Étiquette : Jacques Moulin


  • Jacques Moulin, L’Épine blanche

    par Isabelle Lévesque

    Jacques Moulin, L’Épine blanche,
    L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2018.
    Lecture de Michaël Glück. Dessins de Géraldine Trubert.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    L’AUBÉPINE ET LE COUDRIER





    La couverture de ce livre relié a la blancheur de la craie des falaises du Pays de Caux, caractéristique du paysage de la mère qui vient de mourir.

    L’ouvrage comporte trois sortes de textes : des notes de carnet, des textes en prose et des poèmes en vers. Dans le carnet, les notes sont datées à partir du jour du décès : D15, D16, D17… Les nombres représentent le compte des jours. Le D, initiale du prénom de la mère, Denise, se répète et s’entête, résistant à l’oubli ; il s’inscrit dans ce paysage de mots, L’Épine blanche.

    « Denise décès et deuil une chute de dentales comme au jeu du palet ou du dé. »

    Au départ, au seuil du deuil, on ne peut se défaire de la lettre quatrième de l’alphabet.

    « L’abécédaire va jusqu’à D », prévient le poète.

    « D’épine blanche devant la Manche. L’arbrisseau D qui a cédé. » En cette ligne de prose, un quatrain de vers de quatre syllabes avec rimes qui fait du [d] le début et l’arrivée.

    Les lettres s’échangeaient régulièrement entre la mère et le fils ; avec L’Épine blanche, voici la lettre ultime du fils à sa mère.

    Il s’agit d’abord de dépasser le silence de la stupeur, « quand la glotte reste sans voix le larynx sans fonction ». Puis la parole revient par des phrases sans virgules, dont la seule ponctuation est le point. On est alors frappé par les sons assénés (« Port portiques et passe »), comme on bégaierait de ne pouvoir passer le cap de dire. Entrant dans le livre, on approche la mer, on découvre une terre où les homophones et les redites permettent un ancrage qui préserve les sons et les libère dans l’espace fécond du poème.

    Nous sommes « devant la mer de Manche », dans une ville nommée H., grand port à l’estuaire de la Seine. Depuis son appartement, la mère regardait l’avant-port et la mer.

    « Elle est là devant lui et la nuit qui s’avance l’attend. La nuit en faisceaux. Le phare balaie toujours sans vraiment emporter. Cette nuit-là, c’est la bonne. La mère s’effondre dans les couleurs du phare. »

    Par vagues, les mots venus aux lèvres du fils reviennent (salés) :

    « Adieux sur le môle. Eaux profondes chenal ouvert. Channel pour les Amériques. Le couchant. Le fils veillant sa mère. »

    Par les noms et les noms propres des personnes et de la géographie s’opère une réappropriation. La parole revient. La mère a donné à son fils sa langue, son goût pour les livres, pour les mots et leurs jeux sonores. Le fils se prénomme Jacques : il fallait inventer un nom-lien dans la langue « dionysienne » ; et c’est Jaboc, un Jacob bousculé qui résonne avec docks, roc, soc et bloc :

    « Elle aimait bien ces rimes de rien qui sonnaient bien au bout des mains au bout des seins. »

    La mère, institutrice, faisait partie des « instruisous », comme le disait la Mère-grand dont la voix affleure parfois.

    Le poème établit un pont entre la mère et les fortunes de mer : « maladie des grands vaisseaux rouillés embarqués à jamais sur la mer ». Continûment, tout au long de L’Épine blanche, nous serons soumis au roulis qui nous mène de la terre côtière au chenal maritime et douloureusement, dans l’aigu de l’épine du titre, nous passerons du blanc d’écume mortelle au blanc végétal de l’aubépine.

    Il existe une musique particulière de L’Épine blanche, faite de répétitions et de dissonances. L’usage est dérouté (épine plantée dans la langue). L’humour vient adoucir les dérapages. Des mots sont plantés dans d’autres (de « cor » à « corvidés »), on s’achemine sur le terrain d’une écriture travaillée à corps et à cri. Du son au mot repris, courte distance : lorsque le mot « puits » entre dans le texte, il capte le passé perdu qu’on ne remonte plus, il suscite la citerne de l’école en Caux qui jouxtait le trou profond vers lequel tomber de fatale attirance.

    La forme du carnet donne au texte des divisions et réamorce les dentales en attaques de mots comme si, avec « Denise déprise disparue », on se cassait les dents sur une évidence : « Deuil discipline d’écriture et devoir de notation. » Noter, « [c]onsigner l’essentiel avec des stop télégraphiques. »

    Les poèmes très courts hésitent parfois entre simple note et haïku :

    « Réglé la facture d’eau

    Ton eau

    Larmes ».

    La mer et la mère font bloc. Alimentent la mémoire ou l’obstruent. Le puits (« la fosse »), c’est sa tombe et le silence d’elle « touchée coulée quinze fois » dans cette bataille navale finale, de D15 à D… Tout au long du livre, le fils parle de lui-même à la troisième personne : lui et sa mère sont à égalité.

    Jaboc se remémore les lettres de Denise, écriture parfaite jusqu’au jour où « le tremblement de la main a étouffé un peu la phrase ». Premiers indices perçus mais non retenus, seules comptent les nouvelles transmises des falaises. Bientôt on vendra chez le notaire le « pied-en-mer » de la mère. Le vent porte le fils vers la « terre ocre du Caux salée de tous passages ».

    « Aussi la mort d’un être cher est-elle presque comme la nôtre, presque aussi déchirante que la nôtre ; la mort d’un père ou d’une mère est presque notre mort et d’une certaine façon elle est en effet la mort-propre : c’est l’inconsolable qui pleure ici l’irremplaçable », écrivait Jankélévitch *.

    Au bord de la tombe de ses parents, Jaboc, devenu grand-père, entend l’infini « au suivant » :

    « Le prochain qui y est

    C’est bien toi mon vieux

    Entends-tu que l’on toque

    À ta porte Jaboc ».

    Les questions se multiplient sur ce qui meurt avec la mère, sur la place du père dont le fils a dépassé l’âge :

    « C’est quoi qu’on doit à ses parents qui couchent en terre depuis longtemps. On met bruyère sur leur terre. On met deux pieds. Deux pots serrés pour faire la paire. »

    Pieds de bruyère ou pieds du fils ? Voici d’autres « pieds perdus » – le P du père, quand on perd pied : « Et nos pieds lourds qui tout écrasent ». Nous sommes des scaphandriers aux semelles de plomb descendant vers les profondeurs par le poème : « Sommes-nous nés d’un ventre déchiré et d’un père perdu d’avance ? » Le père est associé au « coudrier noueux », la mère à « l’épine blanche », cette « aubépine voûtée par les vents du large ». Paraphrasant Molière, le poème déplore : « Le petit arbre est mort ». Ce n’est ni le premier ni le dernier, nous allons « d’un bris à l’autre ».

    « Elle est partie

    Par les chemins de mémoire

    Le vent couché sur elle ».

    Alors se pose la question, réduite, essentielle :

    « Comment emporter sa morte et devenir léger ? ».

    Il s’agit, confronté à l’« absence absolue », de « coïncider avec le monde » et, avec le fil du poème, de « ravauder la division ouverte par la brisure ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    * Vladimir Jankélévitch, La Mort (éditions Flammarion, 1977), page 51.







    Jacques Moulin  L'Épine blanche  Éditions L'Atelier Contemporain





    JACQUES MOULIN


    Jacques Moulin portrait
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur L’Épine blanche
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Jacques Moulin | D 27 et D 28



    D 27

    Ne plus t’entretenir du quotidien du temps.
    Des riens des jours.
    Entends toujours les goélands à tes fenêtres.



    Le fils sentait ce silence de la mère en allée comme un chuintement détourné asphyxié. Il a couru en sous-bois. Il a ballotté ses humeurs. Il savait ne plus respirer pour elle ne plus l’embarquer dans sa promenade. Elle était l’humus d’automne la feuille abandonnée aux vents du défaire. L’enfermement des sèves. La nature défunte. Le silence de la mère en terre toutes braises confisquées. Même celle des mélèzes qu’elle avait découverts tardivement grâce aux enfants au creux des pentes de l’automne.




    D 28

    Comment emporter sa morte et demeurer léger ?
    Quand tu aimes il faut laisser partir.
    Laisse ta mère franchir l’horizon marin.



    Un mois sans toi
    Sans feu ni lieu de toi
    Sans mère ni voie
    Chenal perdu

    Sans voix sans toi
    Corne de brume
    Mouillures aux yeux
    L’humeur des vitres avec l’embrun

    Du brou en gorge
    L’automne des noix
    Et coque vide.




    Jacques Moulin, L’Épine blanche, L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2018, pp. 36-37-38-39. Lecture de Michaël Glück. Dessins de Géraldine Trubert.






    Jacques Moulin  L'Épine blanche  Éditions L'Atelier Contemporain





    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
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    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




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  • Jacques Moulin | Un galet dans la bouche




    UN GALET DANS LA BOUCHE
    (extrait)




    un galet dans la bouche  Y  c’est la mer du
    Caux  Y  la valleuse face à elle abouchée à la
    grève  Y  la salive dans la faille du galet

    à bout de champ au front du large le pas
    pompeux du goéland  Y  la méfiance du
    corbeau en vigie au sillon

    falaise et vertige  Y  tenir le galet au bout
    de la langue d’enfance  Y  jusqu’à la bave Y
    écume et argile

    faire bloc dans la phrase après l’effondrement
    de l’abrupt et l’explosion des poches
    d’altération

    se méfier de la chute du mot dans l’élégance
    du galet loin du sens des falaises Y prendre
    énergie de glaise pour décoiffer la langue

    ramasser l’ardeur des silex poursuivre la
    succion du galet jusqu’à l’écume de lèvres
    Y  celle de la houle venue réfléchir la falaise
    comme un pan de masure cauchoise  Y
    l’ardeur de la brique échauffée par la nuit du
    silex



    Jacques Moulin, Un galet dans la bouche, Revue ficelle n°130, Rougier V. éd., juin 2017. Images de Vincent Rougier.



    ______________________________
    Ndé. Y  YEN SIGN (Chiffres proportionnels).






    Jacques Moulin Un galet dans la bouche 2







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    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


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    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)




    ■ Voir aussi ▼


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  • Jacques Moulin, Écrire à vue

    par Angèle Paoli

    Jacques Moulin, Écrire à vue,
    L’Atelier contemporain & Le 19, Crac, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    UNE HISTOIRE DE “MAILLAGE À TROUVER”





    « Il peint   Je regarde   Ça bruit   J’écoute

    Silence   L’énergie circule   Il peint   J’écris

    Il parle — peu — j’entends   Nos corps penchent

    Une feuille tombe   Reflux sous l’écorce   On se sépare

    Il peint toujours   J’écris de plus loin je tends l’oreille… »



    Le regard est celui du poète Jacques Moulin. Les textes accueillis par L’Atelier Contemporain & Le 19, Crac sont rassemblés sous le titre Écrire à vue. Un titre-projet. Une invitation à « croiser les regards » faite au poète par Philippe Ciroulnik, directeur du 19, Centre régional d’art contemporain de Montbéliard.

    Le poète se prête à ce dessein, avec talent, avec bonheur :

    « Entrer sans effraction dans la vérité de leur monde. Prendre langue avec. À la lettre. Sans heurt… »

    Les artistes présents dans cet ouvrage — peintres sculpteurs plasticiens photographes — sont des artistes connus des galeristes. Leurs œuvres font l’objet d’expositions : galeries d’art contemporain, Le Polaris à Corbas, La Predelle à Mersuay ; musées de Châteauroux, de Nantes. Le Centre régional d’art contemporain de Montbéliard (Doubs). Le 19, Crac, a vocation à faire connaître le travail de ces artistes et à révéler leur talent. Les œuvres exposées figurent dans des catalogues d’exposition et des revues.

    La première de couverture —  une encre de couleur d’Adrienne Farb : Encre n° 67, 2007 — invite à la découverte. Suivre le poète et aller avec lui au-devant des gestes amples « geysers » de couleurs « jeu de circonvolutions » jusqu’à l’« écriture vertébrée » de l’arbre. Peut-être* est-ce l’une des encres d’Adrienne Farb, exposées en 2004 à la Crac, qui a inspiré au poète ces vers :

    « Tracer de longs signes d’espace

    Toucher le geste

    Et sa lumière »

    (in « Traversée du paysage »).

    On pourrait aussi bien lui attribuer ces mots : « chaque couleur attend son heure pour se porter vers l’autre dans la montée du trait » (in « Penche-toi »)

    Le poète est là, entre les pages ; le peintre aussi. L’atelier est un vaisseau ; une ruche ; un paysage en plein air. Chacun s’y absorbe, attentif à l’autre à son travail à sa concentration à son silence. Le poète observe les gestes les couleurs les formes les linéaments ; il entre en empathie avec le peintre ; il entre dans la toile. « Sans effraction ».

    « On se retrouve

    On s’essaie à la forêt — un arbre puis un autre

    Le livre se compose

    Peintures   Poèmes

    On entre en écho »

    (in « La Botanique des jours »)

    Le travail d’écriture se fait à l’écoute. Une écoute intériorisée. Qui vient du bruissement de la toile et se fond à lui :

    « on entend le bruit des peaux et des pinceaux comme un bruissement du voir »

    (in « Penche-toi »).

    Ou encore, à propos du même artiste (Charles Belle), dans la perception du mouvement intérieur qui guide le pinceau et la rêverie :

    « c’est cela que tu cherches à livrer dans la couleur du geste    le bruit ténu de la vie tenue dans la chute même »

    (in « Penche-toi »).

    Ailleurs, s’absorbant jusqu’à « la claudication du voir », le poète interroge la photographe Carole Denéchaud en un long poème rythmé par le retour du leitmotiv :

    « Qu’est-ce que tu trames sur tes photos/ Qu’est-ce qui se trame. »

    Il se trame l’étrange poème, « Bête en belle Belle en bête », qui vient ponctuer l’ensemble des textes inspirés à Jacques Moulin par la photographe. Texte articulé autour de la répétition : « Je répète », et martelé par les allitérations en [b] adoucies par les assonances en [el]. Un poème oiseau, cacatoès peut-être, à résonance baroque. À l’orée de l’incandescence amoureuse :

    « Viens nicher sous ma mèche longue queue à tes plumes. Et reviens à ma bouche œil éteint sous ton bec. Je répète. Ma bouche suit ton bec tu repars en cheveux pour allumer la mèche. Tout un feu qui s’embrase. J’atteins ton incendie par le degré des mains. Tu gagnes haut perché le rameau des triomphes. »

    Ailleurs, le poète aime à prendre racine, comme l’arbre et avec lui, « à même la grève face à l’abrupt à l’écran des falaises. » Il est là, ancré dans la présence du ciel, en parfaite osmose avec l’espace, semblable en cela au peintre qui fait face à la mer et face à sa toile :

    « Il m’escorte livre grand ouvert sur le dos comme on porte son havresac. J’escorte la mer dans le livre. J’ai la falaise au ventre. Il entre en falaise. On tient à la côte. Au creux du livre au pied de la toile la falaise nous chaut. »

    (in « Falaises » de Benoît Delescluse)

    Ainsi le livre compose-t-il à son tour avec les arbres avec les ciels avec les falaises avec l’eau des rivières avec les plantes (l’« Oublie » de Véronique Dietrich ; les choux de Charles Belle). Avec les choux de Charles Belle, le peintre / le poète offrent « un maelström potager    un ouragan tendre   un envol de toile à même le sol   un grand rouleau de mer qui laisse à nos pieds une algue frêle toute entière allongée dans l’instant   on se mesure au chaos   on se penche de nouveau   tout frémit toujours » (in « Penche-toi »).

    Dans la présence d’Ann Loubert, peindre devient « danse devant le temple. » Et le poète embarque, arrimé aux gestes puissants de l’artiste :

    « Empoigner le fusain ou le crayon. L’empaumer. Tout un travers de main pour grandir l’amplitude. Les gestes de circumnavigation sur l’écume de la page. Tous les pôles à la fois. Transatlantique et cabotage. Aquarelle. Papier mouillé épongé imbibé chiffonné. »

    (in « Peindre pieds nus »).

    Quelle que soit la forme que prend le travail de l’artiste, textes en prose et poèmes naissent du regard. Mais bien au-delà. D’un regard qui va au fond qui pénètre se fond à la matière s’absorbe en elle se noue à elle, en un mouvement susceptible de conjuguer « taches de couleurs et d’ombres en nous ». Jusqu’à ce que s’abolissent les espaces les frontières.

    Les poèmes de Jacques Moulin disent la lenteur, la patience. Une forme d’apesanteur et de légèreté. Mais aussi la précision. Ainsi des poèmes qui accompagnent le regard posé sur le photographe Jean-Louis Elzéard en train de cadrer la rivière. Regard du regard du regard.

    « La photo se bouge pour la rivière

    La rivière file

    On apprend la rivière par la photo

    Poussière partout lumière aussi et les matières dedans les eaux

    La terre se rend

    Comme toujours tout tremble un peu

    Pas la photo tenue sur pied au bout des doigts

    Et toi tu vois

    Juste un doigt d’eau pour dire le flux

    (in « À l’appui de l’eau »)

    Ce temps suspendu au-dessus de l’eau conduit à la méditation. Le poète note ses réflexions dans une suite de croquis annoncés par un titre. « la route d’eau/ la rivière invente l’image/ on demeure toujours face à l’abrupt/dire la rivière… » Tout un cheminement de la pensée se fait ainsi au fil de l’eau. Et l’écriture prend corps, qui s’adapte aux abrupts aux falaises et aux roches, rebondit d’un poème à l’autre. Traversées inattendues, jamais soumises à la facilité du cliché convenu. L’écriture est là qui draine avec elle, en lien étroit avec la rivière, méandres et palimpsestes :

    « quadriller la page contre l’appel des plages très loin en aval

    là où l’écriture se noie au contact des mers

    suivre sa veine d’eau ses empreintes de rochers

    ce mot de banc

    qui en ponctue le cours comme un repentir affiché

    une parenthèse là un simulacre d’île un seuil vers d’autres terres

    poussières de parois révolues la rivière fluctue s’augmente puis

    se retire

    se fragmente patiente son propos s’égoutte

    tarit

    quand l’eau est à court d’eau

    que la roche tente un archipel de paroles ordonnées

    avance ces cailloux d’éboulis sur l’échiquier des sables

    on croit de nouveau

    aux pierres de passages

    à la suspension des ponts au rocher nocher… »

    (in « dire la rivière »)

    Ainsi le poème rebondit-il — sans ponctuation aucune sans marque autre que le gras des caractères du titre — sur l’épisode suivant, comme le font, de roche en roche, les eaux vagabondes de la rivière.

    « tel est le poème qui file toute rivière à propos comme à contretemps

    prend son temps de gué

    envisage un orient

    une géographie des sources »

    Et l’on voudrait que jamais le fil du texte ne s’interrompe que sans fin il nous mène — « voyage de bulles aux confins de nos rêves » — d’une géographie à l’autre à travers des univers imprévus, exhumés par le peintre et perçus du poète. Jacques Moulin est de ceux-là qui entraînent par l’éventail de leurs images vers des hauteurs insoupçonnées des univers jusqu’alors inaccessibles, cependant que les mots traduisent ce qui nous tient au corps :

    « pourtant souvent son propos ruisselle s’infiltre transpire ou s’évapore

    on aimerait que la rivière quitte là son ouvrage pour entrer

    dans le nôtre nourri de ces graviers

    qu’elle rassemble au fond

    (in « La mer sans doute »)

    Alors ? Peindre /écrire ?

    Une histoire de « maillage à trouver ». « Liaison déliaison ». « Du silence en échange comme des mots maturés »

    (in « Peindre pieds nus », Ann Loubert).

    Écrire à vue, un très beau livre à la densité inépuisable. Une poésie qui donne à voir entendre et méditer.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________
    * NOTE d’AP : Je dis peut-être parce que deux autres artistes figurent dans cette section — Annie Poulin et Eduardo Stupia — et que rien n’indique auquel de ces trois artistes pense précisément le poète.






    Jacques Moulin, Ecrire à vue







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    ■ Jacques Moulin
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    Un galet dans la bouche (extrait)



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  • Jacques Moulin | [Partir à dos de feuilles ou d’arbres]



    [PARTIR À DOS DE FEUILLES OU D’ARBRES]




    Partir à dos de feuilles ou d’arbres
    Partir vent léger
    Souffler la sève jusqu’à la rouille
    Traverser l’étendue entre mot et lumière
    Tracer de longs signes d’espace
    Toucher le geste
    Et sa lumière




    Partir à niveau bas en pied de falaise toute matière liquéfiée. Monter par strates jusqu’au pinacle de formes vagues ou grenues. Ensemencer son geste aux parcours des vents puis laisser choir tout l’espace.
    J’ai dit le chemin des marrons noirs en exil vers quelques lieux de cendres. Je préfère suivre aujourd’hui le chemin des ânes — zigzags et courses sûres — pour brouter du vert au tournement des roches comme on croque un nuage.




    Jacques Moulin, « Traversée du paysage » in Écrire à vue, L’Atelier contemporain & le 19, 2015, pp. 79-80.






    Jacques Moulin, Écrire à vue, Éditions L'Atelier Contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Écrire à vue
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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  • Jacques Moulin, Journal de Campagne

    par Angèle Paoli

    Jacques Moulin, Journal de Campagne,
    Æncrages & Co, Collection voix de chants, 2015.
    Dessins de  Benoît  Delescluse.



    Lecture d’Angèle Paoli



    JUSQU’À L’ABRIL D’AVRIL



    Journal de Campagne. Tel est le titre que Jacques Moulin a choisi pour son dernier recueil poétique. Je pense aussitôt à « campagne » d’Italie / d’Égypte / de Russie… Mais non, ce n’est pas cela. Il ne s’agit pas ici d’un énième récit rescapé de la vareuse de quelque grognard de l’armée napoléonienne. L’on pourrait aussi s’attendre, avec le terme « Journal », à une réflexion de diariste (comme le curé de Bernanos), écrite à partir d’un lieu donné et dûment daté. Ce n’est pas non plus tout à fait le cas. Pourtant la campagne existe bel et bien. Celle d’Alsace. Avec le village d’Uffholtz, dans le Haut-Rhin. Et son Abri Guerre, point de départ de l’écriture. Mais en place des dates, le poète en résidence dans son « Abri-mémoire » a choisi les mots. Des mots en rapport avec le thème proposé au résident. La « fortification ». Ces mots font figure d’entrées. Ouvertures vers un espace autre. L’espace du poème. Des poèmes pour se fortifier.

    « Fortifiez-vous c’est comme

    Un chant pour soi une romance un peu d’histoire

    Des retrouvailles dans l’inconnu ».

    À la fin du recueil, un petit lexique reprécise le sens exact de chacun des termes ― quatorze en tout ―, dans le contexte où ils sont employés. Celui de la Grande Guerre. 1914-1918. La terre d’Uffholtz est une terre de frontière avec tranchées, casemates, réduits, remparts. Et, partout, des brèches des fossés des abris. La découverte de cet univers se fait cependant sans heurt, en quatre temps. Et non sans plaisir, côté lecteur, ni sans curiosité. Cheminement / Approches / Meurtrières / Épaulements. Et la progression, par étapes ; ponctuée par les quatre dessins de Benoît Delescluse. Pour dire l’ombre et la lumière, pour dire leur trouée dans les feuillages. Ainsi découvre-t-on, en progressant dans ce curieux ouvrage, que le terme « cheminement » renvoie aux « travaux d’approche pour progresser à l’abri vers l’ennemi ». Dans le même temps, « approches » — au pluriel — désigne les « tranchées pour s’approcher d’une place sans s’exposer ».

    Mais toujours « [l]e poème tient debout sans rempart ». Quant à l’abri, cet Abri Guerre que l’on rejoint au cours de l’avancée, c’est

    « [t]out un chemin de voyelles pour toucher la fissure

    Agripper la paix ».

    On l’aura compris, le poème s’écrit pour résister à. Partant, pour donner vie à. La source les saisons la vigne les vergers. La poésie. Et « le poème prend ». Jusqu’à la paix :

    « Le pré en taupes cloque la terre

    Le rossignol gîte en muraille

    Tout reprend paix devant l’abri ».

    Le lexique du recueil s’approprie la coloration des abris chargés d’oubli et de mémoire :

    « Un abri fortifié souterrain

    Abri pour la mémoire

    Mémoire forte mémoire des fonds

    La mémoire oublieuse sans abri ».

    Et le poète joue, détourne, glisse, creuse, explore l’univers des tranchées, retourne la terre et les mots, les malaxe, de la bouche et des yeux, de l’oreille et des dents :

    « Trachée réduite suffoquer

    Pharynx perdu tu dis plus rien

    Poète casqué vers cadencés ».

    Et, dans le poème suivant, sur la page en vis-à-vis :

    « Tranchée guérite à terre

    Toit à cochons caponnière

    Cou tordu sabots crottés

    Fiente aux ergots

    Creuser toujours ».

    L’univers de l’abri abolit la notion habituelle d’espace, toutes directions confondues. S’abriter alors, nécessite de jongler avec les quatre coins du réduit, pentes talus boyaux :

    « S’abriter sous dedans derrière à l’intérieur

    Au fond paroi par-dessus

    Éviter l’avant se mettre en crypte

    Cultiver ses arrières à couvert

    Consolider son terme prendre asile ».

    L’arrivée à Uffholtz donne naissance à un très beau texte en prose qui résonne comme un rappel des paysages vosgiens, vignes et Ballons, chemins de terre avec « le vent des consonnes dedans les branches », les échos entre les voyelles [u] et [o], entre « ligne de crête » et « ligne de front ». Vient l’emménagement dans l’abri, et la phrase s’adapte au décor dans lequel elle naît : elle se mêle à la terre, suit les courbes et les entailles, murs et collines ; forge et sculpte :

    « La phrase galope la plaine le vers se pose en glaise

    Rencontre la tranchée comme un mot qui cisaille

    Une étendue de pages

    Zigzague un peu ».

    Un monde d’entre-deux se dessine, fait de claies et d’interstices, de palissades et d’ajours, de rideaux de trouées de haies, couloirs de traverse du « vent coulis ». Qui conduisent jusqu’à « l’abril* d’avril » qui scande son refrain :

    « Abri sous printemps

    La fleur sous abri »

    « Être à l’abri jusqu’à l’avril

    La fleur sous abri ».

    Ailleurs, dans F.O.R.T.I.F.I.C.A.T.I.O.N., le poète se livre à tout un travail de creusement et d’approches du mot. Sens et sons. Mot hérissé de fortins avec son « i » central, à la fois « pivot » et « point de rupture ». Un « i » lui-même évocateur d’images sonores et d’assonances aigües :

    « Un i comme on en voit dans la craie prêt à crisser fragile tendresse et calvaire des calcaires pour déliter sa forme et mourir poreux au pied du caillou dur écroulé lui aussi par la vertu du faible. Fort garde-toi de tes i qui ouvrent brèche dans le pli de la ligne. »

    Quant au final de ce beau texte de prose, il prend appui sur la finale du mot pour ouvrir sur un autre espace :

    « On entend la finale du mot comme un éboulement progressif jusqu’aux glacis. Oublieuse nasale qui s’ouvre à d’autres gestes. La vie voyage. L’écho des chutes s’entend longtemps. »

    Ainsi, de fortifications en redoutes, de redoutes en plongées, parvient-on au rondel en trois strophes et en alexandrin ― construit sur deux rimes et comportant un refrain :

    « On court sur la colline on traverse les forts

    On tombe sur des mots qu’on peut envisager

    L’alexandrin revient pour chacun les nommer

    Canon bastion redoute archère et contrefort ».

    Comment ne pas se laisser envoûter par le plaisir jubilatoire de cette belle jonglerie de la langue et des mots ?

    « Le rondel bat la brèche et se joue des rebords

    Sur le chemin de ronde au plus près des fossés

    Il cueille l’hellébore à l’euphorbe associée

    Prend son temps de berme et aux pierres jette un sort

    Il court sur la colline pour un herbier des forts ».

    Et comment ne pas sourire et s’interroger, se regarder en visière dans « For intérieur », texte plein d’humour :

    « On mijote un donjon. D’aucuns le posent encore comme une truffe à l’angle du jardin palissé. Fortin ou fortelet avec l’armée de nains-céramique pour monter aux créneaux. »

    Avec « Meurtrières », la poésie se durcit. La tranchée crache ses os et les quatre poèmes, dont HWK (1-2-3), disent les « Poilus dépecés », les chairs fragmentées, les gisants décapités.

    La traversée de Journal de Campagne se clôt sur une section où dominent l’amitié et le partage. À l’arrière, dans l’abri de la « gorge », le poète fête la vigne avec les vignerons de toujours. Avec les marcheurs du jour, le poème se met « en campagne »

    « Les mots dans le dos

    Sur le sentier en file indienne ».

    Au soir, sur la plate-forme de la « banquette », on se retrouve pour « bistroter ». « Abri café », « Pour faire tribu », « Stammtisch ici ». « Pour prendre mots relus ensemble ».

    Poème en campagne jusqu’à «&nbsp[l]’abril d’avril ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________________
    * Abril, chez Saint-François de Sales (1567-1622)






    Journal de Campagne







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Journal de Campagne





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  • Jacques Moulin, Portique

    par Angèle Paoli


    Jacques Moulin, Portique,
    Éditions L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Avec 7 dessins d’Ann Loubert.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Portique 3

    Portique 4

    Portique 5







    « L’ESTUAIRE OUVRE L’ESPRIT»




    Verticalité. Cinq portiques pour un singulier. Portique. Cinq étapes où lignes verticales grues et cheminées zèbrent l’espace pris entre les cinq textes de Jacques Moulin et les dessins d’Ann Loubert, qui les rythment et les accompagnent. Avec Portique, le poète s’inscrit dans le ciel portuaire de sa région d’origine — la Normandie —, mais invite tout œil sensible à la géométrie des ports à rythmer dans le silence de la lecture les syntagmes qui en construisent les formes. Les cernent les enserrent.

    « Le cri du “i” dans les poulies », le grincement « des bigues leviers crics caliornes poutrelles palans » se mêlent aux grincements des mots. En cela, le désir du poète rejoint celui du philosophe Alain, cité en exergue du recueil :

    « Je retourne à mes poulies ;

    Je veux que le grincement soit dans ma notion. »

    D’un portique à l’autre, dans l’enchevêtrement rigoureux de la mécanique portuaire et de sa syntaxe, le paysage narratif évolue. De poème en poème, cela bouge, s’organise, s’érige en système autour de la notion de port et avec elle. Clos sur lui-même, le monde verrouillé des ports s’ouvre sur des univers autres. La pensée portuaire voyage, dégageant au-devant d’elle « [t]out un chemin de ronde sur les routes du monde ». Dans la danse rigide des poutres qui structurent le ciel maritime, le poète est le palonnier qui déploie ses efforts pour maintenir les équilibres, répartir ses charges, huiler ses arêtes érections et ossatures. Stocké sur la page, calibré dans sa forme comme les containers calés sur les quais, le poème attend l’impulsion du poète — « pontier portiqueur passeur de mots » — pour sa mise en souffle et en mouvement à l’intérieur du recueil. À travers langue et cadences. Travail de levage et de migration auquel chacun des deux mondes — poétique | portuaire — participe et contribue, pour aboutir à la « notion » unique de « portique », solidement amarrée aux mots du poète.

    Ceint entre « piliers de fonte » et « rideaux de fer », l’univers portuaire est un espace fermé, constitué de coursives passerelles travées cargaisons en attente, crochets… Autant de clôtures qui cisaillent l’horizon et l’enserrent. Dans une odeur tenace d’huile et de goudron. Circonscrit dans un emboîtement de portiques, le port est le lieu privilégié des engins qui s’ancrent dans la boue et montent vers le ciel que traversent les grues. À cette configuration close répond la forme close du poème. « Les mots sont dans la boite »/« Le port est clos comme un poème ». La poétique du port naît de cette étonnante confrontation. Singulière superposition.

    Ainsi, chaque poème, clos dans sa numérotation — de 1 à 5 — l’est-il également dans sa chute. « Je suis sur le portique » conclut « Portique 1 ». « Bon pour l’appareillage » (Portique 2). « La partance en système » (Portique 3). « Chute de poulies sur les quais plats » (Portique 4). Seule la phrase qui clôt « Portique 5 » diffère par sa forme par son rythme et par sa longueur :

    « Les hommes transportent leur corps et balancent sans la voir leur part d’aspiration accrochée au juste poids des filins qui s’agitent au-dessus de leur tête ».

    De même, chaque poème semble clos sur les mêmes rouages, énumérations nominales (souvent ternaires) ou énumérations infinitives :

    « Jusqu’aux portiques      Jusqu’aux portiques ponts roulant sur les quais      Jusqu’aux portiques des manutentions bord de quai » ou encore « Prendre    Pincer      Poser ».

    Soumis à une syntaxe grinçante acide éraillée, les poèmes de Portique sont livrés à la mécanique géante et phalloïde des ports, à ses filins ses poutrelles ses agrès ses entremêlements de câbles, ses grues aériennes qui soutiennent le vide. De la grue métallique qui sillonne le ciel à la grue cendrée qui « trompette dans son bec », il y a de la parenté dans l’air :

    « L’animal et l’engin ont même forme de croc-bec ou avant bec — emmanché d’une ligne — cou ou bien flèche      Même danse devant l’étendue et même grégarité dans l’espace du ciel et des quais »…

    Une parenté qui rejoint le poème : « Un même grincement de mots qui conduit le poème jusqu’au cri      Un crissement de poulie dans l’aigu de la langue     Grue et portique sont mots de glotte venus frotter convulsion contre dent de fer…. » Et qui fait du poète, « spreader suspendu à un fil », un « portiqueur » qui manœuvre sa charge, « contrôle le tout sur son écran » et fait « crisser les mots ».

    Paradoxalement, depuis les origines, le portique appelle l’ailleurs. Les colonnes ouvrent le ciel strié de lignes vers d’autres espaces. Au commencement, il y eut le Pœcile d’Athènes — son Portique — dont Zénon de Cittium, philosophe-naufragé venu s’échouer au Pirée, découvrit « le rythme obsédant des arcades ». C’est là que, déambulant dans l’Agora de la capitale grecque, le philosophe venu de Chypre fonda l’école du stoïcisme. Bientôt suivi de ses émules, dont Chrysippe « son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces… »

    S’appuyant sur cette vigueur qui souffle à la face du monde, le poète peut alors affirmer sa propre conviction :

    « Les idées viennent par les ports    Tous les peuples en conviennent     L’estuaire ouvre l’esprit ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Portique Atelier contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Ann Loubert)
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  • Jacques Moulin | Portique 2




    Ann Loubert, Portique 2







    PORTIQUE 2
    (extrait)



    Ça a commencé par une histoire de marchandises      De manipulations de charges      Un transport de denrées      Zénon de Cittium fait naufrage avec sa cargaison     Échouage au Pirée À peine débarqué file en direction des colonnades de l’Agora      L’Agora c’est aussi une sorte de quai des affaires      Peu de discussions métaphysiques ce jour-là      Du negotium      de l’agitation      Agios et dispositions de boîtes en puzzles sur le sol      Zénon est venu là se perdre dans le labyrinthe des portiques le rythme obsédant des arcades     Le cri du « i » dans les poulies     Il arpente l’Agora cou penché comme un bec de grue agacée par la brise de mer     Il traverse le quartier du Céramique     Déambulations et rencontres     Rythmes et nombres      Il va bientôt faire école      S’adosse aux relations du monde      Les idées viennent par les ports      Tous les peuples conviennent      L’estuaire ouvre l’esprit      la mer lui met en bouche mots d’unité et de souffle organique      Physique logique éthique      Bitume port clos marchandises      Zénon se rend au Pœcile au Portique des peintures      Le Portique s’élève à bonne hauteur comme une vérité possible     La prudence éclairée des grues      Vérité relevée vérité révélée      On existe là pleinement dans l’encheinure des causes      Il rencontre Chrysippe      Chrysippe sera son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces      Réclames et dévotion au négoce      Livre-moi tes marchandises que je m’installe avec elles à mon tour dans les docks du port le génie des greniers la rhétorique des ventes le commerce des mots      Le poème en commerce      Le port comme poétique      Le poète est pontier portiqueur passeur de mots      Écrit le poème des portiques     Pneumatique ou sur rail     Balance un peu      Débarcadères Emporium entrepôts boutiques      Stopper l’effet de mou      Bloquer l’effusion      Mettre en pièces      Stocker      Le poème est un port qui s’enclôt dans ses boîtes mais brasse à découvert aux jours de la Criée      D’aucuns diront curée      Grands bras des engins de levage      Et vos muscles portefaix qui donnent sens aux grues pour salaires d’infortune      Gare à ceux qui lambinent sur le môle s’attardant à leur pot de lentilles loin des débardeurs de mortier      La tempête s’éloigne […]



    Jacques Moulin, Portique, L’Atelier contemporain, 2014, pp. 25-27-28. Avec 7 dessins d’Ann Loubert.







    Portique Atelier contemporain






    PRIÈRE D’INSÉRER DE FRANÇOIS BON




    Qui de nous pour ne pas être fasciné [par] la géométrie des ports ? Nous savons reconnaître et saluer de longtemps la beauté des villes, la beauté de l’objet industriel, la puissance fabuleuse de la mer. Mais que nous déambulions sur un port, et tout se rejoint. Le bateau est ville, la grue attrape le ciel, la main de l’homme est dans le moindre arrangement nécessaire ou à l’abandon des couleurs et des choses, et chaque barque ou chalutier ou cargo est en soi un monde, emportant comme la totalité de l’humanité à son bord, sous l’horizon qui de toute façon le dépassera. Le port est cette jonction. Et c’est pour cela que chacun dispose de ses ports intérieurs, et c’est pour cela que nous les arpentons, grands ou petits, ici ou à l’autre bout des quais du monde, comme une ancienne retrouvaille. Mais comment écrire ce sentiment intérieur livré à l’ouvert, et riche de sa complexité, bois et fer, couleurs et toiles, ciel et humanité repliée, souvent meurtrie de sa propre histoire. « J’ai toujours baissé les yeux devant la mer », dit Jacques Moulin, ou bien « j’ai cheminé dos à la mer », mais à condition que ce soit « pour faire entrer la mer en soi ». Cela ne définit pas le projet, mais cela le contextualise : la mer intérieure dont chacun de nous dispose, c’est celle de l’enfance. La mienne est de digues et marais, et la vie ouvrière de ceux qui cultivent la vase, règlent les écluses. La brisée claire des falaises de Normandie m’a toujours été aussi étrangère que l’impossibilité de marée aux pieds des villes en gradin de Méditerranée. Et pourtant, d’un seul mot ici dans cette suite de fragments qui sont chacun comme leurs propres brisants (« je viens d’un pays où chaque jardin se dépose aux brisants »), il me semble que c’est tout ce silence intérieur de la rêverie à marcher sur les quais du port, n’importe quel port et tous les ports, que je retrouve avec mon propre bloc d’enfance, quand avec père et grand père on allait récupérer les treuils des mytiliculteurs de l’Aiguillon-sur-Mer chez Fumoleau, à « La Ville-en-Bois », comme on nommait ce quartier en bout de La Rochelle qui était voué à l’industrie de la mer. Un texte qui tient, cependant, ne se résume pas à son projet ni à son principe. Il ne suffit pas d’aimer. Ici, c’est la fragmentation qui crée la marche, la narration comme éparpillée, toute livrée à la présence des choses. On a souvent cela dans ce grand livre avec petit port breton dans les pages, qu’est Dire I & II de Collobert, comme Jean Rolin, avec un tout autre principe narratif, fait de la prose de son Terminal Frigo une déambulation elle-même langue et géométrie. Ici, c’est du côté de Tarkos qu’on cherche la granulosité de la langue : ne jamais la laisser se recomposer comme image, parce que l’image alors se substituerait à cette présence des choses, liée seulement à leur contexte, et au fait qu’ici sur le port nous ne serons que passager. La rigueur est dans l’émiettement. Que les mots qui disent ce qu’on voit disent aussi le mouvement, impossible de l’écrire : « l’intraduisible en conteneur » parmi mille autres exemples. On écrit cette tâche insatiable d’écriture, qui heurte au plus simple et au plus lumineux, trouve les corps (ici, le «portiqueur » dans sa cabine) et nomme sa propre raison de langue. Ce qu’on goûte à lampées dans le lyrisme continu des versets de Saint-John Perse afflue ici comme gravier de langue, mais c’est bien la même exigence : les acronymes, les inscriptions, le vocabulaire technique et que tout s’efface dans la seule fonction immuable, « mer rouillée» s’il faut. Est-ce qu’on ne reconnaît pas un texte fort à ce qu’il n’est pas en lui-même sa propre terminaison ou finalité, mais vient chercher en vous-même sa traversée vers le dehors, l’écrit alors avec vos images et votre corps mémoire ? Il ne s’écrit ici qu’un mouvement, il ne s’écrit qu’une traversée : le vieux mot « portique » (il est dans Racine) est à la fois l’objet et la matière du port, il est cela dans quoi on passe pour l’en-avant, et la vieille construction humaine de son enracinement sur la terre, devant la mer. Que crissent aussi les mots pour vous dans les haussières.


    FRANÇOIS BON






    Ann Loubert, Portique, I






    PRÉSENTATION DE PORTIQUE PAR JACQUES MOULIN :



    « Un lieu d’abord : la Normandie haute maritime et cauchoise. Un lien très fort à ce lieu entre fleuve estuaire et côte. Je suis né à flanc de falaise près d’un jardin de mer. Un jardin suspendu toujours en partance pour l’ailleurs des terres et des mers. Jardin jamais cantonné qui s’ouvre par les phares de côte sur des ports des entrepôts des cargos des quais et des grues. L’effet portuaire l’accueil des sémaphores des poutrelles et des digues. La navigation des liens.
    Un échafaudage permanent de conteneurs qui se balancent à hauteur d’immeubles entre les pinces des portiques. Dans les grincements des poulies et les effluves de cambouis. Docks et dockers. Le corps à l’épreuve du fer. Un ballet de cavaliers hauts sur pneus alimente les grues qui alimentent les plateformes des porte-conteneurs. C’est mécanique parallélépipédique tendu précis comme un poème. L’accès aux ports comme un chemin pour le poème. Le poème conduit au risque de la technique pour creuser son effet de balancement sur le quai-la-page. Un poème-portique s’écrit. Les mots sont dans les boîtes. Chaque boîte fait un poème. Le poème-portique visite le monde et l’histoire cherche la langue des ports. Ne marchande pas. Le porte-conteneur fait glisser le poème. Le portiqueur cherche l’ange. Le peintre l’accompagne. L’élévation du geste jusqu’au pourtour des grues. »







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Ann Loubert)
    la page sur Portique
    une fiche de l’éditeur sur Portique [PDF]
    une autre fiche de l’éditeur sur Portique






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  • Jacques Moulin | [Sur le halage certains soirs]





    Heron
    Source






    [SUR LE HALAGE CERTAINS SOIRS]



    Sur le halage certains soirs
    Tu vas visiter le héron
    Et dans la nuit tes cheveux blonds
    Font une pâle trajectoire

    Sait-on jamais ce qu’on va voir
    Par les chemins halage ou non
    Sur le halage certains soirs
    Tu vas visiter le héron

    Face à l’oiseau tu viens t’asseoir
    Puis grande nuit le fleuve est long
    Dans l’œil d’héron qui tourne rond
    Le firmament danse en miroir
    Sur le halage certains soirs



    [Pour Ko]



    Jacques Moulin, « L’est où l’héron », À vol d’oiseaux, Éditions L’Atelier contemporain, octobre 2013, page 69. Dessins d’Ann Loubert.






    Jacques Moulin
    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    une note de lecture de Lucien Wasselin sur À vol d’oiseaux de Jacques Moulin
    → (sur le site de l’éditeur)
    une fiche sur À vol d’oiseaux
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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  • Jacques Moulin, Véronique Dietrich, Oublie

    Jacques Moulin, Véronique Dietrich, Oublie,
    éditions de la Maison chauffante, Besançon, 2009.


    Lecture de Tristan Hordé


    Oublie 4
    Source






    « L’OUBLIE S’ÉMIETTE… T’EN SOUVIENT-IL ? »



          Ce qu’on lit d’abord sur la couverture cartonnée, en fortes majuscules, c’est le titre, OUBLIE et, au-dessus de ce mot, deux strophes de longueur inégale reprises du premier poème et autrement découpées. La quatrième de couverture porte discrètement en haut le nom des auteurs, en bas entre crochets la définition de « oublie », cette pâtisserie très ancienne, « sorte de pâte déliée & légère qui se cuit entre deux fers » ; entre les deux, un poème non repris dans le corps du livre où l’on retrouve des mots de l’ensemble et qui donne la relation entre les dessins et collages de Véronique Dietrich et les poèmes de Jacques Moulin :

         on a joué au jeu du palet et de l’OUBLIE
         les images ont roulé
         les mots ont surgi […]
         un livre est né


         Que donnent à voir ces dessins ? Un cercle, comme un cerceau ou un palet, où est insérée une image souvent très travaillée — chat, chimpanzé, lierre sur un tronc d’arbre, loup, chouette, poisson, nid tenu dans la main, visage masqué par une écorce, etc. Cercle vide aussi, ou empli de couleur, qui marque le caractère parfois peu figuratif des montages : ainsi, l’image d’une sainte est l’une de celles que l’on peut encore découvrir dans un vieux missel chez un bouquiniste. L’imaginaire du lecteur est sollicité, rapporté aux livres de l’enfance ou ayant toute latitude pour réinventer ce qu’il a oublié.

         Les poèmes sont des variations autour de ces montages, le premier les embrassant tous, évoquant les jeux d’autrefois liés au cercle ou à la sphère, le cerceau, la marelle, la neige dans la boule de verre, etc., et, remontant plus avant, les oublies transportées dans le coffin. Si le couffin (coffin est une forme ancienne) est toujours bien vivant, les oublies ne sont plus qu’un souvenir, comme le cerceau… Les oublieurs (quel joli nom de métier !) ont disparu au XVIIIe siècle1, « ô les bouches en allées par les rues pour crier leurs OUBLIES » ; ils ont été remplacés par les marchandes de plaisirs, du nouveau nom de ces pâtisseries en forme de cornet — « elle face au bois joue à la marchande de plaisirs ».

         À partir des montages de Véronique Dietrich, Jacques Moulin chemine dans l’enfance — dans toute enfance d’avant le règne des images —, avec par exemple une brève variation autour du chimpanzé qui a l’allant des chantefables de Desnos. Les souvenirs plus larges emportent « sur les grands quais d’oubli », bien au-delà du « comptoir de l’enfance », vers des visages perdus et retrouvés ; l’image du loup dans la forêt fait renaître le moment d’un poème le Père Soubise, dans la légende un des bâtisseurs du premier temple de Jérusalem que les compagnons charpentiers ont pris pour patron. Ce sont tous les jours anciens qui peuvent renaître quand on se prend à rêver devant les images et cette rêverie, si peu que ce soit, écarte le gris des jours :

         l’OUBLIE s’émiette
         ronds dans l’eau
         t’en souvient-il


         C’est aussi la forme de ces poèmes qui retient. Les vers de Jacques Moulin peuvent à leur tour susciter des montages — et de nouvelles rêveries du lecteur. Le vers libre, de facture très variée d’une page à l’autre, joue souvent discrètement avec la tradition métrique. Ici, on reconnaît deux alexandrins avec rime interne :

         c’est le jeu du tonneau qui roule son image
         c’est le chant de l’oiseau qui tisse son ramage ;


    là, une rime court dans la strophe, passant de l’intérieur à la fin du vers (clairière / sorcières /terre / enfer ) ; etc. On repèrera les nombreux jeux d’échos, manière de ne pas oublier que certaines marques de la poésie d’hier sont toujours bien vivantes — mais certains mots nous reportent à des usages un peu éloignés de nous (coffin, gavot, frimas).

         On ne regarde plus les nids dans les haies, pas plus qu’on n’écoute la chouette hulotte au début de la nuit… Qu’un livre donne à rêver autour de ce que notre présent a abandonné est un petit bonheur à ne pas négliger. Qu’il joue sur l’homonymie entre oublie  (forme moderne de l’ancien français oblee — qui désigna d’abord une hostie, une oblata, une offrande) et oubli  (de oublier, d’un verbe latin de même sens) ajoute au plaisir.


    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes





    1. On lira l’histoire des oublies dans Jean Massin, Les Cris de la ville, Commerces ambulants et petits métiers de la rue, Gallimard, 1978, pp. 36 et 38.






    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
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    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
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    Un galet dans la bouche (extrait)



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