Étiquette : Jacques Estager


  • Jacques Estager, Douceur

    par Muriel Stuckel

    Jacques Estager, Douceur,
    éditions Lanskine, 2013.
    Photographies de Jean-Luc Meyssonnier.



    Lecture de Muriel Stuckel



    Jean-Luc Meyssonnier 2
    Ph. Jean-Luc Meyssonnier
    Douceur, pp. 11 et 49.








    « LA DOUCEUR QUI FASCINE » DANS LA POÉSIE DE JACQUES ESTAGER : UNE ÉCHAPPÉE DU DÉSIR




    « Vois sa douceur, et ton exaltation. »

    Hölderlin





    Pas une page sans Douceur. Le charme est immédiat, saisissant, profondément valéryen.

    Féminisation incantatoire, la douceur devenue Douceur caresse les yeux du lecteur. Émergence, convergence, résurgence, la figure se lance dans un pas-de-deux littéral, esquissant une chorégraphie verbale, s’affranchissant des limites de la syntaxe et de la ponctuation pour dérouler une danse de mots, de phrases, de strophes, de blancs, autant de visions à la fois fluides et voluptueuses où s’abolissent le temps et l’espace pour devenir célébration de la création absolue.

    La plume extrêmement délicate de Jacques Estager ne manque pas de revivifier les réflexions de Hölderlin à propos de la sensibilité : « à condition qu’elle soit juste, et fervente, et lucide et vigoureuse, la sensibilité constitue sans doute la meilleure sobriété, la meilleure réflexion du poète. »

    Justesse et ferveur nous touchent particulièrement, échappant à tout risque de candeur mièvre ou de complaisance béate, naïve, facile. Les clichés s’évaporent, les lieux communs se volatilisent, tout se révèle profond et léger. Essentiel, ce paradoxe de la profondeur légère fonde la virtuosité douce de cette voix lyrique si personnelle, inouïe.

    La fluidité de l’écriture repose sur un effet de scansion subtil instauré par la graphie italique qui peu à peu nous fait glisser de l’expression inaugurale une nuit (p. 9) à celle terminale (p. 67) dans la pénombre, en passant soit par d’autres notations temporelles comme dans la soirée (p. 18), la nuit (p. 50), autant de variations sur le même motif de l’ombre, soit par des notations énigmatiques, en bas de page comme un mot des fleurs (p. 26) ou, en haut de la page suivante, avec un effet de suspension dû à l’ouverture seule de la parenthèse : (main de Pierre. Deux autres bribes en italiques se distinguent pour rythmer ce long poème. L’une cite la figure éponyme pour en accentuer l’évanescence baudelairienne, précisément avant le verbe « passer » :

    «passage de Douceur, les feuilles si elles passent sous les pas de Douceur,

    dans ses pas des feuilles Douceur dise cela, »

    (p. 41)

    L’autre énonce une atténuation fallacieuse pour mieux dire le désir exacerbé par « la même solitaire Douceur, l’éloignée de moi » (p. 56) : ne s’éloigner ouvre en haut de page suivante une évocation entrelaçant volupté cosmique et frôlement sensuel :

    « ne s’éloigner

    […]

    arbres et feuilles, au ciel, nous sommes et

    que nous toutes frôlées, ciel, respirant, tout le monde dehors ;

    si j’avais eu le temps, dehors, toujours reculerai dans la transparence

    me reculerais de moi dans la transparence de moi (là un blanc),

    rêveur au-delà de rêveur de Douceur

    de Douceur à presque rien de la dire

    à tout presque de, robe, la frôler »

    (p. 58)






    Meyssonnier

    Ph. Jean-Luc Meyssonnier

    Douceur, page 71.






    Poésie du désir, cette Douceur faite femme se lit comme une litanie spontanée, impromptue, jaillissant d’une recherche de transparence qui renonce à tout ce qui pourrait lui faire obstacle. L’immédiateté s’avoue comme sortilège volubile émanant d’une parole renouvelant le topos du désir amoureux dès l’incipit :

    « une nuit,

    je suis sorti du chemin creux, du travers des ornières

    et de l’image et de la lumière et dans le jour et d’avant l’image

    je suis resté là, un temps noir

    et, là, ma pierre, dans le jour d’avant la lumière,

    […]

    la nuit, toujours avec Douceur la blancheur est tellement profonde

    l’image nue et image de Douceur, j’y suis minces défilés de moi noir

    pour l’image nue noire de moi

    Douceur est à Douceur qui s’allonge derrière le ciel

    comme s’allonge le ciel blanc, dans des jours, »

    (p. 9)

    Noirceur, blancheur, douceur tissent des liens subreptices entre la voix énonciative du je désirant et « cet obscur objet du désir » qui, pure quintessence du féminin, s’offre en déclinaisons charmeuses :

    « les jours et les jours le jour à la nuit le jour au soir

    de Douceur, Douceur à Douceur

    Douceur le même mot des fleurs les premiers mots Douceur de Douceur

    et dits de Douceur à Douceur

    puis seconds les silences de Douceur puis suite de Douceur et de la clarté-même,

    et de vent et, sans le vent, le vent »

    (p. 38)

    L’anaphore profuse de « Douceur » se fait signe d’ébriété verbale, onomastique. L’ivresse de dire le nom de l’aimée-désirée submerge le poète quand il profère à deux reprises « je veux dire » (p. 30) ou quand il l’énonce plus simplement sans semi-auxiliaire pour cultiver l’art précieux de la fluidité où chaque mot se prononce avec l’imminence de son écho grisant :

    « dans le ciel Douceur s’appuie sur le ciel qu’il n’y aura plus que d’immémorial, mais dire le ciel, de rêverie,
    je le dis le pareil de la pareille les doigts dans nos doigts,
    la parole de la silencieuse blanche rêveuse rêverie,
    ciel, de Douceur »
    (p. 50)







    Jean-Luc Meyssonnier 3

    Ph. : Jean-Luc Meyssonnier






    Le redoublement lexical délibéré résulte d’une véritable délectation poétique, de la profonde jouissance à dire et redire les mots en dépassant les codes syntaxiques usuels ou les expressions lexicalisées. La neutralité de « du pareil au même » par exemple devient « le pareil de la pareille », scellant l’ivresse de la similitude sonore et de la distinction générique à même de susciter le désir. Tout s’invente, tout se renouvelle, à partir des mots les plus éthérés avant qu’ils ne chutent sur une comparaison prosaïque avec un effet de discordance assuré :

    « longer l’étoile de Douceur, les étoiles la nuit, la pensée de Douceur,

    les bruits et froissements, vents, et eux-mêmes on ne les entend pas

    et feuilles elles-mêmes se couchent à peine sur l’image

    Douceur elle-même, Douceur nue corps, la nuit, toute la nuit, de nous,

    Douceur, comme à la maison »

    (p. 54)

    Symbole de fluidité lyrique, la conjonction « et » s’élance souvent pour relancer la magie du verbe poétique et retisser l’émerveillement du désir impétueux, de l’approche sensuelle, de la fusion exaltée, comme dans ce long vers monostiche placé en bas de page qui offre une représentation paroxystique de la volupté tactile induite par « touchée » ou « rejoints » :

    « dans l’étoile et le ventre et la voix et l’alcôve de Douceur touchée des doigts rejoints »

    (p. 64)

    La valeur itérative du préfixe « re » ne manque pas d’accentuer le mouvement de rapprochement et d’effleurement entre les deux amants, sans compromettre la douce musicalité qui se dégage du vers. Celle-ci se fonde en effet sur l’alliance délicatement rythmée des dentales (t/d) et des fricatives sourdes (v) comme sur la fluidité des sonorités liquides et vibrantes (l/r) pour mimer le charme de Douceur, son chant secret, son « carmen » intime.

    La rareté ou l’absence de signe de ponctuation forte mettent en valeur l’usage prédominant de la virgule, signe d’union douce entre les mots, entre les lieux intimes ou oniriques, entre les éléments naturels ou cosmiques, comme dans ces vers où se relève un jeu de variation sur le motif chorégraphique de la « ronde » :

    « de tout, monde, je m’élèverai à travers les terres blanches et,

    dans Douceur, ses jambes, et elle et l’étoile,

    du jour tout de même la ronde derrière nous, et

    nous nous arrêtons à la ronde, derrière la maison, ne pèserons pas, aux fleurs »

    (p. 66)

    « Ronde » de mots et de motifs, la poésie de Jacques Estager refuse toute forme de pesanteur. L’ivresse spatiale s’allie aux vertiges d’une temporalité indécise, fluctuante, oscillatoire, esquissant une « arche de lumière » où tout s’effleure et se suspend, clarté, blancheur, douceur, pour célébrer l’intensité précaire du désir :

    « tel je suis couché debout dans l’arche de lumière qui me frôle

    caresse claire et blanche au jour de désormais et de clair et de blanc »

    (p. 17)

    Légèreté profonde, présence fulgurante et évanescente, Douceur est à la fois saisie et échappée, un peu comme dans le film de Resnais L’Année dernière à Marienbad où la splendeur du décor baroque sublime l’ardeur érotique de ce qui se dérobe sans cesse, voile, ombre, figure éthérée mais charnelle : une danse du désir infiniment palpable, le temps d’une vision vibrante, comme dans l’unique vers qui sépare en deux la page ultime du livre :

    « rien avant tout, de Douceur ou moi, si seulement, midi moi au milieu de la nuit, j’ai le temps de voir »

    « Sous la courbe » des yeux du poète mais aussi du lecteur, cette « Douceur qui fascine » ne manque pas d’incarner une poésie de la résurgence plurielle. Entre « Un rond de danse et de douceur » et « Douceur d’être et de n’être pas », entre Baudelaire, Valéry et Éluard, se dessine une pure chorégraphie du désir, à la fois immémoriale et renouvelée : au bord de l’échappée, au cœur de l’exaltation.



    Muriel Stuckel
    D.R. Texte Muriel Stuckel
    pour Terres de femmes








    Jacques Estager, Douceur






    JACQUES ESTAGER


    Estager (1)
    © Jacques Estager
    Source :
    Les Carnets d’Eucharis
    de Nathalie Riera




    ■ Jacques Estager
    sur Terres de femmes

    c’est re-moi (poème extrait de Je ne suis plus l’absente)
    [il y a des ombres…] (poème extrait de Deux silhouettes, Cité des Fleurs)



    ■ Autres notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom
    Stéphane Sangral, Circonvolutions





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  • Jacques Estager | [il y a des ombres…]



    Il y a de nouvelles disparitions de nous dans la porte
    Ph., G.AdC






    [IL Y A DES OMBRES]



    il y a des ombres dans la porte refermée, il y a
    de nouvelles disparitions de nous dans la porte
    laissée fermée ; à la place du soleil au-dessus
    de la terre lumineuse il y a le soleil au-dessus
    de la terre sans jour, sans ciel et sans nuit et
    restée fermée ; dans un jour et dans le passé il
    y a des ombres qui attendent autour, dehors sur
    les seuils de la terre ; elles sont dans la lumière
    autour et la terre est dans une lumière sur la terre
    brune, transparente, mate et couverte, personne
    silencieuse, attendant une venue, qui j’attends
    moi aussi, sous le ciel de la terre seule, qui
    suis absent de l’au-delà ; je suis de ceux qui
    s’éloignent, qui restent alors.




    Jacques Estager, « Les ombres et le ciel » in Deux silhouettes, Cité des Fleurs, Éditions Lanskine, 2012, page 22.






    JACQUES ESTAGER


    Estager (1)
    © Jacques Estager
    Source :
    Les Carnets d’Eucharis
    de Nathalie Riera




    ■ Jacques Estager
    sur Terres de femmes

    Douceur (lecture de Muriel Stuckel)
    c’est re-moi (poème extrait de Je ne suis plus l’absente)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Lanskine)
    une page sur Deux silhouettes, Cité des fleurs





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  • Jacques Estager | c’est re-moi



    Bonjour c-est moi laisse-moi faire deux gestes de mes mains - tes cheveux
    Ph., G.AdC






    [C’EST RE-MOI]



    « c’est re-moi
    serre-moi
    bien dans tes bras », il dit et la terre
                                               tourna la terre au
                                               soleil et il pleura
                                               pas sur elle pas
                                               venue, sur ses bras



    « bonjour c’est moi laisse-moi faire deux gestes de
    mes mains à tes cheveux le vent m’a décoiffé et les
    feuilles d’arbres ont fouetté ma chevelure respire sur
    ma joue le printemps et embrasse-moi le soleil m’a
    sacré roi du soleil et de la pluie et du temps »



    elle met
    son museau sur le sol sa tête sur
    sa patte à sa patte jointe et dort



    elle met
    ses mains sur les ronces
    dehors les maisons, jaunes
    font un tour, l’été, dans le vent


    à côté du ciel il n’y a plus personne, entre les
    chaumes, dans les soirs à genoux, embués et illuminés
    entre les arbres ; la goutte, elle, de ciel, ne fut jamais
    respirée, ciel encore, un pas dans un pas, sur le
    chemin et c’est dans une autre histoire, dit-elle. Et à
    l’envers, encore il n’y a plus que la chute des miettes
    d’or, de sable, de pain, d’air, – l’endroit reste pur,
    sans lieux, sans fautes, inexploré ?




    Jacques Estager, Je ne suis plus l’absente, Éditions Lanskine, 2010, pp. 13-14.





    Estager






    JACQUES ESTAGER


    Estager (1)
    © Jacques Estager
    Source :
    Les Carnets d’Eucharis
    de Nathalie Riera




    ■ Jacques Estager
    sur Terres de femmes

    Douceur (lecture de Muriel Stuckel)
    [il y a des ombres…] (poème extrait de Deux silhouettes, Cité des Fleurs)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    Je ne suis plus l’absente, de Jacques Estager (par Chantal Dupuy-Dunier)
    → (sur Un nécessaire malentendu)
    une note de Claude Chambard sur Je ne suis plus l’absente





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