coincé au fond de ma gorge. Idem en 2007. En 2010 je parle allemand à Berlin. »

    Une fois franchies et dépassées les barrières, Catherine Weinzaepflen se met sur les « traces » d’Ingeborg Bachmann. Elle remonte le temps. Le sien et celui d’Ingeborg. Jusqu’aux « années de jeunesse », « véritable capital », selon les mots d’Ingeborg, et jusqu’aux terres de l’enfance qui se rejoignent, annonciatrices de désordres à venir :

    « en Europe la terre est noire

    imprégnée des cendres

    de ceux qui y furent exterminés

    en Afrique la terre est rouge

    et la langue dévoyée

    en hurlements coloniaux… ».

    Poèmes et proses sont émaillés de références à l’œuvre d’Ingeborg Bachmann. Citations extraites de journaux et traduites par Catherine Weinzaepflen ; extraits de lettre ; expressions tirées de Trois sentiers vers le lac (traduction de Hélène Belletto, Le Sorbier, 1982) ; allusion à Malina, unique roman de Bachmann qui est aussi « le livre que j’aurais voulu écrire », aveu de la poète strasbourgeoise ; les vers empruntés aux poèmes figurant pour la plupart dans l’anthologie poétique Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), dans une traduction de Françoise Rétif, édition récemment publiée dans la collection Poésie/Gallimard. Souvent, le texte d’Ingeborg Bachmann sert de point d’appui ou d’accroche au poème de Catherine Weinzaepflen. Souvent Catherine Weinzaepflen complète les vers de son aînée en fonction de sa propre interprétation. Ainsi du poème « « je » parle d’autres langues » :

    « entre les squelettes de glace je cherchais mon chemin,

    arrivai chez moi, m’entourai de lierre

    bras et jambes » […] ***

    « aujourd’hui

    « il faut passer d’une lumière

    à l’autre, d’un pays

    à l’autre sous l’arc-en-ciel »

    d’un pays à l’autre

    de langues variées ».

    Dates et noms permettent de suivre les événements marquants de la vie d’Ingeborg. Mais Catherine Weinzaepflen fait des choix. Elle va à ce qui lui parle. Elle prélève les vers qui lui importent. Elle évite ainsi l’écueil du récit biographique qui n’est pas son propos. Elle voyage à travers une œuvre et entraîne le lecteur à sa suite. Elle l’invite dans le même temps à mêler les lectures. Choix de poèmes de Paul Celan « réunis par l’auteur », dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre (éditions Gallimard, 1998). Ou encore les Lettres à Felician, ouvrage publié en 2006 par Actes Sud (traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat). L’écriture de Catherine Weinzaepflen éveille la curiosité. Elle est incitation à lire ou à relire les poèmes qui lui ont inspiré ses propres textes. En cela aussi, semble-t-il, CW est proche d’Ingeborg Bachmann pour qui la poésie est ouverture vers l’autre. Toujours davantage.

    Ainsi, le texte intitulé « Vienne », qui s’ouvre sur la jeunesse de la Strasbourgeoise, mêle-t-il des détails biographiques de la vie d’Ingeborg :

    « J’ai seize ans. Je suis blonde, en robe, sur la photo… Nous sommes en janvier, la neige blanchit les toits de la capitale autrichienne. Ingeborg Bachmann est en résidence d’écrivain à Berlin. En agonie subventionnée (c’est elle qui dit cela). Elle a quitté Vienne depuis dix ans. Je suis sur ses traces. »

    1962. Catherine Weinzaepflen a seize ans. Cette année-là, au mois de juin, Ingeborg Bachmann se rend à New York. Et, tandis qu’elle fait la rencontre d’Hannah Arendt, Max Frisch poursuit seul sa vie dans leur appartement romain. Six mois plus tard, la rupture d’Ingeborg avec l’auteur de Stiller vaudra à la poète un séjour à l’hôpital de Zurich :

    « Dépression, tentative de suicide. Plus tard c’est le voyage en Égypte, pays « où le rire m’est revenu », dira Bachmann. Elle aime le désert. »

    Et Catherine Weinzaepflen de poursuivre et d’interroger dans « Désert » :

    « Comment est-il possible (ici les livres en témoignent) que deux êtres qui se rencontrent sur tant de points communs puissent, lorsque leur histoire d’amour s’achève, se haïr avec une telle férocité ? ».

    Longtemps avant Max Frisch, il y eut Paul Celan.

    « Le 16 mai 1948, Ingeborg Bachmann rencontre Paul Celan. Elle a vingt-deux ans, elle est éblouie par lui. Elle aime sa voix, son visage triste, sa démarche »… Elle « aime les poèmes de Celan. Elle sait que cet homme lui prend tout, elle veut tout lui donner. » Paul Celan quitte l’Autriche pour Paris. De cette séparation naît leur correspondance dont témoigne ce texte de Catherine Weinzaepflen, « entre Vienne et Paris » :

    « nos lettres dans la faillite constante

    celles que je ne t’envoie pas

    celles auxquelles tu ne réponds pas

    celles qu’il faut lire entre les lignes

    celles dans lesquelles le mensonge

    comme un virus

    nous infecte… ».

    Dans le texte en prose « de l’impossible », Catherine Weinzaepflen conclut de cette manière étrange :

    « Tous deux effrayés par leur rencontre amoureuse y renoncent — elle, avec l’apparent courage de la sincérité, lui, sans rien dire. Des modalités d’échec qui portent les stigmates du féminin et du masculin. »

    Deux vers du poème « en vérité » d’Ingeborg Bachmann permettent à Catherine Weinzaepflen de faire la jonction avec le poème « Corona » de Paul Celan. C’est l’occasion pour la poète strasbourgeoise de s’interroger sur le mot « corona » et de procéder — sur Google — à une recherche sur les différentes occurrences et définitions de ce mot d’origine latine. Recherche qui la conduit au poème éponyme de Paul Celan mais qui ne nous apporte toutefois aucun éclaircissement sur le lien qui existe très probablement entre ce poème, issu de Pavot et mémoire (1952), et Ingeborg Bachmann qui en est sans doute l’inspiratrice :

     « Mon œil descend vers le sexe de l’aimée :

    nous nous regardons,

    nous nous disons de l’obscur,

    nous nous aimons comme pavot et mémoire

    nous dormons comme un vin dans les coquillages,

    comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune. »

    et le poème Wahrlich (« en vérité ») :

    « Celui à qui un mot n’a jamais fait perdre sa langue,

    […]

    il n’y a rien à faire pour l’aider. »****

    Cependant cette recherche aboutit à un élargissement historique :

    « Corona se dit Kronstadt en allemand

    1921 répression à Kronstadt

    c’est Trotski qui menait l’Armée rouge

    je l’apprends aujourd’hui

    en cherchant sur Google

    le sens du mot Corona ».

    La rencontre avec Paul Celan est décisive pour Ingeborg. Le dialogue poétique entre les deux poètes, bien que recelant des points majeurs de divergences, s’avère extrêmement fécond. Pour l’un comme pour l’autre. La nouvelle de la mort de Celan, « un jour de mai 1970 », met Ingeborg au bord du gouffre.

    « Ingeborg s’arrête enfin et s’assoit le dos contre un arbre. Le ciel, au-delà du feuillage, est d’un bleu insolent. Comment pourrait-elle continuer alors que celui qu’elle aimait plus que quiconque s’est jeté dans la Seine ? L’idée de son corps attaqué par le fleuve noircit ciel, pelouses et arbres. Elle en perd connaissance, tombe d’épuisement sur l’une des pelouses de la Villa.

    Plus tard, à la nuit tombée, petits pas d’infirme jusqu’à la station de taxis piazza di Spagna. Elle a 44 ans, il lui reste trois ans à vivre. »

    Tout imprégnée de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen poursuit sa route. Elle voyage. Berlin à nouveau. Elle déambule dans cette ville qu’elle aime « passionnément ». Elle croise d’étranges créatures de la nuit, des femmes au « dos osseux tatoué d’un I’m yours en lettres gothiques. » Et la poète d’ajouter : « C’est dans les bars qu’Ingeborg a dû les rencontrer. Les aimer avec cet appétit de l’autre qui était le sien. »

    Cet appétit de l’autre, Catherine Weinzaepflen semble l’éprouver aussi. Elle cherche désespérément à le vivre dans un monde livré à un individualisme forcené. Ainsi la poète fustige-t-elle le « moi je » qui règne en maître :

    « En 1959, Ingeborg revendiquait

    un « je sans garantie »

    en 2011 en France

    chacun pour soi. »

    La poète strasbourgeoise englobe dans sa réflexion les horreurs perpétrées par notre siècle. En témoignent les derniers textes de l’ouvrage qui évoquent les tragédies d’aujourd’hui et leur lot de parias.

    « …les maisons calcinées hurlant au ciel

    et je m’installe avec les parias » *****

    Reliant le présent au passé, Catherine Weinzaepflen implore la poète autrichienne :

    « Ingeborg ma sœur

    écoute rugir les parias

    les pauvres en guenilles

    couverts de la poussière du désert

    pieds nus

    te souviens-tu d’eux ? »

    « Le voyage est fini », écrit Ingeborg dans « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins ». Le voyage de Catherine Weinzaepflen prend fin à Berlin. Le livre se ferme sur l’énigme d’une « histoire d’amour ratée », dont témoigne, à travers le filtre des lectures, la correspondance entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Lecture qui persiste à graver son mystère pénétrant dans la solitude pensive de Catherine Weinzaepflen :

    « je suis échouée

    sur les rives du lac

    sans compréhension ».

    Au-delà de l’incompréhensible demeure l’infini tissage des textes, des lectures et des rencontres qu’ils engendrent. De cet entrecroisement de voix qui se cherchent et se répondent d’une langue l’autre naît « l’ampleur du monde ».

    « Derrière le monde il y aura un arbre,

    aux feuilles de nuages

    et à la cime d’azur […]

    Derrière le monde il y aura un arbre,

    à sa cime un fruit

    dans une peau en or.

    […]****** ».

    À chacun de découvrir ce qui se cache « derrière le monde ». Pour Catherine Weinzaepflen, une part de la révélation passe par Ingeborg Bachmann. Elle trouve dans la fréquentation assidue de la poète autrichienne une personnalité à la hauteur de ses aspirations ; une complicité d’âme qui pousse à l’engagement et ouvre la voie au partage. Lui revient en mémoire un souvenir ancien de voyage et de femmes nomades, robes à petites fleurs ornées de lourdes broderies achetées, puis jetées.

    « [C]omment ai-je pu ? » s’interroge-t-elle.

    Puis vient la promesse que la poète se fait à elle-même :

    « je ne jetterai plus

    (voilà, c’est écrit)

    d’œuvre d’art ».

    Ainsi, à la suite d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen s’attache-t-elle à lire le monde. Afin de le rendre à son ampleur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ________
    * Françoise Rétif, « Introduction », Toute personne qui tombe a des ailes, Poésie/Gallimard, 2015, page 26.
    ** Ingeborg Bachmann, Quel che ho visto e udito a Roma, Quodlibet, 2002, page 34. Préface de Giorgio Agamben. Traduction inédite d’Angèle Paoli.
    *** Ingeborg Bachmann, « Curriculum Vitae », Invocation de la Grande Ourse (1956), Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 287. Traduction de Françoise Rétif.
    **** « En vérité » (Wahrlich), in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 427.
    ***** Extrait de « Abschied » in Ich Weiß keine bessere Welt, Piper verlag (Allemagne), page 85. Traduction de Catherine Weinzaepflen.
    ****** Extrait de « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins… », Die Welt it weit und die…, in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 117.







    Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine WEINZAEPFLEN
    Ph. © Vincent Olivier




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    Celle-là (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment de Catherine Weinzaepflen)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)





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  • Ingeborg Bachmann | Schatten Rosen Schatten




    Ingeborg Bachmann Guidu
    Image, G.AdC






    SCHATTEN ROSEN SCHATTEN




    Unter einem fremden Himmel
    Schatten Rosen
    Schatten
    auf einer fremden Erde
    zwischen Rosen und Schatten
    in einem fremden Wasser
    mein Schatten






    OMBRES ROSES OMBRES




    Sous un ciel étranger
    ombres roses
    ombres
    sur une terre étrangère
    entre roses et ombres
    dans une eau étrangère
    mon ombre



    Ingeborg Bachmann, Invocation de la Grande Ourse (1956) in Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), édition bilingue, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2015, pp. 358-359. Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif.






    Bachmann ailes





    INGEBORG BACHMANN


    Ingeborg Bachmann.jpg 2
    D’après photo © Picture Alliance/Rue des Archives



    ■ Ingeborg Bachmann
    sur Terres de femmes

    Lettres à Felician (lecture d’AP)
    20 juillet 1945 | Ingeborg Bachmann : lettre à Felician
    17 octobre 1973 | Mort d’Ingeborg Bachmann



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Toute personne qui tombe a des ailes
    → (sur La République des livres de Pierre Assouline)
    Ingeborg Bachmann, une poésie qui ne se résigne pas






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  • 17 octobre 1973 | Mort de Ingeborg Bachmann

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 17 octobre 1973 meurt à l’hôpital Sant’Eugenio de Rome Ingeborg Bachmann. Trois semaines auparavant, le 26 septembre, elle était entrée dans le coma après avoir été très gravement brûlée dans son appartement romain de la via Giulia. Elle est enterrée à Klagenfurt, où elle est née le 25 juin 1926.







    Bachmann 2
    Image, G.AdC






    Passionnée de philosophie et de psychologie, Ingeborg Bachmann, poète, nouvelliste et auteur de pièces radiophoniques, publie en 1971 son unique roman, Malina. Du moins, le seul roman dont elle ait achevé l’écriture. Deux ans avant sa mort tragique.

    Première partie d’un cycle inachevé de trois romans, Malina forme avec les récits de Franza et de Requiem pour Fanny Goldmann (tous deux publiés après sa mort) une trilogie que Bachman voulait réunir sous le titre Todesarten.

    Écrit à la première personne, Malina, qui met en scène la ville de Vienne, tourne autour d’un trio amoureux ambigu et énigmatique. Celui de la narratrice, divisée par le questionnement existentiel qui l’assiège, jusque dans sa relation à Malina et à Ivan, les deux hommes qu’elle aime (sans pour autant être ni leur épouse ni leur amante) et dont elle attend sa propre guérison. Cette quête douloureuse, non exempte d’une sexualité exacerbée par les thèmes obsessionnels qui hantent Ingeborg Bachmann (agression, viol et inceste), n’a pour aboutissement que la disparition.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    EXTRAIT de MALINA


    « Sur le Graben, je me suis acheté une nouvelle robe, une longue robe d’intérieur pour une heure l’après-midi, pour quelques soirées de fête à la maison, je sais pour qui, elle me plaît parce qu’elle est longue et fluide et justifie tout ce temps passé à la maison, dès aujourd’hui. Mais, pour l’instant, je voudrais être sans Ivan et surtout sans Malina ; c’est seulement quand Malina n’est pas là que je peux me regarder souvent dans le miroir, je me tourne et me retourne plusieurs fois face à la grande glace de l’entrée, séparée des hommes par une distance énorme, abyssale, vertigineuse, fabuleuse. Je peux vivre une bonne heure hors de l’espace et du temps, profondément satisfaite, emportée vers une légende où seuls tiennent lieu de réalité le parfum d’un savon, le picotement d’une eau de toilette, le frou-frou de la lingerie, la main plongeant une houppette dans le poudrier ou traçant pensivement un contour. Cela donne lieu à une composition, il s’agit de créer une femme pour une robe d’intérieur. C’est dans le plus grand secret que s’esquisse de nouveau ce qu’est une femme, et c’est alors un commencement, avec une aura qui n’est pour personne. Les cheveux doivent être brossés une vingtaine de fois, les pieds enduits de crème et les ongles vernis, il faut épiler les jambes et les aisselles, ouvrir et fermer la douche, un nuage de poudre vole dans la salle de bains, on regarde le miroir, c’est toujours dimanche, on consulte le miroir mural, peut-être est-ce déjà dimanche.

    Un jour toutes les femmes auront les yeux dorés, elles porteront des chaussures et des robes dorées ; elle coiffait ses cheveux d’or et se les arrachait, non ! Et sa chevelure d’or flottait au vent quand elle remonta le cours du Danube et parvint en Rhétie…

    Un jour viendra où les femmes auront les yeux mordorés, les cheveux mordorés, et la poésie de leur sexe sera recréée.

    J’étais entrée dans le miroir et, en disparaissant dedans, j’avais lu l’avenir, j’étais en accord avec moi-même et ne le suis plus. Réveillée, je regarde le miroir en clignant des yeux, pour hachurer le bord de la paupière. Je peux y renoncer. L’espace d’un instant, j’ai été immortelle ; je n’existais plus pour Ivan et ne vivais plus en Ivan, c’était sans importance. L’eau de la baignoire s’écoule. Je ferme les volets, range les crayons, le poudrier, les flacons, les atomiseurs dans l’armoire de toilette pour que Malina ne se fâche pas. Je range la robe d’intérieur dans la penderie, elle n’est pas pour aujourd’hui. J’ai besoin de prendre l’air avant d’aller me coucher. Menacée par la proximité du parc, par ses ombres et ses silhouettes obscures, je m’engage avec précaution dans le Heumarkt et fais un crochet par la Linke-Bahn-Gasse car cette partie du trajet me met mal à l’aise, du moins jusqu’à la Beatrixgasse où je me sens de nouveau en sécurité ; de là, je remonte la Ungargasse jusqu’au Rennweg, car je ne veux pas savoir si Ivan est chez lui ou non. En revenant, je prends la même précaution afin de ne voir ni le numéro 9, ni l’instructive Münzgasse. Ivan doit avoir sa liberté, son champ libre, même à cette heure. Je monte les marches quatre à quatre, il me semble entendre la douce sonnerie métallique d’un téléphone, ce pourrait être le nôtre qui retentit pour de bon, par intermittence, je force presque la porte et la laisse ouverte derrière moi car le téléphone hurle, sonne l’alarme. J’arrache l’écouteur et dis, surprise, à bout de souffle :

    Je rentre à l’instant, j’étais allée me promener

    Seule bien sûr, que vas-tu croire, juste quelques pas

    Tu es chez toi, comment pouvais-je le

    Alors c’est que je n’ai pas vu ta voiture

    Je venais du Rennweg

    J’ai dû oublier de regarder ta fenêtre

    Je préfère venir par le Rennweg

    Je n’ose pas passer par le Heumarkt

    Donc tu es déjà rentré

    À cause du parc, on ne sait jamais

    Mais où avais-je les yeux

    Dans la Münzgasse, la mienne y est aussi

    Bon, alors je t’appelle, il vaut mieux que je te rappelle demain

    Viennent la réconciliation et la somnolence, l’impatience se dissipe, moi qui n’étais pas tranquille, me voici de nouveau en sécurité, je ne rase plus les murs en longeant le parc plongé dans la nuit, je ne fais plus ce détour dans l’obscurité, bien au contraire, je suis un peu chez moi déjà, sur ma planche de salut de la rue de Hongrie, j’ai déjà sauvé ma tête dans mon pays à moi, elle est hors de l’eau. Dès les premiers grondements de mots et de phrases, dès que j’esquisse, que je commence.

    Un jour viendra où les humains auront des yeux mordorés et des voix sidérales, où leurs mains seront douées pour l’amour et où la poésie de leur sexe sera recréée…

    Déjà je rature, je relis, je déchire.

    …et leurs mains seront douées pour la bonté, leurs mains innocentes saisiront tous les biens les plus sublimes, car il ne faut pas que les hommes attendent, ils n’attendront pas éternellement…

    Déjà je vois, je prévois. »



    Ingeborg Bachmann, Malina, Éditions du Seuil, 2008, pp. 113-114-115-116. Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira.





    ■ Ingeborg Bachmann
    sur Terres de femmes

    Lettres à Felician (lecture d’AP)
    Schatten Rosen Schatten (poème extrait d’Invocation de la Grande Ourse)
    20 juillet 1945 | Ingeborg Bachmann : lettre à Felician





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