Étiquette : Irène Gayraud


  • Irène Gayraud, Le Livre des incompris

    par Angèle Paoli

    Irène Gayraud, Le Livre des incompris,
    Éditions Maurice Nadeau,
    Collection Les Lettres Nouvelles, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ENTRE SEXE ET LIVRE : HABITER SON IDÉE




    Récit premier, construit à partir et autour d’un narrateur unique, récits dans le récit, récits oraux ou imbrications de voix venues de « livres invisibles », livres introuvables ayant péri dans les flammes, livres singuliers tombés entre les mains d’un éminent professeur de philosophie parvenu au seuil de la mort, telle est la trame dense à partir de laquelle s’organise le « roman » étonnant qu’Irène Gayraud offre au lecteur avec Le Livre des incompris. Les personnages, animés par « un désir de plus en plus grand de révolte », sont des rebelles, « opposés à tous les conformismes et à tous les dogmes ». Ils sont aussi d’ardents amants du livre. À l’image de leur talentueuse maîtresse d’œuvre.

    Au nombre de sept, les récits mettent en scène sept incompris. Un écrivain du XIXe siècle tente de réaliser Le Livre noir à l’usage des aveugles ; une jeune traductrice et violoncelliste révèle à son amant (le professeur de philosophie) le secret de L’Éros sonore, livre en cours d’écriture qui contient « des sortes de textes-partitions destinés à être dits et variés pendant l’amour » ; un libraire-imprimeur espagnol fou – ou sage –, inquiété par l’Inquisition, invente un Index librorum prohibitorum destiné, avec nombre d’ouvrages « hérétiques », à périr dans les flammes ; une fermière, mère de famille nombreuse et grande lectrice de poésie, laisse derrière elle un cahier d’écolière qui recèle des Poèmes pour animaux ; une jeune érudite de la petite noblesse toscane du Trecento s’éprend d’un jeune homme qu’elle tente de séduire par la composition d’une Ode magnétique, censée aimanter vers elle celui qu’elle convoite ; un jeune marginal révolté laisse derrière lui une Lettre à mes contents-pour-rien dans laquelle il dénonce, pour les sociétés à venir, les méfaits de la symétrie, « mère de tous les asservissements » ; un jeune étudiant chinois conte au narrateur en déplacement en Chine l’histoire de Zhi, l’homme qui inventa le livre. Le premier livre, ultime invention-remède contre la mort de l’empereur Qin.

    Sous la plume du narrateur philosophe, chacun livre son histoire, souvent enchâssée de contes qui cèdent la voix à d’autres voix. Histoires tantôt venues de temps ou d’horizons lointains, tantôt ancrées dans la vie même du narrateur, notre contemporain. Au fil des textes, le vieux professeur remonte le cours du temps, s’adonnant à de nombreuses incursions vers son passé, ses voyages, ses rencontres, ses découvertes. Et ses amours. Fulgurantes amours, amours enflammées qui ont pour nom Zoé (in « Éros sonore »), Fauve (in « Poèmes pour animaux »), Leonor (in « Ode magnétique »). Il arrive que le déclencheur de ces remontées dans la mémoire passe par le regard, séparé de l’objet du désir par une fenêtre :

    « À Paris, en face, la fille derrière sa fenêtre écrivait peut-être dans la chaleur. Je me souvenais, sur le sol près de sa table, d’une plante d’un vert exubérant devant laquelle se croisaient, se décroisaient ses jambes, tandis qu’elle écrivait » (in « Le livre de Zhi »). Ainsi l’a compris le photographe Raphaël Lucas à qui a été confiée l’illustration de la première de couverture.

    La voix du narrateur, professeur de philosophie à la Sorbonne, passionné par la recherche et par l’exploration de manuscrits rares, est omniprésente. Elle est la voix contestataire de l’univers de travail qui est le sien, laquelle traverse le roman à travers âges et contrées, organise autour d’elle les sept récits, assure le lien chronologique entre les personnages et les moments de leur histoire. De sorte que, dans chacun des récits qu’il s’approprie, le narrateur entremêle sa propre histoire avec les épisodes qui structurent ses découvertes. Un jeu de tiroirs, dont l’orchestration mûrement réfléchie révèle la maîtrise romanesque d’Irène Gayraud.

    L’ensemble de l’ouvrage offre en effet un tissu narratif complexe, lequel pourrait s’apparenter, par sa facture originale, au roman anglais de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, Gentilhomme (XVIIIe siècle) ou encore à Jacques le Fataliste de Denis Diderot. Le philosophe français des Lumières est d’ailleurs présent dans le premier de ces récits. Le Livre noir à l’usage des aveugles n’est-il pas un hommage de l’écrivain Luc Délétan à l’auteur de la Lettre sur les aveugles ? Premier des Incompris, Luc Délétan tente d’inventer un moyen de rendre accessibles aux aveugles les textes imprimés dans les livres. L’écrivain, en son laboratoire, se fait alchimiste, s’épuisant dans la recherche obstinée de l’encre noire qui permettra à la jeune Clermonde, ainsi qu’à tant d’autres aveugles, d’accéder à la lecture. Non seulement en tant que déchiffrage du texte mais bien au-delà, jusque dans les moindres de ses nuances :

    « Mais Luc se perd dans des complexités sémantiques ou stylistiques, il en oublie le goût de lire, ne sachant où classer les lumières métaphoriques, les clartés ironiques, les flammes de l’amour et celles de l’Enfer qui doivent bien éclairer tout autant… Ce qui, je crois, le perdit, furent les poèmes oxymoriques de la Renaissance où l’on parle à la fois de braises et de glaces, de flammes inextinguibles et de ténèbres sans fond… ».

    C’est dans la Lettre à mes contents-pour-rien que le narrateur s’exprime explicitement sur son projet d’écriture. Il se dit « tenté de raconter un peu l’histoire des incompris, leurs livres, leurs vies. » Ainsi du squatter Alvaro Basterreccha, marginal et auteur probable de cette très curieuse Lettre, dont le lecteur découvre l’histoire tragique à partir de la phrase introductrice du narrateur : « Voici tout ce que, en me rendant plusieurs fois au squat, j’appris. » Suit le déroulement de son histoire. Les raisons et les manifestations de sa révolte. Laquelle se focalise sur son aversion pour « tout type de symétrie ou de régularité formelle ». Et le narrateur de commenter, quelques lignes en amont, par ces propos :

    « Je crois que quelque chose de sa conscience politique future naquit là, dans ce besoin viscéral de lutter contre les agencements sans lignes obliques ni variations, plus aptes sans doute à conditionner et à mâter les esprits. »

    D’où la passion de Basterreccha, étudiant en histoire de l’art, pour toute œuvre littéraire ou picturale marquée par la dissymétrie, seule composition susceptible de lutter contre toutes les formes d’asservissement. Analyse fascinante qui conduit le lecteur dans un parcours où avoisinent notamment le vers impair de Verlaine, le Portrait d’un jeune homme « strabique et majestueux peint par Bronzino » et le très spectaculaire Portrait de Tommaso Inghirami par Raphaël.

    Comme la plupart de ses personnages, Irène Gayraud « habite son idée ». Idée révélée dans la constante – quels que soient le récit, les époques et les personnages qu’elle met en scène – d’un « lien indéfectible entre sexe et livres. » Sexe et livre occupent en effet les textes de la romancière, étroitement et harmonieusement accordés l’un à l’autre. C’est que la romancière et poète Irène Gayraud a une connaissance aiguë de ces deux territoires où elle règne en maîtresse fauve. Un érotisme savant et une sensualité exacerbée immergent certains épisodes d’une lumière éminemment poétique. Le choix des images et des métaphores filées surprend par sa singularité, qui met en scène sur un même registre et les livres et le sexe. Ainsi de cet extrait du récit intitulé « Éros sonore », domaine exclusif où excelle Zoé Salgado, traductrice et violoncelliste :

    « Nous nous sommes revus chez elle, dans son appartement rempli de livres. On eût dit qu’elle tenait à avoir, où qu’elle se trouvât, un livre à portée de main. Il y en avait partout. Même tout gondolés, au bord de la baignoire dans la salle de bains. Des livres et des plantes aussi, parfois fort bizarres, certaines paraissant des algues marines un peu raffermies par un séjour hors de l’eau, d’autres les cheveux verts de fées tombant le long des meubles. La plus grande, aux larges feuilles, déployait d’éclatantes coroles rouges où pointait un pistil qu’on devinait sensitif. Il régnait là un désordre rangé, comme si quelqu’un avait fébrilement cherché ici quelque objet, sans pour autant rien déplacer. Un désordre subtil comme dans un décor de film, et pourtant naturel. Un désordre où, en faisant l’amour, nous pourrions soudain sentir sous nos corps un livre oublié entre les draps du lit ou les coussins du canapé, en lire le titre en riant avant de le jeter de côté et de le laisser là, parfois des jours durant, sans songer à le ramasser. Un désordre, en somme, érotique. »

    La romancière et poète excelle dans l’art d’entraîner lecteurs et personnages à l’écart des sentiers battus. Qu’il s’agisse d’érotisme et d’amour, ou de lecture et d’écriture. Quant au style qui sous-tend l’œuvre, il est celui d’une magicienne hors pair : envoûtant et magnifique.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Irène Gayraud  Le Livre des incompris







    IRÈNE  GAYRAUD


    Irene Gayraud
    Source




    ■ Irène Gayraud
    sur Terres de femmes

    Dans les spires (extrait de Voltes)
    Magmatiques, 10 (extrait de Téphra)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture du Livre des incompris par Claire Paulian






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  • Irène Gayraud | Magmatiques, 10




    MAGMATIQUES, 10



    Dans un recoin du lieu sont rassemblées les cendres volcaniques. On n’y entre que peu et pour entendre les grands récits d’un crachat de feu dense, d’un ciel opaque et interdit.

    Là, courbés au plus près d’un unique cristal, les hommes cherchent l’instant de l’envolée des cendres.

    D’isotope en isotope, ils atteignent la nuit rouge et grise des temps.



    Les cendres brûlantes se suspendent
    éreintent l’air poudroyé
    lui donnent
    la consistance d’un fruit cuit
    que j’avale en respirant.

    Sur ma tête levée s’amoncellent
    comme un lange chaud
    entre mes flancs entre mes lèvres
    les téphras ardents.





    Irène Gayraud, « Magmatiques », 10, in Téphra, éditions Al Manar, 2019, pp. 28-29. Gravures de Bouchaïb Maoual.






    Irène Gayraud  Téphra






    IRÈNE GAYRAUD


    Irene Gayraud
    Source




    ■ Irène Gayraud
    sur Terres de femmes

    Dans les spires (extrait de Voltes)
    Le Livre des incompris (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Téphra





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  • Dino Campana | L’enfance naît




    L’INFANZIA NASCE…





    L’infanzia nasce da un ritorno di se stessi giacché in uno strano eco s’immobilizza e s’allontana dai giorni; anzi nasce proprio da una cosa « specchiata » con le ridenti spighe gialle e con i campanili conoscenza eterna (di poco tempo) e sempre a sapersi da un tempo infinito come a stare sempre sulla riva di un giorno.







    L’ENFANCE NAÎT…





    L’enfance naît d’un retour de soi-même lors qu’en un étrange écho elle s’immobilise et s’éloigne des jours ; même elle naît véritablement d’une chose « mirée » avec les riants épis jaunes et avec les clochers connaissance éternelle (de peu de temps) et toujours à se savoir depuis un temps infini comme à être toujours sur la rive d’un jour.



    Dino Campana, Chants orphiques et autres poèmes, édition bilingue, Points, 2016, pp. 314-315. Poèmes choisis, présentés et traduits de l’italien par Irène Gayraud et Christophe Mileschi.






    Dino Campana, Chants orphiques




    DINO CAMPANA


    Dinocampana
    Source



    ■ Dino Campana
    sur Terres de femmes

    Pampa
    O, Sicilienne arrogante
    28 juillet 1916 | Lettre de Sibilla Aleramo à Dino Campana
    25 avril 1917 | Lettre de Sibilla Aleramo à Dino Campana



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel (en italien) de Dino Campana
    → (sur Letteratura italiana Einaudi)
    l’édition intégrale (en italien) des Canti orfici
    → (sur Google Livres)
    de longs extraits de l’édition bilingue (L’Âge d’homme) des Canti orfici
    Iris Llorca, Le voyage : un parcours initiatique dans l’écriture des Canti orfici (Journée d’Étude Poésie-Prose : Allers-Retours du 5 mars 2005. Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III)







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  • Irène Gayraud | Dans les spires





    Irène Gayraud MdP 2016
    Ph. D.R.
    Irène Gayraud sur le stand des éditions Al Manar
    Marché de la Poésie, Paris, 11 juin 2016








    DANS LES SPIRES (extrait)





    Il avait toujours été dans le bâtiment. Couvreur, comme son père et comme son grand-père. Cigarette aux lèvres, les manches de son bleu retroussées jusqu’aux coudes, il posait une à une les tuiles, agenouillé comme pour un office sacré. Il aimait à songer que, sous ces toitures posées de ses mains un peu partout dans la ville, des gens vivaient, célibataires ou en famille, heureux ou malheureux, et lui recouvrait tout cela d’une couche étanche.

    Il leva les yeux vers le soleil éblouissant. Dans le vent passait un air de flûte qui s’enroulait en mélismes. Les coups venant d’un échafaudage voisin semblaient en marquer la pulsation magique.

    Le jour où il tomberait d’un toit, un vol d’hirondelles viendrait nicher dans la charpente avec un léger bruit de papier que l’on froisse.



    Irène Gayraud, « Dans les spires », Voltes, éditions Al Manar, 2016, page 23. Dessins de Jean-Gilles Badaire.







    Voltes 2






    IRÈNE GAYRAUD


    Irene Gayraud
    Source




    ■ Irène Gayraud
    sur Terres de femmes

    Le Livre des incompris (lecture d’AP)
    Magmatiques, 10 (extrait de Téphra)





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