Étiquette : Jean-Jacques Rousseau


  • 24 octobre 1776 |
    Jean-Jacques Rousseau, « L’Accident de Ménilmontant »

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 24 octobre 1776, Jean-Jacques Rousseau est victime d’un accident à Ménilmontant. Il relate cet événement dans la « Seconde Promenade » des Rêveries du promeneur solitaire.







    Rue de Ménilmontant 5
    Source





    DEUXIÈME PROMENADE

    [L’Accident de Ménilmontant]

    (Extrait)



        Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les sites agréables, et m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus deux que je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L’une est le Picris hieracioides, de la famille des composées, et l’autre le Bupleuron falcatum, de celle des ombellifères. Cette découverte me réjouit et m’amusa très longtemps et finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir le Cerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour, j’ai retrouvé dans un livre que j’avais sur moi et placé dans mon herbier.
        Enfin, après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyais encore en fleurs, et dont l’aspect et l’énumération qui m’était familière me donnaient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étaient déjà retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu’aux travaux d’hiver. […]





    Un gros chien danois






        J’étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand des personnes qui marchaient devant moi s’étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s’élançant à toutes jambes devant un carrosse, n’eut pas même le temps de retenir sa course ou de se détourner quand il m’aperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avais d’éviter d’être jeté par terre était de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serais en l’air. Cette idée plus prompte que l’éclair et que je n’eus le temps ni de raisonner ni d’exécuter fut la dernière avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi.
        Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m’arriver. Le chien danois n’ayant pu retenir son élan s’était précipité sur mes deux jambes et, me choquant de sa masse et de sa vitesse, m’avait fait tomber la tête en avant : la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps avait frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avait été d’autant plus violente qu’étant à la descente, ma tête avait donné plus bas que mes pieds.
        Le carrosse auquel appartenait le chien suivait immédiatement et m’aurait passé sur le corps si le cocher n’eût à l’instant retenu ses chevaux. Voilà ce que j’appris par le récit de ceux qui m’avaient relevé et qui me soutenaient encore lorsque je revins à moi. L’état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n’en pas faire ici la description.
        La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus. […]



    Jean-Jacques Rousseau, « Seconde promenade » in Les Rêveries du promeneur solitaire, Éditions Flammarion, Collection GF-Flammarion, 1964, pp. 36-37-38-39. Chronologie et préface par Jacques Voisine.



    _______________________________________________
    NOTE d’AP : les 12 et 13 octobre 2012, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, s’est tenu au Pavillon du Carré de Baudouin (121, rue de Ménilmontant, Paris XXe) un colloque sur « L’Accident de Ménilmontant » : le premier jour de ce colloque a été présentée la nouvelle édition des Œuvres complètes de Rousseau (Classiques Garnier).





    JEAN-JACQUES ROUSSEAU


    Jjr
    Image, G.AdC



    ■ Jean-Jacques Rousseau
    sur Terres de femmes

    28 juin 1712 | Naissance de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait de la « Troisième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire)
    2 juillet 1778 | Mort de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait des Confessions)



    ■ Voir aussi ▼

    28 mai 1958 | Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle





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  • 28 juin 1712 | Naissance de Jean-Jacques Rousseau

    Éphéméride culturelle à rebours



    Jean-Jacques Rousseau
    Image, G.AdC






         Le 28 juin 1712 naît à Genève Jean-Jacques Rousseau, fils d’Isaac Rousseau, horloger de son métier, et de Suzanne Bernard, nièce d’un pasteur. Jean-Jacques Rousseau ne connaîtra pas sa mère, morte des suites de sa naissance. Rousseau portera tout au long de sa vie et de son œuvre la marque de sa culpabilité. « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs », écrira-t-il plus tard dans le Livre I des Confessions.


         Au cours des derniers mois de sa vie, à partir d’octobre 1776, Rousseau compose Les Rêveries du promeneur solitaire, travail qu’il poursuit jusqu’en avril 1778. Le même mois, Rousseau confie à Moultou, son exécuteur testamentaire, divers manuscrits, dont une copie du « manuscrit de Genève », autrement dit ses Confessions. Installé à Ermenonville chez le marquis de Girardin, Rousseau meurt deux mois plus tard, le 2 juillet 1778. Les Rêveries du promeneur solitaire, ouvrage autobiographique, sont publiés à Genève en 1782 en même temps que la première partie des Confessions. Construites sur la discontinuité des rêveries, ces dix « Promenades », véritables poèmes en prose, fondent le songe comme expérience existentielle.

        Au cours de la Troisième Promenade, Rousseau, se replaçant dans le cadre de son enfance et de l’éducation qui fut la sienne, examine les influences qui ont marqué son sentiment religieux. Il refait ainsi le chemin qui l’a conduit à écrire La Profession de foi du vicaire savoyard.







    TROISIÈME PROMENADE
    (Extrait)




        Né dans une famille où régnaient les mœurs et la piété ; élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien, et bientôt gagné par l’habitude mon cœur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcèrent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers, forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit et la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l’indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j’espérai peu, j’obtins moins, et je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m’y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans, flottant entre l’indigence et la fortune, entre la sagesse et l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connaître.

        Dès ma jeunesse j’avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine et quoique alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j’y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie et au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toutes parures ; plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j’occupais alors, pour laquelle je n’étais nullement propre, et je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j’avais eu toujours un goût décidé.

        Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre, plus pénible sans doute mais plus nécessaire, dans les opinions, et résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.

        Une grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes dont sans prévoir encore combien j’en serais la victime je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus belle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. Je l’entrepris donc et je ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter cette entreprise.

        C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce goût vif pour la solitude qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenais ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien que, ne l’ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur et m’y suis borné sans peine aussitôt que je l’ai pu, et quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même.

        Je me livrai au travail que j’avais entrepris avec un zèle proportionné, et à l’importance de la chose, et au besoin que je sentais en avoir. Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car ardents missionnaires d’athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité.

        Ils ne m’avaient pas persuadé mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé sans m’avoir jamais convaincu ; je n’y trouvais point de bonne réponse mais je sentais qu’il y en devait avoir. Je m’accusais moins d’erreur que d’ineptie, et mon cœur leur répondait mieux que ma raison. […]


    Jean-Jacques Rousseau, « Troisième promenade », Les Rêveries du promeneur solitaire, Flammarion, Collection GF-Flammarion, 1964, pp. 50-51-52-53. Chronologie et préface par Jacques Voisine.





    ■ Jean-Jacques Rousseau
    sur Terres de femmes

    24 octobre 1776 | Jean-Jacques Rousseau, « L’Accident de Ménilmontant » (extrait de la « Deuxième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire)
    2 juillet 1778 | Mort de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait des Confessions)



    ■ Voir aussi ▼

    28 mai 1958 | Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle





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  • 28 mai 1958 |
    Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 28 mai 1958, Jean Starobinski (né à Genève le 17 novembre 1920 et mort à Morges le 4 mars 2019) reçoit le Prix Femina-Vacaresco pour Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle.




        Ni biographie ni « exposé systématique de la philosophie du citoyen de Genève », cette étude — qui est davantage qu’une « analyse intérieure » — interroge le monde dans lequel évolue Jean-Jacques Rousseau et auquel il s’oppose.

        « Rousseau désire la communication et la transparence des cœurs ; mais il est frustré dans son attente, et, choisissant la voie contraire, il accepte — et suscite — l’obstacle, qui lui permet de se replier dans la résignation passive et dans la certitude de son innocence. »







    JJ Rousseau Genève
    La transparence et l’obstacle : le musée Espace Rousseau à Genève (septembre 2006)
    Ph. © afp.com/Fabrice Coffrini
    Source







    VII


    LES PROBLÈMES DE L’AUTOBIOGRAPHIE (Extrait)



        « Qui suis-je ? » La réponse à cette question est instantanée. « Je sens mon cœur. » Tel est le privilège de la connaissance intuitive, qui est présence immédiate à soi-même, et qui se constitue tout entière dans un acte unique du sentiment. Pour Jean-Jacques, la connaissance de soi n’est pas un problème : c’est une donnée : « Passant ma vie avec moi, je dois me connaître. »
        Sans doute l’acte du sentiment qui fonde la connaissance de soi n’a-t-il jamais le même contenu. En chaque nouvelle circonstance, il est irréfutable, il est l’évidence même. Chaque vérité se fait jour de façon primordiale. L’acte du sentiment est indéfiniment renouvelable ; mais sur le moment même son autorité est absolue, et acquiert une valeur inaugurale. Le moi se découvre et il se possède d’un seul coup. Dans cet instant où il prend possession de lui-même, il révoque en doute tout ce qu’il savait ou croyait savoir à son propre sujet : l’image qu’il se faisait auparavant de sa vérité était trouble, incomplète, naïve. Maintenant seulement la lumière se fait, ou va se faire…
        D’où la multiplicité de l’œuvre autobiographique de Rousseau. Il entreprend les Dialogues comme s’il ne s’était pas déjà peint dans les Confessions, où il prétendait avoir « tout dit ». Puis viennent les Rêveries, où tout est à recommencer : « Que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. » À mesure que Jean-Jacques s’enfoncera dans son délire et perdra ses attaches avec les hommes, la connaissance de soi lui paraîtra plus complexe et plus difficile : « Le connais-toi toi-même du temple de Delphes » n’est pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru dans mes Confessions *. » La connaissance est ardue, mais jamais au point que la vérité se dérobe, jamais au point de laisser la conscience sans ressource. L’introspection ne cesse jamais d’être possible, et si la vérité ne s’impose pas immédiatement, il suffira d’un « examen de conscience » pour venir à bout de toutes les obscurités, dans l’intervalle d’une promenade solitaire. Tout s’expliquera ; il parviendra à se voir tout entier, et à être « pour soi » ce qu’il est « en soi » : Rousseau, qui reconnaît à l’occasion l’étrangeté de certains de ses actes, ne les attribue jamais à des ténèbres essentielles, et n’y voit pas l’expression d’une part obscure de sa conscience ou de sa volonté. Ses actes insolites ne lui appartiennent qu’à demi ; il lui suffira de les narrer, et de les déclarer bizarres, comme si la confession épuisait le mystère. Pour Jean-Jacques, le spectacle de sa propre conscience doit toujours être un spectacle sans ombre : c’est là un postulat qui ne souffre pas d’exception. Certes il arrive à Rousseau de se troubler devant lui-même, et de constater une moindre clarté : « Les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. » Mais la suite de ce même texte (Rêveries, Sixième Promenade), loin d’insister sur le défaut de clarté intérieure, se présentera au contraire comme une élucidation parfaite de ce qui, au départ, semblait manquer d’évidence. Si nous voyons quelquefois la méditation de Rousseau partir d’un aveu d’ignorance de soi, jamais nous ne le voyons aboutir à pareil aveu. Les lacunes de sa mémoire ne l’inquièteront pas : jamais il ne se dira, comme Proust, que l’événement oublié cache une vérité essentielle. Pour Rousseau, ce qui échappe à sa mémoire n’a pas d’importance ; ce ne peut être que de l’inessentiel. Il y a chez lui, à cet égard, un optimisme qui ne se dément jamais, et qui compte fermement sur la pleine possession d’une évidence intérieure.
        Au surplus, l’évidence intérieure tend à s’extérioriser aussitôt : Jean-Jacques se dit incapable de dissimuler. Le sentiment devient signe et se manifeste ouvertement dès l’instant où il est éprouvé. »


    Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957 ; rééd. Éditions Gallimard, Collection Bibliothèque des Idées, 1971 ; Collection Tel, septembre 1976, mars 1998, pp. 216-217.



    _____________________________________
    * Rêveries, quatrième Promenade, Œuvres complètes, I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, page 1024.





    Jean-Jacques-Rousseau-la-transparence-et-l-obstacle





    JEAN STAROBINSKI


    JEAN STAROBINSKI 2
    Source




    ■ Jean Starobinski
    sur Terres de femmes

    Sur l’origine de l’inégalité




    Les collections Jean-Jacques Rousseau des villes suisses de Genève et Neuchâtel ont été inscrites au Registre international de l’Unesco en tant que « Mémoire du monde », a annoncé le vendredi 27 mai 2011 la Bibliothèque de la Cité de Calvin.



    ■ Jean-Jacques Rousseau
    sur Terres de femmes

    28 juin 1712 | Naissance de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait de la « Troisième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire)
    24 octobre 1776 | Jean-Jacques Rousseau, « L’Accident de Ménilmontant » (extrait de la « Deuxième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire)
    2 juillet 1778 | Mort de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait des Confessions)






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