Étiquette : Isabelle Raviolo


  • Isabelle Raviolo | Corniglia



    CORNIGLIA




    Chuintement de la pluie —
    Des fleurs se sont ouvertes

    entre les pierres —
    On dirait l’éphémère

    dentelle des nuages
    Au revers de la nuit —

    l’humble présence

    effleurant ton visage —
    Murmure un nom secret

    Sans craindre la faille
    Faire place

    à la lettre muette

    aux points voyelles
    Ses chants — l’iris

    de la mer
    Qui aime, se retire




    Isabelle Raviolo, « Cinque terre » in Pierres, Thαuma, Revue de philosophie et de poésie, Numéro 15, La Compagnie des Argonautes, février 2018, page 128.






    ISABELLE RAVIOLO



    Raviolo portrait guidu
    Image, G.AdC




    ■ Isabelle Raviolo
    sur Terres de femmes

    Les Bruits dans l’eau
    Soleils noirs
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Ô mère



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  • Isabelle Raviolo |
    Paula Modersohn-Becker (1876-1907)

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique d’Isabelle Raviolo




    PAULA MODERSOHN-BECKER (1876-1907)

    L’AUDACE, LA GRÂCE D’UNE JEUNE ARTISTE ALLEMANDE
    _____________________




    PMB1
    Paula Modersohn-Becker (1876-1907),
    Tête d’une jeune fille blonde coiffée d’un chapeau de paille (vers 1904)
    Nature morte au bocal de poissons rouges (mai-juin 1906)
    Autoportrait au sixième anniversaire de mariage (25 mai 1906)
    Autoportrait à la branche de camélia (1906-1907)
    © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême




    Au tournant des XIXe et XXe siècles, la peinture de Paula Modersohn-Becker fait événement. Sa présence unique dans le paysage artistique ne vient pas seulement de la force qui s’en dégage, mais aussi de son innovation formelle. À ce titre, on peut dire que Paula Modersohn-Becker est un phénomène singulier, précurseur de la modernité, avant même qu’émergent les avant-gardes. À cette époque, en Allemagne, personne ne disposait d’une pareille énergie, ni d’un tel goût pour l’invention formelle. De même, Paula Modersohn-Becker a su révolutionner les codes de sa société en se frayant une place d’artiste au sein d’un monde essentiellement masculin, mais aussi en osant un geste pictural neuf, à rebours des conventions. Lorsque Paula Modersohn-Becker meurt en décembre 1907, âgée de trente et un ans, elle aura vécu entre deux générations d’artistes allemands différentes. Mais elle-même n’aura pas intégré un mouvement particulier, elle se sera frayé une voie propre au risque d’une solitude et d’une incompréhension1.


    Qu’est-ce qui fonde la singularité de cette peinture, sa force novatrice dans le paysage artistique moderne ?

    Quand elle peignait les visages, les corps ou les paysages, ce qui importait avant tout à Paula Modersohn-Becker était de retrouver « le frémissement en soi », cette « délicate vibration des choses » 2. Or c’est justement ce « frémissement » que le spectateur éprouve quand il regarde un tableau de Paula Modersohn-Becker : la simplicité de la forme, le choix des couleurs, le lien entre la matière et l’esprit donnent à chaque tableau une présence inouïe3. Le peintre a su rendre la beauté précaire des êtres et des choses dans une attention subtile qui marque à la fois son intelligence et son amour de l’existence. L’audace et la grâce de son geste n’ont pas seulement défié les codes, mais aussi et surtout donné à son œuvre un dynamisme éternellement actuel qui touche aux origines de l’art en se confrontant à l’existence en sa précarité même. Oui, « être ici est une splendeur ». Ce vers de Rilke4, l’ami de Paula, est repris par l’écrivain Marie Darrieussecq comme titre du beau livre qu’elle consacre à l’artiste, à son œuvre5. Il traduit bien, selon nous, ce « frémissement en soi » des êtres que, toute sa vie, Paula Modersohn-Becker a cherché à peindre avec passion, renonçant à tout compromis. Or, ce qu’il y a d’étonnant dans cette peinture, comme nous allons le voir, c’est son lien profond avec la musique : à travers cette quête de la « vibration », Paula a presque une démarche de musicienne. Elle touche à une abstraction par la résonance des couleurs, par la profondeur du dessin et par tout un travail sur la lumière : quelque chose passe qui dépasse la figure – quelque chose comme une étincelle de pure présence, une fine pointe précaire. C’est peut-être là toute la grâce de sa peinture née de l’audace d’un geste qui s’est abandonné – comme on le voit, par exemple avec Petite fille blonde assise, avec un chat dans les bras (1905), où la présence à la fois proche et distante de l’enfant passe la représentation elle-même, où l’existence laisse pressentir son mystère dans sa simplicité. Ne faudrait-il pas alors, selon l’expression de Michel Henry, « fermer les yeux » devant la peinture ? Mais qu’est-ce au juste qui nous permet de dire que la peinture de Paula Modersohn-Becker se libère de la figuration et pense alors l’art comme excès ?




    La beauté du simple : présence vibrante des êtres



    Blanche fille aux cheveux roux,
    Dont la robe par ses trous
    Laisse voir la pauvreté
    Et la beauté,


    Charles Baudelaire, « À une mendiante rousse »





    PMB2
    Petite fille assise croisant les bras (1903) | Jeune fille (Portrait du Fayoum,
    1er siècle apr. J.-C.)
    (à gauche) © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême





    « Je travaille avec une passion qui exclut tout le reste », confie Paula à ses parents dans une lettre du 28 octobre 18976. Cette passion exclusive, Paula Modersohn-Becker l’a portée jusqu’en l’audace d’un geste : des paysages de Worspwede aux natures mortes, portraits et autoportraits, le peintre a constamment tenu cette attention à la présence qui émane des êtres, à cette petite étincelle qui anime les visages – une profondeur de l’intime peut-être. Paula M. Becker ne cherche pas autre chose que ce qui est : elle s’attache à ce qui se manifeste là, sous ses yeux. Et son souci n’est pas de le copier, mais d’en rendre la « vibration ». Le 26 juillet 1900, elle confiera à son journal : « Mes sens s’affinent comme si, dans les quelques années qui me restent, il me fallait tout, tout assimiler. Et j’aspire tout, j’absorbe tout. » 7 Quand Paula M. Becker cherche ce « frémissement en soi », elle se souvient de la surface mouvante des vieilles sculptures de marbre ou de grès qui ont été exposées aux intempéries8, mais aussi des portraits du Fayoum qu’elle a vus au Louvre : la frontalité des têtes, les traits stylisés et leur expression vivante sont pour elle un potentiel d’incitations décisives9.


    Comment la pratique antique de l’encaustique trouve-t-elle une correspondance dans ses travaux à la tempera ?

    Au lieu d’étaler la couleur en surfaces lisses de façon naturaliste, elle l’applique telle une matière pâteuse. Ces épaisses touches de couleur sont pour elle « quelque chose de matériel » 10 : par cette densité même, sa peinture se fait présence. Le geste pictural de Paula M. Becker manie la couleur avec audace : elle l’applique pâteuse, la retravaille au couteau, puis lissée et vernie, ou bien, à l’aide du manche du pinceau, elle la modèle en relief, l’érafle même comme en ces remarquables Autoportraits à la main droite au menton. Une image « brute » en ressort – une peinture fondamentale : c’est cela que nous nommons la peinture excessive de Paula – une peinture détachée de toute recherche figurative et qui rend la forme nue : « Elle veut peindre la peau, les tissus, les fleurs » 11. De là vient, selon nous, sa puissance d’intensification, ce quelque chose qui rapproche cette peinture de la musique en sa pure expressivité, en son frémissement même. Ainsi Petite fille nue assise tenant une pomme (1906) s’attache moins à la figuration qu’à la présence. La peinture ne représente pas, elle manifeste une présence immédiate, une présence qui s’éprouve pour elle-même, dans sa plénitude, et qui dépasse le motif. Dans un mode libre et authentique d’apparition, cette peinture excède l’image justement : sa réalité s’égale en quelque sorte à elle-même. Elle ne signifie rien, et ce rien c’est là, pour elle être. Le frémissement, la vibration, l’essence de l’être c’est cette surface mouvante du tableau devenue rugueuse, poreuse, ouverte.


    Dès lors, en quoi peut-on dire que Paula Modersohn-Becker permet à la peinture d’échapper à ce qui l’entrave ?

    Ici, la peinture n’est plus asservie au modèle ni même à l’univocité d’un contenu de sens. Elle est bien plutôt intensifiée – elle s’affirme pleinement au présent. « Être ici est une splendeur » pour Paula, car cet être se suffit à lui-même, il ne cherche rien à l’extérieur de lui-même, dans un contenu de sens objectif. Épreuves de pure présence, les portraits de Paula M. Becker excèdent la représentation et nous mettent au contact d’un sensible qui s’égale à lui-même. Autoportrait à la branche de camélia est en cela une œuvre majeure qui témoigne du dépassement de l’impressionnisme et de l’affirmation d’une forme excédée. Si floraison et flétrissement se côtoient, Paula M. Becker ne s’arrête pas aux attributs à charge symbolique. Elle se refuse bien plutôt au déchiffrage univoque et ne veut suivre aucun modèle iconographique. Ce qui lui importe à elle, comme peintre, c’est un geste audacieux et libre, délivré du désir des images, et qui laisse émerger la forme visuelle pure.

    On retrouve cette même volonté d’un pictural dépris du figural à travers cette détrempe sur toile de l’automne 1906 intitulée Mère nue en buste, avec un enfant sur son bras11 :




    PMB3
    Mère nue en buste, avec un enfant sur son bras II
    Automne 1906, détrempe sur toile, 80 x 59 cm
    Museum Ostwall im Dortmunder U, Dortmund
    © Museum Ostwall im Dortmunder U, Dortmund




    La profondeur et la simplicité de ce tableau rendent toute la plénitude d’une présence qui ne demeure assignée à aucun statut signifiant. La peinture y est rendue à elle-même, comme libérée du tableau, faisant corps avec un désir d’immensité et libérant ainsi la grâce d’une présence infiniment sensuelle. L’audace du geste de Paula Modersohn-Becker est paradoxalement en l’abandon même de toute figuration ; dans et par cet abandon, la grâce peut se frayer un passage, occuper tout l’espace et devenir alors aussi involontaire que sa chair et son sang12. En cette œuvre peint de Paula M. Becker, on pourrait alors retrouver cette « rose sans pourquoi » du distique d’Angelus Silesius dans Le Pèlerin chérubinique : « La rose est sans pourquoi. Elle fleurit parce qu’elle fleurit. Elle ne demande pas si on la voit. » Paula Modersohn-Becker n’a pas cherché à faire voir, à montrer. Elle a, au contraire, laissé jaillir la grâce de la peinture même : une « pauvreté » qui n’est pas un néant, mais une pure simplicité – celle d’un être pleinement présent, celle de la vibration des choses comme en Nature morte avec cruche en argile, citrons et oranges (1906) où les fruits sont là, dans la splendeur de leur plénitude.

    « Et comme des fruits aussi tu voyais les femmes,

    tu voyais les enfants, modelés de l’intérieur

    dans les formes de leur existence »,

    dira Rilke dans son Requiem pour une amie13. Cette présence précaire, « sans pourquoi » fait toute la force de cette peinture et peut-être aussi son mystère. En rapprochant espace et surface, en mettant l’accent sur l’épaisseur de la pâte colorée, Paula M. Becker s’efforce de rendre perceptible la « délicate vibration des choses » cachée derrière leur part visible ; elle cherche « un mouvement dans la couleur, d’une légère modulation, d’une vibration estompant un objet par un autre. » 14 La matière porte en elle la lumière de la grâce – une luminosité profonde et inhérente aux choses, celle qui « brille au crépuscule » 15. Cette vibration des fruits est aussi celle des visages et des corps chez Paula Modersohn-Becker :

    « Et pour finir toi-même tu te vis comme un fruit,

    tu te dépouillas de tes vêtements, tu allas te placer

    devant le miroir et tu t’y enfonças tout entière,

    sauf le regard : lequel, sans fléchir,

    s’abstint de dire : c’est moi. Non : ceci est. » 16


    Et dans la délicate vibration de sa présence, Tête de jeune fille assise sur une chaise (1905) se fait l’écho profond des vers de Rilke.




    PMB10
         Tête d’une jeune fille assise sur une chaise, 1905
    © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême




    En osant se défaire d’elle-même, se « désapproprier » auraient dit Maître Eckhart et Tauler, Paula M.Becker a libéré son geste – elle a ouvert le chant de la grâce qui transforme, fait « être ici dans la splendeur », habiter la profondeur du monde. En ré-aspirant à la puissance, d’une manière originale, singulière, Paula a délié le désir de la représentation, affirmé la joie d’être. Elle a ainsi empêché le figural de saturer sa puissance de figurer, ouvert une relation dés-adhésive à la particularité. La force de ce peintre fut alors peut-être d’avoir l’audace de quitter les images, de s’extraire de leur fascination, et de rompre avec la fonction signifiante. La peinture de Paula M. Becker s’est ainsi dépouillée de toute tentation d’ontologie appropriative, conduisant un geste libre dont l’audace ne fut rien moins que le désir d’immensité dans l’affirmation d’un pictural dépouillé – beauté précaire de la pure présence et consentement total à l’existence comme le montrent Nourrisson avec la main de sa mère (1903) ou encore Nourrisson au sein (1904). Aussi peut-on se risquer à dire que peindre pour Paula Modersohn-Becker est un véritable acte de libération : elle se libère de la figuration et pense l’art comme excès effectif de toute représentation – l’épreuve d’un soi dédevenu de ses images et recouvrant la grâce d’une présence, d’un geste libre : dans l’intense joie de peindre libérant la puissance inaperçue du sensible.

    Loin de tout pathos, Paula M. Becker nous a livré une peinture sans « effets », une peinture de pleine expressivité, proche de la musique en sa vibration, en sa dimension purement sensible. Elle a eu l’élan d’un geste audacieux en se détachant des modes et des emprises psychologiques et culturelles. Sous son pinceau, la peinture est ainsi devenue « pure abondance, naissance perpétuelle » 17. Dans Mère allongée avec un enfant II (été 1906), Paula M. Becker montre cette relation première entre la mère et le nourrisson, sans mièvrerie, sans sainteté ni érotisme, mais avec une autre volupté, immense : force qui atteint au degré le plus pur du réel. Le peintre est comme revenu à l’état initial d’un regard où ce qui est vu est purement visible et non plus objectivé dans un concept. Et c’est bien dans cet acte d’un voir renouvelé qu’a lieu cette peinture de l’excès, et à travers elle, tout l’enjeu de l’art – celui d’une réforme effective du regard relativement à l’emprise du signe.




    Modersohn mère
    Mère allongée avec un enfant II (été 1906)
    124,7 × 82 cm
    musée Paula Modersohn-Becker, Brême
    © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême





    La grâce d’un geste libre : l’affirmation du pictural pur


    « Front, yeux, bouche, nez, joues, menton, c’est tout. Cela paraît si simple, et pourtant c’est énorme. » 18 Dans un élan vital et une ténacité remarquables, Paula Modersohn-Becker n’a jamais cessé de poursuivre sa voie, malgré les circonstances. Si elle n’a pu, de son vivant, exposer qu’à cinq reprises quelques tableaux ou dessins et ne vendre que trois œuvres, elle ne s’est pas laissé décourager. Pour elle, l’essentiel résidait ailleurs que dans la reconnaissance. Ce qui importait c’était de peindre, d’entrer en relation avec le monde par le biais de son art. Et elle a répondu à sa vocation en dépassant tous les obstacles. Paula M. Becker a d’abord recherché l’authenticité d’un geste pictural pur, délivré des images et des codes. Elle a peint son chant précaire à l’existence en dépouillant la peinture de ses entraves, explorant ainsi une autre forme de sensualité, un autre rapport au corps féminin comme le montre ce corps de fillette peint à la détrempe vers 1904. Elle y affirme tout le contraire de La Puberté de Munch. Il n’y a pas d’ombre chez Paula mais un corps très clair sur le fond noir, comme ce qui est là – affirmation d’une plénitude de la forme : présence libre et immense du visible. Une intensité s’en libère. Par la couleur, la lumière, la nudité nous livre ici tout son éclat précaire. Avec Paula M. Becker, la peinture reconquiert sa puissance propre, ne s’ordonne plus au motif, à une fin extérieure – elle est « sans pourquoi ». Le regard est libéré des restrictions signifiantes et se laisse ainsi pleinement toucher.




    PMB6
    Petite fille nue assise, jambes repliées I, Elsbeth Modersohn (1904)
    © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême




    La simplification des corps générée par le refus des détails et des particularités individuelles au profit d’une peinture de la pure présence témoigne bien chez Paula M. Becker d’une volonté de libérer la forme, de la laisser s’affirmer elle-même. Les portraits de fillettes et de garçonnets sont ainsi saisissants de cette présence comme si elle les avait laissés venir de l’intérieur, dans la pure présence de leur existence. Ce qui apparaît ici dépasse le tableau lui-même, la signification pour être pleinement dans l’ampleur d’une présence, dans la joie spacieuse. Le peintre ouvre alors un autre champ de vision comme antérieur à la construction de tout donné signifiant : un regard originellement donné et recouvert. En cette antériorité le réel se livre ainsi directement, en une impression première, précédant toute captation, toute restriction par la sphère mentale : regard archaïque, vision immémoriale s’exerçant avant l’intervention du discours et libérant la pleine réalité d’une présence non interprétée comme nous le montre ce Portrait de jeune fille, les doigts écartés devant la poitrine (vers 1905) : Paula M. Becker y modèle le visage clair et lumineux, et le fait ressortir sur les tons pastels et terreux de l’arrière-plan. Pourtant ni la lumière ni les ombres ne sont ici employées comme des moyens plastiques. Ce sont bien plutôt d’épaisses couches de peintures qui laissent par endroits transparaître la structure de la toile. Ainsi Paula M. Becker libère ici le portrait de tout prétexte narratif, mais plus encore la peinture même du significatif. Tendant à purifier la peinture du signe, le peintre tend vers cette forme pure, refusant la production de fiction, l’image des choses et des gens, ou encore la peinture de l’extériorité absente.




    PMB7
    Portrait de jeune fille, les doigts écartés devant la poitrine (vers 1905)
    détrempe sur toile, 41 x 33 cm
    Von der Heydt-Museum, Wuppertal
    © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême




    En se défaisant des images, de la restriction figurative, Paula M. Becker excède ce qui est montré pour atteindre ce qui est présent – débordant ainsi la signification, la détermination particulière et la personnalisation, elle libère la peinture de toute clôture et la rend à sa propre gestation, à sa fécondité interne – acte pur de peindre ou puissance affirmative de la sensibilité. Chez Paula M. Becker, la présence effective se défait de la représentation et s’ouvre alors à l’exigence de l’être-là dans une grande et simple beauté : voix nue qui réside dans les choses, dans les êtres19. Par le geste audacieux du peintre qui laisse ainsi passer la grâce de la naissance éternelle, l’immensité est retrouvée en son actualité, dans la présence si prégnante des regards d’où s’élève le souffle singulier d’un chant universel – celui de notre humanité dans sa grandeur, dans sa beauté simple, précaire. Quand nous regardons Tête d’une jeune fille blonde (1905), nous y reconnaissons notre humanité atemporelle.




    PMB8
    © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême




    La grâce du geste libre de Paula M. Becker a permis la manifestation de ce « frémissement en soi », de cette « vibration » où passe le souffle intime de l’être qui dit, en sa sensibilité détachée de toute référence et de toute fonction du signe, quelque chose d’infiniment musical. 19



    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte Isabelle Raviolo, Paris, décembre 2016



    __________________

    1 La sœur de l’artiste, Herma Weinberg nous dit en effet que pour Paula, « dans l’ensemble, cela se passait dans une solitude inouïe » citée par Rolf Hetsch (éd.), in Paula Modersohn-Becker, Ein Buch der Freundschaft, Berlin, Rembrandt Verlag, 1932, p. 18.
    2 Journal, 1er décembre 1902, in Paula Modersohn-Becker, Briefen und Tagebüchern, édition de Günter Busch et Liselotte von Reinken, révisée et augmentée par Wolfgang Werner, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 2007, p. 388.
    3 Après une visite à Worpswede, Rilke écrit : « Le plus curieux fut de trouver la femme de Modersohn dans une évolution très personnelle de sa peinture, peignant sans égards et droit devant des choses qui sont très de Worpswede et que pourtant jamais personne n’avait été capable de voir et de peindre auparavant. » Rainer Maria Rilke à Karl von der Heydt, le 16 janvier 1906.
    4 Vers extrait des Élégies de Duino.
    5 Paru aux éditions P.O.L en 2016.
    6 « Je ne veux pas être à moitié, je veux être tout entière », dit Paula à Otto Modersohn, son mari, dans une lettre du 29 décembre 1900.
    7 Journal, 26 juillet 1900, in Paula Modersohn-Becker, Briefen und Tagebüchern, id., p. 266.
    8 Journal, 20 février 1903, in Paula Modersohn-Becker, Briefen und Tagebüchern, ibid., p. 409.
    9 Si ce sont les œuvres de Cézanne et de Gauguin qui ont rendu Paula M Becker consciente de la question de la forme, les portraits funéraires antiques lui ouvrent les yeux sur l’humanisation de cette forme. Après sa « rencontre » avec les portraits du Fayoum au Louvre, Paula va chercher à donner la vie aux formes – par-delà toute recherche de représentation, de figuration.
    10 Journal, 3 juin 1902, ibid., p. 376.
    11 M. Darrieussecq, Être ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker, Paris, P.O.L, 2016, p. 81.
    12 « Je dois faire de la grâce ma chair et mon sang ». Journal, in Paula Modersohn-Becker, Briefen und Tagebüchern, ibid., p. 124.
    13 R. Maria Rilke, Requiem pour une amie, traduction Jean-Yves Masson, Lagrasse, Verdier Poche, édition bilingue, 2007.
    14 Journal, 3 juin 1902, in Paula Modersohn-Becker, Briefen und Tagebüchern, ibid., p. 376.
    15 Paula M Becker confie ainsi à Clara Rilke-Westhoff : « Ces derniers temps, je pense à nouveau intensément à mon art, et je crois qu’en moi cela avance. Je découvre même, me semble-t-il, un lien avec le soleil. Non pas le soleil qui divise tout et jette partout des ombres, effeuillant le tableau en mille parties, mais le soleil qui couve et rend les choses grises et lourdes, les reliant toutes dans cette lourdeur grise, de sorte qu’elles ne font plus qu’un. » Lettre à Clara Rilke-Westhoff, 13 mai 1901, ibid., p. 344. C’est ce rapport au soleil « intériorisé » qui distingue Paula M. Becker de Paul Cézanne, ce dernier ayant travaillé « sur le motif ».
    16 R. Maria Rilke, Requiem pour une amie, traduction Jean-Yves Masson, Lagrasse, Verdier Poche, édition bilingue, 2007.
    17 Journal, in Paula Modersohn-Becker, Briefen und Tagebüchern, ibid., p. 345.
    18 Journal, 25 février 1903, in Paula Modersohn-Becker, Briefen und Tagebüchern, ibid., p. 345.
    19 Depuis Paris, Paula M. Becker écrit à son mari, Otto, que les tableaux doivent « avoir en eux un souffle, un pressentiment, une étrangeté, comme dans la nature telle qu’elle nous apparaît dans les instants où notre regard se porte, sincère et clair, sur l’essence singulière des choses. » Lettre de Paula Modersohn-Becker à Otto Modersohn, 18 février 1903.



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  • Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres

    par Isabelle Raviolo

    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    L’ŒUVRE DU VIVANT : UNE LUMIÈRE PRESSENTIE AU-DELÀ




    L’essentiel est l’infinie faiblesse



    Nous ne voyons plus dans la même lumière,

    Nous n’avons plus les mêmes yeux, les mêmes mains.

    L’arbre est plus proche et la voix des sources plus vive,

    Nos pas sont plus profonds, parmi les morts.

    Yves Bonnefoy, Pierre écrite.



    Dans ce très beau recueil dédié à ses petites filles, Tosca et Anna Livia, Sylvie Fabre G. ouvre l’espace d’un recueillement, d’une joie intérieure : le lecteur est invité à l’écoute attentive de la naissance, à l’émerveillement.

    La pureté des vers, leur sonorité aquatique, l’élan de leur douceur, sont autant d’appels à vivre avec l’enfant « une vérité inédite » où apparaît, discrètement, l’éclat d’un cri s’accordant à l’existence, exultant dans la lumière. Ici, la métrique répond à la mesure immense des visages naissants : un don d’amour sans cesse renouvelé où les syllabes se posent sur les notes – comme un battement de cils au sortir de la nuit.

    Les mots de Sylvie Fabre G. s’assemblent en une symphonie où le cœur est « en dialogue avec le monde et ses règnes ». Tombées des lèvres s’énonce comme une prière de louanges : une poésie de la grâce qui se fait tout entière ouverture et accueil. L’offrande qui nous est faite est celle de la fragilité même, de la présence éphémère qui se retire pour laisser place à plus grand qu’elle, à l’œuvre du vivant. L’exergue du recueil nous le rappelle en ces vers de Philippe Jaccottet :

    « Fragile est le trésor des oiseaux. Toutefois

    puisse-t-il scintiller toujours dans la lumière ! »

    La poésie délicate de Sylvie Fabre G. fraie ici « le passage où il n’y a pas de temps », et nous fait entendre l’inouï d’une voix au son d’innocence – creuset d’un immémorial où vibre l’informulé.

    « La perte, qu’en faire n’est plus la question,

    l’essentiel est l’infinie faiblesse,

    la douce pesanteur (l’une après l’autre)

    des corps des enfants. »

    La poésie, qui a pour objet la finitude, est là signifiée en ce qu’elle a de plus spécifique : « la joie originaire de la vie », celle qui chuchote « l’étrange et caressante tristesse de ce qui est là, va et vient, se dérobe, et déjà meurt. »

    La parole ne suffit plus. Elle doit se porter au-delà d’elle-même, s’intensifier en ce chant d’oiseaux qui traverse tout le recueil et qui excède toute parole. Elle se fraie un passage dans la nuit, vers l’autre rive – ce lieu poétique fondé sur l’ellipse et le manque, et qui recèle pourtant en lui le rêve pastoral, comme un noyau central, libérant la constellation du désir :

    « Au sortir de la nuit la cadette appelle, grisolle

    et bat des ailes, une insurrection qui tire la mère

    et le père vers le lit à la matinale appétence,

    les fait entrer dans le rayon sensuel de son sourire

    né d’une faim de lait et de baisers, de mots

    et de visages, un nid bourdonnant, bourgeonnant

    à même les membres, le tronc, la tête, le bec

    de la gentille alouette inventrice de gestes

    plumant de leur cœur l’amour, le mêlant

    au courant des lèvres qui en goûtent l’haleine

    à sa voix pour toujours cascade légère où

    le jour s’éclabousse de bruits d’oiseau. »

    L’intensité silencieuse du vécu n’est pas séparable du peu de mots qu’est la poésie. Le poète se tourne vers cette parole dont l’existence ne se distingue plus : une « parole d’enfant bergère dans une sagesse qui accorde sa bonté à l’instant. »





    Couler de source pure : la joie et l’angoisse irrésistible de vivre



    L’écoute attentive de ces poèmes qui « jaillissent et chantent pareils aux fontaines », requiert le silence, et un espace retiré et secret. Le lecteur vibre alors au son de cette corde intérieure, où la transparence d’une voix se fait entendre, dans l’écoute soudain désaltérée : instants fugitifs égrenés comme notes d’enfance où s’éveillent deux chants d’alouette pour dire la vie intacte.

    Sylvie Fabre G. invite à cette écoute subtile qui se relie au chant vivant d’une nouvelle éternité. Anna Livia et Tosca délivrent, en leur enfance fragile, l’incarnat de la vie, le temps d’un éclair. Cela coule de source pure comme dans l’ordre ébloui de la voix où la créature s’accorde au désir. Ce sont ces paroles que la poésie de Sylvie Fabre G. sait prononcer malgré la nuit et l’angoisse – des paroles que la poésie rend à leur densité comme à leur pureté : œuvre au noir où ce qui semble banal, insignifiant à nos oreilles blasées, devient voix inouïe dans le feu de poésie, cet « horizon intime où s’éternisent de brefs soupirs qui plongent dans l’ouvert ».

    Mais le plus pur est aussi le plus fragile, et ce qui nous est offert dans l’instant est appelé à disparaître. Cette précarité est-elle ignorée du nouveau-né ? (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). La poète s’interroge et sa question devient prière de demande mais aussi acte de foi en la vie, en ce monde fini qui, comme le poème, n’en finit pas de requérir les nouvelles arrivées dans l’œuvre du vivant : il s’en dégage une communion à la Terre, un toucher mystérieux et délicat que la poète parvient à dire avec une grande sensibilité :

    « Au loin du parc où courent les petites jambes,

    la terre qui les connaît et qu’elles connaissent,

    comme les pins, le tilleul et le hêtre bruissant

    accueille la joie et l’angoisse irrésistible de vivre »

    L’épreuve de vivre s’inscrit dans cet élan confiant qui ne refuse ni la joie ni l’angoisse, qui accueille le clair et l’obscur dans l’instant présent pleinement aimé et reçu : « être là dans l’éternité aimante du regard » dit ce geste simple et exigeant de la présence qui ne s’approprie rien, et qui, dans sa désappropriation même, laisse passer la lumière.

    « Toute enfance a sa divination

    dans le sourd appel de son angoisse

    ce qui bruit est l’informulée

    blessure qui pressent

    (à corps défendant, âme vivante)

    la soustraction possible d’un départ.

    Dans le langage du baiser, nul salut

    qui puisse guérir jamais

    la violente solitude de vivre. »

    Si les fillettes ont le pouvoir d’éveiller un sentiment de jouvence dans la langue, de faire jaillir les mots comme des sources pures, elles pressentent aussi le réel et sa finitude. Elles ne s’y résignent cependant pas, et parviennent à habiter ce réel avec l’élan de leur confiance, à faire naître les couleurs dans le noir, à en révéler la lumière. Alors, « vivre – avec l’enfant, c’est toujours comme une vérité inédite. » Vérité inédite parce que seul l’enfant, dans sa grâce unique, en a le secret, un secret qui s’éprouve dans la charité discrète. Cette force de l’enfance naît de sa blessure, de sa fragilité même ; elle est la force même de l’abandon, de la confiance qui éclaire l’aïeule triste par ses gazouillements enjoués, qui a l’art des salves et des trilles : « les drôles de petites balles au canon de sa voix atteignent leur cible », nous dit Sylvie Fabre G. Quant à Tosca, l’intrépide, semblable à l’alouette, elle est celle qui parvient à ajouter au jour la vaste présence de son grand « oui » à la vie : l’immense promesse qui s’en dégage est celle qui ramène l’aïeule à la vie. Car la voix de l’enfant est celle du consentement, de l’abandon joyeux et lucide à l’existence présente, si bien que « le cœur vermeil rebat, oubliant un moment au coin noir des mots la mort du fils qui bat sous les nuées. » C’est elle, « l’intimide, Anna Livia au bouquet du poète », qui allume le feu intérieur, trace la voie de la liberté dans l’éternité aimante du regard confiant.

    C’est cette confiance orante qui touche tant dans ce recueil : une confiance que Sylvie Fabre G. sait adresser à « plus grand que soi », dans la vie qui s’en va et dans celle qui vient, comme en ce geste éphémère qui trace un dessin sur le sable mouillé. Nous sommes ici dans sa lumière : celle de l’enfance redécouverte sans niaiseries – une enfance dépouillée de ses oripeaux doucereux – et rendue à la lumière vibrante de la vie. Sous la plume de Sylvie Fabre G., le territoire de l’enfance devient envol d’oiseaux, chant qui monte des profondeurs de la Terre et qui se répand dans le ciel : « accord qui monte avec le vent, bleuit l’ardoise des lavandes et désoriente son geste de cueillir ». Elle en signifie la force candide par l’abandon, l’instant fragile dans le rire qui gagne l’apesanteur. Le jeu déploie alors sa lumière diaprée dans une vibrante remontée d’être, et « le bain dans le bleu qui coule de la montagne jusque dans la piscine prosternée » devient « salutation ». L’espace ludique s’énonce comme une vie consentie, l’expansion de l’âme dans l’ardent désir d’étreindre l’inconnu :

    « Par penchant de corps l’enfant cabriole,

    tant de nette énergie à dépenser

    entre les jets d’eau, le toboggan et la balançoire

    qui donne le la pour le jeu.

    Une course au bonheur sans compter,

    mille ans peut-être en quelques heures

    pour celle qui ne croit pas au temps

    sauf pour durer : encore, encore,

    […] »

    La présence vibrante de l’enfance s’exprime à travers la musique des vers, leur rythme, leur soupir et leur silence : la partition laisse passer l’éclair scintillant de la présence qui bat comme un cœur d’oisillon. Car ces petites filles n’ont pas encore le souci de mourir, elles sont tout entières dans le pur être-là, dans l’épaisseur de l’instant qu’elles habitent avec ardeur. Anna Livia et Tosca traversent le jour avec cette « sauvagerie d’aimer et d’être aimées ». Mais déjà elles connaissent

    « […] les ordres

    intraitables du temps, l’attente battante

    (oh la peur de l’abandon encombrée de larmes

    la jalousie qui fait flamber les yeux

    tanguer inexplicablement le corps délaissé) » […].

    Leurs jeux, leur questionnement, tout leur être dit la soif d’exister, d’embrasser la vie à pleines mains, d’exprimer leur amour avec leurs mots d’enfant. Sans le savoir, sans le vouloir souvent, Anna Livia et Tosca

    « s’essaient à entendre et à dire où va le vent,

    elles luttent en rires et en colères, s’insurgent,

    l’endroit sur la terre et sous le ciel l’envers,

    le blanc, le noir, leur voix stridulant dans l’azur. »

    Alors la joie s’ouvre au corps de l’enfant qui épouse la vie sans nulle capture. Semblables à la rose d’Angélus Silesius qui « ne demande pas si on la voit », qui « fleurit parce qu’elle fleurit », les petites filles sont là, présentes à un monde qui demande l’abandon du corps, dans la joie élargie aux dimensions d’un chant d’oiseau. Et cette joie est spacieuse parce qu’elle est fragile, parce qu’elle s’est rendue capable de recevoir, n’oppose ni barrage, ni mur. Parce qu’elle désarme l’apprivoisement, endigue la coulée du vide, et dépouille les visages pour en faire « ces étrangers qui creusent la brèche ».

    L’enfance fait basculer le monde de la nuit vers le jour, elle nous rappelle cette joie des profondeurs où naître donne sens, où naître ne s’inscrit dans nulle fixité, dans nulle norme, mais « dans l’incertitude du toujours à venir de sa marche ». Aussi, dans quelle mesure la rencontre de l’autre dépossède-t-elle le poète de toute volonté d’emprise, et lui redonne-t-elle conscience de « l’absolue nécessité de lâcher prise » ?

    L’enfance est ce miracle qui nous impose « un bonheur dans l’effroi de l’instant / où son corps (mailles lâches) / crée le chemin vers lequel il tend ». Ce chemin est parole née d’incarnation vécue, dans la joie de l’abandon. La présence est ce plein qui comble tout en laissant le vide intact et qui même le révèle, le fait briller : c’est de cette illumination du vide que Sylvie Fabre G. parle quand elle évoque « ces histoires où ferraillent le fort et le faible, / un calque – fond d’images et de mots qui atteignent / l’âme humaine d’Anna Livia avant de se refléter / dans ses yeux puis de se poser sur ses lèvres / qui les prononcent et infiniment leur donnent foi. » Pas de réservoir plus obscur, mais aussi plus transparent, que ces histoires, confie la poète, comme si le leurre d’une plénitude de jour brillait au creux du vase vide, de même qu’un reflet coloré du ciel fait miroiter l’éternité au sein noir de la flaque. Tracée sur le vide, ne reposant sur rien, la plénitude est le fruit d’une patience qui sait devenir confiance, amour, œil clairvoyant devant L’homme qui marche :

    « Au musée il y a l’eau derrière les grandes baies, les fauteuils

    où grimper et en face L’homme qui marche de Giacometti.

    Dans l’œil clairvoyant d’Anna Livia, il n’est pas un objet,

    mais une question qui trouve réponse dans le geste de sa main

    tendue pour voir […] ».





    Illumination de l’obscur : la rencontre de l’autre



    L’intime proximité de la présence et du néant trouve un symbole en l’image de l’eau, omniprésente dans la poésie de Sylvie Fabre G. L’eau intègre en elle vie et mort. Des eaux matricielles aux eaux de la mort, en passant par les eaux lustrales, l’eau favorise et alimente la présence : Tosca « regarde les gouttes de pluie, perles sur les vitres pareilles aux larmes qui coulent sur les joues et les baptisent ». La rencontre de l’autre est alors éclatement des contours de l’être, dilatation du monde, « élargissement » cosmique :

    « Les yeux et la gorge encore pleins de larmes,

    Anna Livia à la fenêtre de minuit regarde

    la lune et tend sa main vers le miracle de la clarté.

    Oubliant déjà la montée des ombres,

    elle veut aller dehors flotter dans l’infini

    avec les arbres d’argent et les fleurs étoilées,

    […] »

    Cette réalité des corps enfantins, de leur présence, agit sur les mots, bien qu’obliquement, invisiblement. Dans Tombées des lèvres se déchiffrent en effet les traces du passage de cette main qui touche les vocables et les transmue. Et c’est dans sa texture même que

    « la gravité des a tombe

    pour mieux résonner et faire glisser le s, le l

    et le v jusqu’au plus léger qui advient : trilles d’envol, i ou o

    voyellent prénoms de petites filles

    et autrement les modulent

    en langue d’oiseaux. »

    Cette langue est celle du chant poétique, de l’épiphanie du simple et du sens caché (le sens mystérieux de ce qui n’est que simple). La présence de l’autre libère la cellule des syllabes qui se transmue en langue d’oiseaux, unissant le ciel et la Terre. Anna Livia et Tosca offrent au poète de découvrir les choses « déjà » là avec un autre œil : elles sont cette lumière qui éclaire l’arbre, sa frondaison, le bleu du ciel et le chant de la Terre « enchantée des constellations ». La présence de Tosca et d’Anna Livia met au monde le « fruit », révèle le geste poétique, le geste qui accomplit le dévoilement du caché : l’élan oblatif du don. Elles offrent leur enfance comme ce geste simple de vivre au poète qui en retrouve la saveur. Il a fallu qu’elles viennent au monde, que le poète vienne à leur rencontre, pour qu’advienne cette enfance de l’écriture, cette poésie précaire où toujours le vers est prêt à se rompre, à se briser, dans la blessure pressentie d’un départ.

    En ce chant de l’enfance, en ce langage encore informulé, Sylvie Fabre G. redécouvre les formes justes qui respirent, « l’inconnue saison qui ondoie et appelle l’enfant à la plénitude ». Cette plénitude est celle de la simplicité, de l’abandon qui porte avec lui les couleurs et le rire, et la langue des oiseaux. Le geste simple de Tosca, le rire éclatant d’Anne Livia fusionnent avec l’eau du réel, participent de l’être du monde.

    « Déjà le monde ordonnance l’amour, sépare

    la prime naissance du proche grandissement

    et sa voix, au loin de langage assuré,

    ne nous laisse pour viatique qu’un doux zézaiement… »

    Les « riches heures » de l’enfance, ce trésor de vie et de joie, lèvent les clôtures et les pesanteurs, donnant à la langue la justesse et la beauté de la vie par on ne sait quel pouvoir de métamorphoses : ailes d’oiseaux déployées comme des vers dont l’envolée touche les profondeurs du sens, dont le chant inouï jaillit de source claire.

    « Sous l’arbre du pré, à hauteur de clartés et d’ombres,

    elle s’enivre d’une parole qu’elle lance vers toi qui la suis

    au paradis quotidien de sa voix, elle te confie un monde

    en tournures naïves qui déjà s’enhardissent de rythmes

    dont le bord de sa bouche fluide vocalise le sens,

    […] »

    Les thèmes de l’arbre, de l’oiseau, du fruit, de l’eau, de la fleur et de l’enfant, convergent tous ici pour célébrer l’éveil d’une parole renaissante, l’exigence d’un retour à l’origine qui se partage entre l’eau trouble d’un souvenir, la conscience d’une finitude et le désir d’un paradis perdu. C’est ce fruit ambigu qu’offre la poète, laissant entendre qu’il est lui-même fait de mots qui nous perdent (des mots porteurs de néant et d’absence) et d’une parole qui nous sauve (parce qu’elle restitue avec plus de présence le lieu même dont nous éloignent les mots). Et si la Terre apparaît transfigurée dans la parole d’Anna Livia et de Tosca, si les larmes sont des éclosions de vie, c’est par la grâce d’un consentement, « l’éternel présent d’une enfance qui a laissé ses traces et réclame insistante de refaire jour en perpétuant l’aventure. » L’aventure est celle du regard qui apprend à voir autrement grâce au regard de l’enfant. Par lui, le poète se fait « voyant » : il voit la beauté du simple, de l’ordinaire d’une existence oubliée.

    De près, le langage n’est fait que de mots stériles comme les pierres ou comme le sable. Mais vus sous une certaine lumière poétique qui les transfigure, certains mots se mettent parfois à miroiter comme de l’or (« oh ta sidération retrouvée dans l’effroi ! »), et les choses du quotidien, les êtres que l’on croise se révèlent sous une autre lumière :

    « La maison, le couloir ombreux, la chambre, le bureau

    dans la chambre deviennent des lieux de l’inapprivoisé.

    Et la plante de la mère, goûtée à même son pot, surgit

    aussi fabuleusement que sur l’étagère la photo du père

    à embrasser […]

    […] autant de petits riens

    qui commencent à exister pour propager le contentement

    et nous permettre de percevoir ce qu’on ne perçoit jamais »

    Ainsi, la parole, pour rester vive, doit sans cesse renaître des eaux. Ici, l’eau est faite de sel : ce sont les larmes des fillettes qui ouvrent le monde et apprennent à voir, parce qu’elles disent le lâcher-prise, l’abandon salvateur, et le retour au souffle :

    « Cœur d’une interrogation silencieuse où bat le pouls

    de l’autre et qui saisit une vérité diurne et nocturne aussi improbable

    que le noir dans le rouge désarmé du coquelicot : qui es-tu, toi ?

    Iris d’un regard à vif qui muettement exige, mais répondre

    fera-t-il entendre le secret dépôt du nom dans la voix,

    […] »

    Pour que la parole puisse avoir l’étoffe de ce qui est, il faut qu’un regard à vif l’anime.

    La vie reconquise en ce « cri de l’alouette au fond du ciel » apparaît dans la splendeur de sa précarité. L’enfance demeure l’inapprivoisé en nous, présence qui apparaît comme la dissipation du rêve, dans le vécu lui-même, dans cette « allure décidée et légère qui décale sa trajectoire et en fait dans l’instant une quête » : attitude en marge des mots ou plutôt en avant d’eux, dans l’ouvert d’un devenir qui échappe au texte clos, dans une naissance sans cesse reconduite à soi-même et à l’autre.

    Transfigurée par le regard de ses petites filles, Sylvie Fabre G. nous fait entrer dans la demeure du réel, dans ce cri de l’enfant où la présence s’affirme.

    « l’esprit aussi se désencombre, s’allège, prépare

    le vide qui appelle le lancer, haut, loin, et l’air

    crie victoire, bulle ouverte à l’espace, perméable

    à la voix de celle qui court dans un tangage plus fort

    que le sol vers l’illimité foyer où monte le ballon

    maintenant dansant dans la lumière qu’à son tour

    elle rejoint, moment de gloire pour la jeune héroïne

    en train tout simplement de lever la clôture de la terre. »

    La poésie de Sylvie Fabre G. dit cet événement de la rencontre qui ne trouve sa condition de possibilité que dans l’espace de la parole hospitalière, dans ce oui à la vie sensible, incarnée. Car si remercier, c’est aussi répondre, c’est peut-être en cela que la parole n’épuise pas le sens de ce qu’elle dit, et appelle nos voix de lecteurs afin de se poursuivre et de croître,

    « quand la ligne d’arrivée se fait la parfaite

    invention du corps et du cœur pour éprouver

    un lieu qui jamais ne se dérobe

    malgré et dans l’ivresse de la liberté,

    qu’importe si remue au fond des rires adultes

    la conscience d’une autre course ».

    Au-delà du poème, avec le poème, les frontières sont poreuses. Et nous ne devenons les hôtes de ce monde que si nous sommes assez clairvoyants, frémissants, semblables à ces mots que le poème a rendus complices, délivrés de notre opacité, sans rien posséder, dans l’insouciance du temps. La parole hospitalière est en son fond patiente, humble. Mais sa patience n’est pas passivité, elle signifie l’être en éveil : la parole se laisse alors parler par la poésie qui la précède et qui la nourrit. Et toujours le poète est en travail d’enfantement – car il n’est poète qu’en ce qu’il se laisse lui-même déborder et laisse la poésie le déborder, dire le poème lui-même « à mesure d’enfance » :

    « L’enfant ne sait pas qu’il n’est pas né pour rester

    enfant, il suit la flèche aiguë du temps

    et goûte son génie, manière d’étancher la soif

    d’un réel accepté bienfaisant ou terrible.

    Vivant le monde il se penche sur ses effilochures

    pour attraper les êtres et les choses à travers,

    et sans jamais opposer le centre et la circonférence,

    il s’emploie à saisir l’éclair dans l’orage,

    dans le fruit le noyau, les yeux dans le visage,

    lampes qui jours et nuits crépitent,

    teignant les mots et les voix proches

    de lointains qui appartiennent à l’innommé. »

    Acceptant de se décentrer, la parole poétique, rendue à l’enfance, se fait parole discrète, s’ouvrant à l’altérité. La voix intérieure s’énonce par une altération de l’intime constitutive de l’intériorité véritable. Écouter, c’est être au plus intime de soi ouvert à l’autre et par lui transformé, en permanence et par surprise, c’est être capable de teindre les mots et les voix proches de lointains qui appartiennent à l’innommé. L’intimité n’est donc ni refuge ni abri, mais lieu d’une exposition plus grande, lieu d’une blessure – espace intérieur où la ferveur se mêle à l’angoisse. Dans le secret du regard des fillettes, dans les voix enfantines de Tosca et d’Anna Livia, ce que Sylvie Fabre G. murmure à l’oreille du cœur, c’est cette parole qu’elle puise au tréfonds de petits êtres livrés à l’écoute – une parole qui ose se décentrer, une obéissance qui écoute, une attention hospitalière à l’enfance, « aux grands pas de la rumeur que fait la vie ». Il appartient donc à cette parole de ne pas savoir parler : dans son aveu de nescience, elle s’ouvre alors au milieu du silence, à l’abîme, au fond sans fond. Elle se reçoit de cette blessure même qui fonde son essentielle précarité. Car, si le poète ne parle que depuis la source qu’il n’est pas lui-même, cette source le requiert en sa voix humaine qui, pour autant qu’elle se retire elle-même, laisse passer la voix de fin silence comme ce murmure du chant du monde :

    « L’accueil, le déploiement et la métamorphose

    content l’histoire des commencements

    trait d’union entre les générations

    la montagne et l’eau, l’air et la lumière

    donnent un nom perpétuel à des visages éphémères :

    il n’y a qu’un seul voyage. »

    Ainsi, nous ne créons que dans la rencontre, nous faisons advenir. La tâche aura été menée à bien quand nous serons rendus le plus loin qu’il était permis à l’avant du poème, quand nous laisserons place à ce qui n’est plus à nous, comme un enfant qui sera nous en étant davantage que nous, la voix profonde épanouie, un grand « oui » à la vie.

    La poésie de Sylvie Fabre G. nous parle depuis ce « oui », depuis cette parole dessaisie de sa volonté impérieuse, une parole qui devient elle-même autre, parole-autre en tant qu’ouverte sur le monde dont elle se fait l’hôte humble et attentif.

    Celui qui sait écouter la voix inouïe qui habite les vers de Sylvie Fabre G., celui qui sait regarder, avec le troisième œil, l’éclat de leur lumière, la densité discrète de leur souffle, s’étonnera avec joie de cette enfance retrouvée, détournée de tout rêve et de toute image édulcorée : une enfance capable d’habiter la précarité, une enfance qui la transforme sans la fuir, qui ne fuit dans nul monde paradisiaque, mais qui révèle la lumière de ce monde présent.

    On le comprend ici, comme on l’avait compris avec Frère humain : rien, dans l’univers de Sylvie Fabre G., n’est jamais acquis. Tout est sans cesse à reconquérir. Il y a dans cette poésie sensuelle, si proche de la nature, des forêts, de la terre et de l’eau, une quête sans cesse reconduite, une demande qui nourrit et qui s’offre avec humilité au monde et aux autres – cette demande comme deux bras ouverts est ici figurée par la métaphore des bras qui traverse cette poésie :

    « Ses bras, entre espoir et effroi, demandent la commune

    présence, enlacés au cou du père dans une intimité

    sensible qui le ravage et l’oblige à ralentir un temps que

    l’injonction de l’heure tranche avec des dents de fauve […] ».

    On pourrait dire d’une certaine façon que, dans ce très beau recueil, Sylvie Fabre G. transgresse les rêves d’enfance, échappe aux représentations et aux constructions mentales de l’autre, pour ne recueillir dans le chant poétique que la quintessence de la présence, sa lumière et sa chaleur. La simplicité de l’enfance n’a rien de la facilité qu’on lui prête de prime abord : elle est exigence, vérité de parole pour la présence, contre l’imaginaire. L’enfance est donnée de haute lutte : une lutte en vue de la finitude, contre les abolitions, contre les clôtures. Ce grand « oui » offert par Anna Livia et Tosca, nous l’éprouvons en nous comme cette symphonie du vivre réitéré en son souffle profond et toujours novateur à qui sait l’accueillir dans le silence – un grand souffle qui fait de nous des danseurs au pied léger :

    « et c’est à chaque fois la douleur

    de la créature qu’elle transmute

    en don d’amour. »

    La poésie revêtue de son vêtement originel, de son enfance, est cette présence aimante qui s’ouvre, cette épreuve de la liberté où l’amour ne dit rien d’autre que ce qu’il est en sa précarité : nulle chimère ni naïveté, nulle illusion où se complaire, mais une vie qui vibre au rythme du réel qui se soustrait à nos prises, à nos emprises. À son plus haut, qu’on peut au moins pressentir, la poésie doit bien réussir à comprendre que ces images qui, absolutisées, auraient été mensonges, ne sont plus, dès lors qu’on les traverse, que les formes tout simplement naturelles de ce désir si originel, si insatiable qu’il est en nous l’humanité comme telle : et l’ayant refusé, elle l’accepte, en une sorte de cercle qui constitue son mystère, et d’où procède d’ailleurs sa qualité positive, son pouvoir de parler de tout :

    « Être-au monde : en ces herbiers sacrés

    visuels et sonores, l’enfant se tient

    sans se détourner de l’avènement,

    souverain d’une histoire impossédée. »

    En un mot, l’enfance énonce cette joie malgré la nuit, malgré la séparation, malgré l’angoisse. Car, à mesure d’enfance, rien de ce qui a fini ne finit d’être. Sous la plume de Sylvie Fabre G., l’enfance devient ce qu’elle est de toute éternité :

    « L’accueil, le déploiement et la métamorphose

    content l’histoire des commencements

    trait d’union entre les générations

    la montagne et l’eau, l’air et la lumière

    donnent un nom perpétuel à des visages éphémères :

    il n’y a qu’un seul voyage. »

    Ce que le rêve oppose à la vie, ce que les analystes du texte n’étudient que pour le dissoudre dans l’indifférence des signes, ce qu’une poésie plus superficielle eût déchiré avec rage, elle le dément mais l’écoute, elle le réintègre éclairé à l’unité de la vie.

    « Les enfants, petits ou grands, bougent

    dans sa lueur tremblante

    et mêlent au sel du temps

    le miel pur du Grand Pays. »

    Le « miel pur du Grand Pays » est l’enfance en sa quintessence même : une enfance ennemie de l’idolâtrie tout autant que de l’iconoclasme ; une enfance qui bat au bord de la vraie lumière, dans ce « peut-être » de la voix intarissable, celle que toute âme-chair retiendra.

    L’image de l’enfance se renonce en nous comme un fruit qui se déchire pour renaître au plus intime, dans la chambre secrète où s’effacent les idoles, dans ce que Sylvie Fabre G. appelle « un scintillement d’aube sur fond de nuit ». Comment ne pas penser à l’étoile de Marceline Desbordes-Valmore : « C’était loin, mais l’étoile allait, cherchait pour moi, / Et me frayait la terre où tu m’avais suivie ». Marceline, comme Sylvie, savent que le poète est ce nouveau roi mage, non pour les trésors qu’il apporte à l’enfant, mais parce qu’il y renonce, devant la beauté augurale de la vie qui point dans le monde.



    Isabelle Raviolo
    D.R. Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes

    juillet 2015






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.




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  • Michèle Finck, La Troisième Main

    par Isabelle Raviolo


    Michèle Finck, La Troisième Main,
    Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen,
    volume 218, 2015.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    SI TU VEUX VOIR, ÉCOUTE




    Michèle Finck ou la poétique de l’excès. L’épreuve du noir avec torche de musique



    Il y a ici une voix de femme seule face au néant. Béante de tous ses orifices. En cette béance, elle inaugure un geste nouveau, avec La Troisième Main : geste de vie qui sauve, geste d’élan qui consent à ne rien faire ni prendre, mais à être tout entière l’écriture poétique, celle-ci se faisant sous l’impulsion des sons de multiples partitions ; « jazz pour pas crever » : autant de compositions qui s’entr’appellent et se répondent dans une rhapsodie où les voix vibrent comme en un chœur, arche d’alliance, de vie ;

    « non pas poèmes sur la musique, mais poèmes à et avec la musique ; poésie et musique intensément mêlées, qui tournoient tout au bord du silence. »

    Et

    « […] il suffit

    D’une modulation

    Pour que l’âme du meunier

    Saigne en silence

    Dans le murmure du ruisseau. »

    La modulation opère l’ouverture d’une brèche où « saigne le silence » : « un peu de neige dans le noir ». Entre vie et mort, entre larmes retenues ou exprimées, c’est « ce peu de neige » qui rend possible le tremblement discret de la vie, sa musique excédant toute gravité, et qui, sans l’abolir, rend à la pesanteur sa légèreté : un « zigzag de lumière dans le néant ». Car la neige est noire, de la noirceur du lait, comme la fiancée du Cantique des Cantiques est noire et belle. Quelque chose de pur sourd de la noirceur même ; une lumière autre, cette lumière qui se matérialise ici en sons, en partitions, en chœurs de voix tremblantes : dans leur presque disparition vibratoire, toutes nous invitent au voyage vers l’« autre face de l’oreille », sur cet autre versant du cosmos sonore où le silence se renverse et où une autre expérience perceptive devient possible, où les sons apparaissent en quelque sorte affranchis de leurs limites et transmués. Ici, les yeux de l’âme saignent, les oreilles de l’âme saignent. Le Pleurant le sait, « qui est fait de chair et de larmes pures ». Comme le Pleurant dont les larmes millénaires prient en lui pour nous tous, la voix de Michèle Finck s’arc-boute autour d’une fêlure ventrale. La poétique de l’excès trouve alors son paroxysme dans les oxymores : « Sur la lame du silence un peu de sang et de neige ».

    « […] Ailes noires

    Dans les nuits blanches. Transe utérine.

    Body and soul. Perce-neige noire crie. »

    La voix noire « croque la pomme jusqu’au trognon » ; elle « crie l’amour jusqu’au râle ». Ici, il fait un silence à « réveiller les morts », et la musique « heurte le néant ».





    L’écharde dans la chair



    Dans la violente vie, le désir est « planté comme un couteau », « les sexes saignent de sons sans têtes », le « néant est en rut », et Dieu est cette « dent cariée ». Mais si les « poignards rythmiques » percent le cœur, si la musique « cravache l’âme », si le silence est « une ciguë », Michèle Finck traverse l’opacité comme l’artiste funambule en équilibre sur les sons qu’un rien peut renverser, mais que le souffle et l’attention d’une écoute profonde maintiennent debout, « au-dessus du piano, béante comme une morte », dans le nu vigile de l’acte d’écrire où l’obscur irradie une lumière secrète, inouïe :

    « Voix nue descend dans la souffrance. Descend

    En spirales âpres dans chaque syllabe.

    Descend ronce après ronce. Tout au fond.

    Saigne. Insomniaque. Illuminatrice. »

    Le soleil noir de la mélancolie habite les vers de Michèle Finck, fait chavirer le son, renverse le souffle ; mais si le « la mineur chavire, il chavire encore de désir » ; et le poète est « ivre de silence dans le havre du poème. » Une résurrection dans la vie même est possible. Dans le havre du poème, on entend ces paroles : « lève-toi et marche ». C’est dans ce creuset même de la poésie comme acte d’amour que sourd la puissance résurrectionnelle dont est douée la musique, faisant du poète « la passagère vers l’au-delà du son ». L’écharde dans la chair, le poète écrit dans le clair-obscur, et les mots sont autant de sons, de pépites de lumière dont la présence excédée ne signifie rien d’autre que sa précarité même, son pur apparaître :

    « […] Voix enfant qui s’avance au bord

    Cisaillé de l’amour. »

    L’épreuve de la présence est alors celle même de sa précarité excessive, une présence « sur la lame du silence » : le poète éprouve la joie de cette présence dans la nuit abyssale comme la lumière même de l’obscurité.





    L’œuvre au noir



    Ce nouveau recueil de Michèle Finck s’offre comme une traversée de la nuit. Composé d’une suite de cent poèmes d’« extase musicale », La Troisième Main a été écrit « dans le noir et la pénombre après une opération de la cataracte ». Michèle Finck réalise ici son « œuvre au noir » où du silence naît le verbe, de l’inouï, l’éblouissement de sons qui se font l’amour, élevant l’âme aux vibrations subtiles et fécondes :

    « De la musique l’or l’encens et la myrrhe

    L’énigme la clarté le silence. »

    La matière sonore devient lumière en passant dans le creuset de l’oreille poétique de Michèle Finck : l’épreuve de la création est celle d’une écoute, d’un consentement – ouverture intérieure à l’inouï, « troisième main » qui se fait légère comme un « oui » libre, un « oui » qui ne s’est pas résigné au noir mais l’a transformé, qui a fait naître l’or du plomb.

    « Comme si, [dit-elle] en opérant des yeux, on avait ouvert quelque chose de plus profond : brèche dans l’écoute ».

    Quelque chose comme un rien s’est rompu, et c’est ce rien qui change tout car il rend possible une autre perception des phénomènes, un autre sentiment de soi qui opère une sorte de rapt dont le poème contient la violence en son allitération en « r » (« Brou de sons heurtés. Bris de rythme. Brèche »). La violence se mêle à la légèreté aérienne du vol (« Mains de somnambule ailé volant »). Le poète est en quelque sorte dépossédé de lui-même tel qu’il se connaissait, pour se vivre autre, étranger à lui-même en quelque sorte, mais en cet étranger, l’être profond est libéré comme l’éternité d’une musique qui sans être « au-delà », est plutôt ici « en excès de présence », dans la pure immanence d’un instant d’éternité :

    « Piano aux résonances de cathédrale. Mains

    D’épervier géant volant au-dessus du temps.

    Mains enceintes. Orgasme sacré. »

    Les mains portent l’objet invisible ; elles tiennent le vide, comme les sculptures d’Alberto Giacometti, mais ce vide est paradoxalement ce tout que l’on désire et qui nous fait créer, cette plénitude qu’on ne saurait circonscrire ou comprendre mais qui appelle en nous ce que Michèle Finck appelle des « arpèges de voyance » et qui signe la condition de l’artiste aux mains enceintes, comme un sculpteur à la fois pauvre et riche de sa statue dont il ne saurait se faire le possesseur. Il se retire, et dans ce retrait, exprime peut-être le plus pleinement son acte créateur. Car dans ce don qui consent au retrait s’ouvre la brèche où la grâce vient habiter, nous élever à une dimension qui n’est plus seulement mondaine, et nous fait voir l’invisible.

    « Le pianiste se lève. Reste sur l’ivoire des touches

    Peut-être la buée invisible des doigts de Dieu. »

    La musique est donc cette présence excessive en nous : une

    « […] conscience suraiguë du divin

    En nous. Feu. Ailes de sons planent en cercles

    De la lumière au-dessus de nos plaies.

    La rétine des sons s’ouvre. L’Esprit vole.

    Plus fort que tout. Spirales d’extase rayonnent. »

    Aussi La Troisième Main est-il l’enfant de la nuit, l’enfant du consentement : étoile matutinale qui vient au monde dans la brèche même ― celle où se tient le créateur détaché :

    « Légers il nous faut être :

    D’un cœur léger, avec des mains légères,

    Saisir et retenir, saisir et laisser partir…  »

    Ces paroles de la Maréchale dans Le Chevalier à la rose (Livret de Hofmannsthal. Acte I. La Maréchale) ne sont pas sans écho à l’exigence intérieure qui habite Michèle Finck. Comme la Maréchale, elle « ne renonce pas, mais consent ». Consentir, c’est vivre, éprouver le réel, sa béance à travers la finitude, la fugacité, la fragilité. Mais c’est dans l’épreuve même que le poète fait l’expérience d’un excès de présence : quelque chose en surcroît vient à elle, se donne « à la troisième main » pour trouver forme en elle, s’épanouir en sa singularité même, dans le « phrasé aérien des cordes qui délivre du poids ». Michèle Finck nous décrit cette expérience comme quelque chose de mystique où son corps et son âme, emportés sur les ailes du son, sont transportés vers un « [j]ardin sonore, [un] jardin rythmique ». Dans cet univers salvateur où l’on échappe à l’enlisement dans la pesanteur, où une force vibrante et vivante, une force surnaturelle, vient enlever le poète :

    « Piano est oiseau. Tout est halo.

    Tout tournoie. Piano et Ondes Martenot

    Peignent les mille et une nuits dans l’ouïe. »





    La torche de sons brûlés



    « […] Mais d’où venue la troisième main,

    L’invisible, main de la grâce, qui se pose sur les fronts ?

    Elle porte l’espoir d’une arche future de lumière. Bach

    A écrit pour cette troisième main. Menuhin le sait. »

    Cette « troisième main » est la main invisible qui joue quand les mains sont trop lourdes, cette main légère qui est la main de la grâce et qui s’ouvre pour laisser place à la musique, aux sons à la limite du silence – des sons qui tiennent tête au néant. C’est alors une longue tenue de note ouverte sur le cosmos. Il n’y a là, pour le poète, ni espoir, ni absence d’espoir, mais pur consentement. Et ce consentement est profondeur où se heurte le néant : « Mue d’outre-mort ? » Le consentement s’éprouve comme une pâque, vers une résurrection : l’horizontal et le vertical se rencontrent alors dans l’expérience poétique de la « Lévitation » qui, selon nous, est la clé de sol de ce recueil de Michèle Finck. Ce superbe poème de la page 127 est en quelque sorte la signature poétique de l’auteur, l’épreuve de cette présence excessive qui ouvre la voie « sur le large où neige le souffle. » Michèle Finck exhorte son lecteur à la traversée, sur les rivages sonores et lumineux de l’obscurité ; elle nous invite à écouter vraiment, avec cette « troisième oreille » qui fait de nous des passagers de « l’au-delà du son », un au-delà qui n’est pas autre chose que le son, mais le son lui-même en quelque sorte, dans son pur apparaître de son, son « silence expectoré ». Alors s’éprouve le Don de l’excès comme « Noir avec torche de musique » : « Don. Torche de sons brûlés vifs. Dons ». Ainsi, dans ce recueil, il s’agit bien, pour nous, d’une poétique de l’excès qui conduit l’exigence du poème vitrail et le voyage vers l’au-delà du son. Si l’excès renvoie à l’extase, à la plénitude, à l’orgasme (à toutes les métaphores érotiques qui se déploient dans les poèmes de ce recueil), et donc à quelque chose de dionysiaque (« Le musicien dionysiaque, sans le moindre recours à l’image, n’est lui-même rien d’autre que la souffrance originaire et l’écho de cette souffrance », Nietzsche, Naissance de la tragédie, § 5), il signifie aussi l’expression de la lumière, de l’art, de la beauté, tel que l’exprime l’apollinien. En d’autres termes, la poétique de l’excès signe la rencontre de l’apollinien et du dionysiaque ― rencontre qui se refuse au discours de la raison, et n’apparaît que dans l’éclat sonore et caché du poème, dans « l’arc-en-ciel mystérieux de son timbre. » Le silence est en nous comme un feu, et le son est ce qui nous permet de danser au-dessus de l’abîme, de continuer à tenir debout, sans nous résigner, dans le consentement vivant du grand « Oui » à la Vie, de l’Amor fati :

    « que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur ! » (Nietzsche, Gai Savoir, § 276).

    Une étroite correspondance entre la souffrance et la rédemption traverse La Troisième Main de Michèle Finck : elles s’associent, semblables à ces deux pulsions nietzschéennes :

    « Là s’offrent à nous, dans le suprême symbolisme de l’art, à la fois le monde apollinien de la beauté et son arrière-fond, la terrifiante sagesse de Silène, et de telle manière que, par intuition, nous en saisissions la mutuelle nécessité » (Naissance de la tragédie, § 54).

    Ainsi « le chœur dithyrambique est un chœur d’êtres métamorphosés » (Naissance de la tragédie, § 8). La collusion des antagonistes, l’apollinien et le dionysiaque, devient alors la clé de la création artistique : Dionysos est le fonds inconscient duquel le poète arrache la beauté des créatures imaginaires qui paraissent sur la scène de son théâtre. Et c’est en effet de cette liaison féconde qu’est née la plus haute forme de poésie que conçurent les Grecs, la poésie tragique : la musique chantée et dansée par le chœur exprime le chant de souffrance venu du plus profond de l’être, tandis que les acteurs qui sont élevés sur la scène naissent, par transfiguration apollinienne, de la lamentation dionysiaque que le chœur fait entendre :

    « L’œuvre d’art illustre et sublime que sont la tragédie attique et le dithyrambe dramatique est en réalité le but commun de ces deux pulsions, dont les noces mystérieuses, succédant à leur long combat, se sont accomplies dans la gloire de cet enfant ― qui est tout à la fois Antigone et Cassandre » (Naissance de la tragédie, § 4).

    Chez Michèle Finck, comme chez Nietzsche, on danse sur la corde raide : la tragédie est une fête, celle de la fureur poétique et de la création de l’œuvre, et non un deuil, celui qui se lamente sur la mort des héros. Le héros tragique ne meurt pas : il renaît par transfiguration dans la poésie. Ainsi l’Esprit vole, il a la légèreté du danseur de Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Le chant de la danse ») :

    « Éternité voilée et dévoilée. Vers où ? »

    C’est peut-être, comme le disait Rimbaud, « la mer mêlée / Au soleil », une éternité profonde, incompréhensible, mais vécue avec La Troisième Main, dans l’exigence du paradoxe toujours tenue, avec foi en la Musique même :

    « Musique : sépulture pour la douleur

    Et l’extase. »

    Douleur et extase mêlées dessinent en quelque sorte la condition de l’artiste :

    « J’étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suites. […] Mais ce retour à l’inanalysé était si enivrant qu’au sortir de ce paradis le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d’une insignifiance extraordinaire. » (Proust, La Prisonnière).





    Ce qui nous est donné ici n’est pas un monde massif et opaque, ou un univers de pensée adéquate, c’est un langage musical, une poétique de l’excès qui se retourne sur l’épaisseur du monde pour l’éclairer, mais qui ne lui renvoie après coup que sa propre lumière ; « inventer des poèmes qui soient vitraux » :

    « Descendre nue dans les sons jusqu’à en perdre

    La lyre et la langue au fond de la musique. »

    Or c’est en nous éloignant des choses par l’opacité propre de son élément que la parole peut nous y donner accès. Ce n’est pas parce qu’elle quitte le monde mais plutôt parce qu’elle habille les choses en sa propre chair que l’expression peut alors les convertir en leur sonorité silencieuse et profonde où « s’entrebâille le ciel ». Dans la mesure exacte où l’être est toujours déjà signifiant, il ne peut se dissoudre dans la positivité de la signification. Il est plus haut que le fait mais plus bas que l’essence : il est essence sauvage, c’est-à-dire sertie dans l’épaisseur qu’elle articule. C’est là l’Ostinato de Michèle Finck :

    « Ostinato : constellation acoustique

    Criée. Creusement jusqu’aux nerfs

    Des sons. Musique debout sur la pointe

    De l’âme. Cicatrices sonores s’entrouvrent.

    Stalactite ou stalagmite de silence ? »

    Ainsi, le réel ne désigne pas l’être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l’être qui contient aussi sa négation, son percipi. Toute notre expérience sera cette exhibition d’un sens, phénoménalisation de l’être, logos : parce que c’est le silence du monde qui se dépasse dans la parole ; il ne se dépasse jamais complètement et aucune parole ne vient briser le silence dont elle se nourrit. L’expression n’est finalement rien d’autre que cette conversion infinie du silence en parole et de la parole en silence et le réel ce qui soutient cette conversion, ce qui exige de nous création pour que nous ayons expérience. C’est le sens de ce poème relié à la symphonie de Malher. La Symphonie Résurrection :

    « Chœur a cappella à peine audible

    Chauffé à blanc promet la résurrection

    De la poussière. Laquelle ? Celle que nous serons. »

    Instants de grâce, dirait-on, mais surtout ici, pour Michèle Finck, éclats de joie comme éclats sonores de larmes désarmées qui ouvrent l’interstice du silence fécond :

    « Larmes de son ou de silence ? Hallucination

    De l’ouïe, la résurrection ? Joie ? Joie ? »

    Le silence contient en lui la coïncidence des opposés :

    « Silence aussi profond que douleur.

    Silence aussi profond que joie. »

    Quelque chose en lui s’éprouve comme un heurt, une fente dans les ténèbres : « Célesta stellaire : Voie lactée silencieuse ». L’écriture de Michèle Finck transmue de l’espace en durée, donne à entendre l’excès comme l’indissoluble lien entre « présence » et « précarité ».

    « Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie. » (Marcel Proust, La Prisonnière)



    Isabelle Raviolo
    D.R. Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes







    Finck





    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
    Image, G.AdC




    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur La Troisième Main de Michèle Finck






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  • La poétique des failles chez Muriel Stuckel

    par Isabelle Raviolo

    Chroniques de femmes – EDITO

    Lecture d’Isabelle Raviolo


    Muriel Stuckel, Eurydice désormais (ED),
    éditions Voix d’encre, 2011. Œuvres de Pierre-Marie Brisson.

    Muriel Stuckel, L’Insoupçonnée ou presque (IP),
    éditions Voix d’encre, 2013. Peintures de Laurent Reynès.
    Préface de Bernard Noël.




    Muriel Stuckel, Eurydice désormaisMuriel Stuckel, L'Insoupçonnée ou presque, Voix d'encre, 2013.








    LE POÈME AU BORD DE LUI-MÊME

    La poétique des failles chez Muriel Stuckel



    Les deux recueils de Muriel Stuckel ont ceci d’étonnant qu’ils révèlent un chant singulier : la voix du poète semble toujours prête à s’y briser, comme si elle ne tenait qu’à un fil. Son timbre fragile, tremblant, loin de signifier une « soumission » aux phénomènes, est plutôt l’expression d’une attitude poétique où le chant précaire s’allie à une conscience aiguë du « seuil » à ne pas franchir [« À l’instant du frémissement / Nos voix se suspendent » (ED, p. 54)] si bien que le poète est cette « outrepassante aux oiseaux volatilisés » (IP, p. 67). Car, dans cette poésie, « Seules les limites du silence / Lentement se savourent » (ED, p. 54) ; rien n’est saisi, capturé, possédé, mais, toujours, Muriel Stuckel a le souci du détachement qui rend possible l’écoute intérieure des « riens », des « instants », des « vibrations » du monde. C’est l’élan qui donne la mesure — et cet élan fait vibrer les deux recueils comme une onde sismique dont l’ivresse traverse le lecteur attentif, comme jadis Eurydice, sous la conduite d’Orphée, ébauchait une « danse légère / Hors des ténèbres abyssales. » (IP, p. 102) ; « Danse de vie danse de mort / Chorégraphie puissante // Pour secouer la mémoire de l’œil » (IP, p. 107). Le poète se tient ainsi sur « une ligne de faille » (IP, p. 16) qui « creuse le désir d’infini » (IP, id.) et laisse la parole blessée.





    La parole blessée ou le cri sacrifié


    Cette blessure qui signe son essentielle finitude, est aussi sa « grâce » poétique. Car sur ce relief abrupt, la voix de Muriel Stuckel se risque à la vulnérabilité, ose en quelque sorte la nudité [« Tout juste l’ombre de nos lèvres / Pour exalter la source du désir », IP, p. 90]. La parole dépouillée d’elle-même, se fait blessure ouverte, « faille », qui laisse venir à elle les choses du monde comme autant de « merveilles voilées », « Leurs éclats silencieux / Tout près de mes mots » (ED, p. 72). Ici, tout se passe à la surface des grandes profondeurs. Les phénomènes ne se manifestent pas pleinement, comme en transparence, mais ils ne se donnent à nous que pour autant qu’ils se retirent. Leur lumière n’apparaît que sur un fond obscur qui les maintient dans le retrait et creuse notre regard : « À peine si t’anime / Le désir de la durée », nous confie Muriel Stuckel dans un magnifique poème (IP, p. 98), « Seul le jaillissement / Se rêve profondeur / De l’instant perpétuel » (IP, id.).

    Certes le goût de l’absolu est éprouvé, mais il « n’est qu’une intuition » (IP, p. 47). Et l’intuition n’est pas un savoir, un objet de connaissance, mais la saisie immédiate, sensible d’une réalité qui nous échappe. On comprend alors pourquoi c’est « aux confins du silence » que « la poésie palpite » (IP, p. 84), et que le temps « se renverse », laissant « les vagues de ta voix / Sur le sable rauque / De l’immensité heurtée » (IP, p. 67).

    Aussi quelque chose se donne-t-il ici comme un « rien » que l’on n’aurait jamais soupçonné tant il semble venir de plus loin que nous-mêmes. C’est ce « rien » qui, selon nous, forme la ligne de faille « où le corps se fait poème » (IP, p. 15) si bien que l’on pourrait presque dire qu’il s’agit là d’une attitude orante tant le poète se fait tout entière « patiente des mots » insoupçonnés, attentive au « temps d’une musique / Déchirante d’absolu » (IP, p. 102). Le corps orant du poème a conscience d’un seuil à ne pas franchir ; il se tient « à la limite » ou « sur la faille » comme si son être même tenait à sa condition fragile, précaire — comme si sa béance se faisait matricielle [« À l’ombre du silence / Endeuillé / Le murmure bleu / De ma renaissance. » (ED, p. 77)]. C’est ce corps que le poète nous livre comme une voix de fin silence, ce corps qui naît « en ce lieu d’initiale vibration », ce corps enfin qui, en sa précarité même, « cherche le soleil » [« Langue de chair humide glissante / Les mots sont ton destin / Ton humaine fatalité » (IP, p. 97)], car « Le poème est au fort quand il est au bord de lui-même » (IP, l’épigraphe de P. Celan, p. 71).

    Une blessure ontologique traverse cette poésie ; elle est sa condition de possibilité même : en ce creux, en cette faille, a lieu la naissance du poème comme une naissance à soi-même (« L’art est peut-être un chemin vers soi-même » disait Maurice Blanchot cité par Muriel Stuckel dans IP, p. 85). Cette naissance traverse l’œuvre poétique de Muriel Stuckel comme une ligne verticale, la corde d’une lyre qui est la colonne d’air du corps, du poème même : « L’instant de notre lyre / Reconstellée / Orphée » (ED, p. 75). « La page est un lieu qui déborde la page mais que le poème centre autour de sa verticale » (Bernard Noël, préface de L’Insoupçonnée ou presque, p. 3) – une verticale qui se dresse, selon nous, comme un grand « oui » à la vie, aux phénomènes du monde dans leur énigmatique présence entre les blancs et les noirs du poème. Celle-ci vient habiter la page, l’ensemencer presque. Les superbes peintures de Laurent Reynès nous en font sentir la vibration subtile, comme si la matière y faisait transparaître les « frissons de blancheur » qui habitent les suites de poèmes. Un éclat surgit de la nuit même : un quelque chose, un rai de lumière discret naissant de la ténèbre — un infime qui compte infiniment, un presque rien qui est le plus important. Précaire, le souffle du poète, comme les traits de pinceau, expriment l’« obscure ivresse » d’un « babil secret » (IP, p. 72) comme si se jouait ici une sorte d’alchimie, une œuvre au noir. Ainsi, comme le dit Bernard Noël, « la lumière a toujours sa doublure d’ombre comme le sens sa doublure sonore. Cette dualité introduit dans la matière verbale un tremblement qui fait vibrer le halo où se tient la beauté » (IP, préface, p. 3). Le rythme porte alors une vision charnelle, aux abords de l’insoupçonné :


    « Vestige de soie

    À la lisière des mots

    Le temps se plisse

    Jusqu’à silence fendre

    Sous nos pas de neige »

    (IP, p. 71).


    Les mots sont autant de traces pulpeuses du souffle des origines chez Muriel Stuckel, ils sont autant de « vestiges d’un adagio de Malher » (IP, p. 36), éclats d’infini aux confins de l’éphémère :


    « Au bord du temps

    L’instant me fait signe »

    (ED, p. 58).


    Ainsi, la poésie de Muriel prend le risque de la nudité. Sa précarité lui assigne le lieu du silence comme ce « fond » des mystiques rhénans où naît le Verbe lui-même :


    « Bouche dans la nuit

    Je suis le silence

    L’éclat

    Sous mille paupières

    Je suis l’offrande »

    (ED, p. 118).


    Et c’est bien cette « voix des confins » dont le peintre Pierre-Marie Brisson se fait merveilleusement l’écho dans Eurydice désormais, cette voix qui vibre « outre-gorge » et nous livre un « silence infime » (ED, p. 128). « Voix d’ombre / voix de neige » (IP, p. 113), son murmure transcende « notre cri sacrifié ».





    Dans l’éclat du silence : l’éclaircie tremblante du poème


    Chez Muriel Stuckel, la poésie prend racine au bord d’elle-même : « aux limites de la brûlure », elle s’avance « drapée de poussière » (IP, p. 121) ; elle « accuse la fêlure du gouffre » (ED, p. 22) ; mais toujours elle reprend l’impulsion, s’élève jusqu’à l’ivresse :


    « Sous les cils de la mémoire

    Je l’ai vue s’arracher

    Aux torsions de l’obscur

    De son linceul originel »

    (IP, p. 120).


    Cette poésie « au bord d’elle-même », cette poésie précaire, se tient « tout autour de l’énigme » ; elle nous livre le tragique de l’existence sans s’y résigner :


    « Accéder à l’insigne poésie

    Plus vraie que Babel

    Et son mythe démasqué »

    (IP, p. 121).


    Elle dit alors ce peu qui lui est consenti comme ce tant qui déjà frémit en elle, prêt à éclore :


    « Inscrire un pas de mot

    Dans l’éclat du silence

    Pour tracer enfin

    La jouissance du passage »

    (ED, p. 52).


    Tel est peut-être le paradoxe ultime auquel Muriel Stuckel nous confronte : l’épreuve du silence consubstantiel à celui du poème. De la vie même :


    « Sous le souffle virginal

    Du désir renouvelé

    Genèse imperceptible

    Juste avant l’éclat primordial »

    (IP, p. 134).


    En osant se heurter au silence, au vide, au rien, mais aussi à la matière rude et aride, en habitant cette « chair du temps qui danse », le poète fait l’expérience de la joie : elle court le risque de rejoindre « l’orée du désert / où frémit le désir de l’oasis » : la grâce dans la pesanteur où se dessine la violente patience du cri comme l’acte même de la naissance. Naissance du poème dans l’abîme, dans le fond :


    « En ce sanctuaire d’Osiris

    Redoutable maître des morts

    Les ténèbres se font vitales

    Le soleil bleu de nuit

    Peut y reprendre souffle »

    (IP, p. 134).


    Dans ce paradoxe s’exprime la joie comme cet instant de grâce, de transparence en la pesanteur même des choses – des riens qui sont autant d’éclats de lumière, de poésie :


    « En l’acte de créer

    Qui fut le tien

    La vie majuscule

    L’intensité du feu

    En l’acte de nommer

    Qui fut le tien

    La nudité de tes mains

    Plus véhémentes

    Que ta voix d’ange »

    (IP, p. 60).


    Le poète chante ici un chant précaire : enraciné dans une incarnation imparfaite, fragile, incertaine, ce chant ne devient possible que dans l’exigence d’une tenue intérieure, d’une attitude qui est celle de la nudité vigile, de la conscience du seuil. Pauvreté qui veille sans rien demander, mais qui dans ce « rien » se fait aussi tout entière prière, question, et question demeurée sans réponse :


    « Les failles de la phrase

    Ne rehaussent-elles pas

    Le sens volatile des mots

    Dès que s’imprime notre feuille de chair ? »

    (IP, p. 19).


    Aussi le poème sort-il de lui par la question : il s’excède lui-même, outrepassant le seul plan de sa forme, tendant au dehors de ses mots, il fait retentir en eux la musique née du silence intérieur, de la lumière sans peau, celle où « le nénuphar blanc diffuse ses mots de l’aube » (IP, p. 134). Ici, se dessine toute l’exigence de l’écriture poétique de Muriel Stuckel, l’exigence de la faille, des « yeux du silence » (IP, p. 19), de « ce tant d’éphémère » (ED, p. 76) ; exigence même du poète précaire. Car le silence n’est-il pas, chez Muriel Stuckel, le « lieu du vertige inaugural » (IP, p. 18) ? L’œil du poète avoue sa nescience : il ne saisit pas quelque chose, mais « rien », un « bel inaperçu » (IP, p. 21) dans les replis du livre. Alors le ciel se renverse dans l’ombre dépliée de la paupière. C’est dans l’aveu même de cette nescience que se joue toute la musique précaire de L’Insoupçonnée ou presque. Musique qui naît de la perte surmontée, musique précaire en ses silences mêmes comme nous le dit ce très beau poème dédié à Béatrice Douvre (IP, pp. 59-61) :


    « Ta parole précaire

    Ton âme incandescente

    Dans ce peu de nuit

    Pour capturer tes nuages

    L’effroi de l’enfance

    […]

    Lieu de neige écarlate

    Ta page de poésie

    Tu y souffles feu et cendres

    De ta souffrance nue »


    C’est dans la mesure où la prière d’enfance est désormais impriable, où les dieux se sont retirés, que la nostalgie du poème s’ouvre en question, celle même de « l’outrepassante » qui ne sait pas ce qu’elle cherche — double du poète « assoiffée de confins » (IP, p. 114) :


    « Braises murmurantes,

    Tes paroles défilent

    Sur l’autel implacable

    Du néant qui crépite

    Pour mettre à feu notre mémoire

    Là-bas de l’autre côté

    Ta voix de nuit devenue »


    Voix de nuit, prière impriable, elle exprime la précarité même du chant. Ainsi :


    « dans les plis de la pivoine

    La mémoire d’un ciel furtif

    Tout à coup s’élève le babil

    D’une marge pulvérisée

    Dans les plis de la pivoine

    L’évidence de ton désir

    Suppliant l’été proche

    De toutes ses pupilles »

    (IP, p. 119).


    Le poète développe ainsi « une architecture écorchée par les griffes du soleil » (IP, p. 32), une poétique des failles où elle s’engage humblement mais constamment sur la corde raide.





    Une poétique des failles


    Au cœur de l’effort patient qui ouvre la pesanteur, dans le mystère de la vie déhiscente, dans la chambre obscure et lumineuse du poème précaire, soif née de la soif elle-même, désir demeuré désir, le poème prend naissance :


    « Quelques reflets poudrés

    Du soleil de sang

    Qui se gorge de mots

    Pour nous embraser l’âme »

    (IP, p. 133).


    Dès lors, il apparaît comme l’autre de l’âme, le lieu où le temps se défait en nous :


    « Rien sinon le bref passage

    Des eaux sérénissimes

    Rien sinon la promesse

    D’un jardin de cloître

    Gravé d’ombres et d’éclats

    Suspendu entre l’origine

    Et l’accomplissement

    Le silence y préserve

    Les parfums du crépuscule »

    (IP, p. 48).


    comme si l’écoute attentive du poète était requise ici pour que du silence, le chant vivant, incarné, puisse éclore en sa précarité :


    « Groseilles d’ivresse

    Nos paroles épanouies »

    (IP, p. 49).


    Œuvre au noir, L’Insoupçonnée ou presque nous fait entendre le chant précaire des profondeurs, un chant du paradoxe — paradoxe d’une force tenant à la faiblesse, d’une grandeur tenant à la petitesse — paradoxe de la « vérité noire » comme cette vérité du précaire lui-même. Cette vérité qui fut celle même d’Orphée :


    « Refuse-toi la volupté du regard

    Préserve notre silence écartelé

    Sous la voile blanche

    Venue toute me draper »

    (ED, p. 84).


    Muriel Stuckel ne cesse en effet de ranimer son espérance à cette idée qu’au plus démuni, au plus pauvre, au plus fragile sera donné le plus nécessaire, « la splendeur même de l’interstice » où git la quintessence de cette poétique des failles :


    « De toi à moi

    La suspension vitale du regard

    Orphée ne te retourne pas

    Aime-moi sans impatience »

    (ED, p. 87).


    L’exigence du poème tient à sa précarité, et celle-ci rend possible l’amour, la tendresse des âmes et des corps dans ces anneaux du paysage qui réunissent les voix humaines qui se cristallisent : « À l’ombre de la prophétie […] Tout seuil sera lumière » (ED, p. 89). La poésie de Muriel Stuckel est donc ce qui tient de l’impriable. Elle est ce questionnement adressé à l’immanence même de l’existence, dans ses souffrances où se fait promesse de fécondité :


    « Dans la nudité de ma voix

    Je m’avance

    Au plus près

    Entre l’émoi de ton visage

    Et la saveur de tes mots »

    (ED, p. 94).


    Le poème n’appelle aucune transcendance, mais se tient sur la faille, sans réponse comme l’âme est seule ; tout à la fois risible et tragique, il est incertain de soi, vulnérable, démuni de puissance, et c’est en cette pauvreté essentielle qu’il exprime toute sa beauté :


    « Silence de l’écume première

    Spirale voluptueuse

    Mémoire de tes yeux

    Qui ont su refuser

    Orphée

    La tentation du regard »

    (ED, p. 97).


    Ainsi, la poétique des failles chez Muriel Stuckel est bien celle qui refuse « la tentation du regard » pour se faire conscience du seuil, cet œil qui, détaché de toute volonté captatrice, se fait pure écoute aux confins du silence. Sa beauté naît de sa précarité même, de sa fulgurance comme la percée d’une lumière incréée dans l’obscurité de l’existence, à l’heure même où « tout devient regard » :


    « L’éclat de lumière

    Serti de nuages »

    […]

    « Voûte stellaire

    Si toute précaire

    Tu m’ensoleilles »

    (ED, pp. 96-98).


    Une voûte qui est la métaphore même du poème précaire, mélancolie solaire qui livre au poème la quintessence de la création, de la lumière, de la vie, ce «  jouir à l’excès » dont Muriel Stuckel parle dans Eurydice désormais :


    « Jouir à l’excès

    De la saveur de nos rires

    […]

    Quand l’aube crépite

    Sous nos pas libéré »

    (ED, p. 99).


    Comme le rire, la beauté nous échappe, c’est une « Trace de l’éphémère / Dans le ciel de mai » (ED, p. 100). Elle est belle de cela même qu’elle se retire et ne se laisse nommer par aucun attribut de langue humaine. Elle demeure elle-même tout entière « Eurydice » dans sa nudité, comme cette fleur qui reste invisible au regard inattentif, absent ou vide.

    Dans la poésie de Muriel Stuckel, la beauté du poème est le fruit d’un long abandon qui est paradoxalement le suprême travail, la vocation du poète qui se délivrant de lui-même, du souci de lui-même et du monde, le retrouve « mûri », dans la lumière intérieure, dans cette offrande du poème qui le précède et l’accomplit sans que le poète puisse s’arroger aucun droit sur lui tant celui-ci n’est que le chantre d’une musique qui le dépasse infiniment : cette musique mystique des failles où « la parole se fait vertige » (ED, p. 105) ; où les « voix retrouvent […] le goût du murmure » (ED, p. 107). Car le bonheur n’est jamais dit en pleine lumière ou en pleine parole, mais demeure « La voix du poème / Dans la transparence / Du souffle repris » (ED, p. 106). Procédant de l’impriable, cette poétique des failles est une espèce de « prière » qui excède toute prière comme demande, qui a la couleur bleue du ciel — prière mystique qui prie de ne plus prier, et qui trouve dans le vide la plénitude même de son être :


    « Tout s’élève

    Se soulève

    Et notre lumière d’âme

    À l’approche du bleu

    De ce bleu si bleu

    Qu’il finira peu à peu

    Par nous brûler les yeux »

    (ED, p. 108).


    Au bord de lui-même, le poème troue le temps « de blancs vertigineux » (IP, p. 83), réalise une « Improvisation majestueuse / À l’épreuve de notre silence » (ED, p. 110). Il semble faillir, défaillir, craquer de toute part, pareil à cette voix qui se brise. En cette poétique des failles, on comprend donc que le poème semble s’excéder, et trouver en cet excès même, sa liberté : commencement de sa musique, maturité d’un silence nu, patience précaire d’un œil qui « s’accroche / D’outre-bleu ébloui » (IP, p. 32).





    Muriel Stuckel compose son recueil comme une partition de musique où nous pouvons lire les indices d’une poétique des failles, d’une parole précaire : un chant repris par le silence, des vers retenus dans le soupir de leurs contradictions, conforme à l’exigence de la création —  une beauté lyrique qui se risque à l’impossibilité même de la prière, à la vie tremblante du poème, « quand l’infini se fait si proche » (ED, p. 115).

    « Soudain, tout devient inouï : la manière de concevoir la succession des vers, de mettre leur sens dans la dépendance des syllabes, d’accélérer la pensée. » (Bernard Noël, préface de L’insoupçonnée ou presque, p. 3). Le poète retrouve le rythme, la mesure métrique qui répond à la mesure du monde, où elle livre, avec une naïveté qui est la transparence de l’âme, des prières simples et nues où les conditionnels vibrent d’un désir infini comme un feu secret entretenu avec amour et vigilance :


    « Charmeur d’étincelles

    Notre babil retrouvé

    Harmonie du vent

    De la lumière de la pluie

    Sous la poussière du soleil

    Nos corps se confondent

    Babil ébloui

    Notre chant rejailli

    Orphée »

    (ED, p. 116).


    Au-dedans de l’écriture même, et non sans paradoxe, le poète cherche alors à sentir l’appel d’un dehors où se reforme la dimension d’expérience et de vérité qui manquent aux langues, quand elles s’enchantent de soi. Quand décline l’ardeur insinuée entre la roche et le cri trop léger de l’été, les yeux de l’enfant se déplient et « Tige vacillante / La lumière se diffuse // Pour illuminer la terre / Déchirer le jour de la nuit » (IP, p. 127). Ici les événements deviennent présents, immanents, transposés dans les mots qui nous permettent de les intérioriser. Seuls ces mots peuvent permettre aux choses de se faire un lieu – et de s’unir en nous :


    « Traces de chevreuil

    Sur la neige du soir

    Tu frôles mon sourire

    De tes yeux inespérés

    Jusqu’à l’imminence

    Qui prend notre mesure »

    (IP, p. 76).


    Ce mouvement d’intériorisation ne suffit pourtant pas. Pour que la présence advienne, il faut encore que la vie rejaillisse de l’acte qui a été intériorisé, renaissant d’un acte qui est indistinctement celui de parler et celui de vivre. Et c’est dans cet acte qui est le commencement éternel du poème précaire que « le monde s’ouvre / À la volupté du vent » (IP, p. 77). Ce vent est le souffle de la vie venant féconder l’antre obscur, la terre intérieure, pour y faire naître le verbe, la parole poétique : présence énigmatique qui se reçoit lors même qu’elle se retire à toute capture, elle est la semence de toute germination, de toute floraison. La terre elle-même semble alors pouvoir accéder à une sorte de pouvoir de régénérescence :


    « Murmure échappé

    Cette danse d’éclats

    Au bord du baiser

    Ce souffle lumineux

    Ce rêve de grand ciel »

    (IP, p. 79).


    Poète qui aborde sa tâche dans l’énergie de la faille qui incise et creuse, Muriel Stuckel pressent que la joie couve dans le sein du silence : « Sous le fracas des mots / L’élégie du silence » (IP, p. 74). C’est en ce silence vivant et vécu que les mots respirent, que la parole précaire se fait feu fécond, « éclaircie tremblante » (IP, p. 89). Il revient alors au poète de veiller à ce que le feu ne meure pas, à ce que la flamme du désir ne s’éteigne pas : attention extrême à l’instant que se joue toute la tenue de cette poétique des failles. Aussi la tâche du poète se dessine-t-elle en ce foyer de l’attention et de l’inquiétude. Attention au feu, inquiétude d’un désir vigile de la flamme tremblante, celle de l’écriture qui s’éveille sur la corde raide, dans le clair-obscur d’une existence :


    « Splendeur de l’eau vive

    Sous le soleil de midi

    Tu traverses notre chair

    Renouvelée

    Elle retrouve le goût

    De l’écorce de la sève

    Du feuillage du fruit

    Des larmes nuptiales

    Où puiser étincelantes

    Nos parcelles d’éternité »

    (ED, p. 121).


    À la fois testament et acte de naissance, ces deux recueils de Muriel Stuckel témoignent d’un incessant passage, d’une naissance continuelle aux profondeurs de soi, dans ce fond où l’on trouve l’équilibre fragile du danseur. Car cette naissance passe par une mort — mort aux images, aux représentations, aux illusions : autant de morts autant de vies, car c’est dans ce creuset du détachement que s’énonce l’éclat de l’infini comme ce « prestige de l’éphémère » (ED, p. 122). La lumière ne s’obtient pas sans le passage par l’ombre : elle naît de la traversée même de l’obscur – « frêle ébauche de transparence » (IP, p. 128), «  aube qui balbutie » (IP, id.), la voix du poète est comme saisie par les contraires asymétriques jusqu’au soulèvement suprême, « Promesse du flamboiement // Sous la foudre de l’infini » (IP, ibid.). Symphonie du clair-obscur, parole précaire, la poétique des failles maintient le poème au bord de lui-même, le chant à hauteur d’homme. Là « s’élève le babil / D’une marge pulvérisée » (IP, p. 119).


    Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes
    Milly-La-Forêt (Essonne), août 2014
    D.R. Texte Isabelle Raviolo






    MURIEL STUCKEL


    Muriel Stuckel 3




    ■ Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Dans la césure de tes poèmes (extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Ce n’est pas tant] (extrait d’Eurydice désormais)
    [Demeure précaire] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    Le risque de la poésie (extrait d’Eurydice désormais)
    [Sous le pas d’une ombre vive] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Sous la courbe de la phrase] (extrait de Du ciel sur la paume)
    [Trop vif le soleil] (extrait de Petite Suite Rhénane | Kleine Rhein-Suite)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La poésie échappée



    ■ Notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Jacques Estager, Douceur
    Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom
    Stéphane Sangral, Circonvolutions





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  • Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse

    par Isabelle Lévesque

    Pierre Dhainaut , Vocation de l’esquisse,
    La Dame d’Onze Heures, 2011.
    Avec des encres d’Isabelle Raviolo.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    TU  -  ESQUISSE -
    Image, G.AdC







    le baume, la fleur, quand nous désespérions
    un vocable espérait pour nous.




    À quelle vocation naître ? Le balbutiement enchante-t-il la naissance ? À ce qui commence pour devenir, nous acceptons de nous soumettre. Esquisse. Parmi d’infinis possibles, lire le trait d’encre : écriture ou dessin.

    Deux noms apparemment dissemblables apparaissent sur le seuil de Vocation de l’esquisse : « Horizon, fontanelles », ouverture et clôture en même syntagme. Les sons des deux noms ne se rejoignent pas, ils offrent la perspective simultanée d’un départ et d’une consolidation. L’ordre spatial propose l’ouverture puis l’arrêt, pause en rive enfantine, ouverture sur l’infini requis (le poème).

    Ces deux termes dorénavant associés signifient la vie, le corps : incarnation pleine de qui écoute. Ce « tu », requis par Pierre Dhainaut au seuil du livre, marque le commencement, une adresse à soi murmurée et distincte pour que l’élan et le poème se répondent. Ils retiennent l’écho d’un corps, le texte, parcouru par le souffle. « [I]nitiales » prononcées, esquisse pleine (« n’en dis pas davantage »), elles ne demandent qu’un geste de vie pour être inventées. Parole à suivre : le mouvement d’une vague, le vol d’un oiseau, chaque signe amorce.

    Pierre Dhainaut, poète du bord de mer, est voisin d’un finistère du nord – où la « fin » s’entend comme frontière, l’origine latine du mot en témoigne. Rien ne se termine, seul un seuil doit être franchi, une limite que l’on dépasse ou projette de dépasser.

    Tout au bout de la Mer du Nord, il arrive que la ligne d’horizon s’efface, ciel et mer ne se distinguent plus dans leur gris : infini1.

    Pour Pierre Dhainaut le rythme fonde la parole poétique, rythme marin, flux et reflux, sac et ressac2. Son acquiescement au monde vit dans le mouvement de ce qui va et bat.


    Les formes sont variées dans Vocation de l’esquisse, on sent cependant que les formes fixes aimantent le poète. Il les traverse, les dépasse.

    Deux sonnets aux vers non réguliers pour Viatique pour l’hiver. Des sonnets constitués de quatre tercets pour les quatre poèmes de Genèse des fleurs. Nul enfermement, la forme s’ouvre, elle devient. Le second sonnet de Avec « joie » nous dirions « ressac » se prolonge d’un vers. La forme fixe peut s’imposer, mais rien ne la fige. Elle vit. Le vers, pair ou impair, s’allonge, se raccourcit au gré du vent, du chant.

    Ainsi, Double vue d’ailes nous offre deux poèmes écrits en pentasyllabes, deux fois neuf distiques. Aube née d’une voile se compose de seize distiques de pentasyllabes. Instant de sel est formé de trois poèmes, chacun contenant neuf distiques de pentasyllabes. Ces pentasyllabes en distiques chantent à la manière de décasyllabes césurés et la claudication du vers impair se résout dans le balancement du distique. Ces nombres recèlent aussi une portée symbolique. Le cinq n’est-il pas le chiffre du pentagramme dans lequel peut s’inscrire la figure humaine ?3

    Dans Un jour comme une année d’oiseaux, douze quatrains, proches du haïku, s’attachent à des lieux précisément nommés. Autour de vingt syllabes le plus souvent – et non dix-sept comme dans le haïku habituel –, l’esquisse. L’instant vécu vibre et chante les mots du lieu :


    « Corneilles, saxifrages,

    dans la nef en ruines

    l’air est chez lui,

    l’air toujours jeune.

    (Abbaye de Jumièges) »


    Dans Dédicaces, traces libres, douze poèmes de cinq vers de deux ou trois syllabes dédient le livre « [a]ux battements/ de cils », « aux cailloux / que l’on ramasse » ou aux « aux trembles du chemin »… Un nouveau calendrier s’égrène : le premier texte évoque la « gelée », le troisième « mars », et le neuvième l’« automne »… Ce calendrier poétique qui ne peut finir (c’est-à-dire commencer) se fonde sur « l’envol » : essor des mots du poème.


    Au commencement donc, l’ode fragile. L’initiale ou le début du vers, une respiration à peine perceptible – celle d’un oiseau avant le battement des ailes ? Car l’air libère ce qui va naître, ce qu’il faut entendre de l’esquisse déposée comme trace féconde pour que la fin soit le début, que ne cesse la spirale du soulèvement, « sans rives », où le lieu ne se clôt pas même par une approche de terre qui interromprait la vague.

    La vocation se lit destin (fragile), celui de la parole, « neige » pour faire entendre les hivers du passé, enfance recommencée, ressuscitée, « sans limites, le présent » :


    « la neige, l’orée, l’avril sont synonymes

    étonnement, reconnaissance,

    nos yeux seront les yeux de nos enfants ».


    Le poète nous invite à un apprentissage ; les mots prononcés (entre guillemets dans le livre) révèlent ce qu’ils énoncent : neige, frêne, orme, pierre… Autant de sons que la perception délivre, les dire signifie les accueillir pour que d’autres les entendent. Mots et rythme4. Ce qui est, ce qui va :

    À ce qui nous devance, dit le poème… : le titre de la première partie du livre l’énonce.

    « Vocation », appel de l’« esquisse ».Vocable, voix du poète, des hommes ; « en passer par le chœur », écrit Pierre Dhainaut dans La parole qui vient en nos paroles. Celui ouvert de l’église abbatiale de Jumièges, seul debout, il joint la terre et le ciel, et aussi le chœur vocal, chant pluriel.

    Les mots sont à tous. Il faut les dire, les chanter en prenant garde de ne jamais rompre leur lien au monde5.


    « [V]ulnéraire » : contre la plaie, le baume. La blessure appelle une guérison, comme l’arbre, en remontant le cours de l’aubier, mène à la naissance. Qu’un envol signifie l’élan, le poème porte cette promesse, il ne l’enferme pas. Esquisse d’un rituel, faire naître, comme le sorbier nommé lui aussi éloigne les prédateurs, il faut, pour cela, agiter le bâton, la nuit, pour écarter le risque. Alors on peut faire entrer dans le poème une procession d’arbres (hêtre, orme…), d’oiseaux (merle, hirondelle, mouette) ou de plantes (chardon bleu, passe-rose…). Les mots définitifs, « enfin », ainsi dénoués, intègrent la ronde d’enfance pour illustrer la vocation du commencement.

    L’appel de certaines lettres féconde le poème, le « o » revient en écho dans les pluriels généreux et offerts :


    “« Corolles », « oranges », « orbites »…

    un de ces mots choisis par le hasard,


    au pluriel sur la feuille

    où tu l’auras recopié avec soin

    tu ne poseras pas même un caillou,


    et surtout, en quittant la chambre,

    tu laisseras la fenêtre béante.”


    Comment le hasard opère-t-il son choix ? Les mots se répondent : « or » présent dans les trois vocables et la rondeur de notre globe terraqué (on pense à Guillevic). Pas de caillou posé par Pierre sur la feuille devant la fenêtre ouverte. Le mot recopié pourra s’envoler vers la mer du Nord.

    L’écho désigne une béance : celle du visage des morts couvert par un linceul ne dit rien du mystère qu’ils recèlent, c’est encore le poème qui l’ouvre et le révèle. Parole jamais refermée, le lecteur anime les syllabes du texte comme une offrande ne cesse, « fenêtre béante ».

    La seconde partie du recueil associe la « permanence » et la « surprise », comme deux faces indissociables et possibles. L’une offre l’éternelle forme, l’autre, l’éveil, invite à bousculer l’apparent enchaînement nécessaire. Or la nuit se manifeste par un fracas semblable à celui des mots qui résistent, « un chaos », le poème s’énonce difficilement alors que les « marques » étouffent sa profération. Figures du bris, ces carreaux « sous l’orage » ou la « turbulence des feuilles ». Le texte qui s’écrit rejoint la nuit sans forme ou sa stérilité car la respiration appartient au jour. Le vers plus court, dans cette partie du livre, se soumet au mouvement des ailes, celui d’un battement constant qui n’est plus l’envol mais la lutte, les « heurts », « ciseaux » et « becs » réunis dans une cacophonie momentanée avant l’aube.

    Or le jour, la blancheur, augurent les signes, ceux que les enfants liront dans un désordre joyeux avant que le mot concentre l’acquiescement de la lumière et qu’à travers lui un visage vivant retrouve les fleurs, même si la pierre érodée du cimetière de Varengeville n’a pas retenu les noms des disparus :


    « les grappes du lilas, les narcisses, puis les roses… »

    Ce qui adviendra, l’hiver le prépare, « orée » joignant « la neige » et « avril ». Sésame :

    « La neige doit fondre, la neige féconde ».


    Pour lire le commencement, la main recueille « les présages » de couleurs liant « l’or » où se prolonge « l’orée » des « mots de l’origine », ceux d’une mère accomplissant auprès des fleurs les soins qui les enchantent :

    « iris, abeilles, orchidées, avocettes, roses trémières… »

    Au milieu des fleurs, « sur la craie friable », l’oiseau des lagunes porte les vagues et leur rythme est désormais celui du poème :

    « l’odeur des algues, les oyats, les nuages »,
    vers ultime d’un sonnet qui compte quinze vers où l’on entend l’invitation « Oyez ». Parole de dune, « oyats » fixant le sable pour que d’autres panicules foisonnent et se confondent aux dunes – seul le vent les distingue.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque





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    NOTE : Signalons également la parution récente de : Pierre Dhainaut, La parole qui vient en nos paroles, autobiographie critique, illustrations de Marie Alloy – Éditions L’herbe qui tremble, 2013 ; livre qui permet de mieux connaître et comprendre l’œuvre de Pierre Dhainaut à travers deux entretiens (avec Patricia Castex Menier et Arnaud Beaujeu), puis une série d’études sur les poètes de sa vie, de Victor Hugo à Jean Malrieu, en passant par André Breton et Jean-Claude Renard. Pierre Dhainaut raconte ses rencontres et son chemin, ses erreurs (l’occultation du monde, la rupture du lien entre les mots et ce qu’ils désignent), ses avancées. Découverte de sa voie et de sa voix si reconnaissable, la même en vers et en prose.

    Nous parcourons ainsi le chemin de Pierre Dhainaut, mais aussi l’histoire de cinquante ans de poésie française à travers de nombreuses rencontres de textes et d’écrivains.





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    1. « Aucun mur ne sépare les morts et les vivants : ce monde est le seul, mais peut-il se limiter à ce que nous nommons le visible ? » (La parole…, p. 44)
    2. « Les mots que j’affectionnais, qui sont restés les miens, que je n’ai pas à récuser, tous venaient de la mer : venaient d’elle aussi les alternances de vide et de plein dans les cadences et les images que je souhaitais semblables à des apparitions. » (La parole…, p. 23)
    3. « Chaque été, sur les routes des vacances, nous allions visiter la plupart des églises romanes que mentionnaient nos guides et d’autres, moins célèbres […]. J’admirais tout édifice dès lors que malgré ses dimensions modestes, ou à cause d’elles, il nous reçoit pleinement en chacune de ses parties, il nous conduit infailliblement vers son chœur. Élan, rigueur indissociables, un chiffre a souvent présidé à sa construction, deux fois sept colonnes pour la nef, par exemple, ou sept fenêtres derrière l’autel […]. Dans presque tous mes livres je suis intervenu plus ou moins franchement, soit en mettant au point des formes fixes, soit en composant l’ensemble selon des calculs précis. » (La parole…, p. 29)
    4. « Ma préoccupation principale – je pourrais dire unique –, le rythme, le rythme qui permet à la langue et à la voix de chacun de faire alliance, de respirer en commun, le rythme qui est vision, connaissance, pensée sensible. » (La parole…, p. 61)
    5. « Serais-je attiré par l’épaule ou la pierre si ces noms ne m’attiraient pas ? Réciproquement : je n’apprécie ces noms que dans la mesure où je n’imagine pas de gestes créant un accord plus harmonieux que celui de tenir dans la paume le bord arrondi d’une épaule nue ou d’une pierre polie par le torrent. » (La parole…, p. 59)








    Pierre Dhainaut, Vocation de l'esquisse





    PIERRE DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3




    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Après (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Pierre Dhainaut



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Josette Ségura, Dans la main du jour

    par Isabelle Raviolo

    Chroniques de femmes – EDITO

    Lecture d’Isabelle Raviolo

    Josette Ségura, Dans la main du jour, Poèmes,
    Éditions Éditinter, 2013. Huile sur papier de Christine Fort.



    L'être qui se déploie en maints rayons de lumière diaprée
    Ph., G.AdC








    [« CES ROSES À L’HORIZON »]




    Dans la main du jour titre le nouveau recueil de Josette Ségura, nous appelant à une certaine disposition d’être. Comme s’il était question de ne plus voir à partir de soi, mais de ce « jour » dans la main duquel nous sommes. Comme si, finalement, il s’agissait de nous détacher de nous-mêmes : pour faire place vide aux choses du monde, pour les laisser venir à nous, nous parler, nous révéler une clarté toute simple, presque enfantine ; comme celle qui apparaît en couverture, sur la si belle huile de Christine Fort, où la palette décline des couleurs de vie – ainsi ce vermillon à travers lequel une rose se dessine, à l’extrême droite, en haut du tableau, évoquant peut-être « la rose du sixième carreau », celle qui rappelle « comment un poète doit regarder, nommer ». Car ces choses nous questionnent et, nous questionnant, nous éveillent à une conscience plus aiguë, plus lucide, comme dans les plus beaux tableaux de Vermeer. Aussi l’exergue nous exhorte-t-elle à cette voie de l’attention aux petits riens qui se révèlent à la lumière du jour : « …nous possédons, parce que nous sommes capables d’attention, l’extraordinaire pouvoir d’arrêter de l’insignifiant, de le capter, de lui donner une consistance, une valeur, et par là même, de le transmuer. » (Gabriel Marcel, Journal métaphysique). Dans la main du jour place Josette Ségura dans la filiation de la poésie de Gaston Puel : « Nous sommes dans le jour, sa lumière, puis dans la main du jour, » disait ce dernier, « c’est-à-dire dans l’amitié du temps et du lieu ou dans le mystère, l’angoisse, la question — ce qui est aussi le mouvement de l’esprit, la quête, la perte, le retour. » En ce mouvement même se dessine le chemin de l’existence humaine, au milieu des autres et des choses qui nous les rappellent, entre vie et mort, pleurs et joies, souvenirs et oublis :


    « un banc devant la porte

    pour le retour du soleil,

    l’instant de mélancolie. »


    Josette Ségura est alors attentive à tous ces signes qui font un jour, à la diaprure de la lumière selon les heures. Elle ouvre au lecteur la profondeur d’une écoute au fragile, au précaire, aux vibrations subtiles de l’espace et du temps :


    « Tu aimes cette journée parce qu’elle commence,

    la lumière est faible, traversée de pluie

    mais ce peu de lumière éponge la nuit ».


    « Ce peu » est déjà un « tout » : il a le pouvoir d’« éponger la nuit », d’absorber l’obscur, la peine (« ce qui nous fait du mal ») pour faire place à la lumière, à la joie (« cadeau de l’âme, l’émotion  /  nous rend à nous-mêmes ») :


    « c’est comme une page

    sur laquelle écrire ou lire ».


    Ainsi s’ouvre la lumière de la page, sa blancheur comme l’espace où naître, renaître après la traversée de la nuit. Comme s’il fallait cette plongée dans l’obscur pour goûter toute l’intensité de la lumière. Comme si le jour était un peu comme cette lumière du matin de Pâques, « mais chaque nuit où l’on entre est celle de la très sainte Agonie », disait Blanche de la Force dans Dialogues des carmélites de Bernanos. Dans Dans la main du jour, Josette Ségura nous invite à vivre ces passages qui sont autant de renaissances, de réconciliations avec l’existence la plus ordinaire, avec notre humaine condition. Un éclat surgit de la nuit même : un quelque chose, un presque rien, un rai de lumière discret naissant de la ténèbre — un infime qui compte infiniment, un presque rien qui est le plus important :


    « cette modeste collection d’éclaircies

    la retenir. »


    Avec le geste confiant d’un enfant, le poète ouvre une brèche dans nos murailles : il nous offre ce regard dépouillé et sincère de celui qui n’a pas peur de « se retourner » « pour reconnaître dans cette cascade / l’or de notre récolte ». Écouter les vers de Josette Ségura, c’est être relié au monde, à son sel, à sa lumière, et retrouver, dans le rythme et les silences, les Gnossiennes et les Gymnopédies d’Erik Satie. « Comme s’il ne fallait pas louper l’instant » :


    « La pluie,

    nous l’attendions, elle est venue,

    le jour sera voilé,

    continuer sur notre chemin

    comme le jour s’abandonne

    à toute cette grisaille,

    fort de son secret. »


    Quelque chose de profond, de secret, est scellé dans ce jour confiant qui « s’abandonne », ne retient rien car il se sait fort d’un amour plus fort que tout. C’est à ce jour que le poète puise son courage de « continuer », de marcher, de s’émerveiller aux couleurs et aux lumières des saisons :


    « je vois des cageots de pommes,

    les cageots, les pommes me rassurent

    comme cette lumière d’automne sur ce village qui surplombe la Garonne. »


    En cette lumière automnale, quelque chose d’une plénitude de l’existence se relie à l’âme du poète, qui s’ouvre et reçoit cette force de vie lumineuse, et peut alors dire, comme un cri venu du tréfonds :


    « au début était la lumière,

    nous la reconnaissons

    dans des instants de communion. »


    Ce sont ces instants qui, comme autant de joies, relient le poète au présent de sa vie où le passé se trouve soudain comme transmué « à la lumière fauve », « dans le désert de la méditation » :


    « on pense aux amis

    qui travaillent eux aussi

    avec des mots mis côte à côte, des lignes

    et tous ces blancs

    pour le passage du vent et de la neige. »


    Quand la pensée aide à toucher la lumière, à rejoindre ceux qui nous sont chers, alors s’exprime la joie comme cet instant de grâce, de transparence en la pesanteur même des choses, en ce feuillage de l’arbre qui « va avec le vert, l’or puis l’ocre clair, / son tronc, / sobre comme un pilier de cloître roman » – des riens qui sont autant d’éclats de lumière, de poésie précaire. Car Josette Ségura chante ici un chant précaire : enraciné dans une incarnation imparfaite, fragile, incertaine, ce chant ne devient possible que dans l’exigence d’une tenue intérieure, d’une attitude qui est celle de l’attention la plus pure, la plus abandonnée : pauvreté qui veille sans rien demander, mais qui, dans ce « rien », se fait aussi tout entière prière :


    « c’est comme si le chemin s’était soudain affirmé,

    nous apprenant à poursuivre

    en nous fiant aux éclats de chaque jour,

    aujourd’hui,

    tu vois bien que la pluie

    doucement chante. »


    À l’instant pleinement goûté, à la lumière pleinement reçue, sera donné le plus essentiel. Et cette lumière ne se donne qu’à celui qui s’abandonne à elle, et ne cherche pas à la capturer ou à la comprendre. C’est donc à un travail de langage, à une épure des mots que se livre ici Josette Ségura. Et l’on comprend alors pourquoi elle choisit de citer Gaston Puel en quatrième de couverture : « N’oubliez pas que le quotidien mérite un travail de langage – comme tout poème – et qu’il est la préparation, le nid du poétique. » Ce quotidien est certes celui des choses, des petits gestes, des riens, mais aussi celui des rencontres, des clartés venues des visages aimés :


    « Il y avait comme l’eau claire d’une rivière

    dans la voix de cet ami au téléphone… Cette eau

    qui dans le présent va tenir ta main vers les mots,

    elle était là dans cette conversation,

    distribuée à notre insu,

    emportant nos propos

    sur les ailes bleues d’une libellule. »


    Josette Ségura se retire pour laisser au chant poétique la possibilité d’advenir dans son jour, pour laisser la lumière faire apparaître les choses que, sans elle, on n’aurait pas vu : « la tenue bleue de la cuisinière », « la halle métallique » ou encore « les maisons en pierre claire du Quercy ». La poésie comme la musique permettent de retrouver l’esprit de la Terre, le point tournant où une chose, en même temps, est conçue comme infinie et finie, l’attention la plus tenue, la note la plus subtile de la partition :


    « parler du réel puis décoller, […]

    écrire en cherchant ses mots,

    avec tous ces comme ci, ces sans doute, ces peut-être,

    l’attention toujours au travail

    sur ces chemins épineux

    où tout est à noter

    sur le sable de quelques feuillets. »


    C’est dans cette attention patiente que le jour peut naître et nourrir la parole abandonnée d’un poète qui ose écrire avec le sang de sa blessure :


    « entre les larmes on voit passer le bleu du ciel,

    sa douceur. »


    En cette vigilance, en cet éveil lucide et libre, le fond se voit, comme nulle part ailleurs, et les plus petites choses du monde parlent, interrogent, éveillent au plus sensible, au plus subtil de l’être qui se déploie en maints rayons de lumière diaprée :


    « La bruyère en fleur,

    il y en avait plein dans la forêt

    de part et d’autre du chemin empierré, […]

    les paroles remuaient, ricochaient sur la beauté qui rappelait à l’ordre. »


    On se croirait dans un tableau de Claude Monet. Aussi, à la lecture des poèmes de ce recueil, peut-on penser à cette série intitulée Les Meules que Monet a réalisée en 1890-1891, répétant le même motif afin de montrer les différents effets de la lumière au fil des jours, des saisons et des conditions météorologiques, mais aussi d’en varier le cadrage et les points de vue. On peut alors se dire qu’ici, Josette Ségura procède comme un peintre – travaillant à l’huile comme Christine Fort qui l’accompagne : une huile qui rend la couleur, l’intensité lumineuse :


    « Ces mottes luisantes,

    on verrait presque s’y refléter les nuages, quelques arbres, »


    Et le poète fait alors l’expérience d’être fondu au paysage :


    « je suis appelée par elles,

    un jour soudain,

    j’ai eu l’impression d’être faite de terre,

    comme une révélation de l’humus accumulé,

    que de choses vont le rejoindre encore, s’y transformer,

    comme si le corps continuait à se construire. »


    Comme si nos corps grandissaient avec tous les corps de la nature, « dans la main du poème », dans la paume du jour qui offre les fruits, la moisson, la vie.


    Dans la main du jour n’appelle aucune transcendance, mais se tient sur le fil, sans réponse comme l’âme est seule ; tout à la fois risible et tragique, le poème est incertain de soi, vulnérable, démuni de puissance, et c’est en cette pauvreté essentielle qu’il exprime toute sa beauté :


    « Les mots nous entraînent où ils veulent,

    c’est de la vie encore

    désencombrée, nettoyée, qu’un autre recevra un jour. »


    Ainsi la vie du poème se tient tout entière dans cette simplicité fragile et forte, dans cette lumière qui se fait l’écho vibrant, le chœur des choses de ce monde — comme cette lumière qui vient se refléter dans Le Miroir de Tarkovski, et qui, à la faveur d’un rai de lumière, d’une flamme ou d’un rayon de soleil, ouvre l’édifice immense du souvenir :


    « Dans le rose de ce lac ce soir,

    elle voit bien qu’il n’y a pas de barque,

    à peine quelques joncs qui se penchent sur le miroir,

    on entend des voix dans les jardins,

    tomber les figues,

    l’été lentement va vers sa fin

    et la joie des vignes. »


    Cette lumière est belle de cela même qu’elle se retire et ne se laisse nommer par aucun attribut de langue humaine. Elle demeure elle-même tout entière beauté dans sa nudité : beauté de la lumière tout entière contenue dans la beauté du poème ; le fruit d’un long abandon qui est paradoxalement le suprême travail, la vocation du poète qui, se délivrant de lui-même, du souci de lui-même et du monde, le retrouve « mûri », dans cette lumière intérieure, dans « ces roses à l’horizon », dans cette offrande du poème qui le précède et l’accomplit sans que le poète puisse s’arroger aucun droit sur lui, tant celui-ci n’est que le chantre d’une musique qui le dépasse infiniment :


    « Nous allions souvent en Italie l’été

    marcher dans le présent, cueillir,

    les arbres sont prêts pour le printemps,

    on sent leur force, leur élan dans leur dépouillement net,

    on avance vers nos propres mots

    rescapés, eux aussi, de l’hiver. »




    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte Isabelle Raviolo,
    Paris, janvier 2014








    Josette Ségura, Dans la main du jour





    JOSETTE SÉGURA


    Josette Ségura bis
    Source




    ■ Josette Ségura
    sur Terres de femmes

    Entre la parole et nous (extrait d’Au bord du visage)
    [Le parler de l’hiver] (extrait d’Au plus près de nos pas)
    [Dans toute combe] (extrait de Jours avec)
    [« On a tellement de souvenirs… »] (extrait des Éclaircies)
    [Dans toute combe] (extrait de Jours avec)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Pleine Page)
    une notice bio-bibliographique sur Josette Ségura
    le site des éditions L’Arrière-Pays





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    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Sylvie Fabre G., Frère humain

    par Isabelle Raviolo

    Sylvie Fabre G., Frère humain,
    L’Amourier éditions, Collection Fonds Poésie, 2012.
    Préface de Pierre Dhainaut.
    Prix Louise Labé 2013.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    LE CHANT DE L’INFINI SILENCE
    Ph., G.AdC






    LE CHANT DE L’INFINI SILENCE



    Si Frère humain s’inscrit en écho à la dédicace (Pour Jean-Louis, in memoriam), Sylvie Fabre G. confère au titre de son recueil un caractère délibérément « neutre ». L’absence de déterminant et l’emploi de l’épithète donnent à ce « frère » une dimension universelle, comme si le singulier ne renvoyait plus seulement à un seul, mais à tous – ou plutôt, par le frère unique, à tous les frères humains. Ce titre pourrait alors nous faire penser au Cantique des créatures de saint François d’Assise – comme si le poète donnait à entendre une invocation, créant un chemin entre sa vie et celle des autres dans l’ouverture du poème qui transporte celui qui parle et celui qui écoute vers une signification toujours nouvelle : « désir de Pentecôte qui irrigue le poème » ; corps nouveau d’une langue de deuil « qui s’enlumine », excédant la définition reçue par la vie intérieure que le langage mène et continue de mener en nous par l’interrogation «  incendiaire ». Alors « la maison pose question humaine / pour rappeler l’urgence / l’absent, où ? ».

    Ainsi, dès le titre, le poète semble nous dire quelque chose d’une expérience commune – s’adressant à notre écoute sensible, à ce qui fait notre fraternité humaine tissée de mots, Sylvie Fabre G. compose un chant discret et généreux, rythmé par une parole précaire, « prière d’énigmatique souffle », qui nous confronte au paradoxe d’« une voix – sans personne », à cette vibration du presque rien, de la respiration ténue (presque un chuchotement) qui dans le moindre (« poudre fragile des mots ») nous livre quelque chose de l’ordre d’un infini : « l’appel des nuages », celui qui « verse le surcroît d’amour / bien plus loin que la source / où boit l’enfant d’immortalité » ; un « vent mystique » qui emporte, avale le cercueil, garde vivant le frère humain. De même, si la neige, en écho à l’enfance, « manque de temps », elle ne manque pas d’éternité « pour battre le rappel ». Car l’éternité n’est pas un ailleurs inaccessible, mais une présence dans le temps : présence qui se donne tout en se retirant, échappant à toute prise, se manifestant à travers la voix nue – murmure qui nous rappelle la source, le fond, matrice de toute parole incarnée, souffle qui engendre les mots : « La neige neige / voix du silence sur la page / densité blanche / halo de vide / étrangement accordé au mystère / – du corps contre l’invisible ? »




    La parole excédée : l’épreuve du silence


    Comme le peintre nous atteint à travers le monde tacite des couleurs et des lignes, le poète semble s’adresser en nous à un pouvoir de déchiffrement informulé. Et si le langage exprimait autant par ce qui est entre les mots que par les mots ? Par ce qu’il ne « dit » pas que par ce qu’il « dit » ? « Bâton d’aveugle / pour silence sans borne ». Serait-ce le silence qui a valeur de parole, ou la parole qui garde en elle-même le silence intact ? « Neige qui recouvre les mots », il est aussi « la neige dans le poème » – « la mort neige et la voix ». Et comme la neige, « brûle sans le savoir / flamme au-dedans meurt / et renaît / le corps l’éprouve / la traverse / met au monde son floconnement. » Comme le dit Pierre Dhainaut dans sa préface, le rôle de la neige est déterminant. « Les mots ne pèsent pas plus lourd que les nuages de neige » – Mais peut-être est-ce à partir de l’errance qui arase qu’une évolution sera permise, qui rendra un sens, nécessairement fragile, à la parole. Sylvie Fabre G. subit l’épreuve, elle le doit, elle y aiguise sa lucidité.

    Dans Frère humain, le silence est alors peut-être « à la mesure de ce qui s’absente / en soi » ; livrant sa précarité en son intermittence, en son énigme même, il apparaît comme cette « rose rouge sur la page », cette « voix sans visage » ; il est « du blanc sur de la cendre ». Il faut que les mots meurent pour que naisse le silence et pour que celui-ci fasse naître à son tour le poème, « là où une autre voix continue », sans nous. Comme le disait Paul Valéry, « chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr » – et cette maturité du fruit s’inscrit dans le chant du monde d’où l’homme est issu ; un silence performatif en cela qu’il « fait », garde vivant ce frère humain, en devenant lui-même parole poétique, parole retenue en son silence même, parole chargée de vie, de mémoire, gorgée de soleil comme un fruit mûr : « mes mots sont à ta suite / ce que tu leur demandes est saut » – saut dans l’inconnu délivrant la perspective en sa précarité, là même où le poème « brode ». Aussi le silence s’inscrit dans la matière même de la langue, il retrouve, entrouvre, cette voix humaine, son « orient ».

    Le silence ouvre alors un monde : celui du poème qui renaît sans cesse de ses cendres – « comme si l’enfance toujours entrait / dans ses mots oubliant / la mort » : enfance que serait la poésie elle-même, mettant à nu les fils du silence dont elle est entremêlée – sens latéral ou oblique qui fuse entre les mots – Écrire serait alors comme une manière de feindre de n’avoir jamais parlé, de feindre l’innocence, pour se dessaisir de l’emprise des mots et laisser advenir le poème, son « infini silence / sous flocons de neige » – là où précisément le sens connu se perd, dégageant l’espace même de la création poétique : « l’amour frappe à sa langue, réclame / la vie éparse ». C’est donc l’amour même qui convoque le souffle et donne la chair des mots, frappant à la langue, lui conférant ainsi toute sa densité ontologique – cette musique intérieure qu’il nous revient d’écouter comme l’on écoute une voix de fin silence.

    Cet amour n’a rien d’un rêve, d’une échappée ou d’un mythe. Il se porte au contraire à cette intensité de la finitude, au plus près du monde, y entrouvrant comme un seuil, une autre lumière : « N’ai-je eu conscience du seuil, de ce qu’il nous faut franchir pour trouver ce qui est ? / Quel pouvoir, quel mystère d’amour dans ce calice qui s’offre dans la nuit ? / Car il est vrai que l’inconnaissable au fond de nos sommeils, forme et nom qu’on ignore, nous embrasse ». Et ce je ne sais quoi que porte le poème, ce quelque chose d’étrange qui l’habite ne serait-il pas alors le mystère de l’être même du silence – mystère de sa positivité, de sa présence-absente – un sens du sens qui serait comme une ineffable vérité, une rumeur lointaine au cœur de l’être où la parole peut réellement germer. Ainsi, « est-ce dans l’éboulement laborieux des mots que se fera le plus de sens, le plus d’amour, mémoire et forme humaine, en ce silence errant et étoilé de l’inconnu ? »




    La parole précaire du poème : ouverture sur l’ineffable


    Fragile, toujours prêt à se briser, le souffle de la parole poétique livre en sa précarité même l’énigme de sa résistance : « Dans l’en bas de la tombe / l’abeille de sa voix encore / bourdonne au suc de l’inachevé / poème qui fuit maintenant / l’altitude d’une parole ». Son incarnation recèle le mystère de sa présence révélant ici-bas un lointain, si proche pourtant – caché dans les profondeurs d’une ineffable transcendance, ce fond de silence qui ne cesse d’entourer les mots, et sans lequel ils ne diraient rien : « en bas, l’en-haut » se tient la précarité, l’interstice entre le dicible et l’indicible, la finitude de notre fraternité humaine : « voix d’enfant riant au soleil / sa parole n’est que rais / de poussière ». Que la parole ne soit « que rais de poussière », c’est là peut-être son dénuement intrinsèque mais c’est là aussi toute sa force. Toujours menacé d’impuissance, son souffle relève de l’énigme.

    Le poème semble ne tenir qu’à un fil, comme si, à chaque mot, il se mourait, mais retrouvait en cet instant de la « mort », le souffle de sa vie nouvelle, sa part d’infini. L’écriture de Sylvie Fabre G. est ainsi toute pénétrée de néant : elle s’ancre dans l’insondable abîme de cette blessure qui la constitue, qui donne relief au monde, et dans l’espérance qui fonde l’être : « Et je voyage. Au cœur de mes déserts, il y a l’oasis qui me laisse l’espoir malgré cette douleur de ma peau, ce contour, dessin qui ce qui en moi se perd à ce départ. » Par l’écriture, elle invente un chemin jusqu’au frère humain, une voie vers la lumière, « entre présence et absence ». Et c’est ce chemin ouvert par le frère humain qui ouvre sur l’autre lumière – celle que l’on voit sans voir lors même que « la cécité n’est que voyance ».

    « Qui meurt a le droit de tout dire. » En citant ce vers de François Villon en exergue de Frère humain, Sylvie Fabre G. place son recueil sous le signe d’un paradoxe : celui de la présence-absente, celui d’une parole silencieuse en cela qu’elle semble s’excéder toujours elle-même, en cela donc qu’elle tient de la prière et à la prière comme à ce qui, lui manquant, la constitue : « enfance première » dont elle porterait le deuil. Mais ce deuil n’est pas tant ici le signe d’une perte irrémédiable que l’appel à un renoncement où s’inscrit toute la finitude humaine : « parti / c’est cela l’expérience de vivre ? » Renoncer aux mots pour consentir au silence, et laisser ainsi advenir l’autre du langage dans toute son altérité, pour laisser à ce frère humain l’espace de se dire par-delà tout ce qu’on avait projeté sur lui – espace de la page elle-même, espace ouvert par les rejets, par les lacunes ou les ruptures de construction qui émaillent le recueil de Sylvie Fabre G. : espace des larmes, des rires, du corps, espace du silence parlant où s’abolit la compréhension ordinaire : « et les larmes alors ruisselaient sur tes joues / car tu ne comprenais pas / pourquoi » […] « je peux pleurer c’est tout ».

    Il n’est pas question pour le poète de « laisser place au cadavre », « terrible adversaire », dit-elle. Par l’écriture poétique, il y a « une autre chair à ressusciter ». Quelle est donc cette « autre chair » sinon celle même des mots tissés de silence, celle de la parole poétique, de son infini silence qui s’inscrirait alors davantage dans l’ordre d’un ineffable que dans celui d’un indicible ? « Ressuscite / l’archéologie d’une chair terrestre / dont le regard touche le plus écorché » – silence qui ne signifie rien en cela même qu’il signifie tout, où la vie se fait dans un arrachement à elle-même, comme si, au fond, il fallait toujours mourir à soi pour naître au plus intime de soi, à la source de son être : « le poème cherche la parole / (la mort en lui participe) / que tu n’as cessé d’étouffer / combien d’années faudra-t-il / pour que la clef soit trouvée / et que s’entrouvre la porte de / silence ». Le silence, souffle même du poème, reste alors une énigme : l’énigme qui alimente la parole en l’expérience même de sa propre mort : « Telle la mort, la montagne / s’accorde à l’irrévélé / elle relie adieu et lumière / l’en bas et l’en-haut ». Présence oxymorique, la montagne apparaît ici comme la métaphore du poème précaire, celui qui relie adieu et lumière, celui qui se produit quand la prière est perdue et par le fait même de cette perte, c’est-à-dire quand l’enfance est perdue : « éparpillement d’ailes sur les hauts sommets de l’enfance », « l’enfant de jadis ne sait pas / sur la neige des vents / il dévale vers une vie d’homme / qui s’arrête au milieu du présent » Mais l’enfant, tout autant, est celui qui prie, qui chante l’enfance perdue, les « grandes gorgées d’extravagante enfance », la prière irretrouvable ; l’enfant est celui qui chante pour l’âme – en sa faveur, à sa place et devant elle : « feu du souffle, crie l’enfant blond / à l’homme de l’asphyxie », son geste est celui qui « disperse les cendres » et « l’infiniment mouillé des roses de mai ». Ainsi la montagne « inspiration » s’accorde à la page « expiration » pour faire sans cesse re-naître ce souffle de vie. L’âme est alors « inventrice de sérénités », celles mêmes qui sont « aubes et brises », celles qui ont le chant rythmé mais tendre de la femme. Signes de vie, d’espérance, elles ont « la forme téméraire et rayonnante qui annonce l’autre espace. Dans le grain de leur voix s’entend que tout commence » : commencement où l’amour creuse au plus profond, où le chant devient si haut qu’il ne varie plus à la couleur des jours, qu’il se fait « plein, et salut, rejoignant la vie par lequel tout amour se découvre. »




    La voix nue comme un cri : L’Autre Lumière


    Le poème apparaît alors comme l’autre de l’âme, autant la preuve de son aliénation que le témoignage de son martyre, de sa mélancolie (« nul destin, seulement des limites / frère humain / mort de mélancolie »). Témoignant de l’âme dépossédée de soi, et résultant ainsi de cette dépossession, le poème est ce qui tient à l’impriable et de l’impriable : il ne s’adresse à nulle transcendance, il ne demande aucune faveur : « Dans l’expérience intime de la fêlure / …sauver signifie simplement parvenir / à continuer un peu plus loin. / En aucune façon guérir ou rédimer. » Ainsi, « au-delà des prières », nous dit Sylvie Fabre G. dans L’Autre Lumière, « nous sont révélés les signes du monde et de la vie. » Or c’est peut-être en ces instants de « grâce » que l’homme prend conscience de « sa place », de celle de l’Autre, de l’illimité : « le don, l’appellerait-on l’amour, ce feu de joie qui toujours nous fonde et nous dépasse. » Ainsi, malgré nous, nous fréquentons l’abîme mais savons l’infini. Toujours le poète cherche, au surplomb de chaque pays, de chaque épreuve traversée, son souvenir. La voie de la recherche mène à l’autre, là même où les voix s’insinuent, décuplent les sentiers et nous ramènent à l’essentiel.

    Aussi, procédant de l’impriable, le poème est-il précaire, « corps sans toit / sous la neige / continuellement / froid », et sa précarité est, de façon ultime, indiquée par un cri : « Ta poitrine contenait un cri / en moi résonne son écho / venu se briser sur le mur du monde / attelée à l’absence pour sentir la présence / je travaille sa perdition ». Aussi les mots suffisent-ils pour regarder « ce qu’ils ne peuvent voir » ? Ils tâtonnent, dévient, muent – le poète se heurtant à l’impossible absolu – sans pourtant cesser de dire, comme si le dire lui-même précédait le dit, comme s’il fallait dire pour conjurer la mort. Alors la parole est « comme parabole » et « le cri humain n’a pas de tombe / débusqué, allié à tant d’autres / il s’entend dans sa vive ténèbre / à la lumière de l’adieu ». C’est en sa précarité même que le poème « dépose les armes » : « les mots arrivent en incinération / par la preuve / bouche close sur couche de cendres / tout brûle ». Et l’on vit dans la maison du monde avec ce mystère qui étreint : « Ce que j’ignore, ce que je cherche, dit Sylvie Fabre G., c’est cela que je ne connais pas, la prisonnière en moi qui crée sa liberté. »

    Sylvie Fabre G. entend peut-être ainsi la vocation du poème comme celle d’exprimer quelque chose d’autre, quelque chose d’inexprimable et de secret qu’on doit suggérer allusivement ou à travers les trous du texte, les cassures de la forme, à l’image même de ce corps, « hématomes des sanctuaires / où les mots, huile pour la flamme / deviennent résidus d’incarnation ». C’est quand le poème touche l’ineffable qu’il devient puissamment expressif – si bien que tout entier il est une espèce de silence, et il faut du silence pour l’écouter : espace de l’écoute comme espace de l’amour – l’espace même où le silence se mue en cri – un cri qui n’est plus celui de la révolte et du désespoir – mais le cri de la vie, du désir de vivre : « l’alcool soumet jusqu’à la langue / pourtant celui qui boit / sans cesser de mourir jusqu’à mourir / boit pour vivre. » Chaque gorgée est alors comme un cri d’espérance dont la précarité serait comme une espèce de prière « du matin au soir le balbutiement / dans nos bouches » […] « même acharnement à prononcer / parler pour » – pour relancer l’espérance et la confiance, pour continuer à vivre. Ainsi, comme l’écrit Pierre Dhainaut dans sa préface, « la mort n’a pas le dernier mot : avec l’amour, avec l’amour quand il affronte la mort, il n’y a pas le dernier mot. »

    L’humanité de ce frère réside alors en un désir tendu vers un réel, impossible à comprendre ou à se représenter. Et l’homme cherche le visage de ce qui lui donne corps – au cœur de son cœur comme au-delà de l’espace sidéral. « Il s’entend le cri de la vie. Il est cette fraîcheur qui témoigne, il danse sur le chemin, il efface les reculs quand les pas s’enlisent dans les ornières de la recherche. » C’est le cri lui-même qui donne des ailes, qui suscite des miracles, la « ferveur », l’« élan » – qui nous portent jusqu’au consentement, jusqu’au « oui ». Et peut-être, comme l’espérait Arthur Rimbaud dans Une Saison en Enfer, nous pourrons « embrasser la vérité dans une âme et un corps » – peut-être « l’or viendra avec ses doigts d’azur et d’être » – et « nous retrouverons la lumière près des enfances, des pures et détachées enfances dont on rêve. » – ces même enfances dont le frère humain a rêvé, lui qui s’est « cogné contre les parois des granges » où « le foin enivrant » l’appelait […] « en funambule défiant, bataillant / osant la folie de durer », lui qui a « rêvé l’enfant en l’homme », lui dont « la soif jamais ne s’est étanchée ».

    Ainsi, paradoxalement, Frère humain serait comme un « Psaume de notre temps », où des signes se donnent et se reçoivent, où prose et vers se mêlent, se relancent autant que se contestent mutuellement : ainsi se cherche le nom au creux d’un visage qui serait la lumière. Et l’on ne voit dans son absence que flamme accrue de l’ombre. Et l’on pressent, éblouie, sa forme parfaite. L’Autre Lumière s’inscrit donc dans le prolongement de Frère humain, il en est comme la voix continuée, le texte continué où la vie même renaît, rythmée par la prose, la saison des fontes et des frondaisons : autre saison, au tournant de la loi hivernale – l’offrande de la paix. Ainsi en cette autre lumière s’ouvre une nouvelle issue : « aimer autrement ». Et « avoir son silence en héritage ». « Ainsi se fond un dieu perce-neige-espace en cet autre moi-même. »





    Sylvie Fabre G. chante le silence infini du poème, sa précarité même qui s’inscrit comme « l’ouverture à la parole » – si bien que le poète peut dire : l’accueil continu de mon corps aux mots m’amène enfin au secret. […] Vrai poème de ma Vie, moule de ma fin, de mon commencement. » Le chant de l’infini silence nous convie donc à un voyage vers l’origine. Dégagé du poids des mots grâce au silence éprouvé, vécu, le poète rencontre un silence sans qualités, une voix nue qui est celle même de la Parole incarnée : « recueillement de l’immense douleur et de l’immense joie dans sa grandeur sans dimension ». Délesté du poids des mots et des images, l’âme est alors libre d’accueillir pleinement la présence, d’entrer avec elle en un dialogue ininterrompu. Ainsi l’intériorité poétique se nourrit-elle de silence, renversant le sujet parlant en sujet écoutant, désapproprié. Par son silence, celui-ci reste à l’écoute de l’autre : « Et je comprends que l’ineffable est aussi le nom qu’on cherche dans le regard de l’autre. Il nous donne à voir et à connaître la volupté de l’esprit et du corps. »

    Ce silence à partir duquel se forme la parole précaire laisse toujours présent ce noyau vide, ce noyau d’indicible qui précisément constitue le lieu originel du poème et, s’il est plénitude, il n’en reste pas moins marqué par le trou de ce vide, vide constitué d’un manque inhérent à la naissance de celui qui parle. Car « l’ombre pèse lourd à qui se trouve dans la forêt, malgré les chants d’oiseaux. » L’ombre écorche, renvoie l’écho à la clairière : la parole s’origine en sa nuit même, en sa béance originelle qui apparaît comme la condition de sa naissance, de sa plénitude incarnée, « une terre promise» que l’on rejoint parfois – Loin de s’opposer l’une à l’autre, l’ombre et la lumière, l’opacité et la transparence, ne peuvent que se ménager une place réciproque : pas de parole poétique sans ce silence, pas de silence sans le consentement à la précarité du poème, celle même qui « donne droit d’asile à la lumière ». Alors le poète peut s’avancer « dans ce réjoui des hauts lieux, dans la rosée d’un temps à son commencement », délivré de toute peur.

    Nous avons bien des raisons de nous taire, et le silence n’est pas seulement la marque d’une démission de la pensée. Parler, le pouvons-nous toujours quand nos mots s’affrontent au plus difficile : ce qu’il faudrait dire, ce que nous ne pouvons décrire ? Au moins pouvons-nous écouter le silence, le laisser être, et par lui donner naissance à une Parole qui garderait le silence – un langage qui s’exprimerait du plus profond de nous-mêmes sans trahir l’espace du silence.

    Loin de nous éloigner du monde, de notre incarnation, de notre finitude, le silence semble donc nous y reconduire plus fondamentalement comme si c’était dans notre corps et dans les choses du monde, en nous tournant authentiquement vers elles, que nous apprenions à nous tourner vers l’invisible, vers ces « vies silencieuses » où le regard s’éprouve dans sa limite même – limite à partir de laquelle la voix du rien, ou du neutre, redevient d’une certaine manière positive. Le monde, nous dit Sylvie Fabre G., « est peuplé de tremblements secrets, de brûlures qui lui viennent d’un chant au cœur de notre vie. Son lent égrènement, sans justification, nous ouvre à l’autre lumière. »



    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes







    Frère humain






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises par Sylvie Fabre G.
    Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.
    → (sur le site des Éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.
    → (dans la Revue de presse du site des Éditions L’Amourier)
    une recension de Frère humain, par Yves Ughes (Basilic, N° 42, septembre 2012)






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  • Thαumα, « La Patience »

    par Sylvie Fabre G.

    « La Patience », Thαumα n° 10,
    Revue de philosophie et de poésie,
    La Compagnie des Argonautes, décembre 2012.



    Note de lecture de Sylvie Fabre G.



    Krochka, sans titre, 2010, encre sur papier, 31x23,5 cm (1)
    Krochka
    Sans titre, 2010
    encre sur papier, 31 x 23,5 cm
    Source








    Thαumα, « LA PATIENCE »




    Le dixième numéro de la revue Thauma vient de paraître et les mots de Jean Malrieu, qui débutent la prose de la quatrième de couverture : « Pour maintenir, il faut tant de patience… et les années têtues n’attendent pas de récompense. Nous sommes de toute façon au-delà », donnent toute la mesure de l’entreprise d’Isabelle Raviolo qui en est la fondatrice et en reste l’âme patiente.

    Marcher ensemble, comme le demande Malrieu, c’est aller vers la richesse sans cesse renouvelée de cette revue qui tient à l’alternance, dans chacun de ses numéros, et quel qu’en soit le thème, entre poèmes et proses, textes philosophiques et textes plus modestement réflexifs, voix d’ici et de maintenant et voix de tous les ailleurs dans l’espace et le temps, traductions et inédits de littérature classique ou d’extrême contemporain, façon de nous rendre une mémoire ancienne et une neuve curiosité, de faire dialoguer vivants et morts en un seul espace sensible et intellectuel. La variété des choix devient accueil et agrandissement, et le numéro « La Patience » en est une preuve, heureusement ponctuée des œuvres de Krochka, au maillage serré, à la trame dense ou légère, trouée ou effilochée comme l’écriture du monde et de l’être dont témoignent les textes.

    Entrant en lecture, « on entre en patience » qui « a partie liée avec l’espérance, qui, elle aussi, s’ouvre à ce qui vient »1 et nous voilà sur la voie de la résonance, de l’appel et de la transmutation dont parlent Pierre Dhainaut interrogeant le Rituel de la patience dans l’écriture du poème, mais aussi Milton dans sa lettre à un ami2. La patience est d’abord une ouverture, et non seulement le fruit d’une volonté. « Elle a tout son temps » laissant alors le futur en suspens, et l’homme dans un « agir libre », une disponibilité. L’indétermination de l’avenir fait du présent une nouveauté et du futur une rencontre avec soi et l’Autre. Isabelle Raviolo, dans la méditation qui clôt le numéro dans une traversée interrogative et prospective, écrit : « Ainsi dans la patience, l’expérience du temps n’est-elle pas celle d’un cours uniforme, ni même celle d’un asile, mais s’apparente davantage à l’espace où se joue l’acte libre dans une intention qui vise à rapporter le temps à son principe, au présent qui l’origine : au commencement éternel… ». L’homme, proie du désir, du manque et de la mort, tour à tour agité, impatient3, révolté4, accablé ou compassionnel, se tourne parfois vers Dieu pour qu’il lui accorde cette patience qui souvent, comme le temps, semble lui faire défaut, et dont l’autre nom est peut-être consentement. « Étrange, étrange consentement »5, que l’on soit croyant ou athée, on attend obstinément « que revienne la vie couleur du large » 6 pour passer sur l’autre rive, « nautoniers d’un exil sans retour » 7.

    Force de l’âme contre tous les maux engendrés par les passions et la finitude, certains auteurs, à la manière de Saint Augustin, apparentent la patience à une vertu et la décrivent comme nécessaire pour accéder à la sagesse.

    L’attente qui lui est liée est aussi celle de l’amour, qu’il soit divin ou humain, car en son centre se joue la même proximité et impossible saisie. « Seul l’amour sait attendre »8, jusque dans le sommeil ou le puits de l’oubli. « J’aime Attendre », comme le rappelle encore Fabio Scotto à l’amoureuse qui le délaisse. Sans doute « Tandis que le monde sans fin suit son cours/jamais dans le temps ni l’espace/Nous n’atteignons ce lieu de bonheur… »9.

    Mais les occupations et les talents qui meuvent l’homme et l’amènent cependant à des formes d’accomplissement, et presque tous les textes dans leurs différents registres le soulignent, demandent des qualités dont le monde contemporain dans sa fébrilité médiatique et consumériste s’éloigne de plus en plus : concentration, calme, constance, maîtrise, lenteur, endurance, sérénité, silence, autant de mots que les poèmes ou les proses font neiger et fleurir comme Patience10 . La nature elle-même nous les murmure et sa contemplation nous rend à la promesse ardente de la vie où « toute chose a trouvé son centre. Et germe. » 11, car la patience qui a aussi à voir avec l’enfance, « est la chance d’un fruit mûr » 12.

    Il faudrait ici pouvoir citer toutes les pistes qu’ouvrent les auteurs et parler des figures mythologiques, poétiques ou mystiques que les textes convoquent de Pénélope à Marie, de Bashô à Hallâj, et qui nous donnent chacune des éclairages sur la façon dont chaque écrivain ou chaque culture vit et pense la patience à travers les lieux, les âges et les genres. Mais cette note deviendrait trop longue et il ne me reste qu’à renvoyer le lecteur à la découverte de ce numéro de Thauma, « alcool et sucre essentiel »13 pour penser la patience.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.




    ________________________________________________
    1 Alain Cugno
    2 Traduction et commentaire de Maxime Durisotti
    3 Ahmet Soysal
    4 « Job, quelle patience, », intéressante réflexion de Nicole Hatem
    5 Françoise Clédat
    6 Angèle Paoli
    7 Gilles Baudry
    8 Gabrielle Althen
    9 Kathleen Raine
    10 Salah Stétié
    11 Thierry Metz cité par Isabelle Raviolo
    12 Paul Valéry cité par C.H. Rocquet
    13 Paul Claudel cité par Isabelle Raviolo






    Angèle Paoli - que revienne la vie couleur du large -
    Ph., G.AdC





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Françoise Clédat | Du jour à personne (poème extrait de Thαumα n° 10)





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  • Isabelle Raviolo |
    La violente beauté du rouge dans les tableaux de Chaïm Soutine

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique d’Isabelle Raviolo




    LA VIOLENTE BEAUTÉ DU ROUGE DANS LES TABLEAUX DE CHAÏM SOUTINE






    Soutine, affiche expo






    Du 3 octobre 2012 au 21 janvier 2013, le musée de l’Orangerie, à Paris, a consacré une remarquable rétrospective à l’œuvre de Chaïm Soutine. Marie-Paule Vial, la commissaire de l’exposition, l’a intitulée « L’ordre du chaos », indiquant ainsi les forces contradictoires qui ont écartelé l’artiste lituanien. Entre apollinien et dionysiaque. Mesure et démesure se livrent en lui une lutte sans merci. Une logique architecturale puissante distribue ses colorations, ses lumières, ses ombres avec la sûreté d’une fonction.

    Ses tableaux en mouvement, pris dans une sorte de frénésie, comme si la Terre tremblait, sont en même temps régis par des règles qui montrent la grande culture de Soutine, visiteur assidu du Louvre 1. « Une passion de la mesure et de la proportion exactes, de l’équilibre architectonique et anatomique ne cesseront de le tourmenter », affirme son ami Elie Faure. Et c’est peut-être dans cette tension qu’il faut chercher l’originalité de ses tableaux 2. Soutine aspire avec désespoir à un ordre intérieur. Par cette recherche permanente de l’élément fixe au sein du mouvement, Soutine est baroque. Cette quête du fixe dans le volatil s’exprime dans ses études sur les animaux morts. Le corps y est sculpté en état de décomposition, la chair disparaît pour accéder à la pureté. Elle aboutit au noyau central : l’esprit.

    Et la présence vivante et violente de cette tension s’exprime à travers l’emploi que Chaïm Soutine fait des couleurs, et notamment du rouge qui semble être chez lui la marque d’une blessure à vif : sa blessure qui ne s’est jamais refermée. Et c’est en elle que le peintre va puiser toute son énergie créatrice ; c’est elle qui sera le creuset fécond de sa création. Elle est le cœur de la palette même du peintre, l’épicentre de ses couleurs. Du rouge de la blessure, il puise l’intensité et la vie de ses natures mortes, de ses paysages et de ses portraits. Le rouge révèle une lumière sonore qui excède la forme et lui confère une dimension étrange ouvrant sur un invisible.




    ■  Vibrations sonores du rouge : expression palpitante de l’intériorité


    Dans cette exposition du musée de l’Orangerie, deux salles de portraits encadrent une section consacrée aux paysages, et une autre aux natures mortes. Si l’œuvre de Soutine n’est pas exactement la même en 1918 et en 1940, s’y retrouve pourtant une sorte d’unité qui se révèle par la couleur, et notamment à travers le rouge que le peintre utilise comme une note de musique tantôt aiguë, tantôt grave.

    Il y a dans le rouge de Soutine l’expression d’une violence pure comme si la vie y était mise à nu, dépecée tels ces bœufs ou ces dindons écorchés. Le rouge de Chaïm Soutine ouvre sur un au-delà de la forme qui nous fait rejoindre son origine, le principe même de son apparition. La chose est là, si vibrante en sa présence qu’elle semble se livrer tout entière. Mais cette donation la retire aussitôt à toute capture, à toute appropriation. Le rouge donne à l’objet sa présence vibrante  : elle tremble dans l’expression palpitante de son intériorité ; elle se livre tout en se dérobant.

    Le rouge traduit ce paradoxe comme une tension. Car, s’il met à nu, il retire aussitôt ce qu’il donne. Il semble donc nous immerger au cœur de la vie, de la création artistique, dans le cri de la peinture de Chaïm Soutine – celui-là même qui résonne à travers les touches tourbillonnantes de son pinceau. Ainsi la peinture de Soutine s’exerce-t-elle moins dans l’espace que dans le temps  : une sensation lumineuse se prolonge à travers le rouge qui nous fait vivre l’instant comme une éternité, la lumière comme une étincelle incréée.







    Soutine, La Raie
    Chaïm Soutine, Nature morte à la raie, 1923
    Huile sur toile, 80,5 x 64,5 cm
    The Cleveland Museum of Art (Ohio),
    don du Hanna Fund
    © Artists Rights Society (ARS), New York | ADAGP, Paris
    Source






    ■  Le rouge des Glaïeuls et de La Raie


    C’est à travers la série des Glaïeuls (1919) que ce rouge se révèle dans toute sa splendeur : ici l’épaisseur de la pâte traduit le jaillissement vigoureux de fleurs aux formes si contournées qu’elles en paraissent vivantes : leur présence vibrante communique une sonorité inouïe qui nous les fait appréhender dans leur essence même de fleur (on entre ici dans l’intériorité même de la fleur, dans son secret). Le rouge qui se déploie dans toute son intensité à travers ces fleurs ― elles font figure de corps tourmentés ― se retrouve aussi dans les études de bœufs écorchés. Soutine peut également l’introduire en détail strident, comme le poivron au premier plan de la Nature morte au faisan.

    La Raie attire tout particulièrement notre attention, cette raie de 1924 qui trouve son écho dans La Raie de Jean Baptiste Siméon Chardin (1728). Comme La Raie de Chardin, La Raie de Soutine est ouverte. Son architecture est délicate et vaste, teintée de sang rouge : les entrailles de l’animal se confondent avec les tomates, mêlant les règnes animal et végétal. Cette raie de Soutine étonne : le rouge en fait ressortir toute l’étrangeté. L’œil se trouve attiré par la tête semblable à un visage humain déformé. La raie de Soutine n’est plus une raie. Le rouge en excède la forme et la révèle autre, étrange étrangère : visage d’un homme qui rit d’un rire sarcastique, visage déformé dans le contenu même de sa forme.

    Le rouge révèle ainsi la tension inhérente à l’œuvre de Soutine : mesure et démesure s’y rencontrent et donnent naissance à l’image peinte – image qui révèle l’intériorité, une sorte d’en-dedans du réel, comme si se donnait à voir autre chose que la simple apparence.







    Soutine, Le Boeuf égorgé 2
    Chaïm Soutine, Le Bœuf égorgé, vers 1925
    Huile sur toile, 202 x 114 cm
    Musée de Grenoble
    © ADAGP, Paris
    Source






    ■  L’union de la matière et de l’esprit : Le Bœuf écorché


    On retrouve toute cette force vibrante du rouge à travers la série des bœufs écorchés (vers 1925) dont le motif est inspiré de Rembrandt (1655). La splendeur viscérale s’élargit ici aux dimensions cosmiques. Soutine touche à la pureté et rejoint les profondeurs : il confronte le spectateur avec le mystère tragique, phosphorescence de la mort au sein même de la vie : « Qu’un bœuf ouvert rutile comme les trésors de Golconde […] que cela soit de la viande ensanglantée, là est l’esprit », affirme Elie Faure. Le rouge de ces tableaux rejoint la vision tragique car il n’expose pas la tragédie en général, la lutte entre l’esprit et la matière, mais l’indissoluble union de la matière et de l’esprit.

    Pourpre et incarnat vont restituer la matière dans ses profondeurs palpitantes, la laissant apparaître dans toute la force de sa présence. Sous l’apparence d’un débordement violent, sans mesure, presque chaotique (viscères et entrailles débordants), Soutine contient cependant la force dionysiaque : il dirige le contenu sans qu’on le sente. Sa matière est un organisme que l’ascension de sa vie intérieure développe avec cet ordre lent et large. Le génie de l’artiste rend ici, à travers l’emploi qu’il fait de l’incarnat, du vermillon et du magenta, le suc des épaisseurs vivantes qui s’unit à l’esprit. Les flaques des variations de rouge apparaissent alors infinies : elles sont comme l’expression surnaturelle de la vie visible qu’elles nous offrent. Mais il faut tout de même que cette viande ait saigné, qu’on voie encore perler les larmes rouges au niveau des plumes arrachées, que l’on surprenne des taches suspectes affleurant sous l’or de la peau, que les gemmes vertes ou bleues de ce qui reste des ailes se teignent de pourpre gluante.

    L’inspiration que Soutine puise dans l’œuvre classique de Rembrandt, de Greco, de Courbet et de Chardin, a son pendant chez le peintre moderne Francis Bacon. Ce dernier conservait dans son atelier des carcasses de bœuf, tandis que Soutine n’hésitait pas à garder la viande jusqu’à sa décomposition.







    Chaim Soutine - Enfant de choeur (1927)
    Chaïm Soutine, L’Enfant de chœur, 1927-28
    Huile sur toile, 63,5 x 50 cm
    Paris, musée de l’Orangerie
    Collection Jean Walter et Paul Guillaume
    © ADAGP, Paris
    Source






    ■  Variations sur L’Enfant de chœur (1925-1928) et le motif du groom


    Figure emblématique des portraits peints par l’artiste, L’Enfant de chœur de Soutine s’inspire des deux enfants de chœur qui apparaissent dans Un enterrement à Ornans. Ici, la suppression de l’arrière-plan fait ressortir le rouge et le blanc éclatants : le rouge y transparaît avec une force qui confère à la toile une présence insolite : matière spiritualisée, il nous conduit dans l’intériorité même du personnage. L’enfant de chœur, à la figure allongée semblable à celle du Greco, est tout entier visible dans ce rouge et ce blanc qui le font apparaître presque inquiétant sur ce fond noir.

    Dans le portrait traité en buste, la disposition est pyramidale : pyramide des épaules soulignée par celle que forment les bras. La disposition reflète en miroir celle des mains en prière. En revanche, les mains elles-mêmes, comme souvent chez Soutine – à l’exemple de Van Gogh –, sont informes et nouées, isolées et comme indépendantes du personnage. C’est dans cette période des Enfants de chœur que Soutine peint aussi divers employés et donne alors sa pleine mesure à la couleur rouge dans le Groom (1928), conservé au Musée national d’Art moderne du Centre Pompidou (et non présent dans l’exposition du musée de l’Orangerie). Ici le sujet est tout entier son vêtement. Le rouge fait sa présence – intense, vibrante : il nous saute aux yeux. Soutine prend l’uniforme comme élément fixe du tableau et travaille les variations de la couleur et de la forme.







    Soutine, Le Groom 2
    Chaïm Soutine, Le Groom, 1928
    Huile sur toile, 98 x 80,5 cm
    Musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou
    © ADAGP, Paris
    Source






    En faisant disparaître l’individualité, Soutine transforme ses portraits en natures mortes.


    Une joie sensuelle émane du rouge des toiles de Soutine : couleur palpable, vibratile, violente, le rouge donne à l’œuvre du peintre une marque incomparable – la marque d’une énergie dionysiaque surmontée dans l’harmonie de la forme apollinienne. La réconciliation dans la peinture de deux forces contraires ouvre un chemin de libération dans les contradictions de l’existence.


    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte Isabelle Raviolo, Paris, janvier 2013



    __________________
    1. C’est son entière disponibilité, sa totale liberté qui pousse Soutine à prendre modèle sur les grands maîtres. Il ne les copie pas, il les réinterprète.
    2. « Tourmenté, fier, ambitieux pour son œuvre, rarement satisfait, la vie de Chaïm Soutine a été une progression inquiète mais continue vers la réalisation de cet ordre interne qui donne leur poids aux œuvres inspirées qu’il rencontrait chez Rembrandt » (Marcellin Castaing, Soutine, Catalogue de l’exposition Soutine à la Tate Gallery de Londres, 1963).





    CHAÏM SOUTINE


    Chaim Soutine - Autoportrait (1917-1918)

    Autoportrait, vers 1918
    Huile sur toile, 54, 6 x 45,7 cm
    The Henry and Rose Pearlman Foundation
    en dépôt au Princeton University Art Museum
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼








    → (sur Paroles des jours)
    Le temps vivant de Soutine, par Stéphane Zagdanski (texte conçu pour une émission de radio consacrée à Soutine, diffusée en mai 1996) [PDF]





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