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Ph., G.AdC [TOUJOURS CETTE ENVIE DE T’OUVRIR]
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CHRISTINE CAILLON ■ Christine Caillon sur Terres de femmes ▼ → une note de lecture d’AP sur Autoportrait en arbres ■ Voir aussi ▼ → (sur le site Les Journées Poésie de Rodez) d’autres extraits d’Autoportrait en arbres [PDF] → le site des éditions La Pierre d’Alun |
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CE QUI DISSOCIE RECOMPOSE AUSSI
« Mot.
Seul.
Soir signe. »
Cette concision est-elle au bord du cri, de la frayeur ? Comme si la séparation initiale, celle qui donne autonomie aux corps, n’était pas seulement une chance, mais bien la trace inexorable de cette coupure fondamentale, ineffaçable que toute chose porte en elle (matrice, pour nous, sûrement de toute forme de déréliction).
Au mot, rien ne répond ou plus exactement, rien ne répond à son nom. On a beau articuler, s’agiter devant les choses, les prendre à témoin, aucune ne se sent concernée par cette affaire, ne manifeste un quelconque intérêt pour nos prurits verbaux.
Les mots sont une production interne jetée à la face du monde. Autour, ça reste de marbre.
« Où tout espace blanc laisse un mot / (arrière) il faut cheminer sur la pente ».
Monter ou descendre est un choix linguistique avant de devenir une direction.
Que dire alors sur le vide ? Qu’il est inconcevable hors du mouvement de notre langue. Le vide est un principe nécessaire pour que nos mots se succèdent sans encombre, pour qu’il y ait assez de jeu entre eux, pour qu’ils se prononcent les uns vis-à-vis des autres.
Arrière ou avant, nous peuplons notre champ visuel aussi vite que notre regard le peut. L’adhérence de nos mots ne convient pas aux situations extrêmes. Les accidents, les catastrophes, la mort de proches… les mots viennent à manquer, et plus rien ne nous sépare alors de la violence du réel. Nous sommes alors en prise directe, sans plus aucune lisière verbale. Menacés d’envahissement, ouverts à tout vent. Sans production de mots, sans leur sécrétion immédiate… nous succomberions aussitôt dans l’irrespirable.
On ne tient en ce monde que par la barrière de nos mots. Comment ? Aucune réponse, si ce n’est que ça suppure par les mains, la bouche (nous en sommes sûrement totalement infestés), et cette production remplit ce vide, nous fait entrevoir ce que seraient nos corps sans la venue des mots.
Le monde est toujours derrière une paroi. Écrire est une façon de tenter un passage dans l’entre-deux. Dans l’épaisseur même de ce qui sépare. Nous ne pouvons guère aller plus loin.
Notre vision traite, recouvre le réel avant même que notre regard ne se pose. Il le corrige instantanément, le traite pour le rendre compatible avec notre physique interne qui ne conçoit le monde qu’en différé.
La réalité est avant tout une production de mots, et l’on ne peut appréhender ce monde qu’à travers eux. Ce qui se tait autour de nous, doit être recouvert d’une fine couche de prononçable, même si ces mots ne peuvent être épelés qu’avec nos mains. Car tout doit être à la mesure de notre matière verbale, matière aussi précieuse pour nous que l’oxygène et l’eau.
« Quelques traces ont disparu / (ombre de l’instant). / Tu t’affaires et secoues la toile vide / (il fut un temps de fruits, de couleurs écrasées, nous étions). »
Le présent est aussi un passé, un contenant idéal que l’on agite souvent comme un futur éloigné ; un futur d’horizon dont on ne connaît pas les contours. Le flou sied si bien à nos mesures.
Ce livre oscille entre deux instances : la terreur d’un constat et le rapatriement dans l’accord des temps où rien ne se prononce, hormis la douceur répétée du vent.
Les mots de ce livre chantent contre le séparé, sa fêlure initiale. Chez Isabelle Lévesque, c’est une exposition volontaire. D’entrée de jeu : elle fait front, ne s’épargne aucun tiraillement, aucune angoisse.
« Naisse le disparu foisonne. […]
Quelle adresse face ? Poème assone et cesse / (effacé) ? Où le destin, c’est noir aussi devant, […] »
Cet extrait de poème, montre, s’il le fallait encore, qu’aucun angélisme ne traverse cette expérience poétique. Isabelle Lévesque, lucide, tient dans ses mains, dans un même temps, l’horreur et la joie que comporte toute séparation.
Naître, c’est se séparer.
« (Commencement – ne s’achève à force, ne pas finir.) »
En fait, nous sommes autant séparés que tenus par ce qui nous sépare. C’est dans cette disjonction et liaison à la fois que se situe cette aventure poétique. Avec, tout au long de ce livre, la jouissance de se sentir en vie.
« En vocation serait / un flacon d’ivresse où les os sonnent un constat. / Je les rejoins pourtant. »
[…]
« Si seul à croire résiste au pire – j’ai plus à perdre »
Ce passage n’est pas à prendre comme perte, soustraction, mais comme gain se nourrissant de son manque tout en ne l’épuisant jamais.
Le contraire est aussi vrai : « Si sans fin s’use alors […] N’effraie pas la chute ».
Même l’usure a ses seuils. Sa façon de se rejoindre. De se calculer.
Pourtant, quelque chose attend. Quelque chose en nous, nous tient lieu de fond. De sol.
Pas question de céder. Cette poésie reste entière, jusque dans ses contradictions
« Boire à même ». D’une certaine façon, ce qui se tient séparé est toujours avec ; c’est toujours dedans que l’on entre, qu’importe l’issue. Dehors est un dedans qui s’inverse au premier pas. Être au monde, c’est être parmi les choses, même si celles-ci restent pour nous incompréhensibles. Peut-être que leur tessiture ne nous est pas audible ? Pourtant, ça parle, ça s’inscrit, mais hors de nous. Toujours hors de portée.
Ne nous reste qu’une possibilité : traduire. Traduire tout cela dans une langue compatible avec nos respirations, nos corps. Une langue faite à nos mouvements.
Babel n’est rien à côté du gouffre qui nous sépare de ces langues enfouies dans le réel. De ces langues qui ne s’articulent pas, qui ne peuvent pas être prononcées
La vraisemblance est encore ce qui peut nous arriver de moins pire.
Bouge ce que rien ne laissait soupçonner : « Fixons l’avancée de nos membres », nous les verrons grandir ou rapetisser. Mouvement en toute chose. Certains appelleront cela vie, amour. D’autres choisiront de s’anesthésier pour ne pas se sentir traversés.
Ce qui dissocie recompose aussi. Rien ne se tient hors, tout fait partie de. Couture imperceptible. Points si fins.
« Tout ensemble égaré recompose la jonction »
Rien n’égare ce mouvement. L’interne répondant aussi présent. Dissemblables sont les places, mais pas la jonction. Aucune chose ne reste à quai.
L’abîme est un sommet renversé. La pente une montée qui s’ignore. Frayeurs siamoises des jouissances, s’extrayant l’une de l’autre. Se tenant y compris dans leur désaccord. Leur exclusion.
Aveugle ou pas, il nous appartient de prononcer ce qui li(e)t le séparé.
Isabelle Lévesque tient ce pari dans Va-tout. La brèche devenant chemin, corps possible, jubilation de se sentir en vie.
« Pour toi j’aime moitié asymétrique ».
Jean-Louis Giovannoni
août 2013
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Ph., G.AdC
« TOUT INFINIMENT MÊLÉ »
Composé de quatorze poèmes, Issue de retour rassemble ce qui a été, un temps, disjoint. Si le dernier poème, « Ici n’est pas tenu », dédié à la psychiatre Christine Oleksak, est inédit, les treize autres textes ont fait l’objet de livres d’artistes ou de publications antérieures, en revue notamment. D’où le terme de « retour », contenu dans le titre du recueil. Et l’idée, implicite, d’inclure et de réunir en un même lieu, ceux/celles à qui Jean-Louis Giovannoni dédie ses poèmes. La plupart de ces poèmes, qui s’échelonnent de 1993 à 2012, ont été remaniés par le poète en vue de la présente publication aux nouvelles éditions Unes.
Ouverture. Issue. Mais aussi « enclaves », « poche d’air », « alvéole ». Ou encore « couvercle » et « clôture ». Espace de convocation, le poème de Jean-Louis Giovannoni convie chaque dédicataire — épouse et fils, artistes et amis — en un lieu clos sur lui-même où s’annulent entrée et sortie, l’une étant l’exact revers de l’autre.
Présent jusque dans les titres des poèmes — « Entre le sol » ; « Enclaves » ; « Parmi » ; « En lieu et place » ; « Lieux glissés » ; « Air sous verre » ; « Ici n’est pas tenu » — le lieu est boustrophedon, intérieur/extérieur tenus ensemble, recto-verso à l’identique, mur contre mur et inversement. De sorte que issir/entrer procèdent du même mouvement de glissé alternatif, contradictoire et complémentaire.
« Corps des contraires
Fait de peaux internées
Glissant l’une en l’autre. »
Cette impression étrange d’alliance des contraires est déjà contenue dans le titre de l’ouvrage Issue de retour. Bousculant le cliché qui s’impose à l’oreille — issue de secours —, le poète conduit à interroger le sillon (chiasmatique ?) combinatoire de la « sortie » et du « retour ».
Le retour peut-il constituer une issue ? Pour aller où ? Retour sur ? Sur soi ? Sur le passé ? Sur les autres ? Sur le monde ? Retour au même ?
Pour quelle issue ? Puisque :
« Sortir — c’est rentrer
Pas plus qu’entrer n’est sortir ».
Quelle fenêtre sépare le dedans du dehors ? Aucune, en apparence, puisque tout se tient, que le commencement est la fin, que rien n’est séparé. Puisque toute chose a son négatif ; qu’elle le contient, le tient enclos dans sa propre négation, y compris dans sa tension vers être.
« Il n’est de corps que tendu vers ce qu’il n’est pas », écrit le poète dans « Variations II à partir d’une phrase de Roberto Juarroz ».
Ainsi prise dans des mouvements contraires — flux et reflux où s’insinue l’espace — se décline la variation obsédante du retour dans son jeu de miroir inversé :
« L’envol se fait — à l’envers —
Dans les bassins, les vasques. »
Ou :
« Le retour
Se fait à contre image »
Ou encore :
« Si on court
Les arbres
Vont en sens inverse. »
Si « Rien ne se tient séparé », peut-on parler de retour au chaos initial ? Peut-être, puisque le chaos de notre réalité commune annihile toute forme de liberté. Dans les poèmes de Jean-Louis Giovannoni, la liberté est provisoire, donnée par mouvement de va-et-vient mais pas davantage, pas au-delà. « Liberté d’élastique », jusqu’à celle de l’oiseau :
« L’oiseau
Même en son vol
Est tenu
Circonscrit. »
Le poème cependant est là, qui recoud. Coutures contre coutures, sutures et cicatrices.
Par quel bord à bord, quelles adhérences se fait le contact d’un poème à l’autre du recueil Issue de retour ?
Par l’adresse qui se lit dans chaque dédicace, invitant chacun à prendre place dans l’espace clos du recueil, afin d’assister à la convocation de la multitude. Objets, figures, acteurs, « insectes foreurs » — on retrouve dans « Parmi », poème dédié à Stéphanie Ferrat, la prédilection de l’un et l’autre artistes pour les « Moches » —, gestes et décors.
Par écho d’un mot à un titre de poème. Ainsi, dans « La Convocation », l’adverbe « parmi », isolé, renvoie-t-il au titre du poème « Parmi » (isolé lui aussi, puisque inscrit sans suite ni complément, sans avant ni après, sans enceinte). Dans « Chantonner avec la peur », le vers : « On croyait qu’écrire convoquait les choses dans l’ordre » annonce « La Convocation ». Pareillement, dans le même poème, « L’enclave » annonce-t-elle « Enclaves », dédié à Pierre Magnenat…
Par la recherche d’un lieu unique où le déplacement, même réduit, serait possible. Par les retournements inattendus de situations. Ainsi en est-il du très mystérieux poème « Meurtre au champ », dédié au photographe Marc Trivier. Réduit à un décor neutre (un « arrière-fond »), le paysage sert d’arrière-plan au conte. Comme dans les contes, les choses s’animent. Prennent part. Pierres et chemins apportent leur contribution. Le poème (le poète a-t-il provisoirement mis « ses pieds dans les chaussures » de Rimbaud ?) s’écrit « loin de l’évidence première », par écart et déplacement des images convenues. Jusqu’à l’intrusion d’un obstacle.
« Ainsi la pose fut prise.
Quelle erreur ! »
Dès lors, la mort de l’enfant acquiert sa véritable réalité. Les débordements de la nature entraînent sa disparition. Le champ du poème devient lieu de l’absorption de l’enfant. Mystérieuse page, l’une des plus émouvantes, à mon sens, de ce recueil.
L’une des questions clés semble être de trouver comment ajuster un fragment à son complément, une chose avec une autre. Comment faire « tenir » la vitre dans la fenêtre, la photo dans son cadre, le paysage dans la photo, la couleur dans la toile. Car « Rien ne se tient séparé ». Coaguler, greffer, serrer, oxyder. Attendre. Procéder par glissements imperceptibles. D’un mot à un autre. Par répétition du même. Comme dans le poème « Lieux glissés » :
« Toujours
Mouvements
Et encore
Battements.
Battements. »
Par opposition :
« Ici jambes.
Au loin
Ciel. »
Mais aussi contenir/se contenir ; rester dans ses propres limites, ne pas vouloir franchir le seuil de l’« externalisation », ne pas céder à la séduction de l’ouvert.
« Au jeu de l’ouvert on se perd ! »
écrit le poète dans le poème éponyme du recueil ou encore dans « Entre le sol », poème dédié à Matthieu Giovannoni :
« Ne pas céder à la tentation de l’ouvert
De le peupler ».
De là vient la nécessité absolue de ménager des interstices, de
« Toujours placer un objet
Entre soi
Et le monde. »
C’est toujours « entre » que la vie filtre, dans les interstices. « Entre pierres et air. » Il suffit parfois de se mettre à l’écoute, modestement, pour saisir ce qui bat. Il suffit de faire silence pour éprouver la soif :
« Cette soif
Tu ne l’entends pas. »
[…]
« Que de soif […]
Si tu voulais ».
Ainsi, le poème « Enclaves », adressé à l’ami disparu, le médecin-poète suisse Pierre Magnenat, constitue-t-il dans le recueil un territoire d’exception. Un lieu unique où le déplacement est possible, où les pulsations de la vie sont perceptibles ; un lieu offert à la porosité du bonheur.
« Fruit en mouvement
Comme eau aérienne. » […]
« Un fruit ouvert
Et c’est légion. »
À l’origine de l’écriture, écrit le poète dans « Chantonner contre la peur », il y avait l’attente. Une attente liée à l’idée que la poésie était au service de la beauté du monde. Il aurait suffi, alors, pour accéder à la poésie, de se montrer patient, de prendre exemple sur ses aînés, de mettre ses pas dans ceux des poètes pour lesquels on nourrit une prédilection — Guillevic, Juarroz… —, d’adopter leurs postures ; de les imiter. « On croyait… que » « se placer devant le monde » suffirait pour mettre en mots sa beauté. On croyait…
Avec la mort d’un être cher, avec la présence de son cadavre, tout a basculé. « C’est là que tout commence », écrit J.-L. G. dans « Chantonner avec la peur ». C’est dans la contemplation de la plaie ouverte d’une bête, puis dans celle du cadavre de la mère, que le poète a creusé son assise. C’est là, dans les plis du linceul ou dans le linge souillé, que s’est constitué le creuset des mots. C’est dans ces « poches d’air » et dans l’exiguïté d’un lieu attaché au corps en putréfaction que se fait « la poussée des mots », se frayant un passage vers la poésie. Ainsi se produit, dans l’enclave ouverte par la plaie, la ponte des mots (et leur prolifération), là où l’on ne l’attendait pas, à l’écart de la beauté du monde. L’écriture prend corps en 1975, avec Garder le mort.
Deux poèmes du recueil Issue de retour sont privés de dédicataire. « La Convocation », paradoxalement. Et « Lieux glissés ». Comment interpréter cette absence ? Le premier poème, investi par « la multitude », évoque un univers effrayant, irrespirable. Concentrationnaire.
Prise entre immobilité et « déferlement », entre
« Silence
Et cris figés
Dedans »,
la meute est réduite à la révolte intérieure. Elle se tient/retient ; sur les limites. « À l’orée ». « En lisière ». « Hors souffle ». Empêchée de. Elle doit.
Concis à l’extrême, comme incisé à la pointe sèche, le poème « Lieux glissés » offre, dans sa forme brève, un rythme alterné complexe. Les oppositions/répétitions se répondent et le poème glisse, de « mouvements » en « battements », jusqu’au constat final sur lequel il se clôt, confirmant ainsi la sensation qu’il provoque à la lecture :
« Comme pointe
Ultime. »
À défaut de répondre à la question précédemment posée, on pourra se reporter à la page de « Notes » qui clôt le recueil. On peut y lire que le poème « Lieux glissés », publié en mai 2008 par les éditions Remarque, était accompagné d’une peinture originale d’Yves Berger. Quant à « La Convocation », le poème, écrit à l’occasion d’une exposition consacrée à Gilbert Pastor en 2005, a été publié par les éditions Remarque et illustré d’un dessin original de l’artiste. On peut imaginer que les deux artistes sont les dédicataires implicites de ces poèmes.
Par-delà ces considérations para-textuelles reste la poésie exigeante de Jean-Louis Giovannoni. Une voix qui s’écrit et se vit dans la présence silencieuse des choses. « Tout infiniment mêlé. »
Au-delà encore, la beauté insolite de ce quintil :
« Libre de marcher
Enfin
Entre le sol
Et l’insistance
De son pas. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Source
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NOTE d’AP : les éditions Unes, fondées en 1981 par Jean-Pierre Sintive, ont été reprises en 2013 par François Heusbourg.
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Il poursuit son travail, l’entomologiste poète, dans un cocon qu’il ne détruit pas avant de naître. Source
Résidence
Là Où l’on ne tient pas. Cheminer, revenir vers issue pour ne pas rester. Secours ? Le livre de Jean-Louis Giovannoni s’ouvre sur un paradoxe, Issue de retour, comme s’il s’agissait de ne fermer jamais la possible mutation de l’écriture. Métamorphose : étape, insecte naissant de chenille. Mue imaginale ? Étape à risque. Un texte court (« Chantonner contre la peur ») ouvre le livre : ce seuil nous invite à nous pencher sur la démarche de l’auteur. Avant d’écrire, il projetait de se consacrer à la beauté : Jean-Louis Giovannoni aligne en anaphores dans les premières pages le pronom « on », impersonnel auquel s’identifier d’un trait en lui associant au présent tout ce que le poète est supposé faire (« contempler des couchers de soleil », « copier [des] postures ») pour finalement affirmer une démarche qui s’est imposée, citant, quand même, Guillevic et son approche de la matière, avant d’effectuer « sa première ponte », qualifiant ainsi l’écriture d’acte organique. On veut la célébration, mais c’est le corps qui nourrit le texte : « [L]e cadavre d’une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussée de mots ». Rage, « la plaie où loger et croître », contre la nécrose, une forme de vie se nourrissant de trouée. Microscopique soustraction au pourrissement. Plusieurs sections courtes composent le livre, chacune précédée d’un titre, lacunaire parfois lorsqu’il manque le second élément complétant une préposition (« ENTRE LE SOL ») devenue verbe au gré d’une mue elliptique. Dynamique assertion d’une tension vers l’élément manquant. Les dédicataires sont nombreux (aliments d’écriture) ; on reconnaît au passage des familiers de l’auteur (le peintre Gilbert Pastor, le photographe Marc Trivier ou Stéphanie Ferrat). Parenté affirmée en laissant sur ces pages titres les traces brunes d’un insecte reconnaissant ses semblables ou pairs, membres d’une colonie fondatrice. Il poursuit son travail, son mouvement, l’entomologiste poète, dans un cocon qu’il ne détruit pas avant de naître. Nymphe et manque inscrits dans langue. La première partie du livre lance de nouveau le pronom indéfini (« on ») se démultipliant ensuite en infinitifs (désincarnés, extraits d’une temporalité présente ou d’une individualité ?). Aucun infinitif cependant ne cède à l’arrêt, ne rien « déposer », continuer, l’allant à perte de vue : « Entre le sol
Et l’insistance
De son pas. » Voici retrouvée la préposition de l’initiale, cette escale impossible. Point de vue inverse : ce n’est pas le corps qui goûte ou assimile le fruit, le fruit seul absorbe et goûte la soif. Les repères brisés obligent l’intérieur à rejoindre la terre par la projection organique des mots. Vertige à sens unique, individualité meurtrie lorsqu’elle s’envisage : « Personne ne peut quitter son intérieur. » Lui peut-être ouvre une représentation : « Aucun loup ne sortit du bois sans avoir couverture de peluche et mains d’enfant », l’arrêt (« la pose ») n’échappe pas au devenir, l’enfant au visage flou est absorbé par le végétal qui l’entoure – nulle trace au demeurant, la refonte, le mouvement reprenant sans cesse. Alors issue ? Point. Il semblerait que seul ressurgisse l’enfoui : à Stéphanie Ferrat l’adresse des minuscules du compost, les oubliés, les refoulés. À la surface se vouent. Ré-engendrent, « toutes ces vies qui cherchent à infecter ». Infecter dénomme vivre – écriture en synonymique attrait. Alors comprendre le mouvement. Autant qu’il se retire (« Tout se tient »). Issue : vers quoi tendent mouvement et poussée même si « Couvercle dessus / Pour empêcher ». En se proférant, la langue est sectionnée, réduite à des prépositions ou adverbes invariables (intangibles) et connecteurs de mots. Elle est ramenée à ce qui originellement (ou naturellement) bouge et pourtant, à l’intérieur, les organes retenus palpitent de cet assentiment de vie (« Battements »). Or pas d’affirmation sans négation, de possible sans impossible. Pareil revers en tout figuré par « internes et externes » : « Les choses nourrissent toujours leurs contraires. » « Guidant jusqu’à l’ouverture », l’aller supposant le retour, ils peuvent s’inverser. Issue de retour. Où se situer, dans la langue et ses prépositions (« Parmi » / « Entre le sol »), tenant la corde du poète en rupture d’équilibre. Arrêt rappelant qu’un passage par ce point ancre le texte (le corps, la vie). Alors floraison, en trace de trajet (un sens ou l’autre) : « Comme cicatrices / Cicatrices d’air. » Une trace imparfaite et liée de bout en bout dans la langue qui se cherche.
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« On ne peut coller un nom à toutes ces sonorités
internes ni leur donner un visage. Mais elles sont là
et se font sentir à tout propos. »
Ph., G.AdC
SOTTO VOCE
Monologue (1) est composé de quatre monologues successifs, tenus par quatre personnes distinctes. Chacun le sien. Celui de Godeleine (sœur décédée à dix-huit ans) ; suivi de celui du père, de la mère et, pour finir, de Ludo monologué par lui-même. Le tout conduit par un seul : Ludovic Degroote.
Un monologue, par définition, est une voix qui parle dans l’interne de ses mots… Mais à qui s’adresse-t-elle ainsi ? À quelle partie d’elle-même ?
…
Les morts n’ont pas de face, les regarder est impossible. La seule façon de les approcher, c’est de leur parler le dos tourné. En aveugle.
« ainsi ma voix a-t-elle tenté de disparaître
que tu la relèves nous place dans une relation logique et absurde, ma parole étant devenue vacante et usurpable »
Lorsqu’on écrit, on n’est jamais du bon côté. Personne alors ne sait vraiment où il se tient.
Les morts n’ont pas de voix. C’est vrai. Visage et gestes se conservent mieux. Mais pas la voix.
Même enregistrée, elle ne dure pas longtemps. La réécouter en boucle, c’est la perdre. L’user.
Peut-être faut-il se vider de ses voix ? Les halluciner pour les incorporer à nouveau et les entendre en sotto voce dans sa propre voix.
Godeleine Degroote, morte sur une route « non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six », cette voix est une absence comme le sont toutes les voix qui parlent dans les livres. Dans nos têtes… Des absences intériorisées. Des manifestations en creux.
« […] je ne suis pas certaine de pouvoir exprimer si je me satisfais de cette façon d’occuper ma parole et mon silence, cela reviendrait à dire que je serais contente d’être morte ou de vous avoir infligé ça, or dès que je vous vois je deviens triste »
Elle remonte, parle à travers. Non pas dans les silences où elle serait inaudible, mais en, et seulement en parole et en écriture. Voix suspendues des mots. Corps transparents de la voix.
On bouge pour ceux qui ne bougent plus.
La question n’est pas d’être immobile ou non, mais d’accepter l’envahissement, et cela au-delà de la peau.
…
S’entendre, c’est accorder ses voix. Donner de l’épaisseur à l’entre dedans / dehors.
Un seul côté, est inimaginable. N’a pas lieu. Ne peut tenir. Deux est un chiffre premier. Un battement. Un espace de respiration.
…
« le fait est que je suis morte »
…
« je suis morte, et j’attends que mes parents viennent me reconnaître »
Pourquoi parler de présence ou d’absence puisque aucune ne peut jouer sans l’autre ? Sans cet espace qui les relie et les disjoint.
Comment articuler ce qui n’a pas de mots ?
…
« penser à rapatrier mon corps […] »
…
Dès la prime enfance, des écarts, des failles se sont fait entendre, çà et là, dans la conduite de notre voix, souvent mal occupée, insuffisamment tenue. Des ouvertures, des voix étrangères ou proches se sont mêlées à nos propres intonations. Nous ont laissé leur empreinte. Ont pris assise.
« je ne peux oublier tous ceux qui restent en vie, puisque ma matière de morte est condamnée à chercher sa forme à travers eux
c’est ainsi, dit-on, que les morts continuent à vivre »
…
Leur découverte se fait par l’entremise de nos jeux, au début pour se donner la répartie ou dans la solitude des nuits pour se tenir compagnie.
Puis, un jour – ça se précipite, se bouscule au portillon ; ça vous traverse, et, d’un coup, vous n’êtes plus seul sur la ligne de démarcation. Vous êtes emprunté. Et c’est une famille entière qui truffe vos mots. S’agite en vous. Jusqu’à basculer au-devant de votre voix en ne vous laissant que peu de place.
…
« en mourant tu as ouvert ma vie à une suite de logique d’enfermements, j’ai réussi à gagner à peu près tous ceux que j’ai pu croiser, c’est pour cette raison que j’en reviens toujours à toi, comme si le point de départ n’était pas ma naissance mais ta mort, qui a produit ma naissance dans ta mort »
…
« parler de toi m’est plus facile parce que je te vois de l’espace où tu me reconstitues et où les mots naissent en me ramenant à des semblants de vie, et quand je te vois écrire ceci je me dis que non décidément, tu es incapable de sortir de ma mort autant que tu es incapable de sortir de toi-même alors il te reste à continuer[…] »
…
Aucune de ces voix n’est le produit d’un délire. Elles sont parfaitement domiciliées en nous, font partie des meubles, de cette famille interne que l’on ne peut quitter sans se perdre. La plupart d’entre elles sont inconnues ou venant d’êtres chers effacés. Nous étions jeunes, et elles si paniquées par leur disparition…
…
Le souvenir n’est pas un bon marqueur. On ne peut coller un nom à toutes ces sonorités internes ni leur donner un visage. Mais elles sont là et se font sentir à tout propos. Des familières aux occasionnelles, toutes ont leur mot à dire.
En dehors de nous, nul ne les entend.
« chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours […] mais nous sommes parmi ces voix de la même portée ça s’écrit et crie dans la même gamme »
Voix des disparus, introjectées dès l’enfance. Voix de toute une vie qui pèsent chaque année de plus en plus. Nous devenons un jour parents de nos parents, l’ancêtre d’une tribu de disparus.
« je ne peux me défaire de mourir car je vis dans un processus de reconduction du temps fini qui est passé dans la tête des autres »
Ces voix sont solitaires et à la fois dépendantes ; isolées et côte à côte sans jamais échanger.
« dès lors, ils étaient condamnés à errer, chacun dans sa solitude, l’un auprès de l’autre
et à fabriquer d’autres solitudes
pour tenter d’échapper aux premières »
…
Tout le monde ne ressent pas cela de la même façon. Pas question, ici, de jeter la pierre à celui ou celle qui demeurerait en lui en parfait solitaire ; unique et uni dans sa voix ; sourd à ce qui bruit en dessous. Peut-être que la moindre ouverture en lui, l’externaliserait à tout jamais ?
Tout le monde ne naît pas troué, équipé pour ce type de courants d’air.
C’est bien avant sa naissance que l’on est désigné pour occuper cette fonction.
– Celui-ci sera notre porte-voix ! […] Ou poète.
Appelez-ça comme vous voudrez, le résultat sera identique : vous serez agité toute votre vie, traversé comme un couloir… ouvert à même la langue. Et il vous faudra écrire. Encore. Et encore. Sans que jamais rien ne s’estompe. Ou si peu.
Élu par plusieurs générations, des antérieures à celles qui n’ont pas encore eu voix au chapitre, les pas encore nées, les pas encore mortes, mais déjà là, intéressées par la chose. Et tous seront d’accord :
– Ça sera Ludovic !
…
Ces voix te parlent, et ça depuis le premier jour. Père, mère, frères et sœurs ; arrières et encore arrières – qu’importe, nous sommes lieu de passage.
On naît conducteur ou pas.
« tu es passée dedans, tu me fais vivre donc j’écris de ma main perdue »
La main qui écrit est une main creuse où circule ce qui n’a plus ni bouche ni cordes vocales ; mains de « ceux qui sont partis sans me quitter »
« toi tu es tombée d’un bloc et ta chute a emmené tout ce que tu avais à portée de main »
« je me suis sentie si seule dans cette rupture » et Godeleine de bouger dans tes mots. Les mots de qui ? Pour qui ? Qu’importe. L’important c’est de bouger. De respirer pour deux. Pour plus, si nécessaire.
…
Pensées des morts (2) et 69 vies de mon père (3)… ont déjà laissé entendre certaines de ces voix.
La mort n’est pas un lieu. « c’est pour ça que je ne peux pas me recoudre »
Le creux se fait plus grand de jour en jour.
Nous sommes doublés de nos morts.
Ici ne repose pas, mais cherche à se soustraire, se déduire de chaque mot écrit du bout des doigts qui inscrivent sa perte.
« peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »
« j’ai à la fois conscience d’écrire à partir de moi et à la place de quelqu’un d’autre qui attendrait que je parle en son nom »
…
Mais à quel corps se raccrocher lorsqu’on ne demeure plus dans son nom ? Celui d’un frère, d’une sœur…
« sommes-nous d’ailleurs capables d’être ce que nous sommes, nous qui n’avions qu’à peine commencé, et comment continuer dans ce nous d’un je mal établi […] »
Jean-Louis Giovannoni
Rue du Chemin-Vert, mars 2013
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(1) Monologue, éditions Champ Vallon, Collection Recueil, octobre 2012, 102 pages (11,50 €). Diffusion Harmonia Mundi.
(2) Pensées de morts, éditions Tarabuste, 2003.
(3) 69 vies de mon père, éditions Champ Vallon, Collection Recueil, 2006.
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Le 30 avril 1985 meurt à l’Hôpital Saint-Louis, à Paris, des suites d’un cancer généralisé, Raphaële George, née à Paris le 2 avril 1951.
Peintre et poète, elle avait publié en 1977, sous son vrai nom (Ghislaine Amon), son premier livre : Le Petit Vélo beige dans la Collection Jean-Luc Maxence des éditions de l’Athanor (rééd. Éditions Lettres Vives, 1993). 1977 fut aussi l’année où elle fonda, avec Mireille Andrès, Patrick Rousseau et Jean-Louis Giovannoni, les Cahiers du Double (Marseille, éditions de l’Athanor), qu’elle dirigea ensuite, avec Jean-Louis Giovannoni, jusqu’en 1981. Ont été publiés aux Éditions Lettres Vives (dans la Collection Terre de poésie, créée par Michel Camus [1929-2003] et Claire Tiévant), sous le pseudonyme de Raphaële George (Ghislaine Amon quitta son nom d’état-civil pour le pseudonyme de Raphaële George aux fins de « n’être que sa propre naissance », comme il lui arrivait souvent de le dire) : Éloge de la Fatigue, précédé de Les Nuits échangées (1985. Préface de Pierre Bettencourt ; 2e édition, 1986) et Psaume de silence suivi de Journal (posth., 1986. Présentation de Jean-Louis Giovannoni). En 1980, Raphaële George a co-écrit avec Jean-Louis Giovannoni L’Absence réelle, « correspondance posthume-imaginaire de Joë Bousquet à un jeune écrivain » (Éditions Unes, avril 1986). Deux de ses livres ont été traduits en allemand et publiés, en édition bilingue, aux Éditions Jutta Legueil : Les Nuits échangées suivi de Éloge de la fatigue (Nächte im Tausch et Lob der Müdigkeit, Stuttgart, 1990) et Psaume de silence (Psalm des Schweigens, Stuttgart, 2003). En avril 2014, un inédit de Raphaële George, Double intérieur, a paru chez Lettres Vives, précédé de la réédition de L’Absence réelle. |
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JOURNAL (extrait)
Écriture comme une escale. Ôtons les articles : le corps se perd, se fond. S’agit-il du nôtre, hors du temps et de l’espace, cette figure si totale ? Un vieux rappel de la mer… Fermer les yeux pour rejoindre une autre lumière, une source qui se dissimule et qui refuse de se lever dans mon corps aujourd’hui. Comme j’ai souffert jusque là, et maintenant que je souffre vraiment : je sais que je ne souffre déjà plus, car la lumière vient. Bien-être étrange qui nous fait être le monde dans son mouvement et naître de ce monde par la grâce de l’abandon. Raphaële George, Journal in Psaume de silence suivi de Journal, Éditions Lettres Vives, Collection Terre de poésie, 1986, page 33. |
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