Étiquette : Isabelle Raviolo


  • Blandine Merle, Par obole

    par Isabelle Raviolo

    Blandine Merle, Par obole,
    Cheyne Éditeur, Le Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), 2011.
    Prix de poésie de la Vocation 2011.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    CETTE OBOLE DU TEMPS, VENUE DE L’ÉTERNITÉ



          Voici un recueil dédié « à Mouchette, et toutes les autres », à celles qui ont cherché la lumière dans les eaux troubles, à celles qui ont vécu dans la chair, le sang et les larmes, la vie réelle et non imaginaire : la vie qui blesse et réjouit, la vie qui donne et retire, la vie pareille aux « gouttes d’une pluie sableuse », loin des évasions et des contes de fée. C’est pourquoi Mouchette, le personnage le plus troublant de l’œuvre de Georges Bernanos (Sous le soleil de Satan), habite ce recueil de Blandine Merle comme cette présence absente qui nous relie à notre part d’ombre et qui se livre en filigrane à travers la violence sourde du rythme et de la métrique : les métaphores s’y allient au corps féminin et se déploient à travers l’élément liquide, prédominant dans ce recueil.

    L’eau, élément de vie et de mort, traduit ici toute l’ambiguïté d’une écriture où la lumière se dit dans l’obscur, le temps dans un immémorial, quelque chose qu’on ne saurait dire parce que toujours il se retire. Ainsi la voix tente d’approcher cette part éternelle de la lumière dans le temps : un mince filament, une brindille, comme une goutte de lait offerte à celle qui désire parler et qui toujours, d’une certaine manière, est ramenée à l’impossibilité même de dire le fond.

    En cette parole qui s’excède toujours elle-même, Blandine Merle découvre ce rai de lumière qui donne naissance ; elle y offre sa voix nue, « par obole », cristal intérieur dessiné dans un éclat discret : « la bouche parcimonieuse / à peine / se sera entrouverte ». Écriture de l’à-peine où l’essentiel se dit dans le caché, la poésie de Blandine Merle, proche en cela de celle d’Emily Dickinson et de Béatrice Douvre, nous convie au silence, au désert intérieur, « sur la page où se déploie la faim ».

    Dans Par obole, Blandine Merle nous introduit dans les replis du dedans, dans ce « temps du purgatoire » « couturé à soi » :


    Les gouttes d’une pluie sableuse
    chues avec l’image d’un prince

    contre la vitre

    alors la glaise, attendre
    qu’on vous refasse (ou de la côte d’Adam)



    Attendre est l’attitude de celle qui patiente, souffre, endure, mais espère aussi l’aurore, la naissance : ce « quelque chose » qu’elle ne saurait dire, et qui pourtant se dit comme si c’était plus fort qu’elle ; qui se dit « contre les stores baissés », contre les peurs, les déceptions et « l’amour gâché ». Alors s’ouvre l’espérance même du vivre dans la discrétion d’un geste simple, d’une lumière ténue comme un murmure


    réajustant les bretelles
    dans l’interstice du demi-jour



    Ce n’est pas le plein soleil ou l’éclat aveuglant qui se dit ici, mais l’interstice d’un demi-jour comme cette fine particule de vie, de lumière qui passe dans l’entre-deux, dans l’entrebâillement d’une porte qui, sans être pleinement ouverte, n’en est pas pour autant totalement refermée. L’attention est alors requise, cette attention qui nous fait être au plus près des choses et nous rend à nous-même, dans le plus intime de notre être, dans cette nudité intérieure où plus rien ne trompe et ne ment. C’est dans ce fond que Blandine Merle nous invite à danser sur le fil : « œuvre d’équilibrage quasi d’équilibriste », dit-elle, comme si elle désignait ici tout le poème


    où l’on ajoute ici
                                           que la nudité là
    soit autant de transparence
    que la cloison grillagée du confessionnal



    La poète parle cette langue précaire qui jamais ne se résigne, et qui ne cesse de supplier


    de n’y pas passer, de n’en pas finir


    C’est cette vie toute simple, notre incarnation même, que Blandine Merle célèbre ici, à travers le temps qui passe et qui, si nous y prêtons attention, nous livre les trésors de l’instant où quelque chose du soi profond se dit – comme si tout était là, dans ces pépites d’or de l’instant qui nous enlèvent à notre ego et nous font plonger dans le fond de notre mémoire, de notre être où une lumière ténue nous révèle un authentique intraduisible, vecteur d’un infini en l’homme :


    ici où
    quelque chose comme
    la guérison
    qu’avec un peu d’eau (pour tremper l’encre)
    et d’espace entre les tiges,
    on aura recomposé



    Dans cette fine pointe du dedans, on entend la musique très subtile de cette poésie : vibrations ténues de l’être qui déploie autant de nuances féminines où s’appréhende l’autre en nous – un éventail aux couleurs irisées de la peau.

    Par oboleMiroirs, Sanguines et Raccords, titres des trois recueils qui composent cet ensemble, semblent revisiter une parabole évangélique, ce discours imagé où le Christ nous livre un enseignement sur l’intériorité de nous-mêmes. On pense alors, en liant Par obole à la parabole des vierges folles et des vierges sages qui se reflètent ici comme les deux côtés d’un même miroir : étrange étranger, à la fois si proche et lointain, altérité prochaine qui nous fait explorer cette eau intérieure, part cachée de nous-mêmes et que seule la poésie peut éveiller : « maintes subtiles épingles » qui requièrent l’attention du poète pour exister, venir au jour comme autant d’oboles, de sources où l’on puise pour naître à soi. « Elle » va alors puiser dans les « ressorts de la coiffeuse » : puiser le souffle, l’élan créateur qui fait naître à soi-même : alchimie de désir et d’espérance où bat le pouls obscur quand sur la peau la voix décante ; l’interstice s’amenuise.


    la blancheur de la page n’a d’égale
    que la précaution des linges
    avec lesquels le nouveau-né
    est approché du sein

    d’égale que l’insistance de l’œil
    à l’orée des cris



    Métaphore de la naissance à soi-même dans un long et lent travail d’enfantement qui n’en finit pas de faire grandir son corps comme le corps du poème, miroir qui conduit aux profondeurs de l’être : un autre soi – et si « je » était cet « autre » qui déshabille des oripeaux et ouvre l’espace intérieur, la terra incognita, ce continent noir du féminin ? Là où une présence, plus grande que nous-mêmes, nous révèle à nous-mêmes, et nous rappelle à la voix antérieure, à l’origine : quelque chose d’indicible, source de tous les mots.


    « Quelque chose » dans le verre du miroir nous donne ainsi à lire autre chose – autre forme de soi, celle du poème :
    le seul verre à saisir
    dans l’entre-deux des gouttes contre la joue
    est une surface réfléchissante
    .


    Dans Par obole, Blandine Merle nous invite au voyage : « prendre le tournant des eaux profondes », dit-elle, et ainsi s’ouvrir à un autre « tournant », « risqué d’hommes » celui-là ; il « déferle à coups de ciseaux », déchirant le voile des apparences, et révélant l’autre côté du miroir.

    La voix de Blandine Merle cherche à dire l’indicible du dedans, de l’origine perdue et pourtant sans cesse rappelée. Dans ce « fond », dans ce « noir », les cheveux sont « emmêlés de veines » comme si la vie du dedans remontait à la surface, là où « surnagent les lambeaux d’une voix off », là où « le long des joues », « les réminiscences affleurent ». L’écriture du poème se fait alors l’écho de cette remontée des eaux profondes ― réminiscence moins voulue que désirée ; un désir qui traduit l’élan intérieur, l’offrande pure : cette « obole » du temps, venue de l’éternité.


    (on entend par là un miroir
    où se dépose à bout de souffle, l’haleine équarrie
    par la pluie, prête à couper –



    Dans ce recueil, Blandine Merle nous livre alors toute une poétique de l’instant immémorial, poétique du paradoxe s’il en est de l’immémorial comme de ce point d’où jaillit le maintenant du temps humain à travers tous les menus gestes du quotidien :


    affairée à l’évier, la femme se souvient
    d’une tache sur le plancher

    en s’approchant, elle remonte jusqu’aux draps,
    à l’étau du lit dont l’amour fut gâché
    à la pluie cette nuit-là, discontinue et lâche

    l’eau du robinet la confond



    Les vers de Blandine Merle, tendus sur la corde raide, ont cette force fragile de la voix qui chante sans chanter, qui dans son dévoilement même reste voilée : une voix qui a l’accent d’une prière à la vie terrestre, au monde, aux hommes


    ainsi le funambule, avec son balancier


    Le désir y emprunte détours et impasses pour dire « à la fin, une clarté d’équinoxe », cette image dont parlait Dante dans ce chant du Purgatoire de la Divine Comédie que Blandine Merle cite en exergue :


    « Votre entendement tire d’un être réel
    Une image, et la déploie en vous,
    En faisant que l’âme se tourne vers elle »


    C’est dans ce paradoxe que la lumière ténue vient, elle qui, semblable à la voix de fin silence de ce recueil, ouvre un chemin discret dans les opacités et les déceptions de nos existences finies :


    avec le filet d’un air appris que
    pour l’occasion elle osait murmurer
    comme s’il était à boire



    C’est là toute la beauté de l’écriture de Blandine Merle de ne pas chercher à faire, mais de tenir la voix tout en lâchant prise, laissant être une forme de langage que l’on pourrait qualifier d’antérieur : Blandine Merle laisse venir à elle les mots dans l’harmonie d’une lumière émanant des profondeurs de l’intime, là où la fusion n’a pas sa place, mais où le poète s’ouvre, corps et âme à la relation désirée – celle même qui fait naître au soi antérieur à toute naissance : relation nourrie à la source intarissable, principe de l’écriture poétique, cet espace du dedans où quelque chose de soi devient capable d’abandon. Ce consentement à l’abandon donne alors la capacité d’ouverture et d’écoute, espace de vie et d’enfantement.

    La poète peut alors puiser à la source comme à cette fontaine de jouvence, « par obole », elle recueille « la prodigalité du bol ».

    Ainsi la relation est au cœur de ce recueil : relation à soi, à autrui, au monde, aux choses… qui toujours se dit comme cette relation « par obole » : pure offrande où « un filigrane s’intercale », celui même qui recouvre la lune d’un voile d’expiation :


    un filigrane s’intercale
    entre miroir et visage
    – noir,
    il recouvre dehors la lune
    d’un voile d’expiation



    C’est dans cette poétique de l’immémorial que Blandine Merle ouvre son œil, veille et se désamarre vers cette « immensité profonde » tant recherchée et qui la conduit dans l’instant de lumière, en cette « infinitésimale distance qui eût conduit au monde ». Alors, ici, Blandine Merle écrit comme elle plongerait dans l’immense : non pour une errance ou un pèlerinage, mais pour un voyage intérieur, ce voyage vers l’immémorial, vers cette présence qui s’offre en se retirant, échappant à toute préhension pour laisser à l’homme l’ouverture d’une parole précaire. S’y intègre la notion essentielle de la durée que l’on éprouve dans la patience, promesse de maturité. C’est le temps, en effet, qui permet à la rose de s’épanouir. Le silence apparaît donc comme ce moule en creux des bourgeons futurs.


    temps mort : l’orage rivé aux carreaux,
    la soif adossée à l’autre versant



    Alors Blandine Merle se retire et s’efface pour laisser au chant poétique la possibilité d’advenir dans toute sa pureté. La poésie comme la musique permet alors de retrouver l’esprit de la terre, le point tournant où une chose, en même temps, est conçue comme infinie et finie. Aussi, chez Blandine Merle, l’art reçoit-il la blessure de la réalité. Il naît d’une souffrance, d’une brisure. C’est du vide que surgit la plénitude, « un miroir donc, avec sa quadrature / où achoppe l’image en train de s’interposer ».



    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes






    Blandine Merle, Par obole





    BLANDINE MERLE


    Blandine Merle
    Source



    ■ Blandine Merle
    sur Terres de femmes

    [Sanguines : à présent, huitième cercle] (extrait de Par obole)
    [Oui, la terre est ronde]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Gattivi Ochja)
    deux poèmes extraits du même recueil, traduits en corse par Stefanu Cesari





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Comme une ancienne peau tombera de Marie-Hélène Archambeaud,

    par Isabelle Raviolo

    Chroniques de femmes – EDITO

    Lecture d’Isabelle Raviolo

    Marie-Hélène Archambeaud , Comme une ancienne peau tombera,
    Éditions Rafael de Surtis, collection « Pour un Ciel désert »,
    81170 Cordes-sur-Ciel, 2011.



    - rousseurs am-res de l-amour -
    Ph., G.AdC






    « DE L’EAU COULE TOUT BAS »



    […], le corps est prêt
    dans son abandon, mais sans relâche elle veille,
    depuis le haut de son visage, ou le visage entier.




        Dans ce recueil, le premier de Marie-Hélène Archambeaud, une voix de fin silence nous conduit jusqu’à la source intérieure où s’avère le pouvoir de métamorphose qui est la poésie même. En ce point très secret, l’abandon rejoint la vigilance la plus subtile. Dans ces pages, de l’eau coule tout bas ; elle requiert l’attention d’une écoute plus lointaine et plus proche à la fois, une écoute qui nous rappelle à un autre âge : âge d’or où la royauté revient à l’enfant 1, à son visage entier comme à une unité où la générosité de la langue maternelle (le suédois) rejoindrait le monde en devenir, « les petits bruits d’oiseaux » (04.06) pour les rassembler en un unique chant :


    Les trains venant de loin comme un hommage à
    la vie retrouvée



    *



        Ici, la vie retrouvée des sensations, des joies de l’enfance, du pays natal (la confiture de roses, le lait chaud, les fruits d’hiver, les robes blanches…) est aussi celle d’une communion à la nature 2 et à autrui à travers le regard : Juste à nous regarder. Qui nous étions. Car un même désir habite les poèmes de Marie-Hélène Archambeaud : celui d’une plénitude (l’image si douce m’est revenue d’une femme enceinte moulée dans le sable d’une plage), celui d’une union des corps (quand il referme son bras sur moi je m’enfonce plus profond), d’une harmonie avec les éléments : Oui, seule. / Dans un rêve de soleil et de mer (01.04).

        De ce point de vue, on devine des accents rimbaldiens dans cette poésie. On pense à « Sensation » ou à « Soleil et chair » où le jeune Rimbaud exprime cette quête érotique d’union à la nature : « Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : / Mais l’amour infini me montera dans l’âme… » (« Sensation », mars 1870). Comme lui, Marie-Hélène Archambeaud « s’abandonne » à la plénitude sensible et laisse monter en son âme la joie spacieuse. Emplie par un désir de surabondance, par des obsessions de gonflement et de débordement (20.01 ; 27.01 ; 27.11), elle est aussi travaillée par une secrète peur : la peur d’un temps qui défigure ces contours, qui brise l’unité et nous confronte à la blessure de la perte, et à l’enfermement :


    […] Mais le pigeon l’appât qui
    battait craintivement des ailes était piégé, toute
    blanche – une colombe c’en était plus de cruauté. 3



        Prise en cette tension entre l’aspiration à la plénitude et la pesanteur du monde, Marie-Hélène Archambeaud cherche son identité dans un monde fragmenté : « Je tâtonne aussi dans le noir. » (18.01), car elle sait « la forêt perdue » (01.02) Rimbaud lui-même ne parlait-il pas, dans Poésies, des « rousseurs amères de l’amour » ?


    Les fleurs encore blanches, droites et rouges mais
    l’eau croupie sentait,
    même au bout de peu de temps.
    (15.08)



        Celle qui écrit ces vers affirme une conscience nostalgique : elle est aussi loin d’une enfance du monde, avec ses mythes, qu’elle se sent loin de la sienne propre (30.06) ; elle s’en trouve comme plus lucide et plus fragile (Läcker, délicate 4), aux prises avec une secrète déchirure, elle lutte contre ses peurs. Et c’est en cette blessure si proche du soleil qu’elle va trouver sa force : celle d’écrire, de risquer une plongée intérieure dans la source de l’être :


    Je voudrais nager sous la peau de glace la rivière
    couler plus vite
    (29.08)



        Et c’est ce risque même qui sauve du « tragique », car il permet de dépasser la peur, de consentir à la grâce de la transformation ainsi que l’ultime poème de ce recueil l’exprime : « Quand libérée de cette peur comme une ancienne peau tombera. » (01.11) Il est alors possible de nager « vers d’autres nébuleuses » (voir l’exergue d’Apollinaire, extrait d’Alcools, au début du recueil), vers ce pays de tous les possibles qui est l’immense promesse d’une naissance à soi, à la maturité de son être :


    Elle ne dit jamais « je », mais elle dit ce qu’elle
    pense après l’avoir longtemps gardé.
    (28.07)



        Mais si loin que soient ces deux enfances, elles ne sont pas tout à fait perdues, puisque la mémoire en garde trace, de même que l’on peut recueillir les éléments épars du présent (29.07 ; 27.01), les lier en gerbe dans cette lumière de nostalgie :


    Vacker som en tavla, belle comme un tableau
    disait Morfar, mon grand père suédois.
    Belle à regarder, mais le visage calme et
    peut-être comme dans l’immobilité d’un regard,
    qui vient d’elle vers nous.
    (30.08)



        Il y a la distance du temps ; il en est d’autres, apparemment infranchissables, entre la poétesse et les choses (26.02 ; 01.03), ou entre la poète et ses « autres vies » (27.11), mais là encore, on peut « quelque chose » : « Et la présence était claire comme un (grand) cil. » (21.09). Les images de Marie-Hélène Archambeaud sont alors moins choisies que données par une certaine orientation de sa vigilance à l’intimité du réel : chacune se lit comme une délivrance (26.10 ; 28.07).

        Le travail de la mémoire devient ainsi libérateur : par une voix qui ne trompe pas, n’enchante pas et qui s’éloigne de toute sensiblerie, Marie-Hélène Archambeaud pénètre dans le dédale des souvenirs où la mélodie s’interrompt, où l’orchestre (ses assonances, ses allitérations) fait entendre le son de chaque instrument par éclats successifs ou associés (15.01 ; 29.07). Ici, il faut faire silence, car « de l’eau coule tout bas ». Comment ne pas penser à Marcel Proust qui, à la faveur d’une sensation, entreprend lui aussi un voyage dans la mémoire : « …et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées 5. »

        Écouter les vers de Marie-Hélène Archambeaud requiert l’attention au plus discret, à cette part de lumière intime où l’incarnation se vit comme une grâce de transfiguration sans cesse renouvelée : une « fraîcheur » qui, toujours déjà là, est aussi commencement – celui d’une délivrance, d’un élargissement, l’indication d’une ouverture plus grande à soi et au monde :


    Le froid sur mes jambes, je sens qu’il vient de la
    fenêtre, comme en Suède des bruits dehors, me
    rappelle qu’à la chaleur du bol, de mon lait chaud
    succédera de loin comme depuis toujours,
    à chaque fois que j’y reviens, reconnaissante,
    une fraîcheur.
    (28.08)



        Dans l’instant de la sensation, un chemin s’ouvre : une fraîcheur vécue comme une nouvelle naissance. Comme une ancienne peau tombera annonce le titre du recueil. Car ici les poèmes disent l’expérience d’une mue : celle de la voix de la poète qui, telle un papillon, sort de sa chrysalide, pour prendre son envol.


    *


        Aussi la voix de Marie-Hélène Archambeaud est-elle empreinte de cette mélancolie qui lui donne son timbre propre. Ses poèmes nous plongent au cœur d’une expérience intérieure du temps et de l’autre (de ce je qui est un autre), avec une syntaxe syncopée, un effacement de toute référence qui nous conduit, par-delà notre compréhension habituelle de la poésie, à un langage dépossédé de ses peaux, à cette voix nue qui serait alors comme l’éternité retrouvée de Rimbaud : « la mer allée au soleil » (« L’Éternité »). « Comme une ancienne peau tombera » signe un mouvement d’offrande caché au fond des choses, un geste secret, ou l’œil à notre rencontre (21.09), l’odeur dans les cheveux ou la poitrine d’un homme (03.08). Cette espérance de la rencontre à soi-même comme à l’autre porte tout ce recueil avec une modestie de ton, une justesse, mais aussi une tendresse (sans ombre de mièvrerie). Marie-Hélène Archambeaud inscrit son regard dans la réalité sensible tout en l’ouvrant à un ciel plus vaste qu’elle-même.


    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte Isabelle Raviolo, Paris, juin 2011



    __________________
    1. Héraclite, fragment LII.
    2. On pense alors à ces paysages suédois où la terre s’allie à l’eau, celle de la mer, mais aussi celle des lacs et des rivières.
    3. Cf. 16.10 (Gédéon) : « mais tout autour était sec. »
    4. Elle, 21 MAI 20..
    5. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, in À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1992, p. 50.



    Retour au répertoire du numéro de juillet 2011
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Philippe Merlet | Sous tes pas…



    Atacama (1)
    Image, G.AdC





    SOUS TES PAS…



    Sous tes pas
    le sol s’enfonce
    il se craquelle s’effrite
    tremble

    une lumière froide
    allonge
    l’ombre de ton corps
    friable

    très brièvement
    une fleur
    halophyte
    s’éveille et se referme

    la terre rose d’Atacama
    se fend comme une lampe de cristal
    déforme ta peau
    illumine un trouble de papier

    un jour certain

    une goutte de lune

    SALÉE

                cerne tes yeux

    vigognes et viscaches
    déchirent le parchemin
    du ciel

    lèvres calcinées
    salive et sang
    parole offerte

    pour quel partage

    la sueur
    des mineurs
    s’évapore

    il ne reste que du blanc
    une brûlure
    un vol de flamants

    une lagune de
    douleur.




    Philippe Merlet in Sels, Thαuma n° 8, Revue de philosophie et de poésie, avril 2011, pp. 121-122.



    Retour au répertoire de mai 2011
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • « Oiseaux », Thαumα, Revue de philosophie et poésie

    Thαumα, Revue de philosophie et poésie, « Oiseaux », n° 6,
    La Compagnie des Argonautes, 2010.

    Lecture de Tristan Hordé


    6e livraison de Thauma.
    Ph., G.AdC





    QU’ILS SOIENT AIGLES OU MOINEAUX…



          À la fin de son introduction à L’Oiseau (1856), Michelet affirmait : « Tant qu’il y aura une France, son alouette et son rouge-gorge, son bouvreuil, son hirondelle seront insatiablement lus, relus, redits » (p. XLIII). Il faut se réjouir de cette nouvelle lecture dans la 6e livraison de Thauma. À quelques exceptions près, l’ensemble est constitué de poèmes, accompagnés de nombreuses encres d’Isabelle Raviolo ; responsable de la revue, elle a retenu voix vives et voix d’hier sans se limiter à la France, en mêlant les contributions, du Japon à la Croatie, du Paraguay à la Russie, le plus souvent en présentant aussi la version originale vis-à-vis de la traduction. Il ne faut pas chercher d’unité dans cette brassée de poèmes mais plutôt la diversité des symboles, parfois contradictoires, liés à l’oiseau.

         Qu’il soit aigle ou moineau, c’est l’image de l’envol, de la légèreté qu’évoque d’abord l’oiseau, en relation explicite ou non à l’homme attaché au sol : « Oiseau, si tu voles, je rampe », écrit Bertrand Goyet. La symbolique concerne n’importe quel oiseau qui « fond […] dans le bleu du ciel » (Jean-Pierre Chambon) :

         « Celui qui à son ombre a mélangé l’oiseau
         S’en est allé dans la lumière de l’esprit »

         (Salah Stétié)

         Le mouvement vers le haut est associé à l’accès possible au ciel. Le glissement de l’esprit au sacré est vite opéré et, par exemple, la colombe est aussi bien la représentation de l’esprit saint que de la pureté liée au divin ; on se souvient que, dans la Cantilène de sainte Eulalie (878), la jeune fille, après son martyre, devient une colombe (« […] sous la forme d’une colombe elle monta au ciel »). L’aspiration à quitter le sol fait souligner une proximité de l’oiseau et de la figure religieuse de l’ange : « J’aurais voulu m’envoler dans l’éther / Tenir autant que toi de l’ange » (B. Goyet). Intermédiaire entre les hommes et Dieu, les dieux, l’oiseau, et la colombe par excellence, est l’image de la paix : « Savais-tu bien que la paix / est cet oiseau d’air blanc sur ton épaule ?  » (Gabrielle Althen).
         La colombe n’est pas la seule à qui est accordé un rôle particulier. Si le coucou est généralement perçu comme le messager du printemps, dans plusieurs traditions, on pense que le nombre de ses cris donne celui des années qui nous restent à vivre — ce dont se souvenait Anna Akhmatova : « J’ai demandé au coucou / Combien d’années je dois vivre ». Quant au merle, il est pour beaucoup l’image même de l’harmonie dans la nature, comme le rappelle Pierre Dhainaut :

         Accord du soir et du matin
         dans l’espace des arbres,
         jamais on ne cherche à le voir
         le merle qui chante.


         Mais, à nouveau, on ne distingue plus entre les espèces quand on oppose leur insouciance (« Ô entre /les bienheureux, heureux ! », Umberto Saba) à la mélancolie humaine ; ils semblent, toujours dans le chant, sans attache, être à la fois le symbole de la liberté (« Nous courions, enfants des libertés d’oiseaux », Béatrice Douvre) et de l’épanouissement (« Ces oiseaux volent dans leur joie », Kathleen Raine). Cependant, le vol des migrateurs vers des lointains, l’impression que disparaissant de la vue ils ne reviendront plus, ont construit de l’oiseau une image négative. Messager du ciel, oui, mais aussi de la mort. Cette fonction est surtout assurée, en Occident, par tout oiseau noir — parfois symboliquement opposé à la couleur blanche (« Et tu as traversé la mort / comme en la neige l’oiseau / toujours noir scellant l’issue », Nelly Sachs) — , mais elle ne lui est pas réservée, et l’oiseau le plus commun peut être associé à la disparition : le passereau « tourne autour de la table des morts » écrit Béatrice Bonhomme, qui lie avec l’oiseau Éros et Thanatos : « Il passe oiseau éphémère comme la précarité de l’amour ».

         On n’en finit pas d’explorer une symbolique si complexe qu’elle n’a cessé d’inspirer écrivains, peintres et musiciens. La variété des chants, justement, a fasciné un Messiaen qui les a notés ; elle a également suscité des tentatives de les transcrire verbalement. On connaît les Litanies des oiseaux de Pichette [1] et, aujourd’hui, les jeux jubilatoires de Jacques Demarcq autour de ces chants [2] ; il est présent ici avec un poème à propos d’une espèce éteinte, le huia : « L’oiseau s’envole huhurlant ffoudouhouille ah ». Les essais de « traduction », si heureux soient-ils, laissent toujours échapper ce qui peut-être importe :

         inlassables les mélodies
         comment mettre sous syllabes
         en couleurs en notes en mots
         les sons échappent dérobent leur sens
         aux sentiments inépuisables
         pépites d’or

         (Angèle Paoli)

         Tout aussi indéchiffrables paraissent le mouvement des groupes d’oiseaux, « Criblant le grand ciel de l’été / D’une écriture on ne sait quelle » (Maximine). Qui a observé le rassemblement de migrateurs quelques jours avant le départ, a rêvé de lire les figures régulières indéfiniment répétées avec quelques variantes, comme s’il s’agissait d’inscrire un repère dans les airs. On peut imaginer ici que des « voyelles lumineuses s’élèvent comme des ballons » (Sylvia Plath), et là que « treize colombes écrivent / dans le ciel un mot » (Christine Lavant). C’est cette relation particulière entre le vol et l’écriture que donnent à voir les encres d’Isabelle Raviolo, et qu’analyse Aurélie Loiseleur : « On croirait de loin des lettres. D’abord on découvre ces arabesques étranges d’un alphabet qui n’existe pas, mais qui signifie par lui-même et d’encre en encre ».

         Les hommes ont prêté à la gent ailée mille caractères dans les contes dont on a aujourd’hui un impressionnant corpus [3]. Cette veine orale s’est tarie alors que la poésie n’a pas cessé d’explorer la symbolique de l’oiseau ; le lecteur en a un bel exemple dans cette livraison de Thauma, dont on a donné une vue incomplète du riche sommaire. Il faut souhaiter une large diffusion à cette excellente revue animée depuis son premier numéro par Isabelle Raviolo [4].


    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes




    1. Henri Pichette, Litanies des oiseaux, in Cahier Henri Pichette 2, « Les enfances », 1995.
    2. On lira, paru récemment, « Exquis disent », in Nervaliennes, José Corti, 2010.
    3. Fabienne Raphoz en a recueilli et annoté un grand nombre dans L’Aile bleue des contes : « l’oiseau », José Corti, 2009.
    4. Pour joindre Thαumα : Isabelle Raviolo, Revue Thαumα, 28, rue de Beaubourg, 75003 PARIS (ysacoromines[@]yahoo.fr).






    ■ Voir aussi ▼

    le site de la revue de poésie et de philosophie τhαumα, animée par Isabelle Raviolo
    → (sur Terres de femmes)
    Isabelle Raviolo, Les Bruits dans l’eau
    → (sur Terres de femmes)
    Isabelle Raviolo, Soleils noirs
    → (dans l’anthologie poétique de Terres de femmes)
    Isabelle Raviolo, Ô mère
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Raviolo
    → (sur Terres de femmes)
    Judith Chavanne/Une goutte de vie


    Retour au répertoire de juillet 2010
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Judith Chavanne | Une goutte de vie



    UNE GOUTTE DE VIEL--treinte- la lumi-re- et le dessaisissement.



    Notre lieu désormais est,
    comme les oiseaux juchés, à l’équilibre ;
    eux sur la branche, nous sur l’arête
    d’un partage aléatoire et fragile.

    Pour un éclat des lampes, des lueurs dans la nuit,
    nous nous sommes ensemble exclamés ;
    l’étreinte fut de nos voix, elle eut
    la durée d’une inflexion.

    Rien des grands embrassements
    — quand nous nous serrions, ou l’enfant,
    désirant la durée —, un pur instant accentué.

    L’étreinte, la lumière, et le dessaisissement.


    Judith Chavanne, in Thαumα, Revue de philosophie et poésie, « Oiseaux », n° 6, La Compagnie des Argonautes, 1er trimestre 2010, page 27.





    JUDITH CHAVANNE


    ■ Judith Chavanne
    sur Terres de femmes


    L’enfant était à venir
    Un rire quelque part


    Voir aussi ▼
    → (sur Terres de femmes) « Oiseaux », Thαumα, Revue de philosophie et poésie (lecture de Tristan Hordé)
    → (sur Poezibao)
    une fiche bio-bibliographique


    Retour au répertoire d’avril 2010
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Isabelle Raviolo | Ô mère



    OPERA DE  PEKIN -  MERVEILLE IMPAIRE - ARCHITECTE PAUL ANDREU

    National Centre For The Performing Arts
    (Opéra de Pékin), Beijing, Chine
    Paul Andreu Architecte, associé à ADPi et BIAD
    Ph., G.AdC






    Ô MÈRE



    Ô mère – ta partition
    Gravée sous la pierre
    Yin – note abolie

    Sur la feuille
    Une calligraphie sang –
    Ta signature –          NON

    (j’ose pourtant –
    Dire – ce gros mot)
    Yang – son dard          j’ai

    Contre toi –
    Retourné – la pierre
    goûté le sel –       ô

    Merveille impaire –




    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte inédit Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes






    ISABELLE RAVIOLO


    Portrait d isabelle raviolo
    Image, G.AdC



    ■ Isabelle Raviolo
    sur Terres de femmes

    Isabelle Raviolo, Les Bruits dans l’eau
    Corniglia
    Isabelle Raviolo, Soleils noirs



    Retour au Sommaire de l’anthologie poétique Terres de femmes
    Retour au répertoire du numéro de
    novembre 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Livane Pinet | Traces

    «  Poésie d’un jour  »



    Longtemps Pinet
    Ph., G.AdC







    TRACES



    Comme rêver se déchire
    vivre se déchire
    cabri des neiges
    laissant les traces de ses sabots nocturnes
    sous la voûte de la mémoire

    dans la paille plus faible
    le souffle plus court
    l’animal que rongent les vers
    fixe son œil à l’ampoule son étoile

    longtemps je tiens son nom
    de pierre dans mon poing serré

    longtemps
    le givre sur mon cœur
    noircit le jour

    j’attends un signe venu de la terre
    la verte marée du printemps
    pour — dans l’herbe et la lumière —
    laver mes mains — mes yeux — mes pieds —




    Livane Pinet, La Part d’ombre, La Dame d’Onze Heures, Isabelle Raviolo Éditions, 2009, page 41. Encres d’Isabelle Raviolo.



    LIVANE  PINET


    Livane Pinet
    Source




    ■ Livane Pinet
    sur Terres de femmes


    [Le soleil se rapprochait](extrait des Pierres filantes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Poezibao)
    La Part d’ombre, de Livane Pinet (lecture de Sylvie Fabre G.)






    Retour au répertoire du numéro de juillet 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Isabelle Raviolo

    Notre-Dame-de-Pentecôte





    Isabelle Raviolo







    Soleils noirs


    O, suprême Clairon plein de strideurs étranges
    Silences traversés des Mondes et des Anges
    – O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !


    Arthur Rimbaud, « Voyelles »



    *


    11 tableaux, dont :

    Mara
    Lahaï-Roï
    Rephidim
    Sychar



    *


    Encres et poèmes : Les Tourterelles.


    Notre-Dame-de-Pentecôte est située à droite du CNIT lorsqu’on le regarde depuis le parvis de la Défense




  • Isabelle Raviolo



    La peinture précaire : soleils noirs.






    « Ainsi, mon Dieu, tu es également invisible et visible.
    Invisible tu l’es dans la mesure où tu es.
    Visible, tu l’es dans la mesure où est la créature qui n’est qu’autant qu’elle te voit. »
    Nicolas de Cues,
    Le Tableau, ou la vision de Dieu, chapitre 6.






             Je ne sais pas parler de ce que je peins. La peinture elle-même m’en préserve : elle se donne à moi comme une écriture (non pas contingente, mais nécessaire). Sur le support, je fixe cet autre langage, surgi de la mémoire : réminiscence d’un quelque chose que je ne saurais dire et que je peins. Non pour y échapper, mais pour le reconnaître comme une présence du plus intime – et m’y vouer. J’entre alors en attention à l’invisible du réel, à son en-dedans : autant de soleils noirs – lumières de vie dans la nuit obscure. Si noir il y a, il n’est pas que noir. Il est toujours et avant tout associé au soleil – force fécondante, puissance de vie. Le noir devient couleur de lumière, soleil-foyer de recréation, de transformation, de naissance éternelle.

             C’est une entrée en matière – spirituelle : une disposition intérieure qui me vide des images et me rappelle à l’Image – Origine incréée qui s’ouvre en moi avec une intensité inouïe : visage tout entier concentré sur ce qu’il a d’universel et d’unique. Car à travers toutes les formes, c’est toujours Lui qui est regardé, comme un archétype délivrant tout le possible du réel, figuré et abstrait. Peindre est donc pour moi l’acte par lequel je prends conscience d’un regard qui me précède et me donne naissance, éternellement. Ce qui apparaît sur le papier n’est donc pas « mien », mais « nôtre ». Je ne peux m’en dire le seul « auteur ». Car il est le fruit d’une unité des regards : un regard consentant et un regard agissant. La main n’en est que le prolongement. Elle signe l’abandon au tout autre regard, présence enflammée d’une lumière surnaturelle. L’image surgit comme la trace de cette présence qui me visite, et me requiert. Depuis le commencement.

             L’exigence de peindre « en présence », dans le resserrement de l’attention à cette réalité originelle, nécessite mon abandon, ressenti comme une grâce. Cela se fait sans moi, et en même temps, cela me sollicite pour se faire. Car il faut que j’y adhère. Mais c’est une adhésion ni possédée ni possédante ; c’est un vecteur, un canal à l’énergie créatrice. Et paradoxalement aussi, celle-ci nécessite de ma part une forme de retenue et de lâcher prise.

             J’expérimente ma peinture comme une danse sur le fil – un « se maintenir » en équilibre. Chaque geste est un pas en avant, un risque, un saut dans l’abîme qui dénude : le grand blanc du papier –. Et pourtant ce saut n’est pas aveugle : il connaît et ignore à la fois l’autre rive – le ce vers quoi il va. Quand je peins, j’ai confiance en cette force qui m’habite, en cette présence de lumière qui me pousse en avant. Elle me demande une formidable attention – comme une consécration de tout mon être, dans un temps resserré, vécu dans une grande intensité. Mon énergie ici concentrée ne peut l’être réellement que si elle est avant tout consacrée à cette seule présence intérieure. C’est elle qui détermine la rythmique asymptotique de mon pinceau sur la feuille.

             L’exigence de peindre « en présence » m’apparaît donc essentiellement articulée à l’expérience violente du renoncement. Qu’il faille lutter avec l’Ange, sur la corde raide, et renoncer pour renaître, est une nécessité inhérente à ma peinture. Je n’écris jamais qu’avec mon sang. La souffrance du renoncement pleinement vécue, et dépassée, permet le passage de la joie – celle de créer, détachée de soi. Aussi ma peinture est-elle précaire – essentiellement prière : mains vides, ouvertes sur le monde – l’offrande d’un quelque chose, toujours déjà là, et aussi toujours susceptible d’être retiré, et donc fragile et pauvre. C’est pourquoi, en sa précarité, ma peinture rejoint la poésie : encres et gouaches, aquarelles et acryliques accompagnent les poèmes, entrent avec eux en relation d’amitié – une conversation infinie qui suppose l’écoute généreuse, et le partage.

               Peinture et poésie commencent et s’achèvent en prière, dans la contrée du dénuement : précarité du chant, précarité des choses qui apparaissent sur la toile. Toutes deux se dressent comme les psaumes de la réalité incarnée. Toutes deux sont témoins d’une éternité retrouvée : un seul œil, voyant comme il est vu – pour une seule promesse.

             Je terminerai en citant un extrait du sermon allemand 12, Qui audit me, de Maître Eckhart. Car il me semble dire, mieux que je ne saurais le faire, la destination originelle et mystique de la peinture : « Si mon œil doit voir la couleur, il doit être dégagé de toute couleur. Si je vois une lumière bleue ou blanche, la vision de mon œil qui voit la couleur, cela même qui voit, est identique à ce qui est vu par l’œil. L’œil par lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil de Dieu ne sont qu’un œil, et une vision, et une connaissance, et un amour. »


    Isabelle Raviolo





  • Jean Marc Sourdillon, Les Tourterelles

    par Angèle Paoli

    Jean Marc Sourdillon, Les Tourterelles,
    La Dame d’Onze Heures, Isabelle Raviolo Éditions, 2008.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Partition_onirique
    Ph., G.AdC







    GÉNIA, LA VOIX DE LA TOURTERELLE


    Poème en prose ou récit en prose poétique, Les Tourterelles de Jean Marc Sourdillon rendent le poète à un autre temps. Un temps d’avant, temps de l’écoute qui seul permet de nouer « la merveille cachée » de la rencontre du poète avec l’oiseau. Car c’est bien d’une rencontre à laquelle nous convie la partition onirique de Jean Marc Sourdillon. Il suffit pour cela de suivre l’oiseau arrivé parmi les vivants et les morts et d’écouter son chant de gorge. Enroulée dans l’orage des Cévennes dont elle suit les roulements, la tourterelle arrive jusqu’à l’églantier, jusqu’au cimetière du village, ceint de murets, jusqu’à la vieille dame qui y repose depuis peu, jusqu’au poète lui-même qui en accueille les notes et se laisse guider par les images qu’elles lui inspirent. Car la tourterelle délivre de ses doutes et de ses inquiétudes celui qui prend la peine de tendre l’oreille à son chant. Elle murmure pour lui « la parole non dite d’un amour qu’on ne sait pas », ramène à lui « une forme d’amour qui s’est perdue ». De son aile, elle lui révèle la vraie blessure, « l’origine de la douleur ».

    « Toute distance est un chemin à parcourir.

    Toute douleur, une distance à découvrir. »

    Ainsi, sous la voix de la vieille dame (la philosophe et poète espagnole Maria Zambrano) qui murmure des fragments de poèmes, « trace » ou « preuve d’une autre respiration »

    Los ojos deseados

    que tengo en mis entranas dibujados !

    , amado

    que voy de vuelo !

    se cache celle de l’éternelle jeune fille qui n’a « jamais cessé de naître ». C’est que la tourterelle contient dans son vol et jusque dans son chant l’origine et la fin de toute chose. Elle est la voix antique de Génia, la jeune fille sacrifiée dans l’amour unique de son père, immortalisée par lui. Iphigénie.

    « Te voilà.

    Ta voix ― est-ce bien toi ? ― je l’entends, je crois l’entendre dans ma voix. »


    ____________________
    Préfacé par Philippe Jaccottet ― « À l’écoute d’un oiseau » ―, le recueil poétique Les Tourterelles de Jean Marc Sourdillon a été édité en 2008 aux Éditions La Dame d’Onze Heures. Avec des Encres d’Isabelle Raviolo.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Tourterelles





    JEAN MARC SOURDILLON


    Jean-Marc Sourdillon 2
    Source




    ■ Jean Marc Sourdillon
    sur Terres de femmes


    Comme des frères
    Au commencement (extrait des Miens de Personne)
    [Cet imperceptible oiseau très loin] (extrait de Dix secondes tigre)
    [Deux fois l’an, pendant l’été] (extrait d’En vue de naître)
    Le milan (extrait de L’Unique Réponse)
    On naît (autre poème extrait de L’Unique Réponse)





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2008
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes