Étiquette : Jacques Josse


  • Marie-Hélène Prouteau, L’Enfant des vagues

    par Angèle Paoli


    Marie-Hélène Prouteau, L’Enfant des vagues,
    Éditions Apogée, Collection Piqué d’étoiles,
    créée par François Rannou,
    dirigée par Jacques Josse,
    Rennes, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli



    Leur impuissance et leur rébellion.
    Photocollage source Google images







    AU-DELÀ, SOUS LA RUMEUR BRUISSANTE DE LA PAGE…




    « Peut-être que ça existe un rêve d’odeurs ? » se demande l’enfant, au 7e jour de la catastrophe. « 172 oiseaux morts en tout », a-t-il pris soin de noter dans son petit carnet bleu. « Jour huit de la catastrophe : 214 oiseaux morts. »

    L’enfant, c’est celui de L’Enfant des vagues. Un jeune garçon rêveur, amoureux des « champs d’algues » et des menhirs, amoureux de la mer et de son langage, au point de vouloir devenir, plus tard, « artiste de la mer ». Marie-Hélène Prouteau, auteur de ce récit, met cet enfant sensible et tendre aux prises avec la catastrophe d’une nouvelle marée noire. La quatrième, survenue sur les côtes bretonnes à la suite du naufrage d’un pétrolier.

    Un matin, rien n’est plus pareil. L’enfant ne perçoit plus l’odeur du varech. Il semble qu’elle a disparu. Elle a fait place à une odeur lourde, nauséabonde, qui appesantit l’air. Engluée dans une épaisseur noire, la mer est immobilisée. Prisonnière d’une masse luisante. Privée du bruit régulier de son ressac. Qu’est-ce qu’une mer privée d’odeur et réduite au silence ? Est-ce encore la mer ? Les oiseaux, englués eux aussi, gisent, asphyxiés et inertes, dans le goémon mazouté. C’est cela que l’enfant découvre un matin d’hiver, alors qu’il se rend sur la grève pour jouer dans les creux des roches. Spectacle de désolation et de deuil. Une terreur indicible s’empare de « l’enfant des vagues » ; un désespoir immense l’étreint ; une colère sourde, inconnue jusqu’alors, monte en lui, qui le travaille au corps. Il voudrait comprendre. Il voudrait parler. Mais il n’a pas les mots pour dire le désarroi qui est le sien. Traversé de mille questions, le jeune garçon rejoint le groupe des adultes, hommes de la terre et hommes de la mer, rassemblés là, sur la grève. Marins et villageois commentent la nouvelle marée noire ; s’insurgent , se révoltent, organisent leur lutte. Contre qui au juste ? Jour après jour, l’enfant observe le va-et-vient des hommes, s’approche, récolte auprès d’eux leurs mots et leurs angoisses. Leur impuissance et leur rébellion. Dans le même temps, il sent confusément qu’un autre drame se trame, tout aussi intime et tout aussi meurtrier. Les idées se bousculent dans sa tête. Le désespoir le ronge. Quelque chose de noir le frôle, le secoue, l’envahit.


    « Quelque chose avait eu lieu, disait une voix en lui. Il ne savait pas quoi. Il savait seulement qu’il n’était pas possible de lui donner un nom. Non, il ne pouvait pas. Il ne fallait pas… ».


    Les drames s’emmêlent, brouillent sa compréhension des choses. Les souvenirs liés à son père, les interrogations liées à sa disparition se superposent à son désespoir :


    « Le pétrolier était toujours là. Les routes de la mer étaient bloquées. Son père n’était pas revenu. »


    L’enfant se débat. Se résoudre à l’évidence exige un chemin difficile :


    « Quel bouillonnement au fond de lui ! Où était son père ? Il n’était pas facile d’échapper à ça. Dans un recoin de sa tête, il y avait cette chose sans nom, tantôt proche, tantôt repoussée, mais toujours là. Il savait que ça avait eu lieu… »


    La séparation de ses parents — ce ça impossible à nommer — l’atteint au plus profond de lui-même. Pourtant, dans cette épreuve, son amour pour l’un et pour l’autre reste intact. Heureusement, il y a les livres. C’est là, « dans l’archipel blanc où vivent les mots de la page », au cœur des Morceaux choisis de l’Odyssée que l’enfant « apprivoise l’absence du père ».

    Comprendre les adultes, parler avec eux, leur confier son désarroi n’est pas chose aisée pour cet enfant qui « boite aussi dans sa tête ». Parmi tous ceux qu’il croise sur la grève, il est un homme étrange, qui ne ressemble à aucun autre. Avec lui a lieu la rencontre. Avec lui se noue le dialogue dont l’enfant est en attente ; un dialogue réparateur et bienfaisant. Le vieil homme est un savant. Un personnage important, « directeur de l’Institut de la mer ». Ensemble le vieil homme et l’enfant devisent de la mer, se confient leurs secrets, leurs inventions et leurs attentes, leurs espoirs. L’enfant découvre d’autres merveilles, insoupçonnées jusqu’alors. « Cette vie sous la mer… ». « Les forêts d’algues, les corps luminescents, les efflorescences, les abysses… ». Tout un monde mystérieux prend forme sous le récit du vieux monsieur. Les mots eux-mêmes, tirés d’une « langue inconnue », s’animent et volent « comme des oiseaux aux plumes vif-argent. » De sa descente dans les fonds marins, le vieux monsieur ramène les cœlacanthes et les nautiles. « Des espèces qui remontaient aux temps lointains de la Préhistoire ». Ces nouveaux espaces nourrissent l’imagination de l’enfant et se joignent à son goût des rêves et des histoires. Ponctués de silences et de sourires complices, les dialogues entre l’enfant et le vieil homme soudent leur amitié. Et permettent à l’enfant d’entrevoir et d’accepter l’inéluctable. « Ulysse ne reviendrait pas au pays des champs d’algues ». Désormais, l’enfant devra grandir avec ses blessures.

    Porté par une écriture poétique exigeante et belle, le récit de Marie-Hélène Prouteau est une leçon de vie où se décrypte —  derrière la tragédie humaine — l’amour de l’écrivain pour « le pays des champs d’algues et des menhirs ». Et au-delà, sous la rumeur bruissante de la page, la tendresse lumineuse du regard.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marie-Hélène Prouteau, L'Enfant des vagues








    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    La Petite Plage (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Jacques Josse, Liscorno

    par Marie-Hélène Prouteau

    Jacques Josse, Liscorno,
    Éditions Apogée, 2014.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau




    Golden Gate
    Ph. Justin Sullivan/Getty Images
    Source








    [“D’ICI À LA RÉALITE CLAIRE ET HUMAINE”]



    Liscorno, un bourg des Côtes-d’Armor où le poète Jacques Josse a passé sa jeunesse. Il y a le vent, des rivières à saumon, le café, la mer proche. Et dans les lointains le Menez Bré. Lorsque le jeune Josse rêve seul dans la maison de Liscorno, à qui confier ses émotions ? Aux poètes, aux écrivains tout simplement qui vous parlent des grands espaces de l’Hudson et de villes imaginées : Bruges, Denver, Anvers, Prague… Et voilà que viennent à sa rencontre, sortilège des lectures adolescentes, Tristan Corbière, Armand Robin, Emile Verhaeren, Jack London, Henri Michaux et bien d’autres.

    « Il me suffisait de fermer les yeux pour sauter en un éclair des haubans du pont de Lézardrieux, à l’entrée de Paimpol, aux câbles orange du Golden Gate ».

    Jacques Josse commence chaque chapitre de son livre par une citation d’un de ces écrivains : une belle trouvaille pour dessiner une sorte d’autobiographie sensitive et livresque à la fois qui se clôt tel un chemin initiatique.

    « C’était mon dernier été au hameau. J’essayais de capter les gestes, les silhouettes, la démarche, l’attitude et les traits de personnalité de certains des habitants en songeant que je ne les verrais peut-être jamais plus ».

    Petit à petit se dévoile le tout-venant de mille impressions adolescentes : la vie vécue, la vie rêvée se mêlent complètement. Ainsi, une grosse voiture américaine s’invite dans la mansarde, sortie tout droit de Sur la Route de Jack Kerouac. Le capitaine au long cours de Brest, François Josse, côtoie Jean Genêt ou Raymond Carver avec leur « gueule » si caractéristique. Cet ancêtre coureur des mers qui l’a précédé dans la généalogie familiale lui ouvre les portes d’un ailleurs poétique.

    « Parfois un personnage s’éjectait d’un livre et retombait, tel un chat sur ses pattes, au beau milieu d’un autre ».

    L’on retrouve ce qui était déjà présent dans Retour à Nantes, ce pouvoir surréaliste de faire surgir presque naturellement des personnages au détour d’un paragraphe. Ces pages sont habitées, au sens propre du terme, autant par des personnes réelles — voir l’homme resté mutilé de la guerre de 1914-18, le fossoyeur du bourg ou bien le père dont il fait un portrait touchant — que par des fantômes. C’est ainsi que Paul Celan vient une nuit dans la mansarde, porteur des premiers poèmes qui donneront Fugue de mort. Merci à Jacques Josse pour cette magnifique apparition du poète franco-roumain.

    Tout se passe comme si ce territoire d’enfance faisait fonction de « forme » au sens ouvrier ou artisanal du terme. Le lieu réel, Liscorno, où s’engrangent ces lectures, s’absente par moments, pour laisser place à un lieu imaginaire où prend forme la vocation de l’écrivain, ouverte sur les possibles de la vie.

    De cette boulimie brouillonne et pressée de lectures ressort une étonnante impression d’énergie, celle d’une sensibilité qui suit en toute liberté sa pente singulière naissante. Celle d’un être jeune prêt à capter toutes ces ondes de solidarité fraternelle avec ces « existences en lambeaux » entrevues au café du hameau. Ce beau livre qui fait une si belle place au don des morts fait résonner de façon forte les mots de Fernando Pessoa :

    « Au labyrinthe de moi-même, je

    Ne sais plus quel est le chemin qui me mène

    D’ici à la réalité claire et humaine,

    À la réalité pleine de lumière où je pourrais

    Me trouver des frères. »



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    Jacques Josse, Liscorno







    JACQUES JOSSE


    Jacques-Josse
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Apogée)
    la page de l’éditeur sur Liscorno
    le blog de Jacques Josse




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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