Étiquette : Jean-Charles Vegliante


  • Jean-Charles Vegliante | [Un petit garçon passe]



    [UN PETIT GARCON PASSE]




    Un petit garçon passe, je l’entends dire à sa mère : Quand Jésus est mort il n’a plus d’âge. Elle ne sait trop s’il faut sourire ou s’il a senti qu’elle déjà s’en va.



    Je ne sais trop ce que je fais ici, parmi ces pages qui menacent de s’entasser à côté de ma table, sans grand espoir d’envol. Le vent éditorial ne souffle pas dans leur sens, si tant est qu’il ait – ou qu’elles aient – un sens. Ni fragment désormais (c’était bon vers les années soixante-dix du siècle dernier), ni trésor autre qu’enfantin (ah, je me souviens de la merveille Stevenson, bien sûr, comme presque tout le monde : même pas marginal en cela, au moins). Ni assez à l’ouest, assez marginal. Dans la cour, l’habituel jacassement de divers geais et jeunes gens, le voisin passe parfois sa tête à la fenêtre, l’air courroucé, il n’a rien de mieux à faire. L’immeuble est une vaste ménagerie un peu déréglée on dirait mais ce n’est pas désagréable. Nous tendons tous vers le même estuaire n’est-il pas ? Avec un bref trésor de souvenirs. Passe un nuage, de plus en plus spectaculaire, si vous avez remarqué, avec la pollution de l’air.

    Comment fait-on pour écrire des proses de pure fiction, où sont, n’en quel pays les personnages auxquels nous nous attachons davantage parfois qu’à des êtres réels et qui pourtant nous disent « chers » ? Voici le tricentenaire de L’île aux trésors, cela semble incroyable, on l’aurait dit de cent ans plus jeune, au bas mot. Dans quel monde vis-tu, mon ami ? Veux-tu décrire ton écritoire, raconter tes descentes d’escalier ? Ou bien faire goûter ce que tu as aimé sous d’autres cieux, et que tu serais bien incapable de cuisiner, à qui n’a jamais rien mangé de tel ? Est-ce que toutes les faims (petites ou grandes) sont comparables ? Pour une nouvelle élégie, la mandarine vraie à peau claire, presque jaune, assez molle, à nombreux pépins en forme de larmes de stuc d’anciennes vierges villageoises, à la chair tendre, fragile, sensible aux moindres sauts de température, le fruit un peu affaissé, délicat, un peu fade comparé aux roboratives clémentines d’altitude qui ont envahi les marchés, ce modeste plaisir accompagnant les papillotes de fin d’année, cette tache de lumière dans la paille des crèches, a toujours l’odeur triste faussement mystérieuse de ton enfance. Légère déception, comme une excuse à essayer de nouveau et encore, l’écorce se détachant si facilement qu’il n’y a vraiment aucun effort à faire pour l’entamer, laissez fondre, jusqu’à ce que la gêne des autres convives nous fasse enfin abandonner le fruit démodé au profit de quelque vive orange, succulente mangue, enivrant litchi d’un lointain Orient dont la moire tapisse le revers des écorces craquantes, pour ne rien dire des laiteuses anones aux graines de nuit, de l’étrange grenadille ou fruit de la passion – tous tellement plus excitants, plus autres, lointains, chus d’arbres inconnus que nous ne pouvions qu’imaginer avant la facilité des voyages de loisir dits « démocratiques ». L’exotisme avait un côté naïf, comme d’un voisin rendu un peu inaccessible un temps par quelque chute de neige ou la crue qui avait emporté l’unique pont vers la rive d’en face. On parlait de poule des Pharaons (une pintade ocellée), de pomme du Portugal (l’orange banale), de fruit de Perse (la pêche blanche à chair se détachant facilement) et ainsi de suite, comme on dit toujours encre de Chine ou cèdre du Liban. Le monde semblait à portée, offert, accueillant, plein de mots. La mer Méditerranée était encore une sorte de grand lac salé, pacifique, parcourable et fertile. Les poissons de vif-argent, les cigales de mer, les longues bonites fuselées, les dentis solitaires ne se nourrissaient pas habituellement de chair humaine. Il avait vu une fois, cependant, d’élégantes crevettes écharner en quelques heures un cadavre immergé, une pierre au cou, par quelque ancienne mafia locale. À l’image d’Ulysse Odysseus, les rares naufragés du passé arrivaient toujours, semblait-il, à retrouver leur Ithaque, quand personne ne pensait plus à eux. S’il y avait des victimes, c’était comme ingrédients inévitables de toute aventure. Humains et autres vivants. On attendait toujours la suite, le bel avenir ; sans naïveté cependant, ni cynisme. Les mandarines, elles, attendaient sagement l’hiver pour revenir, mûres et lasses de leur saveur trop connue, sur les tables des fêtes, comme elles de saison. On finissait, parmi d’autres gâteries à peine moins prévisibles, par ne plus les remarquer.



    Jean-Charles Vegliante, Fragments de la chasse au trésor, Tarabuste éditeur, 2021, pp. 22-27.





    Vegliante couv 2





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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  • Eugenio Montale | Da un lago svizzero

    « Poésie d’un jour

    choisie et traduite par Jean-Charles Vegliante



    Spaziani Montale denim
    “Maria Luisa Spaziani – Eugenio Montale”
    Source








    DA UN LAGO SVIZZERO



    Mia volpe, un giorno fui anch’io il “poeta
    assasinato”: là nel noccioleto
    raso, dove fa grotta, da un falò;
    in quella tana un tondo di zecchino
    accendeva il tuo viso, poi calava
    lento per la sua via fino a toccare
    un nimbo, ove stemprarsi; ed io ansioso
    invocavo la fine su quel fondo
    segno della tua vita aperta, amara,
    atrocemente fragile e pur forte.

    Sei tu che brilli al buio ? Entro quel solco
    pulsante, in una pista arroventata,
    àlacre sulla traccia del tuo lieve
    zampetto di predace (un’orma quasi
    invisibile, a stella) io, straniero,
    ancora piombo; e a volo alzata un’anitra
    nera, dal fondolago, fino al nuovo
    incendio mi fa strada, per bruciarsi.




    Eugenio Montale, « VI. Madrigali privati », 1949, in La bufera e altro (1940-1957), Arnoldo Mondadori Editore, Collezione Lo Specchio, 1957; ried. 2019, pp. 362-363.





    Eugenio Montale  La bufera e altro 3





    Montale bufera 2







    D’UN LAC SUISSE



    Mon renard, un jour je fus moi aussi “poète
    assassiné” : là, dans le bois de noisetiers
    ravagé, où il fait grotte, par un feu ;
    il y avait dans ce gîte un nimbe d’or
    allumant ton visage, et il descendait
    lentement, suivant sa voie, jusqu’à toucher
    un halo qui le dissipe ; et moi, anxieux
    invoquant la fin sur cet indubitable
    signe de ton existence ouverte, amère,
    atrocement fragile, forte pourtant.

    Sur cette ombre, est-ce toi qui luis ? Dans ce sillon
    palpitant, par cette piste incandescente,
    alerte sur la trace de tes légères
    zébrures de rapace (une trace presque
    invisible, en étoile), moi : étranger,
    à pic, de nouveau ! et en vol, un canard
    noir, de la pointe du lac jusqu’au nouvel
    incendie m’ouvre la voie, pour s’y brûler.




    Traduction Jean-Charles Vegliante*



    ___________________
    * D’après une version de travail collective, sous la direction de Mario Fusco [1930-2015] (Sorbonne Nouvelle – Paris 3), revue pour l’occasion : in memoriam. L’acrostiche désigne la dédicataire du poème : Maria Luisa Spaziani.




    EUGENIO MONTALE


    Montale 2





    ■ Eugenio Montale
    sur Terres de femmes


    Nel Sonno (autre poème extrait de La bufera e altro)
    12 octobre 1896 | Naissance d’Eugenio Montale
    17 janvier 1977 | Cahier de poésie d’Eugenio Montale
    12 septembre 1981 | Mort d’Eugenio Montale
    Corno inglese (poème extrait d’Ossi di seppia)
    Quel che resta (Se resta)[extrait de Quaderno di quattro anni]




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur un site italien dédié à Eugenio Montale)
    de nombreux poèmes d’Eugenio Montale
    → (sur le site de l’INA)
    un entretien d’Eugenio Montale avec Pierre André Boutang




    Pour entendre Eugenio Montale dire des extraits de certains de ses poèmes,
    se rendre sur la page suivante





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  • Jean-Charles Vegliante | Fenêtre



    VERT
    Ph., G.AdC








    FENÊTRE




    Il y a du vert sur ton rebord
    L’oiselet pense que le printemps
    s’est attardé là encore
    – Il y vient souvent

    J’essaie de le voir quand il s’y pose
    et s’envole déçu dans l’instant
    Puis oublie vite la chose
    – et reprend son chant

    Il dit que le vert est suffisant
    quand on n’a ni graines ni abri
    d’aller au plus beau de l’an
    – le vert lui suffit

    Son chant berce nos rêves nos veilles
    Il ne sert à rien mais nous sourit
    tel un reflet de soleil
    dans des yeux amis

    Ou comme un poème de merveille
    disant la fenêtre qui s’éclaire
    – Pour l’oiselet sans pareille
    s’il revoit ce vert

    Longtemps je le suis et tends l’oreille
    Ma journée s’écoule sous le charme
    de cette espérance belle
    – que mon cœur désarme

    J’allume la lampe sur ma table
    comme un phare aux volants de la nuit
    – Ces mots racontent la fable
    de notre déduit

    Sur la cour endormie qui écoute
    un merle essaie à nouveau sa flûte
    L’aube lèche les fenêtres
    – c’est ton châle vert

    Pourquoi faut-il en sensiblerie
    rester à l’écoute de l’angoisse
    sous chaque mot qu’articule
    chacun que l’on croise





    Jean-Charles Vegliante, Trois cahiers avec une chanson suivi de Source de la Loue, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 2020, pp. 35-36. Illustrations de l’auteur.






    Jean-Charles Vegliante  Trois cahiers avec une chanson, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 2020.



    JEAN-CHARLES VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante portrait
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)
    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la fiche de l’éditeur sur Trois cahiers avec une chanson





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  • Jean-Charles Vegliante | [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]



    [LA LENTE]



    Tu sens bien que le vert ne reviendra pas
    C’est un avril fichu, un autre printemps
    L’acharnement des mouettes fait frissonner
    La ville cède par des détails infimes…
    Il y a une carie dans le ciment
    On voit dans le net la honte d’une langue
    Chaque jour qui passe corrompt ses racines
    Il y a comme des radicelles pourpres
    Dans les yeux la fureur de sa propre fin
    Les fondations que l’on voulait oublier
    Les chevilles gonflées penchent vers la terre

    Elle cherche un mot où être tout entière.






    [L’ÉTOURDIE]



    Ma vue me trahit, je n’ai que mes petites
    choses, je ne suis plus qu’un arbre de veines,
    une « demeure vide » aux coups de boutoir
    des ans… Tu ne sais pas combien. Et j’aspire
    à tant de choses ! de nouvelles antennes,
    et puis je ne sais plus ce qu’on me voulait.
    Je ne veux presque rien mais rien ne remplit
    cette vacance, ce froid où je me perds.
    Les matins semblent voler avec les merles.
    Les soirs me crient : tu devrais chercher ailleurs,
    oublier ce qui t’a soutenue, rêvée…

    Lis : « perdre sa vie après les oiselets »…


    (Purgatoire, XXIII, 3)





    [L’AFRICAINE]



    Elle entre au fond de soi dans le noir du noir
    là où personne ne sait, n’ose affronter
    ce sifflement continu du vent d’en bas
    qui porte aussi les souffles de disparus
    chaque fois au bord de se faire comprendre
    mais trop tard, trop tard, le bruit assourdissant
    de sa vie la distrait une fois de plus.
    Elle a cru une fois qu’elle remontait
    le fleuve-mer, qu’elle avait le fil du rêve
    vers l’autre rive – mais rien jamais ne rend
    la question lancée comme dans l’eau d’un puits.

    Comme fond au noir un souvenir d’été.




    Jean-Charles Vegliante, Onze visites (et un post-scriptum) in Les Carnets d’Eucharis, Portraits de poètes #3, « Au pas du lavoir | Poésie & Prose», 2020, pp. 147 et 149.






    Eucharis 3 ter




    JEAN-CHARLES VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante portrait
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)




    ■ Voir encore ▼

    le site Les Carnets d’Eucharis





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  • Maria Grazia Calandrone | Poème-suaire pour Gênes

    « Poésie d’un jour

    Traduction inédite de Jean-Charles Vegliante



    POESIA-SUDARIO PER GENOVA
    (14 agosto 2018)





    Il sudario si chiama sudario
    perché assorbe gli umori
    dei morti. Viene deposto
    sul volto, per nascondere allo sguardo dei vivi
    il lavorio della morte
    nei lineamenti amati, le enfiagioni
    e lo scavo finale, la riduzione all’osso, che riporta
    la materia conclusa di un corpo nel non finito dell’altra
    materia, all’indistinto delle zolle e degli astri.
    Il sudario è deposto per pudore
    sul volto, perché quel volto smetta di finire
    sotto i nostri occhi. Così vorrei
    che le parole, poiché non possono asciugare davvero
    neanche una goccia
    del vostro sangue, ricordassero almeno
    la vita, il celeste profondo
    o la rosa canina fra i paranchi
    che vi ha fatto sorridere
    per la sua ostinazione d’essere viva
    nel cantiere perpetuo del porto
    luminoso di sole morente
    o l’altro sole, la grandezza radiale dell’alba
    sollevata tra guizzi di reale come un rinascimento.
    Mondo contemporaneo che vai a morire
    tra i gabbiani delle periferie,
    sotto la rotazione della Via Lattea come una verde insonnia dell’universo
    che non ci guarda, mondo che sei questo infinito esistere che non contempla
    i mortali, senza nome e cognome torneremo cose
    tra le cose, senza involucri e senza nostalgia ritorneremo
    all’indifferenziato delle stelle. Ma adesso, adesso
    che siamo vivi




    Maria Grazia Calandrone (poesia inedita, 14 agosto 2018)
    © Maria Grazia Calandrone









    POÈME-SUAIRE POUR GÊNES
    (14 août 2018)





    Le suaire se nomme suaire
    parce qu’il absorbe les humeurs
    des morts. On le place
    sur le visage pour cacher au regard des vivants
    le travail de la mort
    dans les traits, les enflures
    et le creusement final, la réduction à l’os qui reporte
    la matière contenue d’un corps dans le non-fini de l’autre
    matière, à l’indistinct des mottes et des astres.
    Le suaire est placé par pudeur
    sur le visage, pour que ce visage cesse de finir
    sous nos yeux. Je voudrais qu’ainsi
    les mots, puisqu’ils ne peuvent assécher vraiment
    ne serait-ce qu’une goutte
    de votre sang, rappellent au moins
    la vie, le profond azur
    ou l’églantine parmi les cabestans
    qui vous a fait sourire
    par son obstination à être vivante
    dans le chantier perpétuel du port
    lumineux de soleil mourant
    ou l’autre soleil, la grandeur radiale de l’aube
    soulevée parmi des éclats de réel comme une renaissance.
    Monde contemporain qui vas mourir
    parmi les mouettes des banlieues,
    sous la giration de la Voie Lactée comme une verte insomnie de l’univers
    qui ne nous regarde pas, monde qui es cet infini exister qui ne prévoit pas
    les mortels, sans nom ni prénom nous redeviendrons choses
    parmi les choses, sans enveloppe ni nostalgie nous retournerons
    à l’indifférencié des étoiles. Mais maintenant, maintenant
    que nous sommes vivants




    Poème traduit de l’italien par Jean-Charles Vegliante
    D.R. Traduction inédite de Jean-Charles Vegliante
    pour Terres de femmes





    MARIA GRAZIA CALANDRONE


    Calandrone
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    le site de Maria Grazia Calandrone
    Interno Poesia





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  • Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir

    par Joëlle Gardes

    Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir,
    La lettre volée | La rivière échappée,
    Collection « Poiesis », 2016.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Qui effectivement voudrait se tenir dans ce « noir » où on se déba[t], en plein soleil », comme le dit le dernier poème du recueil Où nul ne veut se tenir de Jean-Charles Vegliante, et dont le dernier vers résume la tonalité : « comme si une boue basse nous tenait ». Nul ne veut s’y tenir et pourtant il le faut, et il faut « oublier l’effroi, / et l’injustice, qui sera toujours là ». Si, dans le « Journal en vers », rédigé en mars 2015, qui clôt l’ensemble, l’injustice naît du mal des « semblables » qui « traitent, vendent, tuent le bétail humain […] mettent en scène égorgements, bûchers, crachats, destructions avec une exquise maîtrise des codes », elle est plus fondamentalement notre condition d’êtres soumis au temps. C’est dans la réflexion sur l’érosion à laquelle nous ne pouvons échapper que réside l’unité de ce recueil fait de plusieurs parties. Se succèdent « Avant-scène », « Suites_survie », « Après », « Sonnets pour ne pas pleurer » et « Journal (en vers), 2015 ». Le passé y est le plus souvent convoqué, avec le souvenir, celui de l’enfance qu’il faut « déglutir », celui de la femme aimée (« il me semble avoir encore au bout des doigts / la soie de ta peau vivante »), celui des amis dont on s’éloigne « dans le son d’un été » :

    « Le passé sans fin nous déchire alors

    ce matin tout le passé nous bascule

    en arrière vers la fosse bleue

    le museau effrayant d’être bête. »

    celui des disparus : « tu n’es plus rien que ces fines particules ». Nous ne pouvons empêcher qu’« affleure en nous des fois un rauque langage d’avant. »

    Ce recueil est profondément – et c’est son grand intérêt – une méditation d’homme dans sa vieillesse : « ainsi sommes-nous vieux / sommes-nous », dans un « corps en morceaux qui commence à partir sans moi », dit le poète. Qui est donc en définitive celui qui survit, qui abrite en lui un « toi » qui « ne [nous] aime pas au point de partir avec [nous] » ? L’adversaire auquel s’adresse une série de quintils, c’est le « petit cancrelat / de l’âme » et cet autre qui nous habite :

    « ou bien c’est comme en soi noyée de silence

    une autre créature qui se retourne

    sur le noir où elle ne sait pas qu’elle est. »

    Rien de complaisant, de pathétique dans cette poésie, mais des constats qui débouchent sur une forme de célébration, de l’amitié, par exemple avec Mario Benedetti, à qui est consacrée une suite de quatrains, en début de recueil, de la beauté d’un paysage ou de la lumière, du compagnonnage avec les poètes bien-aimés, Rimbaud, Baudelaire, Villon, Dante, Pascoli, Raboni… L’acquiescement qui n’est pas résignation mais acceptation lucide :

    « mais ne renie pas ce temps dont tu es fait,

    dont nous vivons ensemble et disparaissons

    (d’aucuns jouent même le jeu de la mort luxe)

    avec le ciel changeant qui n’attend personne : »

    Les sonnets ne sont-ils pas faits pour ne pas pleurer ? L’humour, de surcroît, comme dans la « Supplique Pao », amène le sourire.

    Ce qu’il faut appeler « dignité » est soutenu par la forme qui est comme une ossature. Le vers bien-aimé est le onze syllabes, quasi constant, avec quelques infidélités en faveur de l’alexandrin ou des vers plus courts et les strophes, quatrain, quintil, distique, alternent avec des poèmes d’un seul bloc. La versification est une contrainte essentielle. Il en est d’autres, comme dans la série des « Expériences », qui de la construction « (Expérience de [+ groupe nominal]) » se défont à la fin du poème en « Expérience », puis en « Ex- » . Pour une fois, voilà une poésie qui ne parle pas nombriliquement de la poésie, mais qui la met en pratique et nous la fait partager, en montrant ce qu’elle peut être, et justement par l’expérience, l’expérience d’un seul qui est aussi celle de nous tous.



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Jean-Charles Vegliante  Où nul ne veut se tenir





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de La Lettre volée)
    la fiche de l’éditeur sur Où nul ne veut se tenir
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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  • Jean-Charles Vegliante | [Au fond de moi est un animal sauvage]



    [AU FOND DE MOI EST UN ANIMAL SAUVAGE]




    (Au fond de moi est un animal sauvage
    qui a été blessé à mort une fois
    et ne survit, si ça s’appelle survivre,
    qu’en se protégeant, me séparant des êtres
    chers, vivants et disparus, ou qui voudraient
    le devenir — je suppose —, mais on ne
    peut pas raisonner le petit solitaire,
    compenser l’injustice d’avant les mots.

    Avant est un mot illusoire, il n’avance
    à rien qu’à avancer notre marche au rien,
    quand on ne se retrouve plus sous le vent
    d’abordage, le bon courant qui te tient
    dressé aux aguets, prêt à accueillir
    à mordre à baiser cette ombre du beau.)

    (…caler la voile et rouler les cordages, Enfer XXVII)



    Jean-Charles Vegliante, « Après », in Où nul ne veut se tenir, La Lettre volée, Collection « Poiesis », 2016, page 53.






    Jean-Charles Vegliante  Où nul ne veut se tenir





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de La Lettre volée)
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