Étiquette : Jean-Claude Pinson


  • Jean-Claude Pinson, Pastoral

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Pinson, Pastoral,
    De la poésie comme écologie,

    éditions Champ Vallon, Collection recueil,
    01350 Ceyzérieu, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    POUR EN FINIR MUSAÏQUEMENT AVEC LE MONDE





    Poésie et écologie peuvent-elles aller l’amble ? La poésie est-elle concernée par la catastrophe écologique qui guette notre humanité ? Pour quelles raisons la poésie devrait-elle se préoccuper d’une menace dont nous sommes les auteurs responsables / irresponsables ? Quelle place la Nature occupe-t-elle aujourd’hui dans l’espace poétique ?

    Telles sont les questions ouvertes, nourries de réflexions et lectures multiples, que Jean-Claude Pinson soulève et aborde dans Pastoral. Dans cet essai philosophique, qui comporte en sous-titre De la poésie comme écologie, Jean-Claude Pinson interroge – tout au long des six chapitres qui composent son ouvrage – les liens que la poésie entretient de longue date avec la Terre et avec la Nature. C’est ce « pacte pastoral » que l’auteur se propose de revisiter avec nous. De découvrir ou de redécouvrir en suivant à ses côtés le cheminement d’une pensée affutée qui fait son miel de la fréquentation fertile de poètes d’écrivains et de philosophes qui ont jalonné l’Histoire de la littérature tout au long des siècles. Une réflexion qui guide la lecture depuis les origines, depuis l’« Écologie première » et ses « affinités électives » jusqu’à l’ultime, l’« Écologie dernière », aux confins de notre disparition. Imminente et comme programmée. Chemin faisant, d’un fragment à l’autre (chaque chapitre se subdivise en plusieurs fragments dont chacun est l’objet d’analyses), nous croisons nombre d’écrivains – Pierre Michon, Jean-Jacques Rousseau, Michel Serres, Giorgio Agamben – et de poètes. Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud, Bonnefoy, Schiller, Hölderlin, Nerval, Jaccottet, Trassard, Pouchkine, Leopardi, Hocquard, Bouquet (Stéphane), Foglia (Aurélie), Jean-Paul Michel, Prigent, Vinclair… et tant d’autres. Chemin faisant aussi, Jean-Claude Pinson aborde de multiples concepts de sa propre facture, depuis la « zoopoétique » et la « musaïque » jusqu’au « pastoraliat » …en passant par le « pacte pastoral », l’« hantologie », « le luxe et le potlatch », le balnéaire et la beauté, le politique, « la solastalgie » et le « féminariat ». Pour en arriver à la question ultime, celle de notre disparition : comment habiter poétiquement le monde des temps ultimes ? Entre temps, ou en attendant, Jean-Claude Pinson invite à une prise de conscience forte qui rejoint le rêve pastoral des origines : « la poésie demeure porteuse d’une indéconstructible promesse d’habitation poétique de la Terre. »

    Jean-Claude Pinson part d’un constat qui puise ses racines dans l’examen précis de tout un panel d’œuvres. Entre poésie et Nature, il existe depuis toujours une étroite connivence. En atteste l’omniprésence de la Nature comme thème dominant et récurrent des cultures, quelques origines qu’elles aient. Ce constat ne porte pas seulement sur la poésie. Il porte aussi sur le roman (dont, au XVIIe siècle, L’Astrée d’Honoré d’Urfé est en France le phare le plus éminent). Les différences entre l’un et l’autre genre, dans le rapport que chacun entretient avec la Nature, viennent de ce que la poésie décrit d’autres manières d’être au monde. Là où le roman cherche à rendre compte de « la vérité du monde social », la poésie, elle, fonde sa vérité sur « l’expérience sensible ». Nature et poésie sont liées par une affinité élective millénaire. De ce lien naît un mode d’expression propre à la poésie. Lui-même en lien étroit avec un mode d’être. La poésie comme ontologie en quelque sorte.

    Mais, interroge l’auteur de Pastoral, qu’entendre par le mot « Nature » ? Jean-Claude Pinson fait d’emblée référence à la phusis des Anciens. Ce concept des philosophes grecs – traduit par natura chez les Romains – englobe les idées de naissance, de croissance et de génération. Dans sa relation avec la poésie, la Nature est à considérer dans une acception très large, qui prend en compte le cosmos, ses espaces infinis, la Terre, la nature, l’ensemble de l’espace habitable. L’Oekumène.

    Cependant, cette vision qui a inspiré tant de poètes a aussi été décriée par d’aucuns, jusqu’à vouloir la faire disparaître. Ainsi de Mallarmé qui déclare : « La Nature a eu lieu, on n’y ajoutera pas ». Avec Mallarmé, la nature devenue inutile, la poésie entre dans la « modernité ». À la Nature, délestée de tout ce dont elle était porteuse, succède l’artifice et son règne triomphant. En dépit des résistances que la Nature a engendrées, notamment au XIXe siècle, une forme de « sauvagerie » refait surface, qui se répand et qui réaffirme ses droits. Ainsi la philosophe Virginie Maris réhabilite-t-elle – dans La Part sauvage du monde – la toute-puissance de la Nature face aux nombreux prédateurs qui n’ont de cesse de l’anéantir aux fins d’exercer librement leur pouvoir sur l’écoumène. De même le poète Jean-Christophe Bailly réaffirme-t-il la résistance exemplaire de la Nature. Laquelle, « par-delà les hommes… est et continue d’être l’habitacle et le lieu, la somme déployée des espaces où les formes de vie viennent s’inscrire ».

    Et Jean-Claude Pinson de conclure son propos par cette assertion :

    « Entre les trois (Cosmos-Terre-Vie), Nature se déploie comme un continuum. Et c’est bien, phénoménologiquement du moins, ce continuum que nous habitons. »

    Ne voulant pas me risquer à trop disserter sur la somme d’analyses dont Pastoral est constitué – l’entreprise, du reste, relèverait d’un défi quasi intenable –, je me contenterai ici de reprendre certains des noms ou des mots cités ou parsemés supra, lesquels constituent aussi des têtes de chapitres ou de paragraphes de l’ouvrage.

    Ainsi du terme Zoopoétique.

    Qui dit Nature dit aussi « biotope ». Et qui dit poésie dit aussi « chant ». Entendons par là logos comme « régime d’énonciation », prosodie – et donc musique –, rythme. Ainsi le « pastoral » est-il intimement lié à la poésie, comme l’est le chant à tous les sons du biotope. L’ensemble de ces liens rend compte d’une « façon d’habiter la langue », de se mettre « à l’écoute de la nature (Nature) et d’en répercuter la vibration, l’écho de harpe éolienne (ou l’illusion d’un tel écho), sans pourtant que puisse être comblé l’abîme qui sépare le langage du réel. » Une « façon » aux résonances archaïsantes qu’il faut cependant distinguer du logos, « vecteur de l’entreprise moderne d’appréhension scientifique et de mise à disposition technique du monde ». Une disjonction qui accentue l’écart entre Nature et Culture.

    L’un des grands précurseurs de l’« écopoétique » est Jean-Jacques Rousseau qui met en avant « l’hypothèse d’un lien presque organique, corporel du langage et de la Nature ». Entre cri, chant animal et langage humain, la parenté existe, qui permet d’établir un lien étroit entre « écopoétique » et « zoopoétique ».

    Certains écrivains éprouvent plus que d’autres ce sentiment de continuum entre poésie et Nature. Un sentiment d’appartenance tellement puissant qu’il peut s’apparenter à une formulation du sacré. C’est le cas de l’œuvre de Pierre Michon portée par une dimension pastorale forte. Dans les Vies minuscules ou Le Roi du bois, certains récits mettent « en scène un sentiment extatique de la Nature comme totalité englobante et sacrée. »


    Du pacte pastoral

    Pour bien appréhender le « pacte pastoral », c’est vers Thoreau qu’il faut se tourner, Thoreau pour qui l’être humain fait partie « intégrante de la Nature ». Pourtant, selon Michel Serres, le « contrat social » l’emporte pour la majorité d’entre nous sur le « contrat naturel ». Mais, ajoute Jean-Claude Pinson, Michel Serres affirme que « la Terre nous parle en termes de forces, de liens et d’interactions, et cela suffit à faire contrat. »

    Loin en amont de Michel Serres et de son Contrat naturel, le critique américain Paul de Man – à qui l’on doit l’idée et l’expression même de « pacte pastoral » – écrit dans la revue Critique (juin 1956) que « le thème pastoral est le seul thème poétique, qu’il est la poésie même ». Parce qu’il est « la problématique même de l’Être ». La dimension ontologique de la poésie renvoie ainsi à la dimension ontologique du pastoral.

    Pour autant, il ne faudrait pas s’imaginer que cette conception résout les conflits inhérents à la nature humaine. À commencer par celui qu’engendre la distinction entre langage commun et langage poétique. De cette réconciliation improbable, le poète sort fragilisé. « La conscience poétique est une conscience malheureuse qui aspire à la réconciliation avec la Nature, quand le langage, en sa négativité, signifie pour l’homme la séparation d’avec cette même Nature. »


    Le langage musaïque

    La crise du langage, à corréler avec nombre d’autres crises, me conduit à prêter toute mon attention à l’analyse du « musaïque ». Ce néologisme (musaico), on le doit au philosophe italien Giorgio Agamben. Pour Agamben en effet, le drame du langage vient de ce que nous avons oublié l’expérience du « musaïque ». Que nous avons effacé le rapport de l’homme à la Muse. Que nous avons disjoint la parole de ses origines. Au langage « musaïque », devenu inaccessible, incompréhensible, s’est substitué un bavardage proliférant dont sont accablées nos sociétés. Un langage « sans marge, ni frontière ». Le langage bavard n’est pourtant qu’un leurre qui masque la perte ancienne de la voix originelle. De sorte que le poète « tourné vers un lieu originaire de la parole hors d’atteinte », « célèbre et commémore la voix qu’il n’a plus ».

    Jadis accordées autour de l’expérience musaïque, aujourd’hui oublieuses de leur relation à la Muse, les sociétés contemporaines se sont désintégrées. Et l’homme, emporté dans le tourbillon de la logique de l’hybris, « oublie de prêter l’oreille à l’étrangeté a-logique qui murmure depuis ce lieu « musaïque » (et hors d’accès) de la parole. »

    Dans ce contexte, le poème est et demeure le seul langage à même de restituer le lien perdu avec la Nature. Le seul susceptible de remonter à la source, en amont du logos. Le seul susceptible de renouer avec l’expérience originelle, de faire entendre encore un chant « animiste » « où trouve à se dire, sensoriellement, affectivement, musicalement, « animalement », un sentiment inoublié de la Nature. » Aussi appartient-il à la poésie de renouer avec le « pacte pastoral » dont elle était détentrice. « Aux poètes, aux artistes échoirait ainsi d’être les hussards verts de la Terre ».

    Ainsi donc, même si elle est déchirée par la double tension qui la secoue – « l’archi-événement du langage » (lequel permet d’établir la distinction homme / animal) / « l’archi-mouvement de la Nature » –, la poésie demeure « bien écologie première, pulsion en direction de cette introuvable origine « musaïque » dont le sentiment d’appartenance à la Phusis continue de lui parler. »

    Loin d’être un essai qui conduirait à une forme d’abattement ou de dépression, Pastoral est un livre qui revitalise la pensée, la renouvelle, la dépoussière et la désenglue. La régénère. La réflexion très vaste et très diversifiée que cet ouvrage propose touche à de multiples univers poétiques : par exemple, celui, en pleine ébullition « carnavalesque », de Prigent, ou celui, prônant la révolution, de l’univers « politico-explosif » de Stéphane Bouquet ; parmi eux, d’aucuns voient dans le poème le moyen de contrer « la lumière aveuglante d’un biopouvoir (celui du capital) s’insinuant au plus intime de la vie ». Ainsi des mots-lucioles que la poète Aurélie Foglia fait circuler dans son recueil Grand-Monde. D’autres, se tenant éloignés de la tentation nihiliste, voire anarchisante, continuent de célébrer la beauté et le don. Ainsi les proses de Philippe Jaccottet, soucieux de « rétablir dans ses droits » « le beau naturel ». Un « parti pris de la beauté » qui culmine chez le post-hölderlinien Jean-Paul Michel qui opte, par la médiation de l’hymne, pour « une incessante surrection d’être ». Quant à La Sauvagerie de Pierre Vinclair, grande épopée de plus de cinq cents pages, elle rassemble autour du poète toute une communauté de poètes. Communauté de « voix singulières », que fédèrent ici « non seulement la force d’une intention (la commune préoccupation d’une action poétique en faveur de Gaïa) », mais aussi « la force d’une forme, celle du dizain ».

    Face à une ouverture de si large empan, le lecteur est emporté, quelles que soient ses propres affinités, sur les voies vivifiantes de la Nature et de la poésie, les deux étant in fine indissociablement liées.


    Vers une écologie dernière

    « Le monde va finir », écrivait Baudelaire dans Fusées. La prophétie est-elle en train de se précipiter ? De devenir réalité ? « Que faire alors du poème »  ? Comment en finir « musaïquement » avec le monde ?

    Pour Jean-Claude Pinson, « un poète peut nous aider à penser la poésie en tant qu’écologie dernière », à en « habiter poétiquement la très sombre teneur, sans renoncer pourtant ni à l’élan « résurrectionnel » de la poésie […] ni à l’idée d’une vie poétiquement « joyeuse » ». Le poète dont il est ici question est Giacomo Leopardi. Poète « physicien ». Poète « chanteur de blues ». Il n’est que de relire L’Éloge des oiseaux pour se convaincre que, de la saudade qui diffuse en chacun de nous ses notes mélancoliques, peut surgir un concert « joyeux ». Un concert qui accompagnera les derniers vivants jusqu’aux abords du néant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Pinson Pastoral





    JEAN-CLAUDE PINSON


    Jean-Claude Pinson
    Source





    ■ Jean-Claude Pinson
    sur Terres de femmes


    (lecture d’AP)
    [Bucoliques feuillées] (extrait de )
    Gagarine de la marine (extrait d’Alphabet cyrillique)
    Poéthique (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel de Jean-Claude Pinson






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  • Jean-Claude Pinson,

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Pinson, Là (L.-A., Loire-Atlantique)
    Variations autobiographiques et départementales,
    suivi de Frères oiseaux,
    éditions joca seria, Nantes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Écrire à la suite ou en marge des Variations autobiographiques et départementales de Jean-Claude Pinson est, me semble-t-il, une entreprise bien ambitieuse. Et risquée. Néanmoins, à la densité de cet ouvrage (qui ne comporte pourtant que vingt entrées + une) vient s’adjoindre un plaisir sans cesse renouvelé par la surprise que de page en page suscite la lecture ; et le désir de se couler entre les lignes d’une prose éblouissante est le plus fort. À la longueur du sous-titre, lequel donne de l’ouvrage une orientation de lecture à double entrée, s’oppose la brièveté adverbiale du titre LÀ, dont la graphie majuscule et en blanc sur la première de couverture attire d’emblée le regard et le fixe, durablement. Une échelle à deux lettres s’imprime sur un fond de carte à tramé jaune orangé, enjambe l’espace, guide le déchiffrement explorateur. Entre les deux jambes du À (de ) se détache le nom de la ville de Nantes (en noir, localisé par une puce carrée rouge). Tout autour de la grande ville s’amoncellent d’autres toponymes (de corps typographiques variables) qui entraînent tantôt vers l’intérieur des terres ‒ Vendée, Saint-Colomban, Nozay (plus au Nord), Châteaubr(iant), tronqué et presque en dehors de la carte ; ou au contraire vers le bleu de l’océan. Où s’ancre le tropisme Sud de l’écrivain. Saint-Nazaire, Saint-Brévin-les-Pins, Saint-Michel-Chef-Chef, Pornic s’échelonnent sur la côte. Avec, comme pour départager la Loire-Atlantique de la Bretagne, le cours de la Loire qui, depuis l’estuaire, rejoint Nantes. Autant de noms qui me sont depuis longtemps familiers, qui confirment que le « là » du titre est bien une promesse de lecture « départementale », telle qu’annoncée par l’auteur. Pour ce qui est de l’« autobiographique », il suffit de lire l’incipit de l’ouvrage pour se convaincre de l’importance de cette dimension particulière. Originaire par sa famille de cette région où il est né, une région qu’il n’a que très peu quittée, et provisoirement — « ce ne furent que trajets limicoles, au bord de l’eau toujours, tantôt douce tantôt salée » —, Jean-Claude Pinson vit aujourd’hui au lieu-dit Le Cormier-L.-A. Loire Atlantique, d’où il écrit. De ce lieu « là » et d’aucun autre.

    « Là. — Là que j’ai vu le jour. Que je cesserai, probablement, de le voir. Là que. Rien que là. Pas là-bas. Là tout court — c’est-à-dire ici. Où je suis, habite, écris. »

    Ici où il a « grandi, étudié, milité, déchanté, marché, pédalé, roulé,
    ramé (dans tous les sens du terme)… »

    Conscient qu’il explore sans cesse les moyens de rendre compte par l’écriture de la « géographie pathétique » de sa région, Jean-Claude Pinson — qui se définit comme « un pur produit de L.-A. », mais « nantais évasivement » — s’interroge :

    « Comment ai-je pour ma part habité la Loire-Atlantique ? Ne l’ai-je pas trop habitée pour qu’y soit préservée cette part de rêve dont parle Gracq ? Ou plutôt ne l’ai-je pas trop peu habitée, interposant, l’âge adulte venu, entre les lieux et moi, de puissants filtres idéologiques et livresques, qui longtemps ont agi comme autant de philtres de désamour (ou du moins d’indifférence) à leur égard ? »

    Quelques pages en amont, dans le premier chapitre intitulé « L.-A, mode d’emploi », Jean-Claude Pinson expose définitions et objectifs, méthodologie qui sous-tendent réflexion et écriture. Notamment dans le sous-chapitre « Autoportrait au département ».

    « Une autobiographie qu’on pourrait dire également à double foyer, en ce que la considération du département fournit au propos autobio son principal contrepoint. C’est toujours in situ que j’ai voulu parler de ma vie, et c’est toujours in visu (sous l’angle d’inclinaison de mon existence) que j’évoque les lieux où j’ai vécu ‒ Parce qu’il est toujours bon de se situer, de dire d’où l’on parle, et parce que les lieux en question m’ont durablement marqué de leur empreinte, quand bien même j’ai voulu leur imposer des lunettes déformantes et m’en abstraire à grand renfort de théories et fantasmes (de théories virant vite au fantasme).

    […]

    Un tel titre (« Autoportrait au département ») a cependant l’avantage de souligner que le sujet n’est pas seul et célibataire, mais solidaire d’un contexte et d’un monde, celui qu’apporte avec lui l’objet. C’est ce contexte que j’ai voulu évoquer ; c’est la corrélation d’un je subjectif et du objectif (“objectal”) où il se trouvait vivre qui m’importait : L.-A. comme un alter ego et soi-même comme un département. »

    Jean-Claude Pinson matérialise par un triangle géographique son territoire : Nantes/Saint-Nazaire // Saint-Nazaire/ Tharon-Plage // Tharon-Plage/ Nantes, définissant chacun de ces pôles en leur attribuant une dimension socio-culturelle et philosophique spécifique. Saint-Nazaire correspondant, selon lui, à la « ville de l’Idée (de l’Idée intransigeante et prolétarienne, rétive à tout arrondissement des angles), tandis que Nantes est la ville de la Culture et du “poétariat” (substitué au prolétariat). Tharon-Plage la sablonneuse, de son côté, bercée par le refrain des marées chantant l’éternel retour de la Nature d’avant et d’après l’homme, propose le trompe-l’œil d’un locus amoenus (d’un lieu amène et idyllique) où finir paisiblement sa vie. »

    Chaque chapitre, vingt au total plus Un ‒ « Frères oiseaux » ‒ se subdivise en sous-chapitres introduits par un titre en italiques. Unité et diversité, c’est dans cette matrice que se trament et se forment les « variations ». C’est à l’intérieur de ce binôme fort que se noue et se dénoue la pensée de Jean-Claude Pinson ; laquelle digresse avec rigueur et de manière entraînante, s’enrichit au cours de la réflexion de tableaux inattendus où se mêlent souvenirs d’enfance et de jeunesse ‒ ainsi du chapitre plein d’humour consacré à ses grands-parents paternels, « Vie de Suzanne et de Louis », histoire d’une mésalliance, zizanies dans le couple, portrait de l’un et de l’autre, elle, la belle, qui aspire à monter à Paris, lui, « simple paysan vendéen », « maraichin noiraud » que Jean-Claude Pinson assimile, à grands renforts d’imaginaire, à « un surréaliste inconnu et sans manifeste » ‒, lectures et voyages intérieurs, errances sur les bords de Loire ou balades à pied le long de la côte.

    Formé à la philosophie, armé d’une solide pensée politique ainsi que d’une solide culture générale, Jean-Claude Pinson, amateur depuis sa jeunesse de Free Jazz, déploie une traversée du siècle, sans cesse revisitée à l’aune du territoire départemental. Bouleversements et révolutions sont circonscrits en un lieu unique (ou quasi) que l’écrivain érudit, ex-maoïste militant (version « marxiste-léniniste ») et héritier d’une famille anticléricale et anti-vendéenne, connaît comme sa poche et affectionne depuis son plus jeune âge, en dépit des nombreux conflits et antagonismes auxquels le jeune homme puis l’adulte et enfin l’écrivain à dû se frotter. Ainsi l’écriture et les analyses qui composent cet « essai » d’un genre singulier entraînent-ils le lecteur dans une subtile tension spatio-temporelle en même temps que toutes les considérations reconduisent sans cesse vers la région de la Loire-Atlantique originelle. Analyses nourries et conduites à partir de la fréquentation assidue de poètes ou d’auteurs choisis qui président à l’exploration. « Au plus près, avec beaucoup d’ailleurs aussi », comme l’écrit Jean-Claude Pinson dans la dédicace qu’il m’a adressée. Et si l’on s’arrête un instant sur l’extrait de Description d’Olonne de Jean-Christophe Bailly, cité en exergue du même chapitre premier, le lecteur attentif est séduit par les mots qui mettent en évidence la correspondance entre les démarches similaires des deux écrivains, celle de Jean-Claude Pinson et celle de Jean-Christophe Bailly :

    « En procédant par approches successives, il me semblait que je pouvais du moins trouver un équilibre entre le caractère nécessairement autobiographique d’un livre de souvenirs et les motifs plus neutres ou aériens d’une sorte de monographie. »

    Ainsi croise-t-on en chemin, à quelques pages d’intervalle, Mallarmé et Jean-Christophe Bailly ; Romain Gary et Jules Vallès, Arthur Rimbaud et Michel Chaillou ; Julien Gracq et Pascal Quignard. Pour ne citer que quelques noms. Ou encore celui de Luis Mizón. À la demande du poète chilien, Jean-Claude Pinson se lance dans une improvisation sur Hölderlin. C’était à Saint-Nazaire, dans les années 1980, lors d’une rencontre au MEET (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire), qui venait de voir le jour. Quel rapport entre Hölderlin et Saint-Nazaire ? se demande Jean-Claude Pinson. Le fleuve, bien sûr. La belle Garonne pour le poète allemand ‒ Andenken. La Loire pour Jean-Claude Pinson. Dans le même chapitre ‒ « Au bord de l’eau » ‒, l’écrivain évoque alternativement les promenades en compagnie de sa grand-mère paternelle (passage qu’il conclut en confiant : « Je n’avais pas conscience que l’échappée vers le fleuve était aussi une façon pour l’aïeule de fuir les remous qui agitaient un couple grand-parental lui très désenchanté ») ; la pêche aux anguilles, lamproies et murènes, pratiquée sur « la plate » en compagnie de son grand-père et de ses frères. La réflexion prend plus loin un tour philosophique dans Métaphysiques estuariennes :

    « Panta rei, tout coule, tel est l’adage qui condense la philosophie du devenir d’Héraclite. Ou encore, tout passe, tout change, rien ne demeure. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Tout être, toute chose, est voué à la disparition, à la mort. Le temps n’est pas réversible, on ne reviendra pas en arrière, on ne renaîtra pas. »

    Pour ce qui est de Hölderlin, la fascination qu’exerce le fleuve sur le poète allemand est « affaire poétique […] S’en aller vers l’Est, comme le Danube, c’est pour lui s’en aller vers les Scythes et l’Orient, vers l’Originaire (un supposé Originaire majuscule), tandis qu’à Bordeaux, où il passe quelques mois en 1802, il voit s’ouvrir à lui, césure décisive, toute l’aventure du Nouveau Monde, à l’Ouest. »

    Pour Jean-Claude Pinson, comme pour Jean-Claude Bailly, « les fleuves induisaient dans les paysages une sorte de pensée, ayant le temps pour domaine, tout le temps… » (in Description d’Olonne).

    On le voit dans cet exemple, le champ culturel de Jean-Claude Pinson est un champ largement ouvert. Rien ici dans la pensée qui se réclame peu ou prou du repliement régionaliste et identitaire. Si le terreau familial de Jean-Claude Pinson est celui de la terre et du monde ouvrier, « l’arrière-pays mental » de l’écrivain est tout autre. En témoigne le chapitre de clôture de l’ouvrage, un « Hymne à la joie au lieu-dit Le Cormier », inspiré par la relecture des Petites œuvres morales de Giacomo Leopardi. Cette « prose de caractère réflexif, philosophique »… « pleine de fraîcheur et d’élan » est une invitation à poursuivre le « motif » que le poète de Recanati fait lever dans la pensée de Jean-Claude Pinson. Motif à plusieurs dessins : Lire/ écrire ; « paysage intérieur et paysage extérieur/ joie des oiseaux » / « vie universelle »… Installé dans son hamac tendu à ciel ouvert entre deux pins, l’auteur se laisse bercer par sa lecture, laquelle va déboucher sur l’écriture de ce chapitre. Sa rêverie, nourrie par la rumeur du vent dans les branches et par le chant des oiseaux (par le rire des mouettes aussi), plonge l’auteur dans un demi-sommeil qui le guide dans une méditation joyeuse sur « les oiseaux, nos semblables, nos frères ». Non point méditation franciscaine béate cependant, car « l’Éloge des oiseaux » de J.-C. Pinson, tout comme celui de Leopardi, sans se départir de l’enthousiasme propre au genre qu’ils ont choisi, ne perd pas de vue celui du maître dont il épouse la pensée ; et s’il y a une vision anthropomorphique chez l’un comme chez l’autre, « Frères oiseaux » n’en demeure pas moins une réflexion sur la place de l’homme dans l’univers, son anthropocentrisme dans la Création étant relégué à la périphérie au profit de l’oiseau. Une réflexion métaphysique propre à redessiner « les contours d’une existence à contre-courant d’un dolorisme chrétien dont Leopardi a voulu desserrer la trop puissante emprise. » Réflexion que Jean-Claude Pinson, anticlérical et athée, n’a pas eu de mal à épouser.

    Quant à moi, lectrice passionnée de ce livre, moi qui ne suis ni ne me prétends pourtant ni philologue ni philosophe ni métaphysicienne, j’ai aimé m’adonner au plaisir de ce texte, tout en m’étant livrée à l’exercice difficile de tenter d’en approcher la plus « substantifique moelle », mais me disant surtout que cet ouvrage, comme quelques rares autres livres de même tenue, demeurera désormais l’un de mes livres de référence dans les rayonnages de ma bibliothèque.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jean-Claude Pinson  Là





    JEAN-CLAUDE PINSON


    Jean-Claude Pinson
    Source





    ■ Jean-Claude Pinson
    sur Terres de femmes


    [Bucoliques feuillées] (extrait de )
    Gagarine de la marine (extrait d’Alphabet cyrillique)
    Pastoral (lecture d’AP)
    Poéthique (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


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  • Jean-Claude Pinson | [Bucoliques feuillées]



    [BUCOLIQUES FEUILLÉES]



    Bucoliques feuillées. — Au Japon, on n’a pas nos préventions. Les toilettes, écrit Tanizaki, sont l’endroit le mieux fait « pour la paix de l’esprit ». On y peut tout à loisir « goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons, et les anciens poètes de haïkaï ont dû trouver là des thèmes innombrables. » Conditions toutefois : le silence, « une absolue propreté » et une certaine qualité de pénombre. Mais d’abord un dispositif architectural qui fait que l’endroit est situé à l’écart du bâtiment principal et à l’abri d’un bosquet (éloge de l’ombre oblige).

    J’ai connu des lieux très semblables : les toilettes que mon père avait construites au-dessus du cabanon familial accroché à mi-pente sur une colline, dans l’arrière-pays de Menton, au lieu-dit le Maura. Sise à l’ombre de grands châtaigniers, habillée de canisse en roseau, la cahute filtrait la lumière, tout en laissant entrevoir en contrebas la mer et la promesse en majesté d’ivresse renouvelée. Car elle offrait en plongée son vin bleu très intense, dans ce très grand ciboire que la montagne découpait entre Cap-Martin à droite et la pointe italienne de Mortola Inferiore, à main gauche.

    Ce lieu, ces lieux d’aisance, je les ai, dans un poème intitulé « Barone rampante (grotesco)1 », célébrés — chantés même si l’on veut (car c’était bien comme une chanson de la plus haute tour où l’on montait souvent en fredonnant). Je reprenais ainsi le titre italien d’un livre aussi profond que réjouissant d’Italo Calvino, Il barone rampante. En traduction française, c’est devenu Le Baron perché, titre pouvant donner le sentiment aux locuteurs de la langue de Molière que le héros du récit, le baron Cosimo Piovasco di Rondo, devenant Côme Laverse du Rondeau, en passant d’une langue à l’autre (comme il passe d’arbre en arbre), est comme monté en grade, gagnant un quartier de noblesse par la simple vertu d’un mystérieux ascenseur linguistique qui le fait quitter le sol et les racines pour siéger au plus haut des houppiers, de même que les gogues du cabanon, d’être perchées sur la colline du Maura, malgré leur fonction, nous paraissaient dignes de la sublimité du paysage. — En réalité, en italien, rampante est un terme d’architecture désignant, comme son homologue français, la partie inclinée d’une toiture. Rien à voir donc avec le verbe « ramper » ; dans une langue comme dans l’autre, on reste bien dans les hauteurs. Et si Cosimo « rampe », ce n’est pas sur le sol, mais en sautant d’un arbre à l’autre, au gré des branches, comme un couvreur courant de par les toits.

    Car le cabanon, écrivais-je, possédait, un peu plus haut sur la

    pente, des cabinets vraiment royaux

    guérite où l’on montait la garde pour voir de loin venir

    les sarrasins, disions-nous en riant

    bucoliques feuillées

    chaque matin on y montait

    un broc de plastique bleu en main,

    pour y siéger longtemps, jouer à baron perché

    à hauteur des grandes branches de châtaignier qui, descendant presque jusqu’à terre (n’oublions pas que le terrain est très pentu), faisaient comme un camouflage où le soleil diffusait une lumière verte de fonds marins. Pas étonnant que le plongeur, perdu dans sa lecture ou ses pensées, tardât à remonter : nul lieu plus idéal pour la paix intestine

    et l’effusion lyrique aussi (celle que suscitent les belvédères), puisqu’on y pouvait à satiété contempler, à travers la canisse qui habillait l’armature de bois de l’endroit, entre le vert des pins déchiquetée

    la frise ultramarine de la mer

    avec le mouchetis de plume des voiliers

    lâchés au large comme d’un édredon crevé


    ___________________________
    1. Le poème se trouve dans Abrégé de philosophie morale, un livre qui n’est pas, malgré son titre, un essai, mais un livre de poésie.


    Jean-Claude Pinson, « Lieux uniques », Là, (L.-A., Loire-Atlantique), Variations autobiographiques et départementales, suivi de Frères oiseaux, éditions Joca Seria, 2018, pp. 134-135-136.






    Jean-Claude Pinson  Là






    JEAN-CLAUDE  PINSON


    Pinson
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    ■ Jean-Claude Pinson
    sur Terres de femmes


    (lecture d’AP)
    Gagarine de la marine (extrait d’Alphabet cyrillique)
    Pastoral (lecture d’AP)
    Poéthique (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel de Jean-Claude Pinson





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  • Jean-Claude Pinson | Gagarine de la marine




    GAGARINE DE LA MARINE




    Littoriny (littorini), bigorneaux

    littorini’s lubie qui a saisi Baudelaire à Moscou. Voulait absolument y déguster des bigorneaux. Besoin de recharger son organisme en magnésium, paraît-il.
    On a eu beau lui dire qu’on n’était pas en Bretagne, pas à Tharon-Plage, qu’il mélangeait les cartes, etc. Rien n’y a fait.
    Et évidemment, de bigorneaux, à Moscou, niet, zéro. D’iceux pas la moindre corne pointant à l’horizon son périscope.
    Pas de quoi broyer du noir. Mais pas non plus d’autre solution que de se rabattre sur le mot et sa traduction. Séance lexicographique à mâchouiller des mots, bidouiller des étymologies. Dont il ressort, grosse déception, que ce n’est même pas un mot russe, mais latin. Un mot savant venu de Littré et non du slavon.

    Vous auriez quand même pu vous en douter, a dit Leo. D’ailleurs, vous confondez : Linné, pas Littré.

    et en effet ça sonne très lettré, littorina littorea. Un nom très classe pour une bestiole très ordinaire, cagouille des rivages, qu’on préfère imaginer en petit cosmonaute des bords de mer, en Gagarine de la marine, plutôt qu’en centurion romain.

    On l’a même baptisé Bigarine (Bigarine), inventant pour Alissa Nikolaiëvna une histoire où, échappant de justesse à la voracité des tourne-pierres, il ferme à double tour son opercule et, barricadé dans sa pas spatiale capsule, s’en va pour cent ans de solitude explorer les trous noirs de sa mémoire animale vieille de six cents millions d’années



    Jean-Claude Pinson, Alphabet cyrillique, Éditions Champ Vallon, Collection recueil, 01350 Ceyzérieu, 2016, page 164.







    Pinson, Alphabet cyrillique





    JEAN-CLAUDE PINSON


    Jean-Claude Pinson
    Source





    ■ Jean-Claude Pinson
    sur Terres de femmes


    [Bucoliques feuillées] (extrait de )
    (lecture d’AP)
    Pastoral (lecture d’AP)
    Poéthique (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    la page de l’éditeur sur Jean-Claude Pinson
    le site officiel de Jean-Claude Pinson







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  • Jean-Claude Pinson, Poéthique

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Pinson, Poéthique, Une autothéorie,
    Champ Vallon, 01420 Seyssel, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Poéthique  L’ETHIQUE  suivant Edgard Allan POE
    Ph., G.AdC







    VERS UN GENRE DE LIVRE POIKILOS, HYBRIDE ET BARIOLÉ



    Qu’est-ce que la « poéthique », s’interroge-t-on d’emblée en lisant le titre choisi par Jean-Claude Pinson pour l’ouvrage récemment publié par les éditions Champ Vallon ? Une première réponse semble être apportée par le sous-titre : une « autothéorie ». Poésie/éthique/théorie (personnelle). Les trois termes orientent l’attente de lecture du côté d’un essai dont la réflexion porterait sur chacune des propositions annoncées par la première de couverture et la page de titre. De fait, dans le « prétexte » d’ouverture de l’ouvrage – « Habiter en poète » –, Jean-Claude Pinson, philosophe et poète, définit son livre comme un « pot-pourri » qui réunit des textes aussi différents par la forme que des textes narratifs tirés d’expériences vécues, des notes de lecture et des essais théoriques. Textes dont le « je », par choix, ne sera ni gommé ni exclu, parce que, citant Thoreau et le premier chapitre (« Economy ») de Walden, « c’est toujours la première personne qui parle ». Tous ont en commun la préoccupation première de l’auteur (« comment investir le monde en poète ? ») et tentent d’y répondre sous des angles divers. Ainsi cette interrogation fait-elle l’objet, à la manière d’une basse continue, de « variations ». Mais il faut également la considérer au sens phénoménologique puisqu’il s’agit de varier les angles d’approche permettant de cerner au mieux ce qui constitue le « vivre en poésie ».

    Il ne s’agit donc pas d’aborder la question de la poésie sous l’angle de la technique et de la théorie (approches réservées à la poétique) mais sous celui, beaucoup plus large et beaucoup plus ambitieux, d’un ETHOS. Un lieu pour vivre. Inspirée de la célèbre formule d’Hölderlin (« Habiter en poète »), la question récurrente qui traverse l’ouvrage reprend en écho : « Comment, aujourd’hui, habiter le monde en poète ? ». Question déplacée en apparence, dans la mesure où la poésie semble avoir déserté le monde et dans la mesure aussi où le monde, préoccupé par d’autres forces plus attractives, semble s’en désintéresser. Cette question concerne pourtant l’humanité entière et, de ce fait, elle est à prendre au sérieux. Pour Jean-Claude Pinson, grand lecteur d’Hölderlin, l’humanité a besoin de la parole des poètes, seule capable d’arracher le monde au chaos dans lequel elle a chu et de fonder pour elle un séjour durable et censé. Travailler à « l’ineffacement de la poésie » est donc entreprise vitale.

    Composé de quatre grandes parties, « Situation, position » / « Théorèmes » / « J’habite ici » / « Philosophes et Poètes », Poéthique décline autour de cette question préoccupante toute la « gamme de l’essai ». Avec, en quatrième partie, un répertoire de quinze philosophes et poètes à vivre – exempla – qui fait songer à l’ouvrage de Franck Venaille, C’est nous les modernes : R. Barthes, P. Bergounioux, Y. Bonnefoy, S. Bouquet, Y. Charnet, M. Deguy, G. Deleuze, P. Forest, D. Fourcade, J. Gracq, P. Michon, A. Negri/G. Leopardi, C. Prigent, O. Rolin, J. Sacré.

    « Habiter en poète », « Habiter ici », « Habiter la couleur ». Ces expressions reviennent tout au long de l’entretien, accordé en 2010 par J.-C. Pinson au journaliste tunisien Aymen Hacen. Elles renvoient à une façon d’« exister », une façon particulière d’être-au-monde qui implique, comme l’avait déjà affirmé Rimbaud, au-delà de l’objet poème, le désir radical de « changer la vie ». Une préoccupation que l’on retrouve aussi chez le poète italien Giacomo Leopardi, dont Jean-Claude Pinson se dit très proche, et dont il apprécie la dissidence.   S’attaquant d’une part à toutes  les  illusions – religieuses, métaphysiques, politiques –, Leopardi est aussi celui qui réaffirme l’espérance poétique. La poésie porte en elle l’ambition profonde d’une vita nova. Il en sera de même, plus tard, de Roland Barthes qui ne concevra plus « la littérature que sous condition d’une éthique ». Et qui « par-delà le texte et ses innovations » aura « le souci de l’existence et de sa rénovation. »

    La « poéthique » ne se réduit donc pas à un art du langage, mais elle prend en compte la préoccupation constante de donner du sens à notre vie sur terre. Se poser, par un autre langage, contre la rationalité marchande et contre les stéréotypes infligés par les discours dominants, mettre l’être en lieu et place de l’avoir, tel est l’engagement du poète. Militant ardent, acteur engagé dans la volonté de changer la société (dans les années 1960-1970), l’auteur considère l’engagement littéraire comme un engagement politique. En mai 68, politique et littérature étaient indissociables. « Changer la vie et changer la syntaxe semblent alors pour nous, une seule et même chose », écrit J.-C. Pinson dans « J’habite ici ». Au-delà, l’engagement littéraire est engagement existentiel. Il est éthique poétique. Cet engagement émane, chez l’auteur, d’un désir absolu de poésie. Un désir qui se manifeste sous la forme d’un Janus bifrons. Selon J.-C. Pinson, ce Janus poétique présente en effet une face féminine/une face masculine. Côté féminin s’exprime la participation à la plénitude bariolée du monde. L’éloge du chant, du souffle, l’abandon confiant au langage, l’incantation chamanique. Le lyrisme, donc. Côté masculin se dit (tente de se dire) l’irritation face à l’incapacité du langage à dire le monde. L’inadéquation, le hiatus, la rage de l’expression. Le nihilisme poétique. Entre ces deux visages incompatibles, l’auteur balance, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, à la recherche d’un équilibre. Le plus souvent, cependant le visage féminin l’emporte. Tout simplement parce que la poésie, parce qu’elle « a soin du langage autant que de ce qui dans le monde est inaperçu, oublié, délaissé, est féminine » !

    S’appuyant sur le contexte post-industriel auquel nous appartenons et sur le constat de la disparition de l’homo poeticus au profit de l’homo œconomicus, Jean-Claude Pinson développe toute une réflexion autour du « poétariat » (in « Situation, position »). Derrière ce néologisme forgé à partir des théories du philosophe italien Antonio Negri, c’est une nouvelle « classe » sociale aux contours mouvants, difficile à cerner mais toujours plus nombreuse, qui apparaît. Polymorphe et bariolé, le « poétariat » oppose à l’ordre du monde soumis aux puissances de l’argent, une résistance forcenée et joyeuse. Composée d’aspirants artistes et d’artistes en tous genres, le « poétariat » est classe créative qui rend compte de l’avènement d’une démocratie artistique impliquée dans l’idéal de « se faire le poète de sa propre existence ». Il constitue en outre une force susceptible d’alimenter le ferment d’une résistance au « populisme culturel » incarné, selon Giorgio Agamben, par la petite bourgeoisie dont l’idéal consumériste conduit à sa perte l’humanité entière.

    À quoi la poésie « peut-elle encore être bonne, au-delà du plaisir esthétique ? » « Quelle est sa façon singulière de suggérer des formes de vie expérimentales, hic et nunc, capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence ? » « Puissance souterraine », « elle continue de creuser ses galeries de vieille taupe ». « Du côté des humiliés et des offensés, du côté du poétariat ». Pour Roland Barthes, elle est « pratique de la subtilité dans un monde barbare ». « Subversive et vitale. »

    À la fois philosophe (bien qu’il ait fait sa thèse sur Hegel, J.-C. Pinson ne se reconnaît pas comme « spécialiste » du philosophe allemand) et poète, Pinson, refusant de renoncer « à la clarté du concept » comme «  à la musique des mots », « au est de l’ontologie » comme « au il y a de la poésie », a pris « le parti d’habiter l’entre-deux, l’entresol où se trame, entre terre et nuées, la grande affaire que demeure » à « ses yeux la recherche d’une habitation poétique du monde. »

    Dans le chapitre intitulé « Par-delà les avant-gardes » (« Quasi-manifeste » in « Situation/Position »), l’auteur examine d’ il parle. Il renvoie donc à un passé auquel, jeune homme et militant, il a appartenu ; aux « groupes de travail » auxquels il a pris part et qui constituaient les avant-gardes d’alors. Aux expérimentations qui guidaient la pensée. Le groupe « Tel Quel » (Denis Roche, Marcelin Pleynet). Mais au poète d’avant-garde, J.-C. Pinson oppose le « poétariat ». Car le « tiers-état artistique » rejette en bloc l’industrie culturelle et l’avant-garde, soupçonnée, dans son activisme, de vouloir « contrôler le champ de la création » et d’ « imposer son pouvoir dans le domaine des lettres ». Le « poèthe », lui, s’emploie avec d’autres, au gré d’inventions multiformes et d’« expériences communes nouvelles », à changer « sa vie », « à rejoindre l’étoile lointaine en soi ».

    Analysant plus avant les causes de la désertion de la poésie sur le théâtre du monde, J.-C. Pinson rappelle que ce phénomène est à mettre en relation avec l’entrée de notre civilisation dans l’ère des mégapoles. Jadis inséparable de la nature et des dieux qui présidaient à son harmonie, la poésie était chant de louange. L’hymne, forme première de la poésie selon Giorgio Agamben, était célébration de la grandeur des divinités et du cosmos. Intimement liée à l’expression de cette harmonie, la métaphore jouissait d’une aura et d’un pouvoir qu’elle a, depuis, totalement perdu. Qualifiée de « vieillerie poétique » mensongère, la métaphore est mise au ban dans la poésie d’aujourd’hui. Position orchestrée par Yves Bonnefoy qui dénonce dans l’Orphisme sa capacité à entretenir « le rêve mensonger d’un monde que suffirait à réconcilier la grâce de quelque surcroît d’harmonie ».

    Ainsi la nature (et ses habitants, les « ci-devant campagnes » de Jean-François Lyotard) – et avec elle, la pastorale – a-t-elle désormais cédé la place au chaos des villes et à ses paysans (Le Paysan de Paris d’Aragon). Les figures de rhétorique ont disparu au profit des collages et des montages, listes et énumérations (cf. par exemple la poésie de Jude Stéfan), davantage propres à traduire l’impossible mimétique entre le langage et le réel, leur incompatibilité et inadéquation réciproque. Avec l’entrée en scène de la poésie post-moderne (par opposition à la poésie pré-moderne), la poésie change de statut. Le lyrisme – accusé d’accorder une place inconsidérée au sujet – est également condamné pour le ton élevé qui scande l’enfièvrement qui l’accompagne. Les années 1990 opposent néo-lyriques – Louis Aragon, René Guy Cadou, René Char, Saint-John Perse – et littéralistes – Francis Ponge, Denis Roche… La poésie nouvelle, refusant les séductions de la musicalité, rejette les formes d’ébriété qui président à la montée du chant. Ainsi du poète Emmanuel Hocquard qui « invite à rompre le charme du chant et à “démusicaliser” la langue ». De sorte que, déchue des hauteurs où elle était jadis placée (jusqu’à Baudelaire), « la poésie est tombée – depuis Baudelaire et les Petits poèmes en prose – dans la prose : elle s’écrit désormais en prose et se nourrit de la prose de la vie plutôt que d’ambroisie ». Quant au poète, déchu de son trône d’élu, « il préfère se promener incognito dans la foule » semblable à tout un chacun. Et s’il le peut, « se livrer à la crapule, comme les simples mortels. »

    La porosité prose-poésie est à ce point évidente qu’il apparaît justifié de poser la question des frontières et des enjeux. Dans le chapitre intitulé « Roman et poésie », J.-C. Pinson analyse les ressorts qui font s’opposer ou se rejoindre les deux genres. Il apparaît que le roman constitue, pour certains auteurs, l’ultime espace d’écriture où la poésie, inapte à « raconter » le monde, peut encore trouver droit de cité. L’exemple le plus notoire est celui de Pierre Michon, dont « la prose dense, grevée de poésie » est « hantée par la préoccupation poétique ». Pour Michon, en effet, « la prose ne vaut que s’il y a en elle élévation de la phrase à la puissance rythmique du vers ». Peut-être le temps est-il venu d’imaginer une « tierce forme », une forme métissée qui, en intégrant des « dispositifs textuels divers », ferait se fondre en elle formes narratives romanesques et formes poétiques ?

    Depuis (mais les choses sont en réalité beaucoup plus complexes que cela), en deux décennies, la poésie s’est déplacée à l’intérieur de l’espace littérature. Poussée par la recherche de davantage d’intensité, la post-poésie s’est entée sur d’autres arts, combinant oralité avec arts visuels et plastiques, faisant émerger de nouveaux modes de langage. Derrière cette quête d’« acméisme », cette augmentation qui engage la totalité de l’être – voix et corps –, c’est bien la quête d’une augmentation à être/d’être qui se lit. Mais, là encore, les choses ne sont pas simples et les clivages s’organisent. Depuis le début des années 2010, une nouvelle querelle oppose poésie écrite et poésie scénique. Roubaud d’un côté avec sa poésie de chambre, silencieuse et solitaire. L’espace page/livre qui privilégie la culture « froide ». Prigent l’anti-lyrique de l’autre, ses proférations, exhibitions, mots et corps, qui privilégient le partage de la théâtralité. Face à cette querelle, J.-C. Pinson, en philosophe avisé, opte pour le « continuum » plutôt que pour la « césure ». La poésie poursuit néanmoins « son travail de taupe », donnant naissance, régulièrement, à d’autres émergences. Ainsi voit-on apparaître un « lyrisme sec » qui trouve dans le free jazz d’Ornette Coleman son modèle musical et dont les vociférations de Prigent (évoquant l’écriture d’Antonin Artaud) ne sont pas exemptes. Autre forme émergente en vogue dans le « poétariat » : la voix. La poésie contemporaine n’ayant plus aucune source où puiser sa légitimation, c’est vers la voix qu’elle se tourne. Le poète s’érige alors en « poète de voix » – « de voix qui d’abord s’écrit, poète de voix fantôme ». « Déposer » sa voix est la condition pour que le poète retrouve sa voix, la réinvente et lui permette d’atteindre les multiples résonances qui font du texte un véritable oratorio. « J’éteins ma voix dans la pièce, le poème continue indépendamment de ma voix », écrit Dominique Fourcade.

    Autre motif de disparition de la poésie, « la catastrophe métaphysique du sens ». « Rien n’a de sens : le monde n’a pas de sens ; pas de fondement, pas de justification, pas de fin (de finalité). Le ciel est vide, tout est absurde et l’existence avance “cap au pire” », écrit Jean-Claude Pinson au début de « Théorèmes ». Depuis Auschwitz (et les analyses d’Adorno), la poésie contemporaine est tentée par l’émiettement du sens. Il n’est plus possible, en effet, depuis la tragédie qui a ébranlé le XXe siècle, d’accepter les « valeurs » esthétiques de la poésie. Le contemporain refuse toute expression de travestissement, tout maquillage susceptible d’embellir le réel et d’anesthésier l’esprit. Toute illusion métaphorique. À quoi bon persister à vouloir s’élever au-dessus de la prose disharmonieuse du monde, si la musique des sphères est inexistante ? Le divorce entre les mots et les choses est consommé et nul n’a plus confiance dans le langage. Refusant toutes les manifestations mensongères dont le langage est capable, le poète trouve dans la forme la seule résistance possible ; le seul moyen de lutter contre les forces destructrices qui menacent le monde. Jusque dans les extrémismes esthétiques. Disjonctions, dissociations, recherche de l’atonalité, syncopes, mais aussi listes, énumérations, collages, montages, tout procédé d’écriture doit rendre compte de la rébellion dans laquelle la poésie contemporaine s’origine. Le désenchantement du monde a mis fin à un âge d’or poétique. Balayant le muthos (le mythique, le fabuleux, le religieux) au profit du logos, le désenchantement du monde est à l’origine de la dépoétisation de la poésie.

    « Tout est rien » et l’éternité n’est qu’« éternullité ». Renversant le propos de Giacomo Leopardi, J.-C. Pinson écrit aussi : « Et cependant, il y a du sens. » Dans le simple énoncé d’« être au monde ».

    Pourquoi écrire ? Comment vivre ? Creusant plus avant le sillon ouvert par Roland Barthes à l’intersection de la littérature et de l’éthique, Jean-Claude Pinson, le « paysan » de Nantes, poursuit l’exploration de territoires-frontières, inscrivant dans sa démarche personnelle l’invention du livre toujours à faire. Un genre de livre poikilos, hybride et bariolé, à mi-chemin du roman, du poème, de l’essai. Une « poéthique » totale pour une poésie multiforme associée à la vie dans tous les sens.



    Angèle Paoli

    D.R. Texte angèlepaoli







    Jean-Claude Pinson, Poéthique





    JEAN-CLAUDE PINSON


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