Étiquette : Jacques Réda


  • Bernadette Engel-Roux | Le nom des choses

    [Une lecture de Jacques Réda, extrait]


    LE NOM DES CHOSES
    [Une lecture de Jacques Réda, extrait]





    Celui qui nomme, et seulement nomme ainsi animaux, arbres, pierres, sans jamais exciter les cavales de la langue, dit une amitié et pratique l’éloge. Nommer les choses par leur nom, au lieu de les convertir, par la métaphore, en bouquets de paroles, est aussi un choix d’humilité et de justesse, une sorte de probité du langage poétique. Il n’y a qu’un mot qui puisse rappeler la lune. « Ce mot est le mot lune », dit Borges. Jean Grosjean dit aussi calmement les chanvrines du ru ou les hémérocalles du jardin. C’est par la nomination que le poète a quelque chance de participer infimement au sacre du monde. Nommer les arbres, les herbes, les bêtes et les pierres, et les cours d’eau et les pays, ce n’est pas faire œuvre d’érudit, mais tenter une approche, énoncer son vœu d’inclusion au cœur du faste naturel, dire les bruits du monde, le sang des choses, et sa joie. Brûler dans les mots le petit bois de sa peine. Ou prononcer son vœu d’humilité.

    Jacques Réda refuse le cisèlement des symbolistes et la luxuriance lexicale d’un Perse. Il sait qu’il ne dispose pas du vocabulaire nominatif de Robert Marteau, mais il s’accommode fort bien de l’imprécision où le nom manquant peut laisser se balancer les herbes. Il sait, d’immémoriales leçons de choses, le cœur poudreux de la camomille. Il faut, pour écrire cela, avoir touché des yeux la camomille et accepter de confondre, sous le nom de tisane de nos grands-mères, le cœur de cendre dorée de toutes les ombellifères et composées des talus. Longtemps plus tard, sur « l’autre bord », il dira sans erreur l’œil bleu de la prunelle et le rouge églantier qui fleurissent les rives de sa méditation, sans plus de façons qu’il avouera, devant le bitume parisien crevé par le printemps qu’y

    Poussent de fortes herbes, mais je ne sais pas leur nom.

    Aussi les abandonne-t-il aux jardiniers municipaux. Il y a d’ailleurs une mauvaise herbe à laquelle les manuels de botaniques de l’an 2000 devraient donner le nom de celui qui la répertorie amoureusement et l’immortalise en poésie, celle que nous connaîtrons tous toujours et partout : la rude herbe aristocratique et pâle des talus, qui frange ses marginalia et rougit l’un de ses titres ! Quand Réda le peut, il nomme les éléments de la grande Phusis vivante, avec une délectation d’autant plus malicieuse qu’il sait sa liste botanique un peu courte. Il ne fait pas non plus semblant de ne pas savoir. Il prend au lexique ce qu’il y a, satisfaisant juste sa faim poétique du jour. Et la nôtre. Acacias, gleditschias et autres espèces parentes ou ressemblantes (on s’y perd), confesse-t-il dans Châteaux des courants d’air.



    Bernadette Engel-Roux, « Mirabilia », Rivage des Gètes, Une lecture de Jacques Réda, Babel Éditeur, Mazamet, 1999, pp. 79-80.



    _______________
    NOTE : les mots en italiques sont des citations de Jacques Réda.





    Bernadette Engel-Rous montage



    BERNADETTE ENGEL-ROUX


    Bernadette Engel-Roux
    Source




    ■ Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    [Cirques de ciel sur les cirques de roches] (extrait de Hauts sont les Monts)
    [Tu es venue, tu repars](extrait de Ce vase plein de lait)
    5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Les taupes sont de fines émietteuses]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Mél)
    une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux




    ■ Notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    José-Flore Tappy, Tombeau
    Jean-Loup Trassard, Causement






    _____________________


    JACQUES RÉDA


    Jacques_reda_sete_20150726 (1)
    Jacques Réda
    Sète, festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée
    31 juillet 2015
    Ph. ©Pierre Kobel






    ■ Jacques Réda
    sur Terres de femmes


    24 janvier 1929 | Naissance de Jacques Réda
    L’aurore hésite
    La course
    L’homme et le caillou
    Testament (poème extrait du Testament de Borée)
    4 mars 1970 | Jacques Réda, Il s’est mis à neiger (hommage à Jean-Philippe Salabreuil)




    ■ Voir aussi ▼


    le site Jacques Réda




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  • Jacques Réda | Testament


    TESTAMENT
    (extrait)




    Il se peut que la Muse rie
    Elle-même, sous ces rameaux
    Tirés de la sauvagerie
    Où se cachaient les animaux
    Humains, enfants de la Nature.
    Domestiqué par la culture
    Du savoir, il produit des fleurs
    Presque toutes de rhétorique :
    Même le poète lyrique
    Se tient au rang des bateleurs.

    Il a fallu l’énorme orage
    Orchestré par Victor Hugo
    Pour retrouver un peu la rage
    Saine du Franc, du Hun , du Goth ;
    L’amertume de Baudelaire,
    L’impatience et la colère
    De Lautréamont et Rimbaud
    Qui, précipitant le ravage,
    Mirent la parole sauvage
    En désaccord avec le Beau.

    Ainsi qu’en somme au siècle Seize,
    On crut pouvoir l’aménager
    D’abord comme un parc à l’anglaise,
    Ici verger, là bocager
    Puis, de Marot jusqu’à Malherbe,
    On vit graduellement l’herbe
    Des sous-bois tourner au gazon,
    Les layons se border de chaînes,
    Fûts des hêtres et troncs des chênes
    S’aligner comme en garnison,

    Le plus souvent douze par douze
    Au garde à vous ou paradant
    Tout au long de chaque pelouse
    Où les causeurs, en bavardant,
    Démontraient ainsi que leur monde,
    Quand on le surveille et l’émonde,
    Est bien à coup sûr le meilleur :
    Un univers où tout gravite
    Autour du Soleil dont l’orbite
    Tient clerc, serf, prince et rimailleur.

    […]

    Mais quand la langue se rebelle
    Contre elle-même, par dépit,
    Elle qui fut hardie et belle
    Et ne connaît plus de répit
    Qu’elle ne trouve un artifice
    Ou ne consente un sacrifice
    Qui mime ses premiers élans
    Et le naturel de ses charmes,
    Elle sent croître ses alarmes
    Enchérit sur les insolents :

    Se farde à l’excès, se débraille,
    Jure, fume, rote, boit sec,
    Prend des poses à la canaille
    Comme les filles de Lautrec ;
    Ivre, au besoin, se prostitue,
    Rigole, insulte, s’évertue,
    Faute de plaire, à faire peur
    Avec des mines de sorcière
    Et, dans la fange ou la poussière,
    Prend pour extase sa stupeur.

    Mais sait-on ce qu’elle y contemple ?
    D’aucuns disent : c’est l’Absolu.
    D’autres la donnent en exemple
    D’un temps désormais révolu :
    La poussière qu’elle va mordre
    Est tout ce qui reste d’un ordre
    Dont le poète a secoué
    Le joug. Donc que nul ne s’encombre
    Du vieux rafiot vers qui sombre :
    Seuls des gâteux l’ont renfloué.

    Allons, la rime, à quoi ça rime ?
    Que chaque horrible travailleur
    Qu’elle veut charmer la réprime,
    Le pire y sera le meilleur.




    Jacques Réda, « Testament », Le Testament de Borée, Fata Morgana, 2020, pp. 37-40.





    Jacques Réda  Le Testament de Borée





    JACQUES RÉDA


    Jacques_reda_sete_20150726 (1)
    Jacques Réda
    Sète, festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée
    31 juillet 2015
    Ph. ©Pierre Kobel






    ■ Jacques Réda
    sur Terres de femmes


    24 janvier 1929 | Naissance de Jacques Réda
    L’aurore hésite
    La course
    L’homme et le caillou
    4 mars 1970 | Jacques Réda, Il s’est mis à neiger (hommage à Jean-Philippe Salabreuil)




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    Bernadette Engel-Roux | Le nom des choses [Une lecture de Jacques Réda, extrait]






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  • Armen Lubin | Feux contre feux


    FEUX CONTRE FEUX



    Deux surfaces, mêmes dimensions :
    Mon front et le ciel étoilé.
    Deux surfaces, feux contre feux.

    Gâchis contre gâchis mais exaltés
    Par la fusion des nuits à hautes cimes,
    Mais chute aussi qui me corrige,
    L’écart rétabli, fini le prestige.

    Comme on est malhabile, convalescent,
    Rejeté ainsi, hors de l’élément !

    Froidement vidé je me sentis
    Quand retomba ma dépouille,
    Poches retournées je me sentis.

    Par la fusée et la fusion lointaines,
    Dans les hauteurs où tout est urgent,
    J’ai vu le ciel, il livrait le domaine.

    J’ai vu le point nul du sacre :
    Absorption, déchirement, simulacre
    De tout ce qu’ici-bas
    Nous ne pouvons pas posséder,
    Ici-bas et en ces lieux
    Où fuse l’amour : feux contre feux.

    Gâchis contre gâchis mais exaltés
    Jusqu’à la plus haute source des larmes,
    Mais chute aussi qui me corrige,
    L’écart rétabli, fini le prestige.

    Comme on est vain, presque mort,
    Poches retournées, dedans dehors.



    Armen Lubin, « Feux contre feux », Les Hautes Terrasses, Gallimard, 1957, in Le Passager clandestin, Sainte patience, Les Hautes Terrasses, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 404, 2005, pp. 205-206. Préface de Jacques Réda.






    Armen Lubin





    ARMEN LUBIN


    Armen Lubin 3





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Passager clandestin – Sainte patience – Les Hautes Terrasses
    → (sur le site de la revue Les Hommes sans épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Armen Lubin





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  • 4 mars 1970 | Jacques Réda, Il s’est mis à neiger

    Éphéméride culturelle à rebours

    HOMMAGE À JEAN-PHILIPPE SALABREUIL






          Au lendemain de la mort de Jean-Philippe Salabreuil (à Paris, le 27 février 1970), Jacques Réda écrit le texte d’hommage ci-après dans Les Cahiers du Chemin (n° 9) :





    IL S’EST MIS À NEIGER



        Si, comme il apparaît souvent, la poésie vraiment vécue et faite par un être est remplie de ces traits prémonitoires qui le dépassent puis l’attendent sur la trajectoire cachée de son destin, alors ― et c’est sans consolation d’aucune sorte, c’est dans l’effroi ― on peut relire maintenant les poèmes de Jean-Philippe Salabreuil comme autant de formulations du même oracle sombre et si brutalement accompli. Et depuis quelque temps, dans ces poèmes, on voyait revenir avec une troublante insistance l’ange, oui ainsi dénommé l’ange ou bien un ange, mais toujours le même je crois, au visage si bien voilé qu’on l’aura pris d’abord simplement pour une figure devenue rare d’ailleurs dans la poésie de ce temps, pour beaucoup importune, mais redoutable encore près du geste qui clôt sans fin ― wie Abwehr und Warnung* ― la Septième Élégie de Rilke. Et pour nous interdits, impuissants devant cette carrure qui s’éloigne, lui l’éclatant, lui la douceur réintégrant l’obscur d’un pas décidé et furieux, son travail fait comme il était prescrit, la dérision d’ajouter quelques mots grandit auprès de trois livres désormais qui font une œuvre. Et là jamais peut-être la douleur ne sera avancée plus nue le long de sa corde toujours plus étroitement, jamais en même temps elle n’aura cherché avec plus d’espérance à se transfigurer et à s’émerveiller quand même, quand même et jusque dans l’horreur telle une douleur d’enfant. Et ainsi se débat dans la douleur, avec tous ses sursauts baroques, ses maniérismes, ses audaces, ses apaisements insondables, chaque poème de Salabreuil d’une seule foulée qui bouleverse, car elle est du passage d’un être vers l’amour impossible, le retour impossible, l’impossible et pourtant profonde innocence du cœur. Il s’est mis à neiger ce matin avec une telle violence qu’on ne sait pas si c’est la neige ou quel noir éblouissement.


         Balance de lumière un brillant corps s’élève

         Un corps sombre s’abat défaite et gloire

         Et trêve maintenant !


    4 mars 1970




    Jacques Réda, Il s’est mis à neiger in Les Cahiers du Chemin (n° 9), dirigés par Georges Lambrichs, 15 avril-15 juillet 1970, nrf, pp. 200-201.




    * NOTE d’AP : « […] Und seine zum Greifen
    oben offene Hand bleibt vor dir
    offen, wie Abwehr und Warnung,
    Unfaßlicher, weitauf. »

    « Et sa main ouverte là-haut
    pour saisir demeure devant toi
    ouverte, comme une parade et une mise en garde,
    ô toi, l’insaisissable, largement. »


    Rainer Maria Rilka, Élégies de Duino, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, pp. 86-87.







    Cahiers du Chemin, 9



    JEAN-PHILIPPE SALABREUIL


    Jean-Philippe Salabreuil
    Source




    ■ Jean-Philippe Salabreuil
    sur Terres de femmes


    Il a neigé sur de l’aurore (poème extrait de L’Inespéré)
    Soleil d’esprit (autre poème extrait de L’Inespéré)
    Un petit couloir (poème extrait de La Liberté des feuilles)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le blog de Jean-Marc La Frenière)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Philippe Salabreuil (rédigée par Francis Wybrands, auteur de la notice de l’Encyclopædia Universalis) et un choix de poèmes de Jean-Philippe Salabreuil
    → (sur La pierre et le sel)
    Jean-Philippe Salabreuil | « Au tympan de la terre où les ailes fleurissent. » (un dossier établi par Isabelle Lévesque)
    → (sur enjambées fauves)
    un poème de Jean-Philippe Salabreuil (extrait de La Liberté des feuilles)
    → (sur le site du Scriptorium)
    un autre poème de Jean-Philippe Salabreuil (extrait de La Liberté des feuilles)
    → (sur une page de Francis Collino)
    plusieurs poèmes de Jean-Philippe Salabreuil
    → (sur Terres de femmes)
    24 janvier 1929 | Naissance de Jacques Réda





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