Étiquette : Jean-Claude Caër


  • Jean-Claude Caër, Devant la mer d’Okhotsk

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Caër, Devant la mer d’Okhotsk,
    éditions Le Bruit du temps, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    VERS « LA SENTE DU NORD »



    Le poète breton Jean-Claude Caër ne se lasse pas d’arpenter le monde en poète. Après En route pour Haida Gwaii et Alaska, le voici qui revient en France avec un nouveau recueil : Devant la mer d’Okhotsk. Le nom d’Okhotsk évoque d’emblée pour moi la presqu’île du Kamtchatka mais surtout la lointaine île de Sakhaline et le séjour qu’y fit jadis Tchekhov, dans ces contrées glacées où l’écrivain s’était rendu pour étudier les conditions de vie dans l’île et « payer ainsi sa dette à la médecine ». Une île maudite où ont péri de faim de froid de maladies et d’épuisement les déportés du Goulag. Et des prisonniers de toutes provenances et de toutes origines.

    Je croyais donc embarquer pour la mer d’Okhotsk mais je n’avais pas imaginé que cette mer serait vue depuis le Japon. Cependant, même s’il est question dans ce recueil du pays du Soleil-Levant, de ses villes et de ses îles, l’allusion à Sakhaline et à Tchekhov est bien présente.

    « J’ai pensé à Tchekhov, jeune médecin sur l’île de Sakhaline,

    Soignant les Ghiliaks d’une grande douceur, et les Aïnous,

    Dénonçant avec vigueur la condition des forçats en 1892. »

    En réalité, si Jean-Claude Caër entreprend ce voyage au Japon, c’est d’abord pour y retrouver « les Aïnous (le peuple chevelu et barbu) /Quasi décimés sur l’île de Hokkaidô. » Hokkaidô. « La région de la mer du nord », précise une note, « face aux îles Kouriles et à l’île de Sakhaline ».

    Par ce voyage, le poète tente aussi de retrouver, au milieu des contrées japonaises, le visage de la mère disparue. Dont la présence/absence accompagne le poète dans tous ses déplacements :

    « Mère je me promène

    Dans la forêt de Kôya-san

    Éclairée par des lanternes shintô

    Au milieu de 200 000 tombes. »

    Cette mère, il la cherche partout où ses pas le conduisent. Il la porte en lui où qu’il aille. Il lui parle, berçant la douleur du deuil dans le leitmotiv qui le pousse à écrire :

    « Mère, tu ne m’entends pas.

    Je t’écris de l’empire des Mikados, le pays du Soleil-Levant

    […]

    Je cherche ton visage au pays étrange (étranger)

    Un pays où les ombres sont présentes, les cendres…

    Je cherche ton visage parmi les ombres grandissantes

    […]

    La douleur est présente, elle ne me quitte pas. »

    Ou encore, plus avant dans le recueil, dans ces deux strophes :

    « Mère,

    La mer d’Okhotsk est grise

    La musique tiède de l’hôtel m’étourdit

    Ma main a gonflé cette nuit.

    Mère,

    J’ai traversé des cercles de douleur

    L’écriture et la vue de la mer me calment. »

    L’apparition la plus poignante de la mère est sans doute celle où le poète évoque la coiffe bretonne qu’elle porte sur la tête, le grand Chelgenn typique du Haut-Léon (Nord-Finistère) :

    « Mère,

    J’ai recopié des sûtras pour toi.

    Je t’ai peut-être vue, penchée vers la terre,

    Travailler ce matin dans les champs

    Près d’Abashiri ou de Obihiro

    Sous ton grand Chelgenn

    Dans la campagne paisible sous le soleil de mai. »

    Ainsi s’entretissent les univers et fusionnent les cultures. À l’improviste, dans des visions inattendues. Les limons du temps, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, se superposent, recouvrant les espaces les plus éloignés. Comme dans ce poème daté du 13 mai, jour de ta naissance :

    « Je remonte le temps direction la mer de Finlande

    Le lac Onega, la mer de Barents, direction le Nord.

    Je traverse des turbulences comme au jour de ma naissance

    Je nage à contre-courant (en bordure du cercle polaire).

    La steppe glacée, la Sibérie, la ligne de l’aube

    Sur le fleuve Amour.

    Le Japon viride

    Et déjà au-dessus des nuages j’aperçois le mont Fuji.

    Mère, tu ne m’entends pas. »

    Le passage ininterrompu entre les différents mondes qui structurent l’œuvre de Jean-Claude Caër est troublant. Les univers se fragmentent puis se rejoignent, et se recouvrent au fil des poèmes. « Les tombes centenaires » de Sekisho-in évoquent les « totem poles » et « les cèdres (presque mille ans) ressemblent à ceux de Colombie britannique / Et de Haida Gwaii. » C’est sans doute de ce jeu d’alternance et de fusionnement que naît l’envoutement du présent recueil. Et la nostalgie qui s’en dégage.

    Le dialogue continu avec la mère rend compte d’une inquiétude manifeste, à laquelle le lecteur coutumier de Jean-Claude Caër est habitué. Où qu’aille le poète, quelle que soit la direction prise, cette inquiétude profonde, existentielle est là qui le tenaille, en proie qu’il est au sentiment de précarité de la vie. Incertitude et questionnements lui sont des compagnons fidèles, qui rendent compte de son angoisse. Ainsi, écoutant les bonshô en prière, le poète s’interroge :

    « Le feu crépite.

    Chantent-ils que nous ne sommes que cendres et poussière

    Et retournerons en poussière ? »

    Ou encore, dans ce sizain construit sur une anaphore introduite par « comme » :

    « Comme les fleurs,

    Comme les lilas,

    Comme les fleurs de cerisiers que je n’ai pas vues,

    Comme la chute des feuilles rouges en automne

    Tout nous échappe

    Et file entre nos mains. »

    Les poèmes de ce recueil, souvent proches de la prose narrative pour les plus longs d’entre eux, mais tout autant, par la concision de certains autres, du haïku, évoquent, par-delà les rencontres et les rites, la permanence d’un état d’esprit. Celui du tourment et de la nostalgie procédant du caractère éphémère de toute vie. Ainsi de ces trois vers qui forment à eux seuls un poème :

    « Cette amertume que je bois

    Se répand dans mon corps

    Et je ne meurs pas. »

    Cette « amertume » transparaît aussi au travers de notations que le poète confie dans un aveu :

    « Je n’ai rien à raconter.

    Pas d’histoires, pas d’anecdotes

    Seulement des sensations diffuses, des malaises,

    Une solitude appuyée. »

    Il arrive que le poème soit daté, poème-feuillet d’un journal de voyage. Combien de temps a duré le séjour au Japon ? Deux mois ? Peut-être davantage. Peu importe du reste car le voyage est un voyage intérieur. Même si le poète passe d’une île à l’autre, d’une mer à l’autre, d’une montagne à un volcan, d’une forêt à un cimetière, de jardins en jardins, et d’un jardin à un temple. Entre temps, le lecteur croise avec lui les cinéastes japonais — Ozu et Kurosawa — qu’il oppose ; des amis écrivains au patronyme caché sous une initiale : Christian D. (Doumet ?) ; des poètes et des écrivains japonais — Soseki, Tanizaki, Mishima — et Bashô, bien sûr, qui lui inspire un long poème et ces réflexions :

    « Je suis venu te chercher au bout du monde aïnou.

    « La vie est errance sans fin », écrivait Bashô

    Sur la sente du nord

    Où il était accompagné par ses amis

    […]

    Je ne suis pas Bashô sur la sente du nord

    Accompagné par ses amis.

    Que sont devenus nos amis ?

    […]

    Et mes amis poètes

    Où sont-ils vraiment ?

    Ils ne m’ont pas accompagné sur la sente du nord. »

    À la lecture de l’écrivain Natsume Sôseki, « Le Pauvre cœur des hommes », Jean-Claude Caër trouve provisoirement une sorte de réconfort. Montaigne n’est jamais loin non plus, dont le lecteur perçoit, en arrière-plan, comme par-dessus l’épaule, la présence amicale et fidèle. Ainsi le maître des Essais apparaît-il au détour du chemin, après une promenade dans le cimetière Zôshigaya. Là se trouvent la tombe de Nagai Kâfu, nom bouddhique du journaliste et traducteur irlandais, Lafcadio Hearn, et celle de Sôseki, « enterré près de sa fille ». Reviennent alors en mémoire les pensées tirées du célèbre chapitre consacré à la réflexion sur la mort (« philosopher c’est apprendre à mourir »), et le poète de poursuivre par ces observations :

    « Chacun dans sa tombe pour l’Éternité

    Seul en cendre, en poussière sous les grands arbres. »

    Il y aurait tant à dire, tant il reste à explorer. Lire Jean-Claude Caër. Aller à sa rencontre. Si l’on ne craint pas d’être rejoint par la nostalgie diffuse que le poète porte en lui. Se laisser dès lors guider par sa pensée sur « la sente du nord » et mettre ses pas dans ceux de Bashô. Ou dans ceux de Natsume Sôseki.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    JeanClaude Caër



    _______________
    NOTE d’AP : Devant la mer d’Okhotsk est disponible en librairie le 6 décembre 2018.




    JEAN-CLAUDE CAËR


    Caer
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    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Alaska (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Lectures sous le signe de l’ours (extrait d’Alaska)
    En route pour Haida Gwaii (note de lecture d’AP)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)
    Mémoires du Maine (extrait)





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  • Jean-Claude Caër | Lectures sous le signe de l’ours



    LECTURES SOUS LE SIGNE DE L’OURS




    Je lis quelques pages de Montaigne, son Journal de voyage,
    Et de Jack London Souvenirs et aventures du pays de l’or dans le Klondike.
    D’un côté l’Italie raffinée du XVIe siècle
    Et de l’autre les contrées sauvages et inexplorées de l’Alaska.
    Chez Montaigne le raffinement de l’écriture, le mouvement et la force,
    La curiosité et le goût des autres.
    Chez London la simplicité, l’aventure et la poésie des canoës,
    Des chiens de traîneau et des hommes rudes face aux glaciers.
    Telles sont mes lectures en ce 1er septembre
    Et je trouve ceci chez Montaigne arrivant à Rome :
    « Nous vînmes loger à L’Ours, où nous arrêtâmes encore lendemain. »



    Jean-Claude Caër, Alaska, éditions Le Bruit du Temps, 2016, page 31.





    Jean-Claude Caër, Alaska






    JEAN-CLAUDE CAËR


    Caer
    Source



    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Alaska (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Devant la mer d’Okhotsk (lecture d’AP)
    En route pour Haida Gwaii (lecture d’AP)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)
    Mémoires du Maine (extrait)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur remue.net)
    une lecture d’Alaska par Jacques Josse
    → (sur le site de la revue Secousse)
    Jean-Claude Caër, Alaska (lu par Soline et Jean-Claude Caër)




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  • Jean-Claude Caër, Alaska

    par Marie-Hélène Prouteau

    Jean-Claude Caër,
    Alaska,
    éditions Le Bruit du temps, 2016.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Voici le livre d’un poète en voyage. Trois ans après En route pour Haida Gwaï, Jean-Claude Caër est reparti, renouant le fil de ces Indian roads qu’il affectionne. Destination non plus la Colombie Britannique mais l’Alaska. C’est le récit de cette expérience solitaire, imprégnée du territoire physique qu’il nous rapporte en poèmes.

    Recueil en 49 séquences, éminemment dynamique, qui emporte le lecteur dans un double mouvement, l’un temporel, de juin à octobre 2013, l’autre spatial, de Montmartre à Anchorage, pour finir en sa Bretagne natale. Un parcours donc, avec des escales, suggérées par le blanc de la page qui fait lui-même écho à la blancheur étincelante vue d’avion des glaces et des monts de l’Alaska.

    La première page de ce livre reprend presque à l’identique la vision finale du précédent : celle de daims rencontrés sur la route vers Old Masset. Comme si le voyage et le déplacement étaient la matrice du rapport au monde chez le poète. Pourtant, la tonalité a changé, de l’impression douloureuse du recueil antérieur, l’on est passé à un futur qui s’éclaire de rayons de soleil. La nature est là qui sans cesse convainc de vivre. « Écrire un hymne à la vie », telle est l’intention liminaire du poète.

    Paysages naturels, évoqués souvent sous la pluie, en série d’images photographiques, données à voir pour l’écho intérieur qu’elles suscitent. Forêts et pistes désertes, volcans enneigés, oies sauvages dans un ciel rose. Ces évocations concises, simples, sont dans la tradition de la poésie chinoise ou japonaise, celle de Bashô, qui lui sont familières.

    Pour Jean-Claude Caër, tout peut entrer dans le poème : une rêverie devant des tableaux insolites en membrane de phoque, une page sur les Indiens Athabascan que ne renierait pas l’auteur de La Pensée sauvage, un message sur portable de la femme aimée en train de se promener au musée Rodin, quatre vers mélancoliques sur la disparition d’un cargo dans la brume. Les fragments s’agrègent comme dans l’art du collage.

    Ce récit poétique a quelque chose à voir avec l’énigme d’une fuite. Mystérieuse, irrépressible, ancrée dans le lointain de l’enfance :

    « Je ne sais pourquoi j’ai fui en Alaska.

    Parce que finalement je fuis toujours.

    Cela se rapporte à mon enfance

    Aux livres de mon enfance

    Une biche dans la forêt, les eskimos, les igloos »

    (p. 32)

    Fascination pour les terres des peuples premiers qui ont toute la ferveur du poète. Ces Indiens Tlingits et Aléoutes de la famille des Inuits. Sa poésie est celle des espaces sauvages, des mâts totémiques et de la frontière. Telle est la passion ancienne de Jean-Claude Caër qui ne s’est jamais démentie depuis les rêveries de l’enfance. N’est-ce pas cela qui l’a amené à traduire avec Pascal Coumes Les Chants de Nezahualcoyotl, le roi-poète précolombien ?

    Dans Alaska se dessine un rapport très sensitif à cette nature sauvage : le poète célèbre la valeur des végétaux, des animaux, des objets de la vie indigène. Mais il ne cède jamais à la tentation de l’exotisme. « Aigle », « ours brun », « harfang des neiges », « corbeau qui parle » ne sont pas là pour faire couleur locale. Ils se rattachent à une représentation d’une totale étrangeté, parée de l’enchantement des clans totémiques où animaux et humains sont en communion :

    « Le corbeau au sommet du pin dont le bec claque —

    Totem pole mortuaire

    Qu’on peut voir au musée Sheldon Jackson.

    Le corbeau me parle. Il me transmet un message.

    Tu parles à travers lui. »

    (p. 45)

    Flottement d’identité où le je et le tu du poète pérégrin finissent par se fondre, pris à l’évidence dans cet envoûtement chamanique. Car l’Alaska ou Haida Gwaï sont, pour lui, comme le Japon pour Roland Barthes, « l’empire des signes ». Non pas les signes de l’écriture mais ceux des masques, des plumes, des peaux d’animaux. C’est alors à une double plongée poétique dans l’espace naturel et dans l’histoire de la rencontre entre peuples autochtones et colons russes que nous convie Jean-Claude Caër. Il met à nu cette dualité : dans telle page, il se laisse prendre par les créations originales des jeunes artistes indiens, comme Nicholas Galanin, qui veulent garder leur passé, dans cet autre poème, ce sont les chants en l’honneur de saint Herman dans l’église orthodoxe aux bulbes bleus qui le saisissent. Dans un autre poème, l’expérience de Vitus Béring, explorateur en quête d’un passage entre Amérique et Russie va susciter sa méditation. Nourrie des vers du poète John Donne, sa pensée l’emmène loin du détroit de Béring vers ce passage périlleux qu’est toute vie. Le poète cherche à tisser un rapport entre l’humeur, l’espace et l’horizon, la contemplation et la connaissance. Toujours sa méditation regarde le monde.

    La tonalité propre à Jean-Claude Caër, le mode mineur, est une constante : « L’idée de la mort ne me quitte pas », écrit-il. Celle de la perte également, qui ouvre le recueil avec l’exergue à Elizabeth Bishop, consacré à « l’art de perdre ». Ne lui faut-il pas « perdre » momentanément cette mère malade qu’il laisse derrière lui ? « Je me sens perdu », répète-t-il dans un des poèmes en un douloureux leitmotiv, le voyage étant à la fois pour lui matière à enchantement et à angoisse. Le thème de la mort, la sienne, celle des autres, le motif du temps qui ronge travaillent ce recueil :

    « Étant jeunes, nous étions comme des dieux,

    maintenant l’imminence du Rien »

    Des mots qui évoquent densité et dépouillement dans un questionnement intime et souvent nostalgique. Le temps est compté à ce « cœur/ Déjà vieux et blasé ». Et pour évoquer cette vie que nous quitterons tous, il y a simplement l’image de « cette maison qu’on devra quitter ». Brève mention d’un on et d’un inexorable futur : tout est dit.

    Jean-Claude Caër connaît la puissance évocatoire des noms, toponymes ou patronymes que l’on trouve chez certains poètes américains dont il se sent proche comme Gary Snyder. C’est une attention aux lieux traversés et aux personnes rencontrées sur sa route et une manière d’en garder trace. Mais, plus encore, un art de la nomination en diverses langues, anglaise (Haviland Beaver), russe (Baranov), tlingit (alutiiq), bretonne (Prat-Néon, Keremma). Ceci produit une sorte de musique des langues qui traverse ses poèmes. De façon singulière, le poète ne fait pas parler au style direct les personnes rencontrées. Absence de dialogues volontaire qui veut asseoir l’essentiel de chaque instant en un paysage intériorisé où se coule dans la même phrase le flux des paroles échangées. En peu de mots, sans bruit, c’est toute la tristesse de cette scène que le poète fait flotter et entrer au cœur du lecteur :

    « Nick Galanin me montre son travail, ses livres, sa collection d’objets d’arts, ses peintures,

    Il me parle de sa situation pénible, de sa tristesse.

    Sans doute va-t-il perdre la garde de ses kids, trois petites filles gracieuses.

    Puis il appelle un taxi et dans la nuit me donne l’accolade. »

    (p. 49)

    Au gré des poèmes, il est question de James Joyce, de Charles Olson, de Baudelaire. Puis, dans un autre poème, de Montaigne et de Jack London. Le poète marche dans les pas de celui qui fait son Voyage en Italie, terre raffinée du XVIe siècle et de celui qui affronte la wilderness du Klondike. On a beau être en Alaska, on n’est jamais loin de l’Europe. Miracle simultanéiste des avions, des portables qu’on entend retentir en ces pages frappées de silence et de solitude, musées et chambres d’hôtels obligent. Le passé et le présent, le traditionnel et l’hypermoderne ne cessent de se répondre par une merveilleuse oscillation d’entrelacs et de volutes entre points fixes et mouvants de l’espace et du temps. Cette « Amérique russe » qu’il découvre à des milliers de kilomètres de la France ne l’avait-il pas déjà sous les yeux dans sa maison en Bretagne, condensée dans ces deux photos de la poète russe Olga Sedakova et de la demeure américaine d’Herman Melville ? À notre insu, la vie mène le jeu subtil des analogies et des correspondances.

    L’essence même du voyage est dans cette métamorphose, nous dit le poète, qui le fait « devenir quelqu’un d’autre ». Le voyage marqué par un « Avant », connaît aussi son après, son Ithaque. La dernière partie du recueil, intitulée « Quatre poèmes », prend ainsi tout son sens. Ce sont les poèmes du retour où l’être transformé évoque, peut-être avec d’autres yeux, les toits de Paris, puis, dans le second poème, le fils aîné, dans le troisième la femme aimée qui traverse la maladie, et dans le dernier, la terre bretonne, oiseaux, vent, rochers et vagues. Portrait de l’artiste allongé dans l’herbe non loin de la mer. Il rêve devant les « tapisseries de nuages » qui, autrefois, suscitaient ses peurs d’enfant. La sérénité est là désormais. Avec l’évocation de ce lieu premier, fécond d’où est parti le désir de l’ailleurs, le poète a bouclé la boucle, celle du voyage, celle de la vie.

    Ce magnifique point d’orgue final est à l’image de tout le recueil. La voix grave qui s’y laisse entendre conjugue l’élégance de style et la profondeur.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Jean-Claude Caër, Alaska






    JEAN-CLAUDE CAËR


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    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Lectures sous le signe de l’ours (extrait d’Alaska)
    Devant la mer d’Okhotsk (lecture d’AP)
    En route pour Haida Gwaii (lecture d’AP)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)
    Mémoires du Maine (extrait)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur remue.net)
    une lecture d’Alaska par Jacques Josse
    → (sur le site de la revue Secousse)
    Jean-Claude Caër, Alaska (lu par Soline et Jean-Claude Caër)





    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même



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  • Jean-Claude Caër | [Je suis venu ici]



    Woodlawn Cemetery in 2008 February
    Source






    [JE SUIS VENU ICI]



    Je suis venu ici
    Voir les Indiens, les grandes mesas,
    Les Indiens Hopis, cœurs du ciel.
    La danse du serpent appelle la pluie.
    Ainsi je suis venu ici
    Au Woodlawn Cemetery.



    Sur la tombe de Melville et de son fils Malcom
    Ce bouquet de fleurs jaunes
    Du Désert de la mort rapporté ici
    Sur la pelouse ombragée
    Alors que mon père se vide de son sang
    Et va mourir.
    Il me souhaite un bon voyage
    Lui qui va bientôt partir
    S’est tourné vers le mur.
    Le dernier mur. Le dernier murmure.
    Et moi que suis-je venu faire ici par un lent détour
    Si ce n’est retrouver sa vie ?



    Jean-Claude Caër, « Per fretum Febris », Sépulture du souffle, Obsidiane, Collection Les Solitudes dirigée par François Boddaert, 2005, page 18.





    Sépulture du souffle





    JEAN-CLAUDE CAËR


    Caer
    Source




    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Alaska (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Devant la mer d’Okhotsk (lecture d’AP)
    Lectures sous le signe de l’ours (extrait d’Alaska)
    En route pour Haida Gwaii (lecture d’AP)
    Mémoires du Maine (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des Éditions Obsidiane)
    une page consacrée à Jean-Claude Caër
    → (sur remue.net)
    une note de lecture de Jacques Josse sur Sépulture du souffle de Jean-Claude Caër





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  • Jean-Claude Caër, En route pour Haida Gwaii

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Caër, En route pour Haida Gwaii,
    Obsidiane, 2011.


    Lecture d’Angèle Paoli


    Topique : Voyage et récits de voyage



    Haida_gwaii
    Source







    LE CHANT SALISH DE JEAN-CLAUDE CAËR



         Partir. Partir encore. Se déplacer d’Est en Ouest, traverser les grands espaces de l’Amérique du Nord, se perdre dans les forêts de feu, rejoindre les Penobscots, les Souriquois et les Etchemins, avec eux se fondre et disparaître dans les immensité des terres indiennes. Tel est le désir qui « dilate le cœur de l’homme », court d’un poème à l’autre tout au long du recueil de Jean-Claude Caër, En route pour Haida Gwaii. Tel est aussi le désir qui s’accroche à celui qui pénètre dans l’univers poétique du poète-voyageur breton. Partir, sans plus attendre, suivre les traces ouvertes par Jean-Claude Caër, jusqu’aux îles d’Haida Gwaii.

         Et, à la question posée par le poète dans l’un des poèmes de la section « Épars » :

    « Si le Christ vient à cette heure (maintenant)
    et te dit suis-moi à l’instant
    abandonne tout
    le suivras-tu
    à peine le filet ramené au rivage
    (laissant là tes poissons) ? »


         D’instinct, sans une ombre d’hésitation, répondre OUI.

         Partir ? « Pour aller où » ? Et « vers qui » ?

         Prendre la route pour Haida Gwaii. Même si le doute lancinant accompagne sans cesse le désir du départ.

         « Qu’allais-je faire ici sur la côte Pacifique… ? » ou encore « Et moi-même que suis-je venu faire dans ce monde crépusculaire… ? »

         Avec ce toponyme mystérieux d’Haida Gwaii, le poète breton fait remonter dans ses filets un livre talismanique que le voyageur en terre étrangère pourra déposer un jour au pied des mats indiens de « Totem Poles » ; ou ailleurs, sur d’autres terres, là où ses pas le porteront. Sur les bords du Gange, à Tanger, en Transylvanie, au Japon, sur les traces de Bashô, « Par l’étroit chemin du fond »… Lorsque sa traversée touchera à sa fin, il pourra déposer là son bien précieux comme un caillou rond : un petit livre de poèmes. En route pour Haida Gwaii.

         Talismans ? Attentif à la présence silencieuse du sacré et à celle des morts, attentif aux moindres « pattes d’oiseaux », le pèlerin affectionne les menus objets ramassés le long de sa route. « Petits cailloux en forme de baleine », « plume d’aigle » et « pierre noire » qu’il fourre au fond de ses poches et roule entre ses doigts. En cours de route, ces trouvailles se chargent de pouvoirs protecteurs et allègent leur propriétaire de son désarroi et de ses angoisses. Car « La mort toujours nous appelle et nous hante ». Le marcheur solitaire rassemble ces objets qui l’accompagnent et composent sa vie, ― « bâton de pèlerin trouvé sur la plage » et « ce peuple de pierres » patiemment agencées. « Petites présences » salvatrices qui rejoignent les grands mats totémiques de Haida Gwaii.


         Haida Gwaii ? Vers quelles contrées les poèmes de Jean-Claude Caër nous conduisent-ils ? Il faut attendre la dernière section du recueil pour atteindre Haida Gwaii, entrer dans le souffle de son histoire. Queen Charlotte Islands. Et partager avec le poète, l’acmé de sa quête. Parcours initiatique, la lecture des poèmes conduit le lecteur des côtes du Finistère Nord à la côte Atlantique de l’Amérique du Nord et de là, en greyhound ou en voiture, jusqu’à la côte du Pacifique. De la contrée du Maine et du Massachusetts ― dans la section intitulée « Mémoires du Maine » ―, à Vancouver, et, de Vancouver, en route pour Haida Gwaii. Entre les deux extrêmes Est/Ouest, quinze autres poèmes d’une autre facture, répartis en deux sections : « Sept poèmes » et « Épars », jalonnent le parcours, comme autant de cairns nécessaires pour l’appréhender et le comprendre.

         Traversé de doutes et de souffrances – la distance qui accentue la séparation d’avec l’aimée, la maladie de la mère, le vieillissement, la disparition des peuples ― le poète vit son trajet « comme une épreuve physique et mentale ». Épreuve soutenue en chemin par la mémoire de tous ceux, écrivains, poètes, artistes (le vidéaste Bill Viola, le peintre Alexandre Hollan ou Béla Bartók), personnages importants de l’histoire de l’Amérique, chefs indiens et marins, qui peuplent l’arrière-pays affectif et mental du poète breton. Jack Kerouac, le « frère de sang », Thoreau et Hawthorne, Emily Dickinson, Louisa May Alcott, Marguerite Yourcenar, Sylvia Plath, Olson et Auden, Lowry et Zukofsky. Mais aussi Nicolas Hughes, le fils de Sylvia Plath et de Ted Hughes… Tous ces noms ― personnes et lieux ― tissent ensemble un univers foisonnant, une cartographie personnelle envoûtante, marquée par le sceau de la disparition :

         « À Walden Pond la hutte de Thoreau a disparu.
    Point zéro ».


         Et à Lowell, personne ne se souvient plus de Kerouac :

         « À Lowell, près du cimetière personne ne connaît ton nom.
    Vivant, je t’aurai raté, mort, tu m’échappes encore. »


         Avec les archipels « d’îles éclatées » et leurs thuyas géants, leurs mats héraldiques dressés dans « ce monde liquide », les noms « soutiennent la langue du poème ». Ensemble ils font naître le « chant salish », « immense potlatch » tendu pour résister aux désastres du temps.
         Et si tout doit s’effacer de cet envoûtement, il reste encore au poète le pouvoir de se fondre dans « ce rêve liquide », et « se jetant dans le grand vide », de rejoindre la prophétie de Taliesin :

         « J’étais aigle, j’étais saumon dans la rivière… »

         Fusion cosmique qui abolit le voyage et la séparation :

         « Ma mère la pluie me couvre de son manteau gris
    Ma mère me cache dans son manteau de pluie. »




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes


    Alaska (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Devant la mer d’Okhotsk (lecture d’AP)
    Lectures sous le signe de l’ours (extrait d’Alaska)
    Mémoires du Maine (extrait)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des Éditions Obsidiane)
    une page consacrée à Jean-Claude Caër
    → (dans le n° 3 de la revue électronique Secousse)
    d’autres extraits d’En route pour Haida Gwaii
    → (dans la sonothèque de la revue électronique Secousse)
    des extraits d’En route pour Haida Gwaii, lus par Jean-Claude et Soline Caër
    → (sur Exigence Littérature)
    une lecture (8 décembre 2011) d’En route pour Haida Gwaii par Françoise Urban-Menninger
    → (sur Mediapart)
    une lecture (3 janvier 2012) d’En route pour Haida Gwaii par Bernard Demandre (+ extraits)
    → (sur remue.net)
    une lecture (18 décembre 2011) d’En route pour Haida Gwaii par Jacques Josse
    → (sur le blog de La Quinzaine littéraire)
    « Un étrange chemin du chaman », un article de Marc Le Gros sur En Route pour Haida Gwaii (12 avril 2012)



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  • Jean-Claude Caër, Mémoires du Maine


    Caër
    Source







    MÉMOIRES DU MAINE
    (extraits)



    Je n’ai pas vu de baleines souffler au large, mais demain
    je pars pour le Maine. La nuit tombe autour des phares jumeaux
    qui ne s’allument pas. J’ai marché le long de la mer.
    Tous les gens qui marchent le long de la mer se ressemblent.
    Ce qui pousse là ? La rumeur des rivages les berce.
    À Gloucester, après le bar des Seven Seas,
    j’ai salué la modeste demeure d’Olson. Il vivait ici dans le Fort
    face à la baie d’Ipswich, devant une manufacture et un fabricant
    de glace.




    Depuis que je suis parti, je n’ai vu que des arbres en feu.
    Je pense au pays tel qu’il devait être.
    D’Indiens, il n’y en a plus. Il ne reste que l’automne,
    les arbres enflammés, telles les plumes de ceux qui ont disparu.
    Et moi-même je ne suis qu’un pèlerin sur l’immense plage
    d’Ogunquit. Mais qui regarde encore les pattes d’oiseau ?
    Trouvant un petit caillou en forme de baleine,
    je le mets dans ma poche.
    Le pays, Thoreau, Les Bois du Maine.
    Ces bois où l’on peut se perdre et disparaître,
    où l’on sent la vie qui s’égrène lentement
    comme une parenthèse ouverte entre nos doigts.




    Jean-Claude Caër, Mémoires du Maine in En route pour Haida Gwaii, Obsidiane, 2011, pp. 13-14.





    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Alaska (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Devant la mer d’Okhotsk (lecture d’AP)
    Lectures sous le signe de l’ours (extrait d’Alaska)
    En route pour Haida Gwaii (lecture d’AP)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des Éditions Obsidiane)
    une page consacrée à Jean-Claude Caër
    → (dans le n° 3 de la revue électronique Secousse)
    d’autres extraits d’En route pour Haida Gwaii
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    des extraits d’En route pour Haida Gwaii, lus par Jean-Claude et Soline Caër
    → (sur Exigence Littérature)
    une lecture (8 décembre 2011) d’En route pour Haida Gwaii par Françoise Urban-Menninger
    → (sur Mediapart)
    une lecture (3 janvier 2012) d’En route pour Haida Gwaii par Bernard Demandre (+ extraits)
    → (sur remue.net)
    une lecture (18 décembre 2011) d’En route pour Haida Gwaii par Jacques Josse
    → (sur le blog de La Quinzaine littéraire)
    « Un étrange chemin du chaman », un article de Marc Le Gros sur En Route pour Haida Gwaii (12 avril 2012)



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