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TRAVERSÉE DE LA TRAGÉDIE Trois mouvements sont nécessaires à François Heusbourg pour tenter d’endiguer les eaux qui ont envahi sa vie. Trois temps de poésie pour dire, avec une grande économie de mots, l’effroi causé par un déluge qui a duré quelques heures — un jour d’octobre 2015 — et qui, en quelques heures à peine, a anéanti les certitudes d’une vie jusqu’alors réglée, raisonnée, ancrée dans la solidité d’un temps imperméable que rien ne semblait devoir altérer. Trois épisodes numérotés, trois numéros balises sans appels de titres, pour cerner la Zone inondable, objet du dernier recueil de François Heusbourg. L’ensemble constitue une « suite » de tableautins à la fois autres et semblables, délimités par trois dessins de Jean-Michel Marchetti. Bleus noirs et gris se diffusent en taches clairement cernées ; bulles et évidures, nappes de couleurs qui se noient dans des fondus qui s’enchaînent, rideaux de pluie et fissures. On entre de plain-pied dans un espace liquide qui s’infiltre entre les trois sections. On pressent le drame, on pressent la catastrophe qui va choir et se répandre sur la page. Le lecteur se trouve d’emblée entraîné dans une dérive dont la mémoire gardera sans doute longtemps l’empreinte : « le jour d’après on pense oublier
on oublie le moment pas l’empreinte » Tout commence dans la lenteur. Une lenteur anonyme qui enveloppe toute chose : « Lentement
tout se déplace on croyait tenir la réalité
lentement au milieu… » Et la réalité se métamorphose, soumise au délitement, rues transformées en fleuves, appartement en rivière. Et cette submersion qui fait se confronter les extrêmes, objets flottants dans les rues, chaussures engluées dans la pesanteur. Puis vient le temps de la solitude, vient la pleine conscience d’être là, confronté à l’impensable. Contre cet impensable noyé dans la montée lente et inexorable d’une eau qui progresse à son rythme, tenace, sans apparente effraction, le poète fait barrage avec les mots. Ses mots. Inaugurée dans un tempo lent, la première « suite » laisse sa pleine place aux gestes. Et les gestes s’inscrivent dans la répétition. L’itération. Comme une hébétude. Déplacement dérive courant, les gestes sont là, perdus au milieu des eaux qui s’infiltrent qui montent et envahissent. Rues, voitures, appartement, le poète se découvre. Et découvre en lui ce qu’il ne soupçonnait pas : « jusqu’aux chevilles et
jusqu’au cou
j’aide l’eau à passer
je fais le courant
dans la rivière de mon appartement » Il découvre une temporalité autre, synchrone avec l’invasion de l’eau : « là-debout
dans l’eau qui passe le temps
qui ne passe plus » Porosité des lignes de démarcations ordinaires, rien ne ressemble plus à ce que l’on croyait. Face à cette réalité nouvelle qui impose sa force aveugle, son irrésistible ampleur, sa progression inexorable, les certitudes s’ébranlent. « Éclusier sans écluse », le poète ressasse. Il ressasse sa solitude. Qui se réduit à un geste unique lequel épouse cette solitude : « un seul geste
l’eau passe la fatigue les orteils
je n’ai plus
qu’un seul geste seul
des gestes
seuls » ou encore : « je suis seul
dans la nuit qui éclate
je suis seul à dormir » Dans ce monde dévasté, que devient l’ordinaire ? Comment dormir ? Et où ? « j’ai fini par dormir
dans l’eau passée
à l’intérieur » L’intérieur ? Tout l’intérieur. L’appartement la chambre le lit. Jusqu’au corps tout entier, en passant par la bouche, jusque dans le sommeil. Les poèmes progressent par « narrations » successives, économes en mots, dépouillées de subjectivité. Les mots, comme les objets en flottaison dans la lenteur, se répètent. Le réel se réduit s’amenuise au fur et à mesure que l’eau monte. La résignation succède à l’angoisse, celle de se découvrir comme « un humain poreux/en zone inondable ». L’angoisse gagne aussi le lecteur. La peur étreint, qui s’immisce se dilue entre les pores, suspend la respiration. Et l’on attend la suite. Quelle suite pour une nuit diluvienne qui heurte aux fenêtres et quelle réalité pour un réveil sous les eaux ? Il y a les images qui se succèdent sur l’écran de télévision, avec ses morts et ses disparus, les chiffres, le bilan provisoire de la catastrophe, les yeux qui cherchent à comprendre, à se raccrocher. À quoi au juste ? À la banque d’images, qui sans cesse ressasse, elle aussi, tourne en boucle sur le désastre ? Les images abolissent le réel. Elles en gomment les nuances. Elles sapent les frontières. Elles nient l’existence des autres. Et au final, elles avalent tout. Les vivants et les morts : « au fond nous n’y étions pas
nous étions seuls
dans nos limites
dans nos gestes tasse vide sur la table tout sèche dans les images
nous sommes
disparus. » La traversée de la tragédie se clôt sur le bilan personnel du poète pour qui « ce qui n’est pas perdu
est bouleversé pour longtemps » Au milieu du désastre, une minuscule réalité rassurante fait irruption : |
| FRANÇOIS HEUSBOURG
→ d’autres extraits d’Hier soir → Anaïs Bon | François Heusbourg | [ Le chemin qui passe par la forêt et par les champs ne varie guère](extraits de Seul/double) |
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| FRANÇOIS HEUSBOURG
→ extraits d’Hier soir publiés chez Æncrages & Co → d’autres extraits d’Hier soir → Anaïs Bon | François Heusbourg | [ Le chemin qui passe par la forêt et par les champs ne varie guère](extraits de Seul/double) |
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Source [UN TEMPS ÉCOULÉ RIVÉ AU SILENCE] « Le ciel est tombé noir et j’attends par les yeux presque aussi loin qu’attendre peut. »
Une spirale ouvre le recueil, celle dessinée par Jean-Michel Marchetti. Elle est double, deux gris s’emportent vers le centre ou le quittent — la couleur même utilisée pour le titre — à moins qu’il ne s’efface. Quels degrés ? Peut-on supposer que dans l’infinitif « taire » existe une gradation, comme deux gris conjoints (et disjoints) s’assembleraient pour un mouvement improbable ? Écrivant, fait-on mieux que « taire » et rejoindre un silence qui existe sans nous ? La quatrième de couverture signée du poète tourne autour du silence, ce centre-là, et le livre s’ouvre sur un titre et une linogravure de Jean-Michel Marchetti qui donnent le tournis : « Une forme d’aveuglement reste — restera. » Double assertion : les images, métaphores, « ne tiennent pas ». Vertige en source : « langue absentée ». Alors fines touches, esquisses ; des phrases (des vers) se lancent et définissent, par la négation (grammaticale) ou l’absence, le texte. Il y a bien des pronoms, un « tu » qui existe, mais il est hors du paysage ou des choses, collé à la vitre des mots. Il résiste, apparaît en fin de strophe sous sa forme pronominale (« la seule peur d’être / sans toi ») ou dans un déterminant (« [t]a nuque à l’abandon »). Chaque page, sauf une, présente deux sizains ponctués, des vers aussi bien que des morceaux cousus/décousus d’un patchwork alliant l’observation (paysage, mouches, murs, ampoules, vaches, merles, plantes, sapins…) à la réflexion elle-même arrêtée lorsqu’elle commence puis reprend. Pointillés des lignes avec en fin de parcours (pages) des appels à ce « tu » identitaire et nécessaire. Des mots, paronymes, se rencontrent (« taire » / « raie » — « serre » / « septembre » — « pelles » / « peine ») et des syntagmes s’attendent dans la phrase pour être reprécisés avec la lenteur d’un report : « […] fouler fort dans / sa langue, les pieds le savent devant. » Voilà pourtant la métaphore, concrète, douloureuse, « le jour en boule dans la gorge », car taire c’est aussi prononcer le « peu » : attente, rien, un passage vers « avale ». La réalité que le mot pourrait porter est absorbée dans sa prononciation, le temps d’aligner les syllabes au rythme du passage des mouches. Elles traversent le texte, restent et se posent dans deux linogravures de Jean-Michel Marchetti dont celle de couverture : gris sur noir, surimpression d’insectes minuscules en un plus grand tautologique parfaitement découpé sur la page. On peut au passage souligner la qualité des reproductions signées de la maison Æncrages and Co : reproductions couleurs, pleine page, criantes comme le texte (pas asservi, le dessin happe autant que les mots, bourdonne autant que les mouches). Quatre parties composent le livre et la première s’achève par un simple constat, on est près de la phrase minimale : « […] Tout me laisse plus seul ici. » La syntaxe pourtant réserve quelques surprises, menues surprises glissées dans les coupes inattendues d’un vers qui repousse un mot court sur le suivant : « ce que fait dehors sans savoir, un vert
tu qu’il faudrait presser, fouler fort dans
sa langue […] » Participe passé du titre à l’infinitif en rejet, qu’il faut entendre et bousculer comme un silence (le vers tue, la vertu…). Déséquilibres rattrapés ou non, les surprises, les allitérations ou assonances (« Faire les corvées puis laisser / pour chaque chose ma bouche où se taire. ») coexistent et se répondent. Paronymes ou homonymes suggérés : « Le dire / n’y peut rien tout freine ici, morts et terre avec. » Taire et terre se répondant en écho du titre comme on s’approche du quiproquo, théâtre du silence que l’on frôle : « silence neuf dont la tête est l’œuf ou la poule » La scène (la strophe) intègre le calembour ou l’ambiguïté qui alimentent le texte surtout pour celui qui en entendrait la lecture. On joue les mots, ils se heurtent, se bousculent avec une certaine allégresse qui pourrait contrebalancer le poids d’un silence ontologique et fatal. Le titre, Mieux taire, oriente vers le silence de Samuel Beckett, on peut aussi sourire au fil du texte de l’humour qui désamorce le possible tragique : « ma tête sans temps dans la vitre » (la vitre comme un miroir sans tain / sans temps, homophonique trouble des sons : cent ans, s’entend…). Les négations prolifèrent (de la plus simple, « ne…pas », à ses variantes, ou le privatif, « sans toits ni ciel »), ce qui est perçu révèle une béance, un trou dans la langue, une absence. Existent plus peut-être les éléments rendus à la personnification, « [t]out l’air debout ». Alors le rêve, qu’un processus s’amorce, non « un oiseau posé » mais « mieux [qui] se pose » à l’inverse du « temps plié ». Les participes passés employés ou non comme adjectifs s’accumulent (« ciel tombé », air et dehors « balayés », « ce tas privé de tout ») ; ils gardent une valeur accomplie, malheureusement accomplie. C’est ce temps écoulé rivé au silence qui s’exprime dans Mieux taire. Seule résistance : « laisser » ? Mots écrits à peine, suggestion du manque. Quelques actions peut-être laissées aux verbes suspendus, intemporels, infinitifs comme une absence d’ancrage : « couper, fendre et couper le bois, le ranger, balayer le silence moins vite de chaque chose s’impose. » « Si langue effeuille » : déplie ? Une fois les corvées accomplies, les participes passés énoncés, « [o]n cherche la seule impression de chercher », poème entrepris, petites notes du merle ou vol des oiseaux, les signes si peu marqués pour « mieux taire ».
Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes |
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