Étiquette : Jacques Lèbre


  • Julien Bosc, La Demeure et le Lieu

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, La Demeure et le Lieu,
    suivi de Jacques Lèbre, Quelques bribes — gagnées sur la mélancolie,
    éditions faï fioc, 54200 Boucq, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    La fenêtre      qui ouvre sur le dehors
    « la fenêtre     qui ouvre sur le dehors
    comment est-elle ? »
    Ph., G.AdC









    LE PHARE PORT D’ATTACHE




    Paru il y a onze mois aux éditions Faï fioc, La Demeure et le Lieu, recueil poétique posthume de Julien Bosc, est une écriture du territoire. Les poèmes s’inscrivent dans un espace circonscrit par les deux pôles — demeure et lieu —, que délimitent ses habitants et faune et flore omniprésentes. C’est là, dans « le phare » qu’est la demeure, en un lieu isolé et enclavé, et que prend place l’écriture de Julien Bosc. Une écriture patiente et têtue, qui se vit au jour le jour parmi les compagnons familiers, dans une dérive de la pensée. Rivée à la mélancolie, pièce maîtresse de l’ouvrage, la pensée solitaire rend compte du « rien », mais aussi du tout minuscule qui l’enclôt. Tandis que la pensée s’exténue dans « une conscience exsangue », l’écriture, elle, est l’objet d’un regard distancié et d’une interrogation lucide. Loin de se prendre au sérieux, le poète pose sur son poème, sur la facilité apparente qui le révèle, un regard critique :

    « à l’heure du poème

    la sale sensation

    parfois

    de faire feu de tout bois »

    avec, quelques vers plus loin, le sentiment découragé « que rien n’a été dit ».

    Toute une hiérarchie diachronique — écoulement des nuits et des arrière-saisons — organise l’espace quotidien de la demeure et du lieu qu’elle occupe. Parfois se faufilent les mots jusqu’au blanc de la page. De temps à autre, à force de « laisser venir », se présente, modeste et incertaine, « l’éventualité d’un poème ». Il y faut certes tant soit peu de méthode, le respect peut-être d’un certain ordre des choses :

    « écrire

    avant se taire

    rallumer son feu dès l’aube

    peler l’orange

    raccommoder sa langue et sa peau » .

    À cela s’ajoutent les acteurs familiers et leurs gestes. Le tout s’agence de la manière la plus naturelle, dans la continuité, sans ponctuation ni majuscule ; avec des mots simples. Mises à part quelques exceptions, tels les vocables vieillis ou régionaux, « battitures » et « arantèles », qui donnent le plaisir de fouiner dans quelque Trésor de la langue française. Seule fantaisie apparente, le « ô » lyrique qui met en relief l’exclamation. Ou encore, autre particularité de la langue, ces constructions échafaudées sur d’infimes déplacements :

    « une toujours même promenade »

    ou sur des incises inattendues qui brouillent la progression et l’enchaînement syntaxique des propositions :

    « où

    pour de tout se souvenir et voir derrière le miroir il fallut

    le corps avait faim et voulait parler

    rabattre les contrevents par devant les croisées… ».

    L’univers du poète se construit sur la répétition du même, laquelle va de pair avec l’énumération des composantes du décor, arbres, fruits et fleurs. Insectes et oiseaux. Le regard du poète sur les créatures qui peuplent son espace est un regard tendre et amusé, voire complice.

    Les poèmes prennent le plus souvent l’allure de listes, d’injonctions sur le dérisoire des jours. Listes d’actions à accomplir, d’entreprises à mener ou dont il faut au contraire se délester. « Se délester des subterfuges ». Il arrive aussi qu’alternent dans le même poème délestage et lestage.

    Les infinitifs en début de vers sont autant de balises dans le temps semainier. Pourtant, en dépit des bornages qu’il sécrète, le poète est ballotté par l’indécision. Faire ne pas faire. Choisir une option ou y renoncer. Ainsi est-il le jouet de « graves questions » auxquelles l’écriture n’échappe pas. Il faut alors laisser parler la langue, laquelle ne se livre pas d’elle-même ; il faut la travailler au corps, en « forcer les ferrures ». Jusqu’à tout accorder en un même pas. Il arrive que le poème soit soumis à une réduction sévère de verbes à l’infinitif. Un programme s’amorce qui se résout dans sa propre négation. Il en va ainsi de la vie — celle des insectes lucioles lézards araignées — et du regard que le poète lui accorde. Toutefois, dans cet ensemble de forces qui coexistent, c’est bien la nature qui l’emporte.

    « suprématie de la nature sur le poème

    là où suffit un jour pour que l’herbe reverdisse

    il faut ici souvent semaine ou mois

    quand ce n’est une voire plusieurs années d’attente

    pour qu’un nouveau paraisse… ».

    Parfois, lorsque la lampe est allumée et qu’advient le temps de l’écriture, la maison devient phare, porteuse d’images de mer. Soumise au charroi des vagues, la vie rurale se métamorphose. La fureur océane submerge alors la demeure et le lieu. Les murets devenant digues, le travail des « mots rescapés du naufrage » s’arrime aux amers. Métaphores et « transmutations » emportent le poème sur un fil d’horizon ouvert. En un mouvement plus large — où se conjuguent mots de la mer et mots de la ruralité — promesse d’une « traversée merveilleuse ».

    Ailleurs, le poème prend l’allure d’un dialogue, vécu comme un conte, ouvert sur le passé :

    « que cherchez-vous ?

    la fenêtre      qui ouvre sur le dehors

    comment est-elle ?

    je ne sais plus

    c’est si loin ».

    De l’autre côté du miroir se profile l’avant-deuil, se profilent ses fantômes. Une histoire d’amour s’ébauche en filigrane au cours des vers. Un amour défunt, qui resurgit à partir d’un rien. Ainsi le goût de « discrètes fraises des bois » ravive-t-il le souvenir de ce qui fut et ranime-t-il l’amertume du deuil. Quant à refaire « à l’envers le voyage de l’inoublié premier baiser », cela relève de l’impensable. Mieux vaut encore se délester des « illusions passées ». La nostalgie gagne. En proie à la morosité et au désœuvrement, le poète puise alors ce peu de force de vie dans ses alliés minuscules que sont les êtres qui l’entourent. Les images de mort se ramassent au détour d’un poème, comme ces « anciens galets dans la gorge » qui ravivent le chagrin. Est-ce le portrait du poète qui se cache derrière celui « d’un homme/dont le regard et le long trait des lèvres expriment une immense tristesse » ? Est-ce lui que la vague ramène sous les « traits d’absurdité d’un noyé » ? La mort hante le lieu du poème. La mort hante le « port d’attache » du poète. Le phare ne saura pas le retenir.

    Restent cet ultime recueil et ses vers poignants, jusqu’aux tout derniers qui infusent sous la peau leur beauté tendresse et leur mélancolie.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Julien Bosc La demeure et le lieu






    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bio-bibliographique)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque





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  • Julien Bosc | [marcher chaque jour]





    [MARCHER CHAQUE JOUR]





    marcher chaque jour
    une heure au moins
    souvent pour un aller-retour à la rivière
    — que se taisent brouhahas et redites
    et viennent
    s’ils veulent bien
    quelques mots et désordres de phrases qui
    au retour
    rimeront peut-être à quelque chose       de pas trop superflu

    emprunter deux échelles au voisin paysan
    (une double et une de toit)
    incliner la première sur le chéneau
    monter et poser la seconde sur le versant       exposé aux gèles et vents du nord
    et
    là-haut
    vigie sans proue ni mer — mais saisie de vertige —
    repasser ce rampant dont quelque cinquante tuiles s’étaient désagrégées tels s’effeuillent
    les schistes des falaises

    à l’heure du poème
    la sale sensation
    parfois
    de faire feu de tout bois

    puis
    après coup
    hormis ses à-côtés
    preuve est là             que rien n’a été dit





    Julien Bosc, La Demeure et le Lieu, suivi de Jacques Lèbre, Quelques bribes ̶ gagnées sur la mélancolie, éditions Faï fioc, 54200 Boucq, 2019, pp. 57-59.






    Julien Bosc La demeure et le lieu






    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bio-bibliographique)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
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    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque





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  • Jacques Lèbre | Le vent



    LE VENT





    Que cherchait-il, le vent
    que j’entendais fouiller dans les arbres
    (comme une main fouille sous une robe ?)
    un soir dans la nuit du parc fermé
    où virevoltaient les feuilles de novembre ?
    pas les oiseaux rentrés dans leur nid,
    ni ce quelconque outil de jardinier
    abandonné sous la lueur d’un réverbère.
    Peut-être une conversation ? De simples paroles
    échangées dans l’après-midi sur un banc,
    auraient-elles pu articuler son souffle
    issu du mouvement d’un océan
    qui là-bas déglutit tous les silences ?



    Jacques Lèbre, « Le Vent » in L’Immensité du ciel, La Nouvelle Escampette éditions, Collection Poésie, 2016, page 30.






    Jacques Lèbre, L'Immensité du ciel 1






    JACQUES  LÈBRE


    Jacques-Lebre
    Source



    ■ Jacques Lèbre
    sur Terres de femmes

    [Juste avant que nous repartions] (extrait de Sous les frissons de l’air)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Lèbre
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de L’Immensité du ciel, par Georges Guillain




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  • Jacques Lèbre | [Juste avant que nous repartions]



    [JUSTE AVANT QUE NOUS REPARTIONS]
    D-risoires morsures
    Juste avant que nous repartions, du seuil
    de cette maison qui désormais va rester vide
    je regarde au loin un arbre dans le vent,
    comme si des déplacements successifs
    aussi brusques que brefs
    faisaient soudain scintiller
    toutes les écailles d’un banc de poissons
    sous les grands frissons de l’air.
    Mais je ne sais quelle métaphore je cherche.
    Ce n’est peut-être que la mort en mouvement
    qui ne sort jamais de la vie.
    Dans l’absence de vent elle est tapie.
    Dans leur balancement brusque les feuilles
    ne font que de dérisoires morsures
    à la face immatérielle de ce qui nous souffle.



    Jacques Lèbre, Sous les frissons de l’air,
    L’Escampette Éditions, 2009, page 37.








    Jacques Lèbre, Sous les frissons de l'air





    JACQUES  LÈBRE


    Jacques-Lebre
    Source



    ■ Jacques Lèbre
    sur Terres de femmes

    Le vent (extrait de L’Immensité du ciel)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Lèbre




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