Étiquette : Jacques Lovichi


  • Jacques Lovichi, Mourir dans l’île (lamentu)




    MOURIR DANS L’ÎLE
    au sud du Sud



    Ô barbara furtuna
    Lamentu


    À Frédéric Jacques Temple




    1.

    Dépossédés
    là-bas       bien au-delà de la crête des vagues
    franchis le ciste et l’arbousier
    la combe d’où s’enfuit le merle des légendes
    là-bas       après les cols aux rousseurs de perdrix
    après les bergeries aux toits couverts de ronces
    après les oliviers     les châtaigniers     les sources
    tout un peuple s’endort
    sous la mousse du temps



    2.

    Dépossédés
    oui
    arrachés vifs à nos mémoires
    malaxés dans le bruit et la fureur des villes
    nom perdu       langue morte       à jamais confondus
    vannés et dispersés par les vents de l’Histoire
    lampe à huile brisée aux dalles de nos tombes
    qui sommes-nous       qui n’avons plus
    les grandes voix de nos anciens
    pour nous parler à la veillée
    de l’odeur forte de la poudre



    3.

    Dépossédés       bannis       rejetés désormais
    étrangers à nos propres terres
    ne sachant plus saisir la truite dans l’écume
    ni sécher le raisin sur la claie de fougère
    ni allumer le feu dans le granit
    noirci
    qui sommes-nous
    ombres que guettent d’autres ombres
    dans le crépuscule à venir



    4.

    Les noires vestales
    debout
    derrière la chaise de l’homme
    ou laissant tomber les trois gouttes
    de la veilleuse dans l’assiette
    pour conjurer le mauvais œil
    et le velours des épopées
    poire à poudre       pierre à fusil
    là-bas       sur l’étendue des cendres
    le poing crispé au manche du stylet
    remous des siècles dans l’eau noire
    qu’en sauront-ils
    ceux qui viendront



    5.

    Et ce n’est point douleur
    cela
    juste une flamme qui vacille
    sous le souffle froid de l’hiver
    une perle de gel à la pointe d’une herbe
    un incertain reflet
    dans l’œil ou dans la vitre
    Et ce n’est point non plus
    nostalgique regret
    mais seulement mémoire frémissante
    d’un monde aujourd’hui fracassé
    d’un temps qui fut notre jeunesse
    juste avant le froid de l’oubli



    6.

    Dépossédés
    volés de tout ce qui est nous
    pourtant
    jusqu’aux grands rites de passage
    jusqu’au grès du coin de fenêtre
    jusqu’au crissement des insectes
    à l’appel du renard dans la blancheur de l’aube
    jusqu’aux syllabes de nos noms
    jusqu’à cette douleur de l’âme
    qu’éraille
    le sable
    des jours



    7.

    Mais nous dépossédés
    meurtris
    ne sachant qui nous sommes
    nous reviendrons mourir
    où nous ne sommes nés
    nous reviendrons mourir
    du moins par la pensée
    nous reviendrons mourir
    dans notre île qui meurt




    Jacques Lovichi, Mourir dans l’île, au sud du Sud, poème dédié à Frédéric Jacques Temple. *



    __________________________
    * Ce texte (ou plutôt ce lamentu) m’a été envoyé par Jacques Lovichi le 9 février 2012, depuis La licorne captive (Ceyreste, au-dessus de La Ciotat). L’accompagnait une lettre manuscrite dont je reproduis ci-dessous un extrait :

    « Comme je l’ai annoncé dans le numéro « Nimrod » d’Autre Sud, mon travail poétique s’est arrêté le 2 février 2007. Sans reprise possible. C’est pourquoi j’ai hésité à vous envoyer cette suite qui n’est pas tout à fait inédite mais quelque peu remaniée. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir pensé à moi, surtout en ces durs moments.
    Paci e saluta à vous et aux vôtres. »

    NOTE d’AP : le poème ci-dessus est en effet un remaniement d’un poème paru dans Les Derniers Retranchements (Le Cherche midi éditeur, 2002). Une strophe a été rajoutée : la strophe 5, « Et ce n’est point douleur… ».



    __________________________
    Jacques Lovichi est mort à Ceyreste dimanche 18 novembre 2018. La cérémonie d’adieu a eu lieu à Saint-Pierre (Marseille) le 21 novembre. Ses cendres seront dispersées dans le Taravu, en Corse-du-Sud, où se trouve la demeure familiale de ses ancêtres corses.





    JACQUES LOVICHI


    Lovichi Portrait 2





    ■ Jacques Lovichi
    sur Terres de femmes

    [la femme qui n’est pas dans ma maison] (extrait de Mythologies de haute mer et autres textes)
    Mort du Sultan des Asphodèles (+ une notice bio-bibliographique)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Babel)
    Y barbara fortuna ! D’un bilinguisme intérieur, par Jacques Lovichi
    → (sur le site du Scriptorium de Marseille)
    Lovichi ou l’enivrante tristesse de vivre, par Françoise Donadieu





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  • Jacques Lovichi | [la femme qui n’est pas dans ma maison]



    [LA FEMME QUI N’EST PAS DANS MA MAISON]



    1. La femme qui
    n’est pas
    dans ma maison
    pour y bourdonner comme ruche
    celle dont je n’entends
    jamais
    sonner le pas
    galet que retourne la vague
    est absence
    comme la mer
    veillant aux frontières du vide

    elle est la femme
    qui
    n’est pas
    au monde.




    2. Celle qui m’eût aimé
    peut-être
    et qui peut-être m’eût haï
    a oublié de naître
    un jour
    et c’est un vide à ma fenêtre
    un silence pour mon retour
    une absence
    comme l’amour

    elle est
    la femme qui n’est pas
    au monde.




    3. Celle que j’attendis
    en vain
    aux seins lourds
    à la croupe ronde
    et dont parfois je rêve encor
    à la fois
    brune    rousse    blonde
    avec bientôt des fils d’argent
    celle qui
    contre moi
    s’endort
    sans laisser de trace sur ma couche
    est absence
    comme la mort

    elle est la femme qui n’est pas au monde.



    Jacques Lovichi, « LAMERLAMOURLAMORT chanson », in Mythologies de haute mer et autres textes, Jacques André éditeur, Collection Poésie XXI n° 40, 2017, pp. 43-44-45.






    Lovichi  Mythologiees de haute mer 2
    JACQUES LOVICHI



    Lovichi Portrait 2





    ■ Jacques Lovichi
    sur Terres de femmes

    Mort du Sultan des Asphodèles (+ une notice bio-bibliographique)
    Mourir dans l’île (lamentu)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques André éditeur)
    la notice de l’éditeur sur Mythologies de haute mer




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  • Jacques Lovichi | Mort du Sultan des Asphodèles


    Lucas Jackson
    « ah ! rien ne restera de nous
    qu’un arbre foudroyé sur la berge du fleuve […]
    Et nous serons
    alors
    au seuil de la légende »

    D.R. Ph. Lucas Jackson
    Source







    MORT DU SULTAN DES ASPHODÈLES



           à la Dame Blanche
    à Marie-Jean Vinciguerra
          



    1. Voici
    que vient
    le crépuscule
    et cette face d’ombre en nous
                  qui se fait jour
    qui grimace
    qui rit sous la poudre des siècles

    Et nous aurons
    parlé
    en vain.




    II. À la surface du silence
    crèvent trois bulles irisées
    ah ! rien ne restera de nous
    qu’un arbre foudroyé sur la berge du fleuve
    que le cri d’un faucon à la corne d’un roc
    qu’un reflet clignotant dans la moire nocturne

    Et nous serons
    alors
    au seuil de la légende.




    III. Quelque chose de nous
    vivra
    dans le balancement léger des asphodèles
    au tiède souffle
    du
    matin
    dans la gorge blessée des colombes de l’aube
    et dans le friselis d’écume
    tremblant aux mousses du bassin

    dans le granit
    et sur l’écorce
    où nous aurons posé la main.




    Jacques Lovichi, Poèmes, 3, in Migraphonies, Revue des littératures et musiques du monde, Numéro 5, 2005, pp. 13-14 *.




    _________________________________
    * Note d’AP : Migraphonies, une revue que dirige le poète et graveur Patrick Navaï.





    JACQUES LOVICHI


    Lovichi Portrait 2






    Écrivain corso-provençal d’expression française, Jacques Lovichi* est né à Marseille le 1er février 1937 et (tout en séjournant régulièrement dans la maison ancestrale de la moyenne vallée du Taravu, Corse-du-Sud) a longtemps vécu à La Ciotat, après un long séjour en terre celte (Presqu’île de Crozon, où il a enseigné les lettres). Romancier (Mangrove [Éditions Ipomée, 1982], La Licorne et la Salamandre [Jean-Claude Lattès, 1982], Le Sultan des Asphodèles-Sultaraveddu [Éditions Autres Temps, 1995. Prix du livre corse 1996], Rhotomago et autres fictions subliminales [Géhess Éditions, 2008], etc…), essayiste, critique de théâtre, directeur littéraire, Jacques Lovichi est avant tout poète. Proche des Cahiers du Sud de Jean Malrieu, il entre dans les années 1970 au comité de rédaction de la revue de recherches poétiques Encres Vives, puis à celui de la revue SUD et, en 1998, crée avec ses amis ― Yves Broussard, Frédéric Jacques Temple, André Ughetto, Daniel Leuwers,… ― la revue Autre SUD dont il fut le rédacteur en chef (jusqu’à la disparition de la revue en décembre 2009) .

    Son œuvre poétique se compose d’une quinzaine de recueils (dont Madrilenas, Insurrections, L’Égorgement des eaux, Rouge Cœur, Glyphes, Définitif provisoire, Mangrove, Fractures du silence [Prix Antonin Artaud 1985], Derrière c’est toujours la mort, Murs, Post scriptum/Post mortem, Mythologies de haute mer). L’essentiel de sa production poétique a été rassemblé dans Les Derniers Retranchements (Le Cherche midi éditeur), qui s’est vu décerner en 2002 le Prix de l’Académie Mallarmé. Le 2 février 2007 (le lendemain de ses soixante-dix ans), Jacques Lovichi a mis fin à son activité poétique.

    Jacques Lovichi est mort le dimanche 18 novembre 2018.

    « Si, pour beaucoup de poètes la place qu’ils revendiquent dans le champ poétique semble nécessairement passer à leurs yeux par une profusion de poèmes, une présence jamais démentie sur le front éditorial, il en est d’autres, peu nombreux, qui, comme Jacques Lovichi, ont une idée infiniment plus exigeante de la pratique poétique […] en peu de pages, la poésie de Lovichi acquiert une évidence, une force, une intensité et une hauteur d’inspiration des plus rares. » (Bernard Mazo, Autre SUD, juin 2002)



    * « Mon véritable nom est Ghjacum’Anton’Cameddu Louighj. Mes parents, pourtant cultivés, n’avaient pas réalisé qu’ils me donnaient un prénom dans chacune des religions du Livre : Jacob mon prénom hébraïque, Antoine mon prénom romain (mais je suis d’origine huguenote pour encore compliquer les choses…), et Kamel mon prénom musulman. Bien entendu, cela n’a d’importance que pour moi et ne peut être que pur hasard. » (Discours de Brive [2002] : ultime biographie)




    ■ Jacques Lovichi
    sur Terres de femmes

    Mourir dans l’île (lamentu)
    [la femme qui n’est pas dans ma maison] (extrait de Mythologies de haute mer et autres textes)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Babel)
    Y barbara fortuna ! D’un bilinguisme intérieur, par Jacques Lovichi



    ■ Marie-Jean Vinciguerra
    sur Terres de femmes

    Bastion sous le vent (lecture d’AP)
    Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires (lecture d’AP)





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