Étiquette : Jacques Fusina

  • Corse_3 2 juin 1931 | Naissance de Jacques Garelli

    Éphéméride culturelle à rebours
    «  Poésie d’un jour
     »



         Le 2 juin 1931 naît à Belgrade Jacques Garelli. Originaire de Valle d’Alesani (E Valli d’Alisgiani), en Haute-Corse, le poète a publié en 2011 aux éditions José Corti Fulgurations de l’être.

        À l’occasion du 80e anniversaire du poète, l’écrivain Jacques Fusina, traducteur paisanu du village voisin, avait traduit en corse deux poèmes extraits de ce dernier recueil, traduction que nous mettons en ligne ci-dessous. Jacques Garelli est décédé le 24 décembre 2014.





    CHOIX DU POÈTE


    Saisi du destin emprunté à une planète, sans plus revêtir son manteau d’écailles, il s’obstine à creuser l’amorce d’une pensée, qui a mis, sous boisseau, les couleurs dévolues à la patience des herbages, pour tenter à l’aveugle une marche sans balancier, dont l’enjeu, pour toute attente, ne tient qu’à un fil.
    Résonance d’une musique puisant ses sortilèges dans l’écho traversé de nul pourtour, partage nuancé, où le vide incombe à un geste unique, dont l’appel raye l’aurore, qui ourlait le jour.


    Jacques Garelli, Fulgurations de l’être, José Corti, 2011, page 46.





    SCELTA DI U POETA


    Pigliatu da u destinu prestaticciu d’una pianeta, senza sciaccassi più u so mantellu squamosu, s’intesta à scavà l’allusinga d’un pensamentu, chì hà nascostu, affattu, i culori tuccati à a pacenzia di l’erbaghji, da pruvà à pasponi di viaghjà senza bilancinu, chì u pegnu, in fin d’attesa, tene à un filu solu.
    Intronu d’una musica chì attinghje e so macanzie in u ribombu da nisun attondu trapanatu, spartera variulata, duve u viotu tocca à un gestu unicu, chì a so chjama zifra l’aurora, ella chì facia l’orlu à u ghjornu.

    Traduction inédite de Jacques Fusina







    Figuiers de Barbarie
    Ph. angèlepaoli






    CHIASMES SAUVAGES


    Figuiers de barbarie assaillis de guêpes, qui abandonnent leur suc aux insectes de saison, le temps, sans un regard, peut-on dire qu’il passe et que les feuilles résistent aux rafales de Novembre, dans l’attente millénaire des nouveaux rayons ?
    Cela s’est dit, pour sûr. Il faut et j’en passe. Buissons d’écailles, couteaux taillés à demi-chevaux. Ils vibrent dans le silence, tels des spasmes. Réseaux entrecroisés sous l’ombre d’un talisman.


    Jacques Garelli, Fulgurations de l’être, José Corti, 2011, page 48.





    INCRUCICHJATE SALVATICHE


    Fichi indiani assaltati da e vespe, chì lascianu u so suchju à l’insetti di stagione, u tempu, senza mancu un sguardu, si purrà dì ch’ellu passa è chì e fronde resistenu à e raffiche di nuvembre, in attesa millenne di e spire nove ?
    Si hè detta quessa, benintesa. Ci vole è ne lasciu. Prunaghji squamosi, curtelle tagliate à mezi cavalli. Trizineghjanu in u silenziu, cum’è spasimi. Rete intricciate sottu à l’ombra d’un talismanu.

    Traduction inédite de Jacques Fusina





    JACQUES GARELLI


    Vignette Garelli
    Source : le site José Corti



    ■ Jacques Garelli
    sur Terres de femmes

    Démesure de la poésie (+ bio-bibliographie)
    Fulgurations de l’être



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de José Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Fulgurations de l’être
    → (sur Gattivi Ochja)
    un poème de Jacques Garelli traduit en corse par Stefanu Cesari
    → (dans les numéros 19-20, « Utopie » [Espace Corse] de la revue numérique québécoise Mouvances)
    sept poèmes inédits de Jacques Garelli
    le site Jacques Garelli mis en ligne par Thierry Leterre
    → (sur Terres de femmes)
    Yves Charnet | Difficile séjour (texte dédié à Jacques Garelli)



    ■ Jacques Fusina
    sur Terres de femmes

    Écrire en corse
    Les mots apprivoisés
    Libazioni di sangue | Libations de sang (Angèle Paoli) [Une traduction inédite de Jacques Fusina]





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  • Corse_3 23 novembre 1861 | Mort de Salvatore Viale

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 23 novembre 1861 meurt à Bastia Salvatore Viale, tenu par les historiens de la littérature pour « le plus grand poète corse ». Il vécut « comme un drame personnel le déchirement de l’île entre ses racines culturelles italiennes et son rattachement politique à la France ».






    PORTRAIT DE SALVATORE VIALE
    Image, G.AdC






    EXTRAIT


    LA MAISON DES VIALE



        Fin octobre, le 23, Salvatore est de retour à Bastia. Il retrouve avec plaisir la maison, ses neveux affectueux et attentifs, l’espoir que porte Pauline, Nicoline, pour qui on fait un projet de mariage, Angéline plongée dans ses livres de dévotion, Paul-Augustin, heureux de ses travaux d’architecte, le tranquille réconfort des vies familiales harmonieuses. « Ici, nous allons tous bien, y compris Pauline qui attend le petit héritier… Je me réjouis beaucoup de l’honneur que s’est fait Benedetto avec l’amélioration matérielle et morale des asiles d’aliénés. Je crains seulement pour sa santé, l’excès de ses occupations. » Sa dernière lettre à Benedetto et à Daria, le 27, sur le papier encore bordé de noir pour les deuils de Michel et de Louis, est tracée d’une écriture tremblée.
        Début novembre, le 4, il sortit après déjeuner pour sa promenade quotidienne. Il faisait très froid. Paul-Augustin lui conseilla de rester à la maison, mais il ne l’écouta pas. Dès qu’il fut dehors, il se mit à tousser. Il rentra, se mit au lit, fut pris de nausées avec de la fièvre, et vomit. Les médecins diagnostiquèrent un embarras gastrique et prescrivirent des purgatifs. On lui donna un peu de pulpe de tamarin, avec de la quinine ; puis de la gomme et six grains de calomel.
        La fièvre augmenta ; il cracha un peu de sang. Paul-Augustin, alarmé, rappela les médecins ; mais ceux-ci l’assurèrent qu’il n’y avait pas de danger. Sentant sa faiblesse augmenter, Salvatore dicta à Nicoline une note avec la liste de ses œuvres inédites prêtes pour la publication. Il dit ce qu’on devait en faire et les dispositions à prendre pour certaines d’entre elles « à ne publier que beaucoup plus tard et avec beaucoup de circonspection ». Le 22, il fit appeler le notaire et lui dicta son testament calmement. A chacun il laissait un de ses objets familiers en souvenir. Il confia sa bibliothèque et ses manuscrits à Paul-Augustin. Puis, sentant que forces l’abandonnaient, il demanda qu’on allât chercher son vieil ami l’abbé Guasco, curé de Sainte-Marie. Il se confessa et communia, à sept heures et demie du soir, « avec dévotion et une grande force d’âme ». Quand il l’attira vers lui pour l’embrasser, l’abbé Guasco se mit à pleurer.
        Salvatore mourut le lendemain, entouré de tous les siens. « Il a gardé ses sentiments jusqu’à dix minutes avant d’expirer et l’on peut dire qu’il s’est vu mourir. Sa mort a été vraiment angélique », écrit Paul-Augustin dans le récit qu’il fit de ses derniers jours à Benedetto et à Daria.
        On l’enterra dans le jardin de Belgodere, le surlendemain, après un service solennel à Saint-Jean auquel toute la ville assista. Ce fut un enterrement modeste, strictement familial, avec quelques amis intimes seulement. « Pour la fosse à Belgodere : 1,75 franc », lit-on dans les comptes des funérailles.

        Presque aussitôt, une commission se constitua en vue de lui ériger un monument. Les promoteurs en étaient ses amis Anton Luigi Raffaelli, Pio Casale, Philippe Caraffa et quelques autres. « Ce monument sera digne du poète éminent qui fut la plus belle gloire de la Corse », disait le manifeste pour les souscriptions qui étaient reçues chez Fabiani. De Florence, ses amis et les académies et sociétés savantes dont il était membre demandèrent à y participer. La commission, discrètement sermonnée par le préfet, remercia de ce témoignage si flatteur et déclara qu’il était « plus convenable et digne de donner à cette souscription un caractère exclusivement national. »

        Puis, comme toujours en Corse, la politique locale s’en mêla. « Les aristocrates ne veulent pas aller souscrire chez Fabiani, qui est du parti démocrate ; et les démocrates ne veulent pas souscrire non plus car ils disent que l’oncle Salvatore n’est pas de leur parti », écrit Paul–Augustin à Benedetto. Ce dernier aurait aimé voir son frère enterré à l’intérieur de Saint-Jean, ou dans l’église de Sainte-Lucie, à Ville di Petrabugno, en souvenir de leur enfance. Paul-Augustin avait l’intention de le ramener dans le caveau familial qu’il était en train d’achever au nouveau cimetière. « Les monuments publics sont peu respectés, en Corse », dit-il.
        Mais la souscription ayant été généreuse, on ne put refuser l’hommage public. Son buste avait été commandé à Florence au sculpteur Lazzarini. La ville offrant l’esplanade au centre du cimetière, à quelques mètres d’ailleurs du caveau familial, la dépouille mortelle de Salvatore fut bientôt transférée sous son monument.






    Lapito, Vue de Bastia 2
    Louis Auguste Lapito (1803-1874)
    Vue de Bastia depuis Toga, 1844 (détail)
    Huile sur toile, 45,5 x 65,5 cm (hors cadre)
    Collection Ville de Bastia
    Musée d’Ethnographie Corse
    N°d’inventaire : MEC.91.3.1







        « Le ciel était pur, la mer calme, le soleil resplendissait et la délicieuse campagne de Bastia était éclairée en teinte douce. On apercevait dans le lointain la crête neigeuse des montagnes. C’était une de ces journées splendides de printemps en plein hiver, comme on en voit si souvent en Corse, une de ces journées qui font rêver de Dieu, d’art et de liberté. Délices et inspirations de notre poète, ces splendeurs de notre ciel, ces beautés de notre sol faisaient la consolation de ses vieux jours. Avec quel amour il les contemplait…
        « On a découvert le buste, chacun a reconnu le poète… À la mémoire du poète national, de l’intègre magistrat, du vertueux citoyen, de l’ardent patriote : c’est la première fois que l’on rend en Corse des honneurs solennels à la vertu modeste et au talent littéraire. » L’Observateur de la Corse décrivit ainsi l’inauguration. Ce fut une cérémonie officielle et familiale à la fois, le 22 janvier 1865.

    Al suo poeta
    Salvatore Viale
    La Corsica


        Son regard est tourné vers la mer, vers les îles et l’horizon familier où par grand vent, l’hiver, on peut voir la Toscane. Sur le monument que lui a adressé l’hommage public de son île, ces simples mots, en italien, sonnent comme un adieu plus encore qu’un éloge. La Corse a renoncé à sa chance d’unir deux cultures, les plus harmonieuses pourtant de notre mère la Méditerranée.


    Paul-Michel Villa, La Maison des Viale, Presses de la Renaissance, 1985 ; rééd. Éditions Alain Piazzola, 2004, pp. 360-361-362.






    Salvatore Viale, buste du sculpteur florentin Lazzarini, 1865
    Ph. D.R.






        Dans Écrire en Corse, Jacques Fusina évoque souvent, d’une question à l’autre, l’importante figure de Salvatore Viale (1787-1861).

        À la question 7, « Peut-on parler d’un cas particulier pour Salvatore Viale », Jacques Fusina répond :

        « Ayant gardé de fréquents contacts avec l’Italie, Viale se montra toujours soucieux de conserver de fidèles liens entre les deux rivages tyrrhéniens de sa vie. C’est d’ailleurs par ses relais toscans qu’il publia dans certains de leurs organes (L’Antologia, L’Archivio storico italiano) des articles polémiques sur l’indispensable maintien de la langue italienne, y compris comme soutien de l’identité corse face au processus de francisation largement amorcé déjà à son époque […]
        Connu et estimé également dans ses terres, conseil et animateur d’un cercle de fins lettrés, informateur privilégié des voyageurs étrangers débarquant dans l’île, le poète s’intéressa tardivement aux Canti contadisechi in dialetto corso qu’il publia en 1835 ; puis l’influence de Niccolò Tommaseo aidant, car les deux hommes s’estimaient et échangeaient beaucoup, il qualifia ces chants de « popolari » sans pouvoir s’empêcher toutefois de les retoucher à l’occasion, comme il le confessa lui-même en 1843 […]
        La fin de la vie de Viale fut attristée par l’avènement d’un Second Empire qui semblait devoir consacrer la défaite irrémédiable de la culture italienne en Corse et l’abandon de ce qu’il avait toujours nommé la « lingua patria » au profit de la langue française en plein essor. Des études approfondies sont menées aujourd’hui, sous l’égide du Centre Salvatore Viale de Bastia, qui révèlent d’éclairants inédits ou des textes publiés confidentiellement en Toscane du vivant de l’auteur et mal connus. Ainsi un des tout derniers Carnets de voyages en Italie d’un écrivain corse (1843-1854) (2009) qui révèle des aspects fort intéressants, non seulement sur le caractère de l’auteur, sur ses goûts et son tempérament, mais aussi sur ses préférences artistiques ou littéraires et sur la question linguistique qu’il a toujours observée avec rigueur et passion ».


    Jacques Fusina, Écrire en corse, Klincksieck, Collection « 50 questions », 2010, pp. 23-24.




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  • Corse_3 Jacques Fusina, Écrire en corse


    par Angèle Paoli

    Jacques Fusina, Écrire en corse,
    Klincksieck, Collection « 50 questions », 2010.




    Compte rendu d’Angèle Paoli


    Le 17 novembre 2010, à la Bibliothèque patrimoniale Tommaso Prelà de Bastia, Jacques Fusina a présenté son dernier ouvrage, Écrire en corse. Publié chez l’éditeur Klincksieck, le livre s’inscrit dans la collection des « 50 questions », collection prestigieuse dirigée par Belinda Cannone.






    800
    Diptyque photographique, G.AdC






    POURQUOI CE LIVRE ?


    Pourquoi ce livre ? Telle est la première question qui ouvre le livre et a ouvert cette présentation.

    Difficile à appréhender, la littérature corse se présente comme une matière multiple et complexe. S’il existe en Corse une production importante sur la littérature corse et sur la langue corse, il n’existe en revanche aucun ouvrage de synthèse sur ces sujets. Le livre de Jacques Fusina, qui n’ambitionne aucunement d’être un ouvrage exhaustif, est une présentation simplifiée de cette matière, un ouvrage de vulgarisation. Mais une vulgarisation dont le sérieux se pose comme garant contre toute éventuelle contestabilité. Ce souci de sérieux, qui alimente chaque exposé relatif à une question, est confirmé par l’important appareil paratextuel qui complète l’ouvrage (conforme en cela au cahier des charges de la collection) : une bibliographie des œuvres citées (pp. 163 à 169), une bibliographie critique générale (pp. 171 à 177), un index des noms cités avec des numéros qui renvoient aux différentes questions. Par ailleurs, limité en nombre de signes et de pages (192 p.), l’ouvrage est défini par son auteur comme un essai de vision englobante de la littérature corse, des origines à nos jours.


    Pourquoi Jacques Fusina a-t-il été pressenti pour réaliser cet ouvrage ?

    Ancien élève de Fernand Ettori (1919-2001), professeur émérite de l’Université de Provence, Jacques Fusina, lui-même professeur émérite des universités, reconnu comme un spécialiste de la matière littéraire corse, a participé avec Antoine-Laurent Serpentini à l’élaboration du Dictionnaire historique de la Corse (Ajaccio, Albiana, 2006). La cinquantaine d’articles rédigés par J. Fusina ainsi que les nombreuses notes qu’il a accumulées au cours de sa carrière d’enseignant et de chercheur, ont constitué un matériau documentaire immédiatement exploitable pour aborder la rédaction d’Écrire en corse. Alors même qu’il songeait à mettre en forme ce matériau pour un « Que sais-je » des P.U.F, Belinda Cannone a proposé à Jacques Fusina d’élaborer un ouvrage en « 50 questions », conforme à l’esprit de la collection. À ce sujet, Jacques Fusina rappelle un élément symbolique important : les éditions Klincksieck ont depuis toujours manifesté leur intérêt pour la Corse et pour la langue corse. C’est aux éditions Klincksieck en effet qu’ont vu le jour le Dictionnaire corse-français (1968) de Mathieu Ceccaldi ainsi que l’Anthologie de la littérature corse (1973) du même auteur.


    La question du titre.

    Après quelques hésitations concernant le choix du titre, c’est finalement Écrire en corse (sans majuscule à l’initiale du mot corse) qui a été choisi, titre proposé par les éditions Klincksieck avec l’assentiment de l’auteur, conquis par la soudaine évidence du titre. Selon Jacques Fusina, à en juger notamment par les réactions qui circulent sur la Toile, le livre était un livre attendu qui connaît d’ores et déjà un certain succès. Cet ouvrage arrive à point nommé car il trouve sa place dans un questionnement qui fait aujourd’hui débat.


    Comment l’ouvrage se présente-t-il ?

    Respectant la chronologie, cet essai, qui part des origines de la littérature corse pour arriver jusqu’aux questionnements d’aujourd’hui, propose également des thématiques transversales. Ces thématiques permettent d’aborder des questions centrales. Ainsi, le problème des écrivains irrédentistes corses est-il abordé avec le sérieux et la distanciation nécessaires, aux questions 23 ― « Régionalisme, autonomisme, irrédentisme… et littérature corse » ― et 24 ― « Quels sont les trois poètes corses et irrédentistes d’Italie » ?

    Pour ce qui concerne la littérature contemporaine, on se heurte toutefois à la question de la critique, quasi inexistante en Corse. Sans doute est-il difficile d’écrire sur la production des compatriotes dont la susceptibilité n’autorise pas l’émergence de ce genre. Une véritable critique (qui doit savoir rendre compte des aspects qualitatifs comme des insuffisances d’une œuvre) ne pourra exister dans l’île qu’à partir du moment où, sur cette question particulière, elle aura acquis davantage de sérénité et de maturité.


    Écrire en corse, une vision englobante de l’histoire de la littérature corse ?

    Pour Jacques Fusina, le premier littérateur en langue corse est un exact contemporain de Louis XIV, Guglielmo Guglielmi (1644-1728), curé d’Orezza, auteur des Ottave giocose (1702), qui font de lui la « figure emblématique d’une littérature des origines », bien avant Santu Casanova.

    Fondateur d’A Tramuntana, « tribune politique, humoristique, satirique et littéraire », Santu Casanova (1850-1936) eut quant à lui une influence considérable. « Journaliste fougueux » à la verve intarissable, engagé dans la lutte linguistique et sociale, Ziu Santu est « considéré aujourd’hui comme une étape-clé du mouvement d’élaboration moderne du corse ». Pourtant, bien avant Santu Casanova, les almanachs ont constitué « le véritable réceptacle de tout un savoir populaire et savant à la fois et recueillaient, de manière inégale mais non dénuée d’intérêt, une production littéraire souvent introuvable ailleurs ». Ainsi de certaines brochures bastiaises comme L’Almanacco del pescator di Chiaravalle (1847), L’Astronomo (1855), L’Artigiano (1872), ou Il Cirneo (1917-1921).

    Bien que Guglielmo Guglielmi lui ait préexisté, Salvatore Viale (1787-1861) est souvent considéré comme le premier poète corse. Auteur de la Dionomachia, Viale insère dans le chant IV de sa « guerre pour l’âne », « une sérénade dite de Scappino… in lingua vernaculare ». La langue utilisée par Viale et par le cercle littéraire dans lequel il évolue, la « lingua patria », est la langue italienne. Mais l’histoire en a décidé autrement et la « lingua vernacola », le corse, l’a emporté sur l’italien.

    Au XIXe siècle, l’une des figures les plus représentatives de la littérature corse est le professeur Pietro Lucciana, dit Vattelapesca (1832-1909). On trouve en 1881, dans les numéros du Petit Bastiais, des écrits de Vattelapesca qui témoignent d’une grande qualité d’écriture.
        À travers toutes les formes de support qui ont existé, les autochtones étaient habitués à lire la littérature corse et aimaient à s’y confronter.


        Qu’en est-il de la littérature contemporaine ?

    Beaucoup de choses s’écrivent ou sont publiées en Corse, qui sont loin d’être toutes des œuvres de qualité. Il existe toutefois sur l’île quelques plumes intéressantes.

    Ceux qui écrivent de façon permanente en langue corse sont minoritaires. L’essentiel de la production corse s’écrit en français. Mais pas exclusivement. Certains auteurs corses, comme l’universitaire Joseph Chiari, établi en Grande-Bretagne, écrivent en anglais. D’autres, comme l’Allemande Gerda-Maria Künh, « passeuse inspirée de la poésie et de la chanson corses dans son pays d’origine » écrivent en allemand. Japonais ou Chinois passionnés d’études corses, sont appelés à publier dans leur langue et dans leur pays les articles de leur recherche. Doit-on considérer leurs écrits comme appartenant à la littérature corse ?

    Il en est de même de la littérature francophone. Peut-on par exemple considérer le romancier antillais Patrick Chamoiseau comme un écrivain français ? Récompensé par l’Académie Goncourt, Patrick Chamoiseau a introduit le parler créole dans son roman Texaco. Ce métissage de la langue aboutit à une création originale, qui prend ses distances par rapport à la langue française classique et donne à son roman une coloration extrêmement plaisante. Et si, paradoxalement, les lecteurs français considèrent ce romancier comme un romancier antillais, les Antillais, eux, le reconnaissent comme un écrivain français à part entière.

    Mais Écrire en corse ouvre aussi son champ de questionnement à d’autres formes de création : la BD, les « Chjami è rispondi », les chansons… L’ouvrage tient compte de tous les niveaux d’expression ainsi que de l’évolution littéraire actuelle.


    Au final, qu’entend-on par littérature corse ?

    De cette diversité et de ce foisonnement en pleine effervescence naît la question cruciale et complexe : qu’entend-on par littérature corse ? Peut-on considérer Paul Valéry, issu d’une famille cap-corsine d’Erbalunga, comme un écrivain corse ? Rien dans son œuvre ne permet de l’affirmer. Sauf peut-être ce quelque chose, difficile à définir, qui chez l’auteur du « Cimetière marin » alimente le thème de l’île. Faut-il considérer comme suffisant le « désir profond » de l’écrivain de connaître mieux l’île des origines ? Au point d’affirmer : « Je rêve bien souvent que j’y trouve une retraite bien défendue par notre merveilleuse mer contre tout ce qui, dans notre vie actuelle, trouble, inquiète, diminue les purs mouvements de la pensée. » (21, p. 69).

    La même question se pose, quoiqu’à rebours, pour le romancier Angelo Rinaldi. Né à Bastia en 1940, membre de l’Académie française, l’auteur de La Maison des Atlantes peut-il être considéré comme un écrivain corse, lui qui tient la langue corse pour une langue de chevrier ?

    Et peut-on considérer comme des écrivains à part entière ceux qui écrivent dans la langue corse de la rue ? Pascal Marchetti a une connivence avec cette langue-là qui, à ses yeux, rend compte d’une forme d’authenticité. Mais cela ne suffit pas. Il faut un réel talent pour que l’introduction de ce parler dans la langue écrite puisse déboucher sur une œuvre littéraire digne de ce nom. L’exemple qui vient d’emblée à l’esprit et le plus connu est celui de Pesciu Anguilla, le roman de Sebastianu Dalzeto (tout récemment traduit en français et publié chez fédérop).

    Que dire également de Joseph Conrad, l’ami indéfectible du navigateur Cervioni ? D’origine polonaise, l’écrivain anglais, amoureux fou de la Corse et du Cap Corse en particulier, n’est-il pas un écrivain universel ?

    C’est à cette universalité que la littérature corse doit un jour pouvoir accéder. Où se situe la ligne d’horizon ? À ses amis (Fusina, Thiers…) qui, un jour, au sein d’un jury de soutenance de thèse, demandèrent à Fernand Ettori ce qu’était pour lui la littérature corse, le maître répondit par un « Ah !!!??? » interjectif et interrogatif tout à la fois, suivi d’un long silence… qui laissa tout décontenancés ses confrères.


    Et Marie-Jean Vinciguerra de conclure malicieusement :

    « Au fond, les cinquante clés dans le trousseau ouvrent autant de portes que de questions, et font d’Écrire en corse un ouvrage à la Derrida, un ouvrage de  » déconstruction  » (rires !) ». Et Jacques Fusina d’acquiescer par un sourire à cette possible définition !

    À chaque lecteur donc de reconstruire, pièce après pièce, le puzzle complexe de la littérature corse. Il en va de la lecture comme de l’écriture : in fine, le seul vrai moteur en est le plaisir.



    Angèle Paoli




    JACQUES FUSINA


    Jacques Fusina 2



    ■ Jacques Fusina
    sur Terres de femmes

    Les mots apprivoisés
    Libazioni di sangue | Libations de sang (Angèle Paoli) [Une traduction inédite de Jacques Fusina]
    2 juin 1931 | Naissance de Jacques Garelli (+ deux poèmes extraits de Fulgurations de l’être, de Jacques Garelli, traduits en corse par Jacques Fusina)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Isularama)
    un billet sur Écrire en corse, par Xavier Casanova
    → (dans les numéros 19-20, « Utopie » [Espace Corse] de la revue numérique québécoise Mouvances)
    sept poèmes inédits de Jacques Garelli
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Jacques Fusina




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  • Libazioni di sangue | Libations de sang (Angèle Paoli)

    Une traduction inédite de Jacques Fusina





    In onore di l-amori di Baccu
    Ph., G.AdC






    LIBAZIONI DI SANGUE


         Si leva u ventu nant’à i marosuli di lava culunnante, calore di piombu u mare fundariccia di vinu pesa u so mareghju fin’à e sponde scurdate di Naxos Hè custì chì ombretica accostu eo à e nozze sceme di Baccu stracquata à l’appossu di a grotta marina una menada dorme biancore lascivu ingutuppata nuda in l’ebriezza dolce di i sonni di a carne vuluttà tennera offerta à i mio sguardi assenti

         Una acquaria hè pisata in onore di l’amori di Baccu a so bivenda trimulente rimore luce cristallina di a gemma e rise s’imbuleghjanu cù i rantali è cù i calori in armenti corpi frementi rossi infiarati fischi di serpi crotali di cimbale di flauti scimità sgaiuffa di e baccante di e silene di i becchi sunaglienti i fauni alegri (imbicchiti) t’anu un ansciu puzzulente u rossu di carne di a so bocca escenu vapori infantimati cù versi di dimogni

         Una pantera ochji d’oru cura a scimia cunfusa di i dii       Ieratica

        Da issu miscugliu di gaspe di carne in brama d’alegrie eterne sorge da l’incarnatu impalliditu di u visu u ricordu sempre vivu di Baccu zitellu polpe rose prumesse à i sborri di calore vignaghjolu muscu di focu chì voca da l’alba in giru à u scogliu battutu da u marosulu brusgente u vecu chi offre u so fronte à torcini pampane è viticci è mi porghje a coppa calice tralucente di frutta matura chi sugillerà au licore di e nostre preghere

         Un aghju ochji oramai chè pè l’intagliature tese à e nostre labbre luccicanti di u rubinu di a vigna cederaghju stanca di pianghje per tè Teseu à e sborgne prumesse da l’elissiru divinu à bocca meza spalancata nant’à a voglia Baccu digià chjode l’ochji nant’à l’ubriachezza prossima l’oru di u vinu fala ind’e nostre vene sangue imbulighjatu à u sangue immurtale di a pergula inseme ritimemu i nostri sensi imbulighjati à u tirsu di l’amore

         U mare culor di vinaccia si ritira ingutuppendu cù i so piechi u trostu di i dii

         L’isula stravia briaca da i so addisperi sordi

         L’antica baccanale s’anneia ind’e so nebbie di focu.


    Angèle Paoli
    Traduit en corse par Jacques Fusina






    LIBATIONS DE SANG


        Le vent se lève sur la vague lave brûlante chaleur de plomb la mer lie de vin soulève sa houle jusqu’aux rives oubliées de Naxos c’est là qu’ombrageuse j’aborde aux noces folles de Bacchos couchée à l’abri de la grotte marine une ménade dort lascive blancheur drapée nue de l’ivresse douce des sommeils de la chair volupté tendre offerte à mes regards absents

         Une aiguière est levée en l’honneur des amours de Bacchos son breuvage tremblé bruit clarté cristalline du gemme les rires aux râles et aux ruts se mêlent corps vibrants pourpres d’incandescence sons de crotales de cymbales de flûtes folie canaille des bacchantes des silènes des boucs agités de grelots les faunes réjouis éructent une haleine fétide l’incarnat de leur bouche s’exalte des vapeurs hantées aux rictus des démons

         Une panthère ocelles d’or veille sur l’ivresse confuse des dieux       Hiératiquement

         De l’enchevêtrement grappes de chairs avides de liesses éternelles surgit dans l’incarnat pâlissant du visage le souvenir encore vif de Bacchos enfant rondeurs rubicondes promises aux excès chaleureux de la vigne odeur de feu qui rôde depuis l’aube autour du roc battu par la vague brûlante je le vois qui offre son front torsadé pampres et vrilles et me tend bienveillant la coupe translucide calice de fruits mûrs qui scellera la liqueur de nos vœux

         Je n’ai d’yeux désormais que pour les ciselures tendues à nos lèvres luisantes des rubis de la vigne céderai-je lassée des pleurs versés pour toi Thésée aux enivrements promis par l’élixir divin bouche entr’ouverte sur le désir Bacchos déjà ferme les yeux sur l’ivresse prochaine l’or du vin roule dans nos veines sang mêlé au sang immortel de la treille ensemble nous rythmons nos sens enchevêtrés au thyrse de l’amour

         La mer lie de vin se retire enroulant de ses plis le tumulte des dieux

         L’île dérive ivre de ses sourdes détresses

         L’antique bacchanale se noie dans ses brumes de feu.


    Angèle Paoli, « Libations de sang », in Revue Siècle 21, Huitième année n° 14, Printemps – Été 2009, Dossier Le vin, coordonné par Jean Guiloineau, page 149.





        « Jacques Fusina est une figure emblématique de la littérature corse contemporaine. Parolier, traducteur, chroniqueur, professeur d’université, ses talents sont multiples. Mais il est avant tout poète. C’est ce qui fait l’unité de sa vie et de son œuvre. Poète à la fois populaire et raffiné, ce paradoxe le désigne comme un maître. […]
        La poésie en langue corse de Jacques Fusina a séduit par sa musicalité les chanteurs insulaires. […] Le poète en langue française est moins connu. Pourtant son aventure poétique a commencé avec la publication, en 1969, de Soleils Revus.[…] »


    Marie-Jean Vinciguerra





    QUELQUES PUBLICATIONS DE JACQUES FUSINA



    Soleils Revus, P.J. Oswald, Collection « Voix Nouvelles », Honfleur, 1969. Poèmes en français
    Cantilena veranile, Scola corsa, Bastia, 1983. Poèmes pour enfants (en corse)
    E Sette Chjappelle, éd. Albiana, Levie, 1986. Poèmes et proses (en corse). Prix du Livre corse. Prix de la Région (1987)
    Contrapuntu, La Marge éd., Ajaccio, 1989. Illustrations de Peter Berger, poèmes et chansons (en corse avec traduction française)
    Versu Cantarecciu, Albiana éd., Ajaccio, 1996. Poèmes et chansons (en corse)
    Parlons corse (ouvrage grammatical et introduction à la culture corse), Paris, Lharmattan, 1999
    Retour sur images, Biguglia, Stamperia Sammarcelli, 2005 (poèmes en français, parmi lesquels des poèmes traduits qui permettent de rendre compte de la réalité bilingue insulaire)
    Écrire en corse, Klincksieck, Collection « 50 questions », 2010





    ■ Jacques Fusina
    sur Terres de femmes

    Écrire en corse
    Les mots apprivoisés
    2 juin 1931 | Naissance de Jacques Garelli (+ deux poèmes extraits de Fulgurations de l’être, de Jacques Garelli, traduits en corse par Jacques Fusina)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans les numéros 19-20, « Utopie » [Espace Corse] de la revue numérique québécoise Mouvances)
    cinq poèmes inédits de Jacques Fusina
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Jacques Fusina
    le site de la Revue Siècle 21




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