CELUI QUI PART, LAISSONS-LE PARTIR
IX

Celui qui part, laissons-le partir. Nous n’avons pas à détourner le fleuve de son cours, à contrer la pérégrination du nuage. Celui qui part, même s’il nous revient un jour, ne reviendra plus. Car son retour se sera effectué du côté de l’absence dont il nous menacera sans cesse alors qu’elle fut jadis un mystère lové dans son visage.
Le visage passe, et sa beauté demeure. La lampe s’éteint, et sa lumière persiste.
Celui qui part, laissons-le partir. Ne le suivons pas à la trace, ne l’appelons pas, et n’ayons nul regret de ne pas lui avoir dit le dernier mot.
À quoi bon l’attendre, alors qu’il est sorti du cercle de notre attente ?
En dehors de l’attente, nous n’avons plus besoin de l’autre. Nous en avons fini avec lui comme lorsque nous refermons un livre et nous abandonnons au sommeil. Puis, à notre réveil, nous voyons passer le temps, accompagné de nos corps poignardés mais ne perdant pas de sang.
Celui qui part, laissons-le partir.
En ce midi, tu étais plantée sur le rivage. Tu as renversé la tête pour regarder là-haut le vol plané des mouettes. L’une d’elles essayait de s’approcher de toi. Elle criait sans oser se rapprocher davantage, semblant redouter la traversée d’une frontière invisible. Tu es restée figée, voulant savoir ce qu’elle cherchait à te transmettre. Elle volait, descendait lentement, puis brusquement elle s’est immobilisée, le bec pointé vers la tête.
L’ayant scrutée un bon moment, tu t’es retournée vers moi et m’as dit : « L’oiseau là-haut, c’est toi. Pourquoi ne viens-tu pas ? Pourquoi me regardes-tu comme si tu ne me connaissais pas ? [ Variante de la traduction définitive : Pourquoi me regardes-tu en feignant de ne pas me reconnaître ?] Tu me désires de loin comme si tu convoitais la femme d’un autre. Approche. Viens et prends-moi. »
Celui qui part, laissons-le partir et ne suivons pas ses traces. Dorénavant, ses traces disparaîtront et il sera libre comme le vent. Celui qui part ne sait pas qu’il part. Il s’engage dans la même voie qu’il a empruntée pour venir.
Laissons partir celui qui veut partir. Ne voyons-nous pas qu’il est gravé tel qu’il était à la fleur de l’âge, lorsqu’il fut ?
Celui qui part, laissons-le partir en paix.
X
Plane, ô oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions. N’arrête pas de battre des ailes. Ne t’arrête pas, oiseau.
Issa Makhlouf, Marges, traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi, revue littéraire mensuelle Europe, janvier-février 2008, n° 945-946, pp. 290-291.1
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1. Ce texte est extrait de Lettre aux deux sœurs [Rissala ila al-ukhtayn, Éditions An-Nahar, Beyrouth, 2004], paru en traduction française chez José Corti en octobre 2008 (pp. 120-121 et p. 127 [excipit]).
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Écrivain, poète et journaliste (Radio Orient), Issa Makhlouf est né en 1955 à Zghorta (Liban) et réside à Paris depuis 1979. Docteur en anthropologie sociale et culturelle (Université de la Sorbonne), il a publié plusieurs ouvrages en arabe et en français, et également traduit des auteurs français et latino-américains (Issa Makhlouf est l’auteur d’un essai sur l’œuvre de Jorge Luis Borges : Rêves d’Orient [Borges aux confins des mille et une nuits], 1997).
Parmi ses dernières publications : Mirages, Éditions Corti, Paris, 2004. Traduit de l’arabe (Liban) par Nabil El Azan ; Rissala ila al-ukhtayn, Éditions An-Nahar, Beyrouth, 2004 ; trad. fr. Lettre aux deux sœurs, José Corti, 2008. Traduit de l’arabe (Liban) par Abdellatif Laâbi ; La Pomme du Paradis (Réflexions sur la culture contemporaine), Éditions Al-Markaz Assakafi Al-Arabi, Beyrouth, 2006 ; Une ville dans le ciel, Éditions Corti, Paris, 2014. Traduit de l’arabe (Liban) par Philippe Vigreux.
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