Étiquette : Jacqueline Risset


  • 18 juin 1964 | Mort de Giorgio Morandi

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 18 juin 1964 meurt à Bologne, sa ville natale, Giorgio Morandi.




        Né le 20 juillet 1890, Giorgio Morandi fait ses armes de peintre et de graveur par la fréquentation de maîtres tels que Giotto et Piero della Francesca ; puis de Chardin, de Corot et de Cézanne. Diplômé des Beaux-arts de Bologne en 1913, Morandi est révélé au grand public lors de la Biennale de Venise de 1928. Vingt ans plus tard, en 1948, Morandi reçoit le Premier Prix de peinture à la même Biennale de Venise. Le peintre connaît dès lors un succès international et ses œuvres font le tour du monde.
        L’essentiel de l’œuvre de Morandi tourne autour de quelques sujets de prédilection qu’il explore ― paysages, natures mortes et fleurs – et auxquels il a consacré son art et sa réflexion.







    Morandi_natura_morta_1959
    Giorgio Morandi, Natura morta, 1959
    aquarelle sur papier, 27 x 37 cm
    Bologne, Musée Morandi
    Source







    PHILIPPE JACCOTTET, LE BOL DU PÈLERIN (MORANDI), extrait




                  Comme je refeuillette maintenant le catalogue de l’exposition d’aquarelles présentée à Florence, au Palais Medici-Riccardi, en 1991*, mon admiration croît, de page en page, jusqu’à une sorte de stupeur ; cet art en sourdine, cet art du presque rien, paradoxalement, me porte à l’acclamation. De page en page, c’est-à-dire, plus ou moins précisément, d’année en année, de mois en mois, on a l’impression de monter de plus en plus haut, vers une cime. Et les premiers mots qui viennent à l’esprit pour qualifier ces feuillets seront « noblesse », « élégance », « altitude » : je n’en peux mais.

                  À cause de ce mouvement de montée, de ces paliers successifs, j’ai tout naturellement pensé à Dante, aux chants du Purgatoire et du Paradis ; ce qui ne signifie pas, faut-il le dire ? que je compare ces œuvres, encore moins que je veuille hisser Morandi à côté de Dante dans un nouveau Parnasse, ce qui serait absurde.

                  Mais il s’est tout de même fait dans mon esprit un rapprochement plus précis, sinon plus légitime. À cause d’une phrase qui y flottait du critique Cesare Brandi notant que, dans la peinture de Morandi, les choses semblent venir à nous du fond de l’espace comme les souvenirs remontent du fond du temps et précisant : « Comme ce point au loin sur la mer qui devient peu à peu un vaisseau… » Du coup, je n’ai pas pu ne pas me rappeler le moment prodigieux, au chant II du Purgatoire, de l’arrivée, par mer, de l’ange nocher, dans une accélération fulgurante de la lumière :



             Or comme on voit, saisi par le matin,
             Mars rougeoyer dans les vapeurs épaisses,
             vers le couchant, sur la plaine marine,


             telle m’apparut, et je la vois encore,
             une lumière venant si vite sur la mer
             que nul vol n’est égal à sa course.


             Quand j’eus un peu détourné mes yeux d’elle,
             afin d’interroger mon guide,
             je la revis plus brillante et plus grande.


             Puis j’aperçus, tout autour d’elle,
             je ne sais quoi de blanc, et peu à peu,
             un autre blanc en sortit par-dessous.


             Mon maître encore ne disait rien,
             quand les blancheurs premières apparurent des ailes ;
             mais lorsqu’il reconnut le nautonnier,


             il cria : « Fléchis, fléchis donc les genoux.
             Voici l’ange de Dieu ; joins les mains ;
             tu verras désormais des officiers semblables.


             Il dédaigne, tu vous, les instruments humains ;
             il ne veut pas de rame, ni d’autre voile
             que ses ailes, entre des rives si lointaines.


             Tu vois comme il les dresse vers le ciel,
             frappant l’air avec ses plumes éternelles,
             qui ne changent pas comme poil terrestre. »
    **




                  Or, si excessif que cela doive paraître, ces premiers « blancs » qui se révèlent des ailes, je les avais vus dans certaines aquarelles de 1959 où on ne sait plus s’ils sont de hautes bouteilles blanches ou des intervalles, des lacunes qui se dresseraient, précisément, comme une paire d’ailes sans taches…


                  Accueillons ce rapprochement comme un nuage qui traverserait l’esprit de sa candeur et disparaîtrait en n’y laissant qu’à peine une trace et une indication.



                  D’une certaine manière, au demeurant, si la lecture de Dante nous exalte, au sens propre du mot, on pourrait dire que cela n’a rien d’extraordinaire ; et que, si elle y manquait, le poète aurait été inférieur à sa tâche.
                  Or, nulle Béatrice n’aimante le regard et la main de Morandi ; et l’on ne peut sérieusement vouloir retrouver dans son œuvre aucun ange « frappant l’air avec ses plumes éternelles ». N’empêche : cette impression de montée, indéniable quand on observe l’évolution de l’œuvre, si elle ne nous leurre pas, comment la comprendre ? Et n’assiste-t-on pas tout de même, à partir de ces choses presque insignifiantes, de ces sempiternels vases, brocs et bouteilles, à une espèce d’ascension, voire d’assomption qui ne semblerait vraie et ne nous parlerait que, justement, parce que ce ne sont plus des ailes d’ange, ni la danse et le rire d’aucune Mathilde qui l’annoncent et la préparent ?



    Philippe Jaccottet, Le Bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, pp. 69-70-71-72-74.




    * Marilena Pasquali, Morandi, Acquerelli, Catalogo generale [Firenze, Museo Mediceo: Palazzo Medici Riccardi, 16 maggio – 30 giugno 1991], Mondadori Electa, Milano, 1991.
    ** Dante, Purgatoire, Chant II, vers 13-36, Flammarion, Paris, 1988. Traduction de Jacqueline Risset.





    ■ Philippe Jaccottet
    sur Terres de femmes

    Accepter ne se peut
    Tout à la fin de la nuit
    Toute fleur qui s’ouvre
    Mai 1977 | Philippe Jaccottet, La Semaison
    Septembre 1981 | Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison
    26 juin | Philippe Jaccottet, L’Ignorant
    Le Grand Prix Schiller 2010 remis à Philippe Jaccottet





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  • A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset

    Hommage à Andrea Zanzotto (II)



    Zanzotto
    Source






    A.Z.


        Les initiales du nom : elles ne désignent pas le lent parcours d’un bord à l’autre de l’alphabet connu ; mais l’entrechoquement instantané de deux extrêmes, aussitôt renversables : A, la première lettre qui introduit, sémantiquement, l’affirmation virile (andrea), et Z, la dernière, qui soutient la répétition et le zézaiement enfantin (zanze).

        « J’aime à me mouvoir entre deux pôles très éloignés », dit Zanzotto. Il se meut à toute vitesse entre ses deux propres pôles ― si vite que l’un contamine l’autre : A devient dernière lettre, dernière pause sur le vide, cellule minime, couverture quasi muette et désarmée de la bouche, fin de toute parole possible ; tandis que Z se charge d’une énergie naissante, bruit d’ouverture de page, lame active, enfantine.




        Entre astre et brin d’herbe : le monde d’A.Z. est sans cesse traversé par le passage d’une masse d’informations gigantesques et minimales, passant et échangeant leurs grandeurs et leurs attributs. Astre et brin d’herbe sont perçus ensemble : mais pas à la façon microscomique de la Renaissance, comme miroirs d’une ressemblance réciproque, éléments calmes et parlants du grand monde des correspondances, d’un monde des signatures dont ils participent au même titre, chacun à sa place assignée.

        L’ensemble harmonique a éclaté ; rangs et places sont brouillés, chacun des éléments du paysage global peut tout à coup changer d’image, et de sens : le minimal devient démesuré, l’immense se dissout en trace… Et la blessure qui a frappé l’idylle précédente a insinué un peu partout l’angoisse de la conscience, l’indépendance définitive. « Blessure noétique », dit Gadda de celui qui écrit. Chez Zanzotto des élans d’écriture ― pailles de pensée et d’expression ― traversent le monde en n’importe quel point. Comme dans le rêve tout dit « je ».




        Tout dit « je », à condition de savoir que le « je » a volé en éclats. Je est une « morule » ― petite mûre, microcellule agglomérée, exposée au risque continu de la désintégration complète. Dans les pages d’A.Z. rôde l’image fraternelle douce et menaçante, de Scardanelli. Le je est le lieu d’un langage qui surprend celui qui le prononce.

        Son expérience ― incessante et sans dernier mot ― inclut la dégradation du paysage familier, et le trauma du vingtième siècle (qui se formule en noms en r : guerre, Hitler) ; ligne de faille qui passe à la fois par le dehors et le dedans, circule à son aise, se retrouve aussi bien dans les dégâts chimiques visibles, sur la terre, que dans les maladies microscopiques des cellules enfermées dans les parois des corps, du corps souffrant.
        Mais elle inclut aussi, cette expérience, la merveille quotidienne : l’affirmation naissante, renaissante, à partir des présences petites ― animales, végétales, une lettre…



        L’instance de la lettre dans la littérature… Le texte d’A.Z. fonctionne comme un violent rappel à l’ordre. Il rappelle ce qui le constitue, et qu’on oublie dans l’euphorie du discours dressé, du discours en marche : précisément, la petite lettre, le fragment détaché, indéchiffrable.

        La poésie se réalise dans une oscillation, dans la contradiction maintenue entre le chant ― joie suspendue de l’écoute harmonique ― et le balbutiement ― l’énonciation qui se cherche et ne peut commencer ― : entre la perfection ― « perfection de la neige » ―, de la formule heureuse dans le langage ― et la dégradation, la perte, le refus têtu de la suite, de la phrase qui referme, suture, rassure…




        Dans cet univers éclaté, un mythe : mythe de l’origine, mythe de l’universel accessible d’un coup : mythe d’une archilangue à la transparence édénique, que la mémoire pourrait saisir encore, que l’effort poétique peut encore atteindre, ou reconstruire. Origine tout de suite démasquée en désir d’origine, mais illusion génératrice : le « pétel », langue des nourrices à l’usage des nourrissons, langue fondamentale, en quelque sorte préhumaine, et qui contient les noyaux sémantiques de la survivance, de la génération, du sommeil, de l’absence : langage qui se présente directement comme émanation du corps en tant que présence parlante. Ecoute attentive ― écoute maternelle ― de la première enfance enfouie. Langue qui « monte comme du lait ». Mais en même temps, rappelle A.Z., langue comme « morsure d’un sein », et morsure qui veut dire à la fois transport amoureux vers le grand corps nourricier, et aussi énergie de naissance et de mobilité ― désir, dit Z., de « ne pas rester dans cette enfance ».




        Par là, pétel et folie, comme A et Z, sont pôles éloignés qui se touchent et s’appellent, dans l’incandescence du texte. De la même façon que s’y touchent et y convergent d’autres pôles. Par exemple les noms de référence Pétrarque et Lacan : la tradition codifiée du langage poétique, le déchiffrement de la scission, l’instance de la lettre dans l’inconscient. Ou encore, comme dans un poème de La Beltà : « Hölderlin au bras de Tallemant des Réaux » (la grande dissolution et la petite narration se soutenant, se relançant l’une l’autre)…




        Toujours, le texte est citationnel. Souvent, il part d’une formule donnée, d’une formule chantante ― phrase poétique réussie, qui comble et enchante la mémoire dans le présent, et demande une suite, dans le présent : citation, et trahison ; déplacement immédiat d’elle, immergée dans un univers linguistique inconnu. Plurilinguisme acharné, et pour ainsi dire « naturel » : l’italien harmonique-historique, le dialecte comme potentialité créatrice, le latin comme racine et comme « grammaire », le français, l’allemand, comme réservoirs de différences organisées, l’hébreu comme langue de Dieu : tout l’arc du langage à traverser, comme exercice obligatoire en vue d’une énigme, qui reste énigme.




      « Zanzotto est un poète percussif », a dit Montale ; et son « métronome est peut-être le battement du cœur ». Il y a quelque temps des savants italiens auraient capté dans leurs appareils les pulsations de la planète terre, semblables au battement d’un cœur…
        Grand langage qui pulse et se répond, du tout à la partie, de A à Z, de Z à A.



    Jacqueline Risset
    D.R. Texte Jacqueline Risset




    _____________________________
    Note d’AP : une première version de ce texte a paru dans le dossier « Autour d’Andrea Zanzotto » de la revue Vocativo, Revue franco-italienne n°1. Printemps 1986, éditions Arcane 17, Nantes, pp. 107-110.






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    Jacqueline Risset
    Image, G.AdC





    ANDREA ZANZOTTO


    Andrea Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni) (poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Verso i Palù (poème extrait de Surimpressions)
    Vocatif, suivi de Surimpressions (lecture d’AP)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Ritratti – Andrea Zanzotto (un film di Carlo Mazzacurati e Marco Paolini, regia di Carlo Mazzacurati, 2000)[49min 28′ => fiche du film]
    → (sur YouTube)
    Onstage Outstage (omaggio ad Andrea Zanzotto)
    → (sur Books.google)
    Jean Nimis, « Un processus de verbalisation du monde » : perspectives du sujet lyrique dans la poésie d’Andrea Zanzotto, Franco Italica, 2, Peter Lang, 2006







    JACQUELINE RISSET



    ■ Jacqueline Risset
    sur Terres de femmes

    Une île
    → (dans la galerie Visages de femmes) un
    Portrait de Jacqueline Risset (+ un extrait de Introduction de Dante, L’Enfer, Flammarion, 1985)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du cipM – centre international poésie Marseille) une
    fiche bibliographique sur Jacqueline Risset





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