Étiquette : Jean-Baptiste Tiepolo


  • 27 mars 1770 | Mort de Jean-Baptiste Tiepolo

    Éphéméride culturelle à rebours

    (+ exposé de Jean-Louis Giovannoni)


    Le 27 mars 1770 meurt à Madrid le peintre vénitien Jean-Baptiste Tiepolo. Cette date anniversaire me donne l’occasion de mettre en avant une œuvre particulière de l’artiste : L’Apothéose de la famille Pisani, vaste fresque qui orne les plafonds de la villa patricienne de Stra (Vénétie) et dont une esquisse (huile sur toile, vers 1760, 134 x 80 cm) est exposée au Musée des Beaux-Arts de la ville d’Angers. Une toile mise en lumière par le poète Jean-Louis Giovannoni le 13 janvier dernier au musée d’Angers, lors d’un exposé que je retranscris ci-dessous, avec l’accord de son auteur.






    Giovanni_Battista_Tiepolo, Angers
    Jean-Baptiste Tiepolo,
    L’Apothéose de la famille Pisani, v. 1760
    Huile sur toile, 134 × 80 cm
    Angers, musée des Beaux-Arts
    Source







    TIEPOLO : L’APOTHEOSE DE LA FAMILLE PISANI
    par Jean-Louis Giovannoni




    L’Apothéose de la famille Pisani de Giambattista Tiepolo (1696-1770), toile conservée au Musée des Beaux-Arts d’Angers, est une copie réduite d’une fresque monumentale qui orne le plafond de la salle de bal de la Villa Pisani, construite au XVIIIe siècle à Stra, en Vénétie (Italie).

    Il n’est réellement possible d’appréhender ce qui se joue entre les spectateurs et cette toile que si celle-ci est replacée dans son contexte, celui d’un plafond peint. Tiepolo réalisait des toiles préparatoires de ses fresques, pour que ses commanditaires puissent se faire une idée plus concrète de ce qu’il pouvait peindre à plus grande échelle. La toile du Musée des Beaux-Arts d’Angers ne doit donc pas être regardée comme une toile d’un moindre intérêt que la fresque qu’elle représente, car le dispositif pictural qu’elle met en scène est le même que celui de son aînée monumentale.

    En quoi cette toile de L’Apothéose de la famille Pisani est-elle, de mon point de vue, incroyablement révolutionnaire ? C’est dans cette aventure de lecture que j’ai envie de vous entraîner afin de vous faire partager les questions qui se sont imposées à moi au fur et à mesure que j’ai essayé de saisir ce que cette toile « essayait de me dire ».

    Cette toile doit être, me semble-t-il, divisée en quatre zones. Non pas pour le plaisir de la découper de façon didactique, mais parce que chacune des zones joue un rôle complémentaire avec ses voisines, jusqu’à former un dispositif où nous spectateurs devenons captifs de ce que cette toile met en jeu. Tout cela pour dire que rien dans ce tableau n’est placé au hasard. Tout y est minutieusement agencé pour produire l’effet recherché par Tiepolo.

    La première zone nous comprend (au passé, au futur et au présent) en même temps que tous ceux qui ont été amenés à voir ce tableau. Bien que nous n’y soyons aucunement représentés, nous en faisons partie, tout simplement parce que ce tableau ne peut se passer de nous et de nos regards. Vous pourrez m’objecter que c’est le propre de tout tableau d’exister à travers le regard de ceux qui le regardent. Ceci est vrai, mais tous les tableaux ne réclament pas comme celui-ci que les personnes qui les regardent soient incluses dans leur dispositif pictural.

    La seconde zone est celle qui entoure cette toile, ici peinte en gris. Espace qu’il faut franchir pour atteindre la partie véritablement peinte. Nous voyons, en restituant ce tableau dans un espace à trois dimensions, que cette partie peinte en gris recouvre tout un espace architectural, invisible ici, mais qui soutient et permet cette Apothéose.

    Les bords où commence la partie peinte par Tiepolo, constituent, à eux seuls, une troisième zone qui joue, elle aussi, un rôle central dans la vision que nous pouvons avoir de cette composition.

    La quatrième zone est celle de la peinture proprement dite avec ses différentes perspectives croisées et ses nombreux personnages.

    Avant de nous aventurer plus loin, je me permets de faire un petit détour afin de nous interroger sur les raisons qui contraignirent Tiepolo à inclure dans la construction de son œuvre toutes les personnes qui la regardent ou sont censées la regarder.

    Dès que nous portons notre regard sur cette œuvre, tout aussitôt elle nous regarde. Elle nous place immédiatement dans une sorte de « vis-à-vis » par rapport à elle. On peut aussi dire qu’elle nous regarde tout autant que nous la regardons. Tout vis-à-vis suppose une mise en présence de deux regards ; celui que nous portons vers celui qui nous regarde et, réciproquement, celui qui nous fait face et qui nous voit aussi. C’est à travers cet échange, cette dualité, que nous accédons à notre subjectivation et devenons ainsi sujets de nous-mêmes. Seule la rencontre nous fait accéder à cette position. Il en va de même pour celui qui me fait face, je deviens pour lui un appui ; je deviens son autre en lui. Nous entretenons, par extension, le même type de rapport avec ce qui nous entoure. Ce n’est aucunement conscient : cela coule de source. Tout ce que nous côtoyons, qui nous entoure, est tourné vers nous comme le sont les visages des humains.

    À vrai dire, les tableaux nous regardent avec un regard aveugle, et tout tableau est, de fait, un trompe-l’œil. C’est nous, et seulement nous, qui leur prêtons un regard. Mais pas seulement. Car l’effet que produit sur nous une œuvre peinte n’est pas le seul fruit de notre imagination. Ses couleurs, les structures de sa composition, etc., font aussi effet sur nous et dépassent notre subjectivité. Une œuvre peut nous affecter autant qu’une personne ; une œuvre est, à sa façon, une rencontre et peut nous entraîner dans des espaces que nous ignorions avant de la croiser.

    L’Apothéose de la famille Pisani met en scène l’ascension de personnages vers un ciel grand ouvert. Comme nous l’avons dit, la toile que nous avons sous les yeux n’est qu’une copie préparatoire de la fresque peinte sur le plafond de la demeure du Doge Alvise Pisani à Stra. Cette mise en situation change tout, car ce que nous regardons ici frontalement, devrait, en fait, être regardé dans une verticalité surplombante comme l’est la voûte qui porte cette fresque. Pour vraiment lui donner sa dimension réelle, il faut l’imaginer dans une immense salle de bal qui comprend une hauteur sous plafond approchant les quatre-vingt mètres, entrecoupée par une très grande coursive, située à mi-chemin entre la fresque et les personnes qui la contemplent d’en bas.

    En quoi cette position dominante réclame-t-elle obligatoirement notre participation et donne-t-elle sa dimension réelle à L’Apothéose de la famille Pisani ? Sans nos regards, témoins de cette scène ascensionnelle, cette fresque perdrait toute valeur d’apothéose. Car toute apothéose a besoin d’un public. Ce sont donc les invisibles du tableau, c’est-à-dire nous, qui donnent toute leur pertinence à l’espace développé ici. Nous ne sommes pas, non plus, uniquement les voyeurs d’une scène aérienne, mais ses véritables destinataires. Sans nous, la famille Pisani n’aurait que faire de s’élever vers les plus hautes sphères. Toute gloire a besoin de spectateurs.

    Mais avant de grimper vers ces strates élevées, de rejoindre les personnages qui s’y trouvent, il nous faut saisir l’importance quasi opératique du dispositif déployé ici par Tiepolo pour que cette élévation soit crédible. C’est une véritable machinerie de théâtre ou plutôt d’opéra comme il s’en pratiquait au XVIIIe siècle en Italie ou en France qu’il met en place. Cette machinerie qui n’était aucunement cachée fait partie intégrante du spectacle. Les machineries employées dans les opéras apportaient non seulement une distanciation amusée aux œuvres, mais elles permettaient aux spectateurs de l’époque de rêver au plus haut point. Ces machines donnaient aussi à voir que l’homme tenait et tirait désormais les ficelles de sa création. Il n’était donc plus un jouet ni une marionnette. Plus ces machineries étaient visibles, plus elles affirmaient cette conquête d’un espace jadis exclusivement réservé aux dieux.

    D’un point de vue technique, qu’est-ce donc qui nous fait porter le regard vers les points les plus élevés des cieux et abandonner nos habits terrestres ?

    Sans que nous nous en soyons aperçus, nous nous sommes envolés du parquet de la salle de bal de la Villa Pisani, vers les plus hauts niveaux, là où se tient le bord de la toile, là où commence la partie peinte. Tout simplement parce que le tourbillon central de l’ascension nous attire en lui et que toute contingence spatiale semble être abolie par le dispositif pictural de Tiepolo. Ce n’est pas seulement un effet d’optique qui nous fait négliger les distances à franchir pour rejoindre la cohorte des personnages qui s’y trouvent représentées. Il y a bien autre chose que ces lignes de fuite qui nous transportent sur-le-champ dans ces hauteurs.

    À la vérité, c’est un véritable vertige qui nous gagne lorsque jetons notre regard sur les corps de certains personnages, qui se tiennent pour partie jetés en dehors de leur assise : jambes dans le vide d’un joueur de luth ou d’un diable d’homme ; corps de deux femmes poursuivies par un dragon et dont la seule issue est de se jeter dans le vide du ciel.






    Tiepolo, détail 2
    Jean-Baptiste Tiepolo,
    L’Apothéose de la famille Pisani, détail
    Villa Pisani, Stra
    Source







    Que se passe-t-il dans cette troisième zone ? Ce qui importe ici, ce sont les jambes qui débordent dans ce vide. Façon de nous signifier la hauteur à laquelle se tiennent ces personnages. Et de nous rappeler que tout corps existant est attiré vers le bas, tenu rivé au sol par l’attraction terrestre, et que seule une force d’une grande importance peut l’en extraire. Sans ce jeu avec le vide, l’« Apothéose » n’aurait aucune valeur ascensionnelle. Les valeurs morales, la puissance, la grandeur de la famille Pisani défient en quelque sorte les lois de la pesanteur au point de les inverser.

    Je ne m’attacherai pas à décrire les nombreux personnages qui se tiennent sur la circonférence de cette ascension. Je reviens plutôt à cette sensation de « vertige vers le haut » que nous éprouvons en regardant cette œuvre. Même si la présence d’anges soutenant cet édifice ascensionnel vient confirmer l’existence d’un espace sacré, on voit bien qu’il ne s’agit pas pour Tiepolo de faire référence à un sacré en relation avec une quelconque religion. Ce qu’il met en scène relève davantage du symbolique, de l’allégorique que du religieux. Mais c’est surtout, à mon sens, cette irrésistible « attraction vers le haut » qui est le moteur de cette peinture ; et toute la technique picturale est mise au service de cette « attraction ». Par elle, Tiepolo renverse la physique de l’attraction terrestre, et au final, c’est vers le haut que toute chose se voit attirer. « Nous tombons littéralement vers le haut », non sans éprouver « un certain vertige ».

    Comment le peintre parvient-il à susciter cela ? Très certainement à travers le jeu des extrêmes qui crée une tension entre le sol où nous nous trouvons, et le vertige initié par l’appel de cieux offerts et généreux. Mais pas uniquement. Ce vertige vers le haut ne saurait être opératoire si la partie médiane de la toile – le bord – ne jouait elle aussi, comme nous l’avons vu, un rôle décisif dans cette sensation de tomber vers le haut. Dans cette toile, tout apparaît sous le signe d’une évidence douce et calme. Les couleurs vives, allant du bleu tendre aux roses crémeux, installent une quiétude repue dans laquelle aucun des personnages n’occupe une place d’honneur, ne prédomine sur les autres. Cette toile nous invite à rejoindre le mouvement d’ascension qui est en train de se dérouler sous nos yeux. Il y a manifestement là-haut une place pour chacun d’entre nous, et nous y sommes attendus.

    Toutes ces représentations baignent dans une forme d’ironie qui allie à la fois hommage et distance amusée ; mêlant la gravité à des scènes amusantes de la vie courante. Ces mises en présence de mondes différents, voire étrangers, ne rabaissent aucunement les protagonistes destinés à cette élévation ; elles leur ajoutent plutôt une touche d’humanité, en les rendant plus accessibles. Et cette accessibilité des mondes entre eux, des catégories sociales entre elles, souligne encore le fait que nous (ceux d’en bas, c’est à dire nous, gens du parquet, ayant les pieds sur le sol) avons notre place là-haut parmi ceux et celles qui participent à l’« Apothéose » de la famille Pisani. Nous y sommes même invités par le peintre lui-même qui se représente pinceau en main, légèrement surélevé sur un nuage, dans la zone basse du tableau. Mais l’essentiel de cette représentation tient dans le regard que le peintre tourne vers nous.

    Tiepolo s’apprête-t-il à nous peindre parmi les ascensionnistes ? Son regard est un appel, et cela d’autant plus qu’il s’est peint en un lieu stratégique de la toile, un col, passage obligé pour qui veut rejoindre les sphères d’en haut ; placé là, comme une sorte de saint Pierre commandant le passage entre le haut et le bas. Ainsi Tiepolo souligne-t-il encore l’importance qu’il donne à nos regards de spectateurs. D’une certaine façon, c’est notre contingence, notre poids terrestre qui permet à ces corps promis à l’ascension, leur élévation. Mais aussi, si nous replaçons cette scène sur le plafond de la salle de bal de la Villa Pisani, c’est tout l’édifice, dans sa matérialité architecturale, qui permet par sa matière, sa solidité, que quelque chose s’élève, gagne vers le haut sa sortie. Notre présence regardante, ainsi que tout l’édifice de la Villa, deviennent alors les témoins, les repères assurés de ce quelque chose qui s’élève vers des cieux cléments.

    Et si le regard que Tiepolo portait sur nous, à partir de son plafond, « disait » que la véritable scène à peindre, celle qui lui est le plus chère, c’était nous ? Nous les petits, vus d’en haut et au loin, tout aussi inatteignables que le zénith surpeuplé de cette « Apothéose ». Le ciel ne serait alors que cette terre, et l’ascension, une montée vers le bas. Est-ce là le sens caché de cette toile ? Tiepolo donne à voir distinctement l’« Apothéose » de la famille Pisani, alors même que, se mouvant dans un ciel terrestre, c’est sur nous que se porte son regard. Ciel qui par sa matérialité contient en lui toute cette ascension vers des cieux éthérés, ascension qui n’aurait pas lieu si ce haut n’avait un bas. L’Apothéose de la famille Pisani figurerait alors l’élévation de ceux qui la regardent. Car c’est à eux que ce ciel est donné.



    Jean-Louis Giovannoni
    D.R. Texte Jean-Louis Giovannoni






    Tiepolo, The_Apotheosis_of_the_Pisani_Family.jpg, 2
    Jean-Baptiste Tiepolo,
    L’Apothéose de la famille Pisani,
    v. 1760, fresque, 2 350 x 1 350 cm,
    Villa Pisani, Stra
    Source





    GIAMBATTISTA  TIEPOLO



    ■ Giambattista Tiepolo
    sur Terres de femmes

    5 mars 1696 | Naissance de Jean-Baptiste Tiepolo




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  • 5 mars 1696 | Naissance de Jean-Baptiste Tiepolo

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 5 mars 1696 naît à Venise, dans le quartier de Castello, Giovanni Battista Tiepolo, dit Giambattista Tiepolo.







    Portrait de Tiepolo par Rosalba Carriera
    Rosalba Carriera (1673-1757)
    Portrait de Tiepolo à l’âge de trente ans
    Huile sur toile
    Venise, Collection privée
    Source







    Giambattista aurait sans doute suivi les traces de son père, armateur avisé, dans les voies du commerce maritime, si Domenico Tiepolo avait vécu. Mais la mort du père, survenue un an à peine après la naissance de Giambattista, en décida autrement. Orsetta Marangon, mère de Giambattista et de nombreux autres enfants, se trouve confrontée à des difficultés financières imprévues. Dès 1710, Giambattista entre en apprentissage dans l’atelier du peintre Gregorio Lazzarini (1655-1730), artiste très réputé dans la Venise de l’époque. L’élève reçoit de son maître un enseignement qui lui assure les bases techniques et plastiques nécessaires à la réalisation de son travail : étude du dessin, de la perspective, de la composition de groupes de personnages. Influencé dans un premier temps par la grande tradition des peintres vénitiens du XVIe siècle ― Jacopo Tintoretto, Paolo Veronese, Palma Giovane ―, Giambattista complète sa formation en reproduisant sur ses carnets de croquis les motifs d’autres peintres. Ce modeste travail de copiste permet au jeune artiste d’engranger d’autres formes, compositions et structures, qu’il retravaille à sa guise.

    L’une de ses premières commandes est une série de gravures reproduisant des œuvres célèbres du XVIe siècle destinées à entrer dans une collection d’estampes : Gran Teatro delle pitture e prospettive di Venezia/Grand théâtre des peintures et des perspectives de Venise.

    Entre 1715 et 1716, Tiepolo réalise cinq tableaux d’inspiration religieuse destinés à orner les lunettes des nefs latérales de l’Ospedaletto de Venise (église Santa Maria dei Dereletti).

    En 1717, le nom de Tiepolo est mentionné pour la première fois dans les registres de la fraglia, corporation des peintres vénitiens. Cet événement marque la fin de l’apprentissage du jeune homme et le début de sa carrière. Devenu, dès 1716, conseiller artistique et peintre de Giovanni Cornaro, doge de Venise, Giambattista Tiepolo fréquente les personnalités les plus influentes ainsi que les collectionneurs les plus importants de la Sérénissime. Ce qui lui attira les reproches et parfois la haine de ses contemporains.







    Cinq fragments de ciels tiepoliens
    Cinq fragments de ciels de Tiepolo
    Image (composition), G.AdC







    LE ROSE TIEPOLO (extrait)



    Tiepolo : la dernière bouffée de bonheur en Europe. Et, comme tout vrai bonheur, il était plein de côtés obscurs, qui n’étaient pas destinés à disparaître, mais plutôt à prendre le dessus. Reconnaissable à l’air que l’on respire sans obstacles et sans efforts, comme cela n’arriverait plus. Si on le compare à celui de Tiepolo, le bonheur de Fragonard est construit en effectuant des exclusions tacites. Alors que Tiepolo n’exclut rien, même pas la Mort, accueillie parmi ses personnages sans se faire trop remarquer. Il n’est pas sûr que le bonheur émanant de Tiepolo l’habitât. Peut-être lui a-t-il dit à plusieurs occasions de revenir plus tard, parce que pour le moment il avait un travail à finir et il était en retard. […]

    « Tiepolo fut un peintre d’une nature heureuse », écrivait son contemporain Anton Maria Zanetti, fils d’Alessandro ― et ce bonheur ne lui fut pas pardonné. Zanetti ajoutait : « Non qu’il négligeât pour autant de cultiver son esprit fécond par des soins assidus. » Cela plut encore moins : que Tiepolo cachât en lui plus de doctrine qu’il n’en professait. En 1868 déjà, Charles Blanc esquissait un jugement sur Tiepolo qui allait être souvent repris de différentes manières, pendant des décennies : « Ce feu n’est qu’un feu d’artifice ; cette abondance tient plus au tempérament qu’à l’esprit. » Il fallait donc refuser à Tiepolo l’accès au domaine réservé de l’esprit. Mais pour quel péché originel, sinon justement ce « bonheur » qui semblait soustraire à son œuvre les mérites d’une certaine dignité ? Tiepolo eut toujours contre lui les « critiques sévères ». Déjà durant sa vie, comme en témoigne Zanetti, quand il fait allusion au fait que personne, autant que Tiepolo, n’avait su réveiller « les idées assoupies, heureuses et si pleines de leggiadria, de grâce et de charme, de Paolo Caliari ». Que Tiepolo fût une sorte de nouveau Véronèse : c’est cela qui dérangeait profondément. C’est pourquoi, disait-on, « les formes des têtes ne sont pas inférieures en grâce et en beauté ; mais les critiques sévères ne veulent pas permettre que l’on dise qu’elles ont autant d’âme et de vie que celles du vieux Maître. […]

    On connaît très peu la vie de Tiepolo et ce très peu ne concerne que son activité de peintre. Presque rien n’a été dit de sa vie personnelle. Et pourtant, Tiepolo fut célèbre dès sa jeunesse. Mais sa vie était transparente, comme du verre. Personne ne la remarqua. Tout le monde regardait le paysage qui s’ouvrait derrière elle. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles Tiepolo fut capable d’assumer le rôle d’épilogueur de la peinture, de même que dans un spectacle il y a un acteur dont la seule fonction est d’apparaître à la fin pour un salut irréprochable à l’adresse du public. C’est ainsi que la peinture prit congé de nous ― tout au moins dans le sens particulier, singulier, irrécupérable qu’elle avait assumé sur le sol européen pendant cinq siècles environ, quand les peintres étaient innombrables, mais nourris par une peinture unique, qui n’est qu’une seule et même matière en mouvement et fait penser à certains acteurs très gras, d’une légèreté et d’une grâce impeccables, tel Sydney Greenstreet. Au cours de tous ces siècles, la peinture fut en premier lieu une tâche assignée par le monde, à travers différents procédés, qui étaient au fond indifférents. La seule chose essentielle était qu’il arrivât de l’extérieur une injonction, comme pour un messager l’ordre de se mettre en voyage. Tiepolo ne peignit peut-être jamais que sur commande ― et là où l’on soupçonne que l’œuvre n’a pas été commandée (ainsi pour la série des Scherzi ou pour les petites toiles finales de La Fuite en Égypte), elle exhale un parfum irrésistible de défendu et de secret.

    Ensuite, ne restèrent que les artistes. Certes, il continua à y avoir des commanditaires, publics et privés. Mais quelque chose s’était gâté, de façon irrévocable. La peinture devint de plus en plus une activité de monologue, un délire tranquille qui reprenait et se refermait tous les jours avec les heures de lumière derrière les verrières d’un atelier. Il restait des artistes, pleins d’humeurs, de caprices, de fantaisies, d’impatiences. Et à la fin, peu s’en fallut qu’ils ne disparaissent à leur tour.



    Roberto Calasso, Le Rose Tiepolo, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2009, pp. 15-16-17-18-22-23. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro.





    GIAMBATTISTA  TIEPOLO



    ■ Giambattista Tiepolo
    sur Terres de femmes

    27 mars 1770 | Mort de Jean-Baptiste Tiepolo




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