Retour au répertoire du numéro de mai 2021
Retour à l’ index des auteurs
Étiquette : Isabelle Lévesque
-
Isabelle Lévesque | [Les feuilles envolées du peuplier]
» Retour Incipit de Terres de femmes -
Max Alhau, Les Mots en blanc
par Isabelle LévesqueMax Alhau, Les Mots en blanc,
L’herbe qui tremble, 2020.
Photographies d’Elena Peinado Nevado.
Lecture d’Isabelle LévesqueDES MOTS BLANCS SUR LA NEIGE
Flocons, les mots du titre, pâles sur l’arbre d’or qui n’occupe qu’une partie de la couverture ? Ou bien sont-ils vêtus de blanc, comme pour une cérémonie augurale ? C’est le quatrième livre du poète Max Alhau à L’herbe qui tremble, il retrouve la photographe Elena Peinado Nevado qui avait accompagné déjà Si loin qu’on aille*. Ces images d’un temps suspendu nous montrent des arbres, souches, branches, captés l’hiver le plus souvent, figures de ce qui demeure dans un paysage dépouillé qu’on ne saurait dater. Traces sépia de ce qui nous traverse lorsque la mélancolie devient l’âme du paysage.
Des interrogations ouvrent le poème. Ce n’est pas anodin, le questionnement survient au terme d’un parcours dont on cherche à percevoir le sens :
« À quoi auras-tu acquiescési ce n’est à sentir le tempsse fermer sur tes rêves,à attendre de chaque saisonun don furtif et sans espoir ? »
Ces questions, très présentes dans le livre, suggèrent et éludent en même temps les négations, les transformant en quantitatif réduit, c’est leur force. « Peu » pourrait être l’adverbe de réponse à ces demandes et l’on sent que cette réduction au minime justifie vivre et écrire, « entre le vide et le vertige ».
Le recours au futur antérieur, à la place du passé composé, ouvre un temps plus large et universel aux questions ainsi lancées, élargissant la portée du pronom « tu ». C’est toujours une mesure humaine que nous propose Max Alhau : au regard d’une vie, toujours considérée comme « une vie en sursis », il nous fait entrer dans l’observation fine de ce qui a été traversé. Toujours, le paysage définit le cadre de cette pérégrination singulière à laquelle nous sommes intégrés (le pronom tu d’ailleurs, équivalent de je, facilite l’identification).
Le marcheur sait qu’il traverse des territoires, mais le sens s’est perdu comme la possibilité de rejoindre :
« Devant soi on mesurecette étendue de terrebleuissant dans le soiret que l’on saitne jamais rejoindre,comme une voix se perddans les sous-boiset n’appartient à personne. »
Cet écho, cependant, justifie que l’on s’attarde et le poème, mélancolique, propose le rythme de retrouvailles. L’échelle humaine du temps permet des approches : l’adverbe « peut-être » ouvre une perspective sous la forme interrogative d’une rencontre « passage ouvert / vers les ténèbres ou la clarté, / on ne sait ». La négation ne clôt pas l’espoir, elle pose sur les vers un possible. Le verbe « pactiser », employé à plusieurs reprises, révèle une tentative : l’apprivoisement par la parole. Tout le poème tend vers cet accomplissement, un adoucissement de la mélancolie par la captation de ce qui reste et vibre, d’un élan malgré le doute, d’un rêve de mots dont la matière, la couleur et le parfum pourraient être ceux de la vie :
« De l’amour, de la douleurque pourras-tu diresi les mots comptent moinsque le blanc qui les compose ? »
Le « voyageur sans bagage » de ce livre n’est pas amnésique, mais il sait la mémoire toujours menacée d’oubli, les mots en instance d’effacement ou d’ensevelissement.
« Le pont franchi, on a déjà oublié la rivière. »
Chaque poème s’inscrit comme une trace, une empreinte fragile sur la page, « des traces de buée sur un miroir brisé ». Le marcheur de Max Alhau rejoint, par les éclats de souvenirs heureux et par la profonde mélancolie, le Wanderer de Schubert, ou les chants du Voyage d’hiver. Comme les voyageurs de Caspar David Friedrich, il contemple l’infini du paysage, se perd dans le « cosmos ». Mais ici le voyageur, rappelant ses rêves, ses désirs et ses soifs que les dieux ignorent doit se garder des « mirages » alors que, quittant ses chères montagnes, il semble se diriger vers le « désert ». Comment « inventer la suite d’une vie qui cahote » ? Face à ce qui vient, ne pouvons-nous que nous « réfugi[er] dans notre mémoire » ?
La troisième partie, « Impressions », propose une suite de poèmes en prose dans lesquels le narrateur s’adresse parfois à l’aimée disparue : « toi dont ne subsiste que la transparence de la lumière sur une vitre après l’orage », murmure-t-il.
« Ce fut le temps de la douleur, l’orage dévastant l’aube et toute parole devenant son propre écho.Ce fut le temps et son saccage, celui du corps et de l’amour perdu dans la tourmente et que plus rien ne ranime. »
Mais les poèmes témoignent aussi d’une acceptation, d’une volonté de conciliation :
« vois dans cette fragilité la raison même de dévoyer ta peur et de t’en affranchir ».
Le repli ne s’opère pas, neige (est-ce un « mot en blanc » ?) devient le sésame d’une naissance :
« Neige qui force à la patience, sollicite le rêve d’une saison future sans que le regard soit trompé par les apparences. »
L’issue du poème n’est pas le mot fin, comme le mot secret neige, il invite à accomplir notre destin accepté dans les retrouvailles recommencées avec les saisons. Chacune laisse une trace, celle de mots blancs sur la neige.
Retour au répertoire du numéro de mars 2021
Retour à l’ index des auteurs
» Retour Incipit de Terres de femmes -
Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]
PIERO DELLA FRANCESCA
Piero della Francesca, Autoritratto
Resurrezione (particolare)
Museo Civico, Sansepolcro
■ Piero della Francesca
sur Terres de femmes ▼
→ Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
→ Erri De Luca, Piero della Francesca
→ [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
→ [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
→ Michaël Glück, L’Enceinte
→ Mario Luzi | Près de la reine de Saba
→ Bernard Simeone | Madonna del Parto
→ 12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
Retour à l’ index des auteurs
» Retour Incipit de Terres de femmes -
Pierre Dhainaut | Rituel d’adoration
Retour au répertoire du numéro de décembre 2019
Retour à l’ index des auteurs
» Retour Incipit de Terres de femmes -
Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées
par Pierre DhainautIsabelle Lévesque,
Chemin des centaurées, éditions L’herbe qui tremble, 2019.
Peintures de Fabrice Rebeyrolle
Lecture de Pierre Dhainaut
Aquatinte numérique, G.AdC
GENÈSE DU BEAU TEMPS
Rien n’est déjà tracé et rien n’est définitif : perpétuel, le chemin où avance Isabelle Lévesque, celui des poèmes. Il s’appelle aujourd’hui Chemin des centaurées.
« Matin, l’or a sonné. Force, poussée. Tout un jour vertical. Ballet sans fin des retrouvailles. Je chuchote, tu réponds : que jamais ne tremble la terre sous nos pieds nus, que soit ta voix affranchie et certaine. »
Soudain tout nous transporte, éclatant, notre œil existe de nouveau à l’état d’innocence première. Le passage est libre.« Où ? », Isabelle Lévesque qui pose la question au début de Chemin des centaurées y répond sans l’ombre d’une hésitation : « Ici. » L’adverbe reviendra constamment. Le « pays » dont elle dit qu’il est le sien, « la craie blanche », n’est pas nommé (même s’il y « pleut normand »), il est par excellence celui des fleurs à l’époque où elles éclosent et s’épanouissent. Ici, c’est d’abord le forsythia de mars, ce sont ensuite, jusqu’en juin, les boutons d’or, les anémones, les coquelicots, les centaurées…
Les fleurs ont toujours été présentes dans les poèmes d’Isabelle Lévesque, elles sont cette fois, dès le titre, omniprésentes. Avant tout elles attirent la vue, moins par leurs formes que par leurs couleurs, toutes les nuances du jaune, du rouge et du bleu, délicates, intenses, sans nombre. Elles ne constituent pas un décor, ni même un paysage, que l’on contemplerait de loin. Isabelle Lévesque est incapable de se tenir à distance, le recul ou la hauteur atténuerait l’éblouissement, l’allégresse chromatique. Il lui faut être « près du sol », « au ras du sol » : le visuel exige une relation intime qui ne distingue pas le spirituel du charnel. C’était ainsi que, dans ses photographies de La Grande Année1, elle montrait les coquelicots, les plans serrés les transfigurent en crêtes, en lèvres, en flammes. La vue n’a de vigueur qu’émerveillée, elle se renouvelle au contact des fleurs. Isabelle Lévesque ne se contente pas de les observer inlassablement et de les célébrer, elle leur demande la révélation d’un sens ou d’un « secret ». Ce qui explique l’importance qu’elle accorde à sa collaboration avec ses amis peintres. Pour Chemin des centaurées, Fabrice Rebeyrolle a réalisé une dizaine de peintures qui s’intègrent au texte, indiquent la tonalité de chaque partie et suggèrent un mouvement d’ensemble. Les fleurs peintes et les fleurs écrites apparaissent comme à l’origine du monde ou à l’aube des temps : de la matière même des traces et des mots émane une lumière.
Et c’est bien ce à quoi dans tous ses livres aspire Isabelle Lévesque, cette transmutation, cette alchimie. Ses références multiples à l’or en sont la preuve (dans le nom « centaurées », on entend la syllabe qui le désigne). L’âge d’or de nos fables n’est pas perdu, chaque année il ressuscite avec le printemps, ce n’est pas un hasard si dans les pages initiales le bouton d’or est justement évoqué. Mais il ne suffit pas de recevoir l’offrande printanière : « Nous voulons vivre / et recommencer », nous devons par des moyens neufs redoubler en quelque sorte la genèse miraculeuse qui se déroule sous nos yeux.
Isabelle Lévesque n’emprunte pas le chemin des centaurées, elle l’« invente », elle le dit souvent, qu’il s’agisse de toute « une forêt » ou d’« un signe de fleur ». Ce que découvre le regard, l’écriture l’invente en effet en le recréant. Pas plus qu’elle ne décrit, Isabelle Lévesque ne raconte : d’acte en acte (il y a cinq parties), elle progresse avec la saison comme avec le poème. Voir et écrire, s’ils ne sont pas identiques, ne sont pas, pour Isabelle Lévesque, séparables : « La secousse du printemps / délivre vingt-cinq fleurs » – ou vingt-cinq lettres. Inventer ne consiste pas à substituer un ailleurs imaginé, fantasmé, à un ici jugé dérisoire : inventer, c’est faire advenir, c’est accroître. Isabelle Lévesque n’emploie si fréquemment l’adverbe « ici » que pour rendre plus impérative l’exigence qui est la sienne : nous n’avons quelque chance d’être que dans la diversité et la mobilité de l’ici, dans sa reformulation ou sa parturition incessante. Voir met au monde, écrire participe de ce même élan : il ne peut être continu, mais dès qu’il se brise, il reprend.
Isabelle Lévesque redonne vie à l’antique métaphore du fil des Parques et du fil d’Ariane. Selon des rythmes divers, tous ses livres (rappelons-nous le précédent, Le Fil de givre2) tressent trois fils, celui du temps naturel, le « fil d’avril » de Chemin, celui de l’œuvre à engendrer, « le fil de l’écriture », et celui de l’« histoire » d’un couple, le fil de l’amour. Ils sont indissolublement liés. Ils ne sont si incandescents que parce qu’ils sont « fragiles » : combien de fois Isabelle Lévesque n’a-t-elle pas employé l’adjectif pour qualifier les fleurs ou les mots ?
Elle qui multiplie les verbes d’action, dont l’énergie livre après livre se révèle inépuisable, se sent en permanence menacée. Elle ne dissimule rien. À tout moment, partout, elle éprouve la hantise de la séparation, de la perte, de la mort. Son ardeur est d’autant plus grande, « sur la terre mortelle », qu’elle n’oublie pas que les fleurs sont éphémères, en particulier le coquelicot d’un jour. Mais ce jour n’est-il pas son « triomphe » ? Dans la splendeur de ce qu’elle voit, elle se souvient de celle du temps magique des regards communs et des étreintes : « Jadis […], nous fleurîmes, / tout fut toi. » Les vingt-cinq fleurs sont également « vingt-cinq souvenirs » tour à tour de joies, de souffrances. Sans trêve, sans transition, sans le souci de la chronologie (les quelques chiffres indiquant des dates restent énigmatiques), Chemin des centaurées va du présent au passé, du passé au présent, des fils se déchirent, des fils se renouent. Le futur est alors possible, le temps de l’ouvert, de la promesse qui doit être tenue.
Le livre, en fait, doit sa vivacité profonde au dialogue que d’un bout à l’autre Isabelle Lévesque instaure passionnément, fidèlement, entre elle qui dit « je » et l’Aimé qu’elle tutoie, proche, absent, dont elle appelle le retour, elle se réfère à Ulysse. À partir de ce dialogue, chaque poème s’élabore, opposant les temps de la plénitude et du manque, le feu et l’hiver, d’où la métrique irrégulière, rejets et cassures y abondent, d’où, surtout, cette langue qui se tend à l’extrême pour voler en éclats : « Je te parle ma langue d’éclipses » ou d’ellipses. Et cependant Isabelle Lévesque n’a soif que d’union, de fusion, elle préfère dire « nous », elle souhaite « écrire les contraires ». Une métamorphose a lieu, le drame se change en une « danse » semblable à celle, « harmonieuse », des coquelicots, les contraires s’allient dans un « corps chaud ». Ce corps mystique, « notre poème » : il « naît » enfin « des branches laissées mortes ».
Tel est le sens général du livre que confirment les couleurs dominantes. Après le rouge qui manifeste la toute-puissance de la vie ayant inclus la mort, voici le bleu de l’été, de la fête, du langage qui rassemble en la chair transparente de son chant, de l’éros sublimé. Chemin des centaurées représente une étape de la « quête » du beau temps. Est-elle « impossible », cette quête, ou infinie ? Isabelle Lévesque fait plus que rêver d’un âge bleu : sa force est communicative, sa foi en la poésie comme en l’amour.
Retour au répertoire du numéro de novembre 2019
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle» Retour Incipit de Terres de femmes -
Pierre Dhainaut, Après
par Isabelle LévesquePierre Dhainaut, Après,
éditions L’herbe qui tremble, 2019.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Retour au répertoire du numéro d’octobre 2019
Retour à l’ index des auteurs
» Retour Incipit de Terres de femmes -
Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées
par Angèle PaoliIsabelle Lévesque, Chemin des centaurées,
éditions L’herbe qui tremble, 2019.
Peintures de Fabrice Rebeyrolle.
Lecture d’Angèle Paoli« ACCROÎTRE LE SONGE
D’UN BOUQUET IMMORTEL »
Les fleurs. Le chemin. Pour la poète Isabelle Lévesque, les deux sont indissociables, comme les lianes de la salsepareille qui se tressent au chêne qu’elles enserrent. Ainsi du Chemin des centaurées, son dernier recueil de poésie publié par les éditions L’herbe qui tremble.
Avant même que ne s’ouvre la sente qui mène au poème, deux voix sont présentes. Deux voix chères à la poète. La voix d’Éric Sautou, la voix de Thierry Metz. Un « je » énonce l’appartenance au chemin (Thierry Metz) ; un « nous » conjugue le partage (Éric Sautou). Une troisième voix point, celle de la poète, pour dire le « commencement ». Quatre vers président à la création poétique. Douze mots suffisent à annoncer l’attente de l’autre.
Manque encore une étape au lecteur avant qu’il ne s’engage sur le fil des mois et des saisons. Avant qu’il ne rejoigne à son tour, patiemment, « le chemin de fleurs ». Lointain encore. Le « chemin des centaurées ».
Un poème d’ouverture, aussi mystérieux qu’isolé, en trois strophes, réparties sur neuf vers. Le verso du miroir, un tain griffé de deux assertions qui disent l’état d’esprit de la poète :
« [N]ous sommespassants de notre histoire relue.
Le signe vif, serment silencieux,ne craint ni l’oubli ni la nuit. »
Chemin des centaurées peut alors s’ouvrir, qui s’inscrit dans la course des saisons solaires et se décline sur cinq mois que signent le passage des fleurs et le gué de l’amour. Un parcours floral amoureux où alternent mousses et aubiers, anémones et boutons d’or, colza et pommiers, « jacinthes (ensevelies) »… Et coquelicots, aussi : la fleur aimée parmi toutes par la poète. De mars au solstice d’été, et tant soit peu au-delà, le chemin se parcourt de vif en vif, depuis l’éclat doré de la première de couverture, sa lumière puissante où s’ancrent deux fleurs, deux silhouettes au bleu profond tacheté de rouge. Jusqu’aux ramures sombres de l’arbre qui clôt le recueil, puissamment dressé et solitaire. Dix peintures jalonnent l’ouvrage. Superbes. Une explosion de couleurs et de beauté. Par sa force et sa lumière vibratile, la peinture de Fabrice Rebeyrolle est un appel fulgurant à s’engager derrière les mots, dans les senteurs de sous-bois, à la recherche de ce qui fut. Passage.
Avec « Mars » s’ouvre « L’Arche » qu’introduit la première toile du peintre, pareille à des lés vert-de-gris, piquetés de pépites rouges voletant librement dans l’espace. Une fête de couleurs. Puis vient « Avril », questionné dans son identité : « Son Nom » ? Éclate alors le bleu Rebeyrolle. Pleine page. Moucheté de blanc. Bleu centaurées ? Les pétales esquissés de la fleur évoquent ceux de l’iris. Viennent « Mai » et sa « Ronde », soulignés par le peintre par un mélange subtil de blancs mousseux, de verts d’eau et de bruns. Au centre, une fleur enclose dans un froissement de pétales crème. Autour d’elle satellitent météores brunes et éclats de soleil. « Juin » frémit. « Tonnerre ! ». Les fleurs blanches s’éparpillent qui flottent mer et ciel sur un horizon de bleu. « Depuis le solstice » — « Souverain penché » — est annoncé par une toile singulière que se partagent, de manière inégale, les anthracites et le jaune d’or. Une coulée jaune et rouge divise la toile à la verticale. Pareille à une cheminée de volcan. Tandis qu’à l’horizon une nappe fauve striée de bandes vermillon recouvre le cratère. D’autres toiles ponctuent le poème. Une fleur rouge aux pétales sombres occupe une page d’« Avril » ; en juin s’envolent trois fleurs montgolfières, écloses dans une évanescence de blancs grisés. Avec, toujours, ici et là, une touche de vermillon. Dans la dernière section du recueil, deux rouges vifs éclatent flamboyants. Fête de coquelicots sur un jaune solaire. Mais les centaurées ? Leur bleu, on s’en souvient, se rencogne sur l’or vibrant de la première de couverture, toutes les nuances de l’azur essaimant au long des pages. La ronde des fleurs est ainsi bouclée. Ronde des fleurs et des saisons. Du bleuet vivace au coquelicot. Ronde de l’amour, depuis son éclosion jusqu’au déclin qu’annonce l’orage.
L’arche de « Mars » ouvre l’avancée, de poème en poème. Elle est arceau de branches et de frondaisons qui se penche sur les amants, sur leur alliance en voie de germination. Sur fond de « bleu léger », de gel, encore, de « brumes », toujours.
« Les buissons témoignent : nous sommesle passage assidu des branches nues. »
Traverser, cela ne se fait pas aussi aisément. L’hiver, porteur de songes, persiste par touches. Il laisse en suspens les questions et il égare. L’attente perdure, qui a séparé les amants : « Je t’attendais, l’hiver fut creusé d’âpres jours blancs. » D’autres arches surgissent, celle du colza et celle des pommiers, qui signent l’union « pour le soleil, l’éclat, naître. » Puis vient celle, plus visuelle et plus tendre, de l’âme et de l’amour :
« Âme.En circonflexe.Amour. »
Mais toujours s’affirme le désir de cheminer ensemble, de faire mémoire du vécu, de « recommencer ». L’hiver se clôt sur l’alliance renouée :
« Au printemps premier, ta préférencede rêve me cercle. La nuit revientpour éveiller ce mystère. »
Survient avril, ses promesses « en semences de ciel ». S’affirme le désir. « Je » omniprésent :
« Je t’ai cherché. J’ai pris appui sur nos images :coque bleue, embarcations, île Tomé… ».
Qui est cet autre ? Ce « tu » dont le lecteur cherche la trace à travers semis des mots et semis des îles (de Tomé à Féroé) :
« tu es ancré, muré, ponctué de signesoù coule l’encre diluée. »
L’autre semble ne subsister que dans les souvenirs, et la vie de la poète se dilue elle aussi, ancrée sur l’absence. Laquelle alimente l’écriture. Ce qui subsiste de ce qui fut, c’est la souffrance, porteuse de sa part d’incompréhension. Mystérieux, les vers laissent affleurer des bribes de sens. Ambiguïtés qui se dérobent à la clarté. Jouer sur l’indicible, tel est le don de la poète :
« Où tu reviens ne cède pas :les passants se retournent,rien ne se résout. »
Tout en cheminant, la poète tisse son œuvre. Passée ; en devenir. Parsemée de lucioles perceptibles. Toujours un même fil court d’un recueil à l’autre. « Fil de givre », « Nu fil d’avril ». « Fil de l’écriture ». « Fil blanc ». Patiemment la poète-tisseuse crée au fil du temps le monde auquel elle croit ou aspire, qu’elle crée pour assurer sa respiration. Un monde en symbiose avec son être. Le sous-bois est son livre. Les chemins qu’elle ouvre à travers mousses et plantes sont autant de liens qu’elle noue avec la poésie. L’arbre, les vallons, la forêt, le passé, les mots, les feuilles et les mains de l’aimé sont les signes qui relient entre eux tous les anneaux de l’arche. Quelque chose des jeux de l’enfance, mystère et initiations, demeure encore dans la relation amoureuse que la narratrice-poète entretient avec l’autre et avec le passé qu’ensemble ils ont partagé. « Avril », incertain encore, joue entre promesses de renouveau et de vitalité et se tient sur ses gardes. Car le temps est cruel, qui éconduit, disperse, efface. Ruine :
« Demainnous serons bredouillants affamés,écrivant notre histoire depuis précipiter. »
« Mai » s’ouvre en clarté et en rondeur. Le « jour blanc de l’aube » / la « pâleur de guerre de mai » / les « anémones fines et blanches ». La ronde — et ses complices, tout un champ sémantique de mots riverains par le sens ou par les sonorités — noue avec son cercle la danse des amants. Les jeux se précisent. La poète invente les signes qui l’unissent à l’être aimé. Elle est celle qui nomme, elle est celle qui donne vie à l’existence de l’autre.
« Je te vois : tu ne bouges pas. »
Et quelques vers plus bas, dans le même poème :
« Je t’effleure. Lorsque je danse autour de toi,tu deviens un nom – tu esl’écorce et la sève. »
Le « je » et le « tu » conjuguent en alternance leurs verbes et se retrouvent en « nous ». La ronde et ses passions ébauchent les cercles du futur :
« Je t’emmènerai.Nous écrirons les contraireset poserons ici les feuilles. »
Quant à l’arche de mars, elle poursuit son œuvre d’alliance. L’heure est à la perfection des signes. Tout se vit autour. Danse ivre entre rêves et arbres :
« Nous goûtons le retour. Agapes.— Lumière. »
Le « chemin de paille » de mai conjugue avec bonheur présent et futur. Les premiers bleuets — autre appellation des centaurées — font leur apparition. Des indices bleus se disséminent à travers strophes, qui gagnent l’or des blés. Couleurs et sons fusionnent dans les vers. Comme sur les toiles de Fabrice Rebeyrolle.
Juin bleu balance. Entre poème bleu et blé. Entre rêves vécus, rires et larmes, étreintes et jeux ; entre éclairs de lucidité, souvenirs et espoirs. Des signes avant-coureurs s’immiscent, qui atteignent coquelicots et amants. Puis éclatent :
« Au tableau, quelle ombre soudain ?Tonnerre ! »
Le désordre amoureux se métamorphose. Sur les lèvres, les mots jaillissent, couleurs de griffes et de sang, le ton se fait menace, la guerre couve puis éclate. Les interrogations fusent, qui blessent. Lorsque le calme revient qui laisse place aux larmes — « Quand il a plu sur le jour, que reste-t-il ?… —, la tonalité élégiaque a gagné les poèmes de juin :
« Je dissous la peine,les images fixes. Je photographie les larmes.Il pleut si fort ! »
La poète-narratrice n’est jamais à court de ressources. Elle reprend ses esprits, remodèle ses projets, retrouve son chemin d’alliances : « berceau, arche/de brindilles bleues ». Avec l’éclaircie, la déesse reprend souffle, qui façonne à nouveau le futur et l’être aimé :
« Tu serreras le corps chaud et frais
des contraires, tu seras unique offerten sacrifice de jour sur le blé du soleilà midi, pleine cible ».
Mais le destin de l’amant est autre et la séparation approche. Les promesses rejoignent « les tiroirs secrets ». Les bras de l’amant « remontent des armes de centaurées ».
Avec le solstice donné à vivre dans la solitude s’affirme la défaite. Fleur souveraine, le coquelicot penche, son corps léger soumis à l’éphémère. Un seul jour suffit à sa splendeur et à son inclinaison. Tout se compte/se décompte/se conte sur un même chiffre. Une seule date — 25 août —, emblématique du désir. Rencontre et retrouvailles. Promesses de renouement avec le chemin des centaurées.
L’Ulysse voyageur reviendra-t-il ?
« Je t’emmèneraisur le chemin des centaurées. »
Ainsi promet la poète, toute au charme de son désir. Car son rêve d’été est intact.
« Accroître le songed’un bouquet immortel. »
Retour au répertoire du numéro de mai 2019
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »» Retour Incipit de Terres de femmes -
Mai, Isabelle Lévesque | La Ronde
Retour au répertoire du numéro de mai 2019
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle» Retour Incipit de Terres de femmes -
Isabelle Lévesque, Le Fil de givre
par Jean Marc SourdillonIsabelle Lévesque, Le Fil de givre, éditions Al Manar,
Collection Poésie, 2018. Peintures de Marie Alloy.
Lecture de Jean Marc SourdillonL’HYPOTHÈSE D’ISIS
La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe, les promesses fécondes ?
Au commencement du geste d’écrire, il y a chez Isabelle Lévesque, on peut du moins le supposer pour ce livre, l’événement d’une perte ou d’une séparation. Quelque chose a été perdu, de primordial, quelque chose de nécessaire pour vivre… Sans doute quelqu’un, un père, un amour, mais aussi la parole qui allait avec, la parole née naturellement de la plénitude pour la soutenir, et qui a pour nom poésie.
Tout est « loin » désormais, à distance.
Voilà pourquoi écrire, qui est une manière de prolonger, fût-ce artificiellement, dans le présent ce qui a été perdu, est pour elle vitale :
Elle écrit, c’est sa vie.
Mais ce qui s’est perdu, avec la relation qui permettait de vivre, c’est précisément ce qu’il faudrait écrire : « le poème ». Le poème qui tenait ensemble, ou plutôt qui demeure la seule trace vivante de cela qui autrefois tenait ensemble ce qui injustement a été séparé.
Portant haut les mots, tu lisais les poèmes.
Tout se passe, dans l’écriture, comme si le poème au commencement avait explosé – soufflé par une déflagration – et qu’il était désormais derrière celle qui écrit, souffle coupé, comme s’il était devenu perpétuellement manquant.
Du poème il ne reste que des bribes, du grand feu de la vie ensemble, ne restent que des braises. Nous ferons poème de bribes. Avec tout cela comment faire un présent ?
D’abord, semble-t-il, en prenant acte de la dispersion inaugurale : Nouer les mots au feu de la dispersion.
Oui, mais comment un tel geste, aussi paradoxal, aussi contradictoire, se manifeste-t-il concrètement dans l’écriture ? Par le recueil et la disposition des bribes restantes. On voit des mots, des signes jetés en vrac sur la page, sans liens, sans fils, sans syntaxe ni coordination, parfois même sans articles. Ce sont les simples pièces d’un puzzle sans l’image qui les rassemble. Ou la partition déchirée d’une chanson dont il ne reste que quelques mots sans la mélodie qui les portait sur le silence. Accord disloqué, poème brisé, dévoré par le silence.
Souffle – à peine, léger.Conte, s’il vole.Fée change, baguette souple, coudrier,Trace où vit le soir, et l’alerteor et le jour,l’or trouvédans les légendes.
Un poème en pièces détachées. Voilà tout ce qu’on a. Les fragments dispersés d’un conte qu’il faudrait écrire. Mais manque ce qui permettrait de les mettre en ordre : la magie d’un commencement, la baguette qui fait surgir la source sous le silence ou le souffle qui soutient les mots au-dessus de lui, ce qu’on appelle tout simplement la parole. Pas d’intrigue ni de mélodie, pas d’unité ou de cohésion atteignables dans ce moment du temps. L’écriture serait la seule ressource, mais où trouver le commencement ? Là est la déchirure.
La dispersion sera ce point de départ.
Du poème dont on a perçu la grande forme englobante autrefois dans l’écoute, ne restent peut-être que des bribes. Mais ces bribes sont infiniment précieuses, braises d’instants autrefois vécus et surgissant dans le présent à la faveur des mots qui les nomment. Ou plutôt signalées par eux, désignées au loin par des sortes de notes, juste un mot ou deux comme on en griffonne à la hâte pour ne pas oublier, des sortes de pense-bêtes, d’indices sur quoi s’appuie la mémoire. Voilà pourquoi, au moyen des mots, il faut aller chercher une à une ces braises, les recueillir sinon les rassembler, les faire tenir dans un même moment, sur une même page même si manque le fil qui les tenait. C’est en quoi consiste le geste d’écrire. Une conquête sur le silence et l’oubli, une manière de « cogner » à coups de mots le temps qui toujours éloigne et décompose, grand pourvoyeur de vide.
Voilà tout ce qu’on peut, voilà à quoi ressemble un poème d’Isabelle Lévesque dans ce livre. Un poème d’un ici et d’un présent empêchés. Séparés. Un poème sans le poème mais qui le suppose, c’est en quoi il est tout de même poème. Un poème qui se souvient de ce qu’a été la poésie et qui croit encore en elle, et tend éperdument vers elle sans pouvoir la trouver.
C’est pourquoi, on le comprend, toute son écriture est un appel. Une façon de se tourner en l’appelant vers celui qui tenait en cercle le jour autour de lui et rendait possible le poème, sa totalité claire, son unité soutenant, illuminant la vie, faisant d’elle un feu continu et ordonné. Et ainsi, par ce geste, cet appel, ce qui se tente, difficilement mais non vainement, c’est de susciter à nouveau le poème qui donnait au jour sa perfection circulaire d’absolu, le soir tenant au matin sans passer par la fin.
C’est dans l’appel, Isabelle Lévesque l’a bien compris, dans « l’invocation tutoyante »1, que se situe la possibilité d’un commencement. Si écrire est d’abord disposer les éléments recueillis dans un même silence, une même blancheur sur la page, comme le fait naturellement la glace, qui laisse le florilège, trace à peine, c’est surtout par l’adresse qu’on peut sortir de l’isolement et de la séparation. C’est en s’adressant à celui (ou celle) qui tenait en ordre le temps et lisait les poèmes. En lui disant « tu », en tentant de le rejoindre, de reconstituer avec lui le pronom « cousu au point de lune » de la communauté perdue que seul aimer peut inventer. Ce « nous » ouvert sans quoi il n’est pas de « je » ni de poème, ni même de vie continue à l’intérieur du temps puisque celui-ci travaille en sens contraire à la défaire.
On retrouve là, peut-être quelque chose du grand chant courtois. Par l’adresse, par la parole, on s’avance vers celui qui toujours au loin appelle et sans cesse se dérobe. Mais qui par sa seule présence ou son souvenir indique une direction, fait de la distance une sorte de chemin, et permet ainsi que se recrée le fil qu’on a perdu, d’une histoire, d’un sens, d’une mélodie qui par son ordre rend la vie musicale, lumineuse, simplement vivable ou humaine. Sortie de l’inertie et du hasard.
Le « tu » à qui l’on s’adresse, ou parce qu’on s’adresse à lui dans le poème, en même temps qu’il féconde à distance une parole, l’oriente, a le pouvoir de mettre en ordre, comme autrefois il le faisait, les éléments qu’on lui propose. Alors ta venue changeait l’ordre et nous, certains, cheminions.
C’est ce qu’il veut : que celle qui écrit, par ses mots, fasse ressurgir un ordre, et au cœur de cet ordre une vie qui pourrait illuminer de l’intérieur comme un feu ou un baiser le présent qui s’est glacé. Il est celui qui montre l’exemple, qui enseigne à dire oui.
Tu veux. Des poèmes.Je m’attèle. Tu souris. Alors possible.Je ferai, juré, les phrases ou les vers.
Le poème, toute l’entreprise poétique devient alors une sorte de lettre qu’on écrit en dépit de la fin et de la séparation à l’être absent parce que même dans son absence, par les mots avec lesquels on s’adresse à lui, il peut se faire guide, suggérer lui-même ces mots et conduire vers le lieu du confluent des vies : J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents .
Je voudrais formuler à propos de la poésie d’Isabelle Lévesque une hypothèse. On le sait, dans le célèbre mythe de l’Egypte antique, Osiris a été assassiné par Seth, son frère, jaloux de ses amours avec leur sœur commune, Isis, déesse du Nil et de la fécondité. Il a été non seulement assassiné mais aussi démembré et les morceaux de son corps ont été éparpillés dans le vaste paysage de la vallée du Nil. Isis par amour pour Osiris veut retrouver ces morceaux épars afin de pouvoir ensuite les rassembler, reconstruire et ranimer ce corps dépecé, littéralement lui rendre vie. L’écriture selon Isabelle Lévesque obéit, me semble-t-il, au même projet. Elle recueille elle aussi les morceaux du grand corps, du grand poème dispersé. Et, dans ce livre, elle est là, debout devant la tâche qui s’impose à elle. Et elle se pose la question d’Isis : comment faire pour que l’unité se refasse et que la vie revienne, circule à nouveau ?
Face à la dispersion, sa réponse, on l’a vu, est dans la disposition et l’adresse. Il faut dans le cours des jours, entre soirs et matins, maintenir la relation, parler à cela qui gît en morceaux devant soi, présenter par la parole ces morceaux, les disposer sur la page en attendant le souffle improbable, générateur d’unité et de vie. Mais comment être sûr qu’il viendra ? L’adresse, la disposition, si elles permettent un commencement, ne suffisent pas pour donner l’accomplissement. C’est pourquoi d’autres réponses se suggèrent dans ce livre. Elles le sont parfois sous la forme d’une question comme si celui à qui elle s’adresse répondait par l’interrogative, esquivant l’affirmation et testant la capacité d’aimer ou d’espérer de celle qui écrit : crois-tu ? Crois-tu en la possibilité du poème ? En son pouvoir de redonner vie et forme à ce qui a été perdu et détruit ? La croyance ou la confiance est une réponse. Une autre est donnée, esquissée tout à la fin ; elle est dans une certaine façon d’utiliser la parole : la promesse. Il s’agirait, si l’on comprend bien, de s’appuyer sur les promesses autrefois fécondes, au temps où l’autre était là et lisait les poèmes, pour fonder dans l’aujourd’hui défait l’unité du poème et sa plénitude rêvée autour d’un avenir qui n’existe pas encore mais envisagé comme possible, mais projeté. Tout autant que son contenu, c’est la forme de la promesse, parole performative, l’acte de tenir effectivement parole, qui, parce qu’elle fait se relier le passé et l’avenir par-dessus le présent défaillant, permet d’instaurer une unité dans le temps, de littéralement tenir le temps et de substituer au fil de givre fragile et glacé le fil de vivre qui sous-tend de son chemin d’or toute poésie authentique et vivante.
La dispersion est peut-être la condition du temps. On a pu l’appeler parfois « désastre », le désastre du sens surgissant au cœur même de l’écriture. La poésie, tout en étant lucide, consiste à ne pas se borner à le constater mais à chercher à le dépasser par tous les moyens que le langage et l’imagination mettent à notre disposition, à inventer des solutions à chaque fois singulières et nouvelles pour en sortir. Là, comme le montre ce livre courageux et exigeant, dans le refus de la résignation, est sans doute la fragile force de la parole poétique, là sa raison d’être et sa nécessité.
Il se peut alors que, par une sorte de miracle, même si ce mot peut sembler étrange à celle qui écrit, un poème s’esquisse, fugitivement, évasivement, et que l’on soit d’un coup porté au bord des retrouvailles le long d’un fil incandescent.
Ce que nous fûmes résonne.Image morcelée avant le soir.Braises et ricochets. Sur la mer,fragments dispersés du jourà la lumière des baisers.
Jean Marc Sourdillon
D.R. Texte Jean Marc Sourdillon
1. La formule est de Jérôme Thélot dans La Poésie précaire (PUF, 1997)
_________________________
[Une version abrégée de ce texte a été publiée dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n°1196, parue le 16 juin 2018]
Retour au répertoire du numéro de décembre 2018
Retour à l’ index des auteurs
» Retour Incipit de Terres de femmes -
Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
par Isabelle LévesquePhilippe Fumery, La Vallée des Ammeln, poèmes,
L’Arbre à paroles, Collection P.O.M.
(Poésie Ouverte sur le Monde), dirigée par David Giannoni, 2016.
Lecture d’Isabelle LévesqueOn entre dans le livre de Philippe Fumery par le nom propre du titre, un ancrage géographique, en altitude, La Vallée des Ammeln, au sud d’Agadir.
Les montagnes de l’Anti-Atlas1 à la terre rouge offrent l’espace réel et mental sur lequel les poèmes vont s’ouvrir. La vie nomade et simple est évoquée : les déplacements « dans la camionnette bâchée », désordre dans lequel on peut apercevoir les « vaches sur la galerie », un âne, avec cette nécessité « d’amener le nécessaire ». Les poèmes, brefs et descriptifs, signent d’abord la rencontre avec une culture et ses habitants dans un dépaysement constant :
« lots colorésde bric et de broc ».
Le voyage commence à Essaouira, au bord de la mer, la vie des pêcheurs dont on perçoit les efforts pour remonter deux requins, toute une vie de « barques bleues », de « brouhaha des rues », le chant d’un chardonneret. Les sens aiguisés reçoivent les stimulations constantes de ce qui vit bruyamment, que nous suivons car la parataxe juxtapose ces éléments dans l’afflux qui nous est restitué. Peu à peu, le narrateur se soumet au charme de ce qu’il découvre :
« cinq pierres longuesajouréesde part et d’autrejusqu’au faîteforment des têtes de chevaltes rêves les franchirontsans heurttu en attends la clef ».
Des notations qui foisonnent, une forme de mystère naît. Les strophes de quelques vers peuvent faire penser aux formes brèves de la poésie japonaise, haïku ou tonka. Des phrases sans verbes, notations précises ouvrent sur une pensée ou un songe pas toujours formulés, comme une sorte d’énigme offerte au lecteur :
« tu caresses le murpour l’enduire sans heurttu oublies l’outilque ta main tient en songedepuis ce matin ».
Certaines notations comportent une leçon, même si le plus souvent elle n’est pas exprimée :
« âne en retraitsous le couverten appui sur cinq pattesimmobileabsentéde son pas d’âne ».
L’évidence côtoie le dévoilement, comme si baigné dans une eau au « son/plus clair », le narrateur pouvait frôler une révélation. La lumière sans cesse évoquée suit le voyageur ou s’impose à lui.
Parfois, deux ou trois strophes font poème :
« les étoiles ce soirla voie lactéese rangeront un peu
elles attendent le taxi bleuplus que les voituresles heures passent
plus arrondique cette petite collinele dômede la tombe sacrée ».
Ces façons d’habiter l’espace et le temps nous révèlent la rondeur de la planète, de la colline et de la tombe, ce qui passe et ce qui reste, l’immobilité passagère ou définitive. Tout nous invite à la lenteur, à la contemplation. Le mystère peut naître d’un trouble introduit par la tournure pronominale pour ces étoiles qui « se rangeront » : pour quelle attente ?
Constamment, le tissu du texte change par glissements légers. Des lieux, décrits dans leur forme, viennent alimenter la rêverie. Avec « le dôme / de la tombe sacrée », entre merveilleux et religieux, nous sommes invités à une forme d’initiation.
Oued Massa, autre lieu. Sur le sable, on observe :
« même le modeste scarabéelaisse la trace sur le sablesous sa carapacecomme une frêle caravane ».
Le mythe nomade inscrit dans la vie minuscule s’incarne de nouveau alors que les gestes rituels, sur la tombe du marabout, sont accomplis pour que l’ordre protecteur des vœux et des renaissances soit respecté. Le genêt noué autour de la tombe refleurira en hiver.
La comparaison devient un mode de lecture et de déchiffrement de la civilisation : chaque observation est décryptée au regard d’une culture que l’on n’appauvrit pas mais qui nous invite à la rejoindre. En prose et en italique, plusieurs paragraphes s’intercalent. Parfois descriptifs, ils consignent le nouveau signe de cette intégration progressive à la terre qui est visitée / adoptée :
« Les hommes par groupes discutent, ne se retournent pas à ton passage, comme si tu pouvais faire partie du paysage ».
De Tafraout à Oumesnat, ce sont les falaises qui bordent et ouvrent les poèmes : entre leur verticalité et la fragilité de maisons qui s’effondrent, ici ou là, le voyage tente de voir ce qu’il imagine et réveille la mémoire d’un voyage précédent. Le cimetière, les murs dont les pierres « se détachent », soutenues par « les branches épineuses » que les villageois utilisent pour repousser les sangliers, offre sa nudité au regard avant que la nuit n’ouvre de nouveau l’espace de l’énigme :
« les aboiements des chiens errantsrassemblent les songesde ceux qui sont éveillés ».
Des outils agricoles rassemblés semblent indiquer qu’on change d’espace ou que le temps s’est interrompu : tout y est simple, l’état de ruine lu dans chaque construction, le délitement. Pourtant, pour ce narrateur observateur et partie prenante des lieux qu’il observe, chaque trace fait signe et rappelle un voyage antérieur. Ce sont des retrouvailles qui constituent l’un des fils du texte.
La vallée des Ammeln, comme une personne vivante, s’offre enfin :
« tu as désiréd’un grand désirrevoir cet endroit ».
Et toujours l’âne croisé, à chacune des étapes, pour aboutir face à « l’immensité », terre ultime désirée. On entre dans la maison qui fait corps avec la falaise, « seul un étroit sentier y mène ». Le voyage se poursuivra après à Imchguiguiln, Aït Baha qui ouvrira sur son grenier fortifié où l’on conserve « des rouleaux de papier / serrés dans les roseaux » : tout y était consigné.
À la fin, « Agadir, dernier jour », le livre se referme sur une invitation au voyage. Le voyageur est passé, ses traces sur le sable se sont effacées. Mais ses poèmes, sans doute pas écrits avec « l’encre noire préparée / avec la laine des moutons », ont consigné ses songes et la perspective infinie de décrypter dans le paysage et ceux qui le font vivre le sens d’une culture qu’on veut approcher.
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
____________________________
1.Philippe Fumery a déjà consacré un livre aux habitants de l’Atlas : Berbères (L’Arbre à paroles, 2013).
Retour au répertoire du numéro de novembre 2018
Retour à l’ index des auteurs
» Retour Incipit de Terres de femmes