éditions Méridianes, collection Duo,
34000 Montpellier, 2020.
Lecture de Sylvie Fabre G.
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La lumière existe-t-elle encore ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ? Ph., G.AdC AU-DELÀ DU VACILLEMENT DE LA PAUPIÈRE Qu’y a-t-il derrière, dessous, dans les interstices et les maillages, dans le tremblé des particules, les réseaux de veinules, cendres écumes cristaux du verre écorces, escarbilles de la lumière, flocons de neige ? Qu’y a-t-il de perceptible derrière, dessous, sous ce que l’œil ne voit pas, ne capte pas, noyé « dans le flux des transparences » ? Ces interrogations sur l’infime, multiples et pénétrantes, occupent l’espace poétique des huit sections qui composent L’Écorce terrestre, dernier recueil de Jean-Pierre Chambon. Quel que soit l’univers que le poète approche — la lumière, la cendre/l’écume, la méduse, les tournesols, l’écorce terrestre, la poussière/le silence, la pierre, la neige — et quelle que soit la forme que prend le poème à l’intérieur de chacune des sections qui composent le recueil, le regard est au centre, qui suscite le questionnement. « Je vois, je vois. Qu’est-ce que tu vois ?… », interroge le poète José Angel Valente dans l’exergue d’ouverture de « Spéculation sur le défaut de lumière », intitulé de la première section. Et Jean-Pierre Chambon de rebondir en écho : « Qu’est-ce que
voir encore
quand toutes les choses
ont été dépouillées
de leur vêtement
de lumière… » Et l’on saisit d’emblée que ce questionnement ouvre sur une multiplicité d’autres interrogations : sur les mots et sur le sens, sur les interprétations dont nous les recouvrons, l’un et l’autre. Et jusqu’aux « vues de l’esprit » qui agissent comme des leurres sur les choses elles-mêmes dont se saisit le regard. Ainsi des termes « Spéculation », « Défaut » ? Quelles acceptions leur donner, qui varient en fonction du contexte dans lequel les mots se trouvent enclos ? Ici le contexte est pour ainsi dire voilé, tourbillonnant, vibrionnant, phosphorescent, mais voilé. La matière poétique est celle des nuages, de contours flous et fluctuants en fonction des mouvements de la lumière et de l’eau, des tourbillons de lucioles ou de grains de sable, de cristaux et de sel. Mais aussi du « grain du silence ». Et l’on assiste avec émerveillement à un enchâssement de questions toujours renouvelées, imbrications inépuisables, chaque poème en incluant de nouvelles, comme par rebonds légers, pour cerner ce qui, dans ce maillage continu et changeant, se mue et donne à appréhender les myriades de molécules en suspension. Dans l’air dans l’eau dans la lumière… Chemin faisant, au cours de cette expérience poétique qui lui est propre, le poète s’interroge sur les possibles transmutations, le passage d’un état à l’autre de la matière, ce qui se donne à voir ou ce qui dissimule ses formes dans la trame, avec ses frontières ses imperfections ses contradictions et ses tremblements, dans l’attente peut-être d’une manifestation divine, d’une révélation ou d’un avènement : « Quels sont ces nuages
d’objets ces corps
disloqués ces cendres
envolées
avec la fumée
ces ailes
de corbeaux déjà
dissoutes dans le ciel
vespéral —
quelles sont ces ténèbres et
cette épiphanie ? » Attente qui peut aussi s’installer au cœur de l’absence et du vide, comme dans ce poème de « L’écorce terrestre » (intitulé de la cinquième section du recueil) : « Le prolongement
au cœur d’un monde sans événements
de l’attente instante et toujours différée
d’un avènement » Au terme du premier voyage initiatique, l’ultime question qui se pose à travers l’énigme de la lumière est bien celle de son existence (mythe de la caverne ?). La lumière existe-t-elle encore ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ? « de quelle mélancolie
du souvenir de la lumière
sont-ils [« lambeaux de membranes »]
la projection ? » Commencé avec la lumière et le questionnement qu’elle suscite, le voyage poétique se poursuit avec « la cendre/l’écume ». La lumière et ses variations n’en sont pas oubliées pour autant. À partir de poèmes brefs, neuvains, dizains, onzains, un paysage étrange se dessine, paysage flottant et incertain d’un avant ou d’un après la Terre. Partout les contours s’estompent, obscurcis par le mélange sel/sable. Jusqu’à effacement. Effacement qui se renouvelle et que l’on retrouve dans la section centrale « L’écorce terrestre » : « On ne voit rien
presque rien » Où se confirme également l’impression étrange d’un monde autre. Antérieur à la vie humaine ou postérieur : « On dirait des paysages
d’avant l’humain
ou d’après Il n’y a nulle part
personne » Dans le paysage dévasté de « L’écorce terrestre », l’œil photographe ne croise que des ombres dont ne subsistent que « des traces fantomatiques/ des taches aveugles ». Le champ visuel se réduit encore pour ne garder que l’essentiel, une abstraction : « Ne demeure que l’essentiel
une nudité âpre sans effets ». La boite noire du cerveau a bien du mal à dégager les mots de leur gangue trompeuse, de leur luminosité fallacieuse. Il faudrait pourtant qu’elle s’y attelle pour atteindre le cœur actif. En amont, dans la section « La cendre, l’écume », le regard qui effleure le monde et les êtres — une barque/un nageur — est un regard désincarné, sans présence humaine. Résiduelles, légères, les particules (liquides et solides), soumises aux fluctuations insaisissables, témoignent de la fin d’un monde. Ce qu’il en reste après que tout a disparu. Quelques frémissements et ce peu de lueur qui encore s’attarde. La mort plane, la nuit enveloppe ce qui est en suspens. Des ombres furtives froissent les eaux. La barque glisse, « aveugle », en l’absence du nautonier et de l’âme du défunt : « la barque vide
heurte la rive du sommeil
[…]
la nuit a versé dans la mer » Reste le regard, cette « plaie béante » qui saisit le résidu de lumière. Ces accrocs qui font souffrir le nageur : « l’eau le vacillement le reflet
une poignée de sel jetée
dans le ciel noir
sur la plaie béante
du regard ». Le troisième tableau entraîne le lecteur dans un univers à la fois autre et semblable. Le tout premier regard est celui de « l’ange » que son plongeon icarien conduit jusqu’à l’« Œil de Méduse ». Confrontation, en apnée, avec la gorgone et ses colonies de cnidaires phosphorescents. Chaque page de cette nouvelle section présente une succession de quatre à six phrases espacées par des interlignages symétriques et réparties en trois temps. De sorte que l’ensemble suggère un rythme visuel régulier. Pourtant intemporel. La plongée dans le monde sous-marin des méduses rejoint un présent éternel qui est aussi le temps des vérités de toujours, lesquelles évoluent en abstractions mystérieuses cryptées et éminemment poétiques : « L’eau pure a le goût de l’invisible. » ou encore : « L’eau réduit la distance amère qui sépare le corps de son ombre. » L’univers pélagique traversé par les mots est celui mystérieux et mythique de la mer, univers saisi et amenuisé dans la loupe cristalline de l’œil : « Le nageur mimétique est passé dans l’écarquillement
du miroir dont les écailles se sont brusquement resserrées. » Mais les substances indéterminées des méduses, leur être hermaphrodite qui transite entre deux eaux, constitué de cellules gélifiées et immatérielles, sont appréhendées avec un vocabulaire scientifique, spécifique des émulsions et des flagelles. « Germe » / « albumine » / « soucoupe vibratile » / « ventouse diaphane » et « membranes ». Le lecteur navigue de surprise en surprise et se laisse porter par les combinaisons d’images. Les espaces métaphoriques se frôlent, se rejoignent pour créer un paysage singulier qui fusionne les univers : « Dans la forêt sous-marine, un trait de lumière harponne
la volve et l’anneau translucides d’un champignon flottant. » Les visions évoluent sous « l’œil de cyclope » du nageur. Le monde des phosphorescences marines se mue en un monde médical, avec son bloc opératoire et ses projecteurs : « Méduse phosphorescente comme frisson gélifié, hologramme de l’effroi » et sur la page suivante : « Au-dessus de l’opération, ce visage de gorgone sous la cagoule du bourreau. » Les visions se succèdent, les unes magnifiques comme celle, métaphorique de la « cathédrale engloutie » qui convie la fusion des mondes : « Nonchalamment voltigent, à l’aplomb de la cathédrale engloutie, des poissons séraphiques arborant les couleurs subtilisées à la rosace. » D’autres, plus inquiétantes, évoquent à nouveau le monde médical, la « main gantée de latex » du chirurgien et « le polyèdre d’un verre d’eau flamboyant de lueurs d’améthyste » de l’énorme projecteur. Entre les deux se glisse « le murmure du poème de la mer conservé sous une cloche de verre. » Le retour sur la terre ferme se fait dans un champ de tournesols. « Champs de tournesols, embrasements et ténèbres ». La forme poétique laisse ici place à une prose poétique. Deux paragraphes habitent la page. L’œil évolue sur « le tournoiement confus des tournesols ». Surgit un monde excessif saturé de soleil : « Trop de lumière »
« chaleur accablante ». Un monde vaguement inquiétant qui combine les contraires, arrogance et mollesse. La rencontre du « je » avec « la masse mouvementée des tournesols » est rude et le choc, brutal. Le « je » spectateur est emporté dans un vertige sidéral. Une sorte d’envol céleste l’enlève, qui le transplante dans un univers intergalactique déboussolé : « Ce sont bientôt des frictions de galaxies, des mécaniques célestes aux mouvements détraqués, le flottement d’amas lumineux, de grands soleils tisonnant l’espace… Ce ne sont encore, avant la dérive insensée des images, que les disques grisâtres des tournesols. » La confrontation du spectateur avec le « sourd vrombissement des tournesols » a quelque chose de violent et de chaotique. Le poète est en proie à « un abusif miroitement des signes ». Confrontée aux excès caniculaires, la splendeur des tournesols sous le soleil porte dans son perfectionnement même la marque évidente de son déclin. L’œil cyclope se rapproche, livre au regard le « cœur navré des héliotropes. » D’une section à l’autre du recueil, les images surgissent dans un même déploiement de correspondances, un même mouvement d’interpénétration des mondes. L’univers des tournesols n’échappe pas aux métamorphoses silencieuses et secrètes qui le travaillent, intérieur et extérieur, dans les fluctuations invisibles de la matière, grumeaux, agglomérats, floculations et agglutinations de germes. On assiste en spectateur intemporel au défilé d’une armée de vieux soldats arcimboldesques ou à la mise à mort de la Terre « l’échine piquetée de banderilles ». Parvenu à ce point de l’expérience poétique, le narrateur avoue ses difficultés à dire, à se saisir des mots, à se saisir du sens qu’ils charrient dans le flux inépuisable des images : « Un dernier souffle ravive la braise jetée par l’étendue aride…
Mais les mots n’en captent que faiblement l’énergie… Ils ne parviennent plus à dire ce semblant de feu… Sans doute le regard s’est-il trop longuement attardé à ce discret versant du monde où, à présent, dans la lumière du déclin, s’étiolent les fleurs si puissantes et profuses ». Partout, d’un point à l’autre de cette épopée poétique, le regard interroge ce qui se dérobe à son emprise, au-delà du vacillement de la paupière. De l’écorce terrestre — qui englobe des formes multiples même si insaisissables et éphémères —, il s’attache à appréhender ce qui écorche et ce qui saigne dans la pure beauté des mots : « On voit
comme à travers la peau
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UN ALPHABET DES SENSATIONS « If I feel physically as if the top of my head were taken off, I know that is poetry », écrivait Emily Dickinson à Thomas Wentworth Higginson, comme une sorte de manifeste habité de la poésie. C’est dans un monde de perceptions et de sensations physiques intenses que nous emmène Jean-Pierre Chambon avec son dernier recueil, organisé en huit parties agissant comme des miroirs reflétant des états intérieurs qui sont autant de paysages avec leurs énergies, leurs espaces ouverts ou oppressants, servis par une langue fluide qui les modèle et les module. Qu’y a-t-il au-delà et en-deçà de l’écorce terrestre ? Comment pouvons-nous percevoir le monde avec les limites et les failles de notre corps humain ? « Au-dessus, le ciel / en-dessous, la terre / et en nous : l’échelle », écrivait le poète hongrois Weöres Sándor, pour qui le pouvoir de transmutation spirituelle et de voyance opérée par la poésie est semblable à une odyssée intérieure. Tout part de la lumière, ou de son absence, et de l’œil, qui la perçoit et qu’elle traverse. Spéculation sur le manque de lumière, une suite de poèmes interrogatifs questionne la forme du réel. Lorsque la nuit envahit l’œil, que voir, que percevoir encore du monde autour de soi ? « Qu’est-ce que
voir encore
quand toutes les choses
ont été dépouillées
de leur vêtement
de lumière […] ? » C’est alors le regard intérieur qui prend la relève, dépassant et submergeant une simple vision du réel dans une lente, souvent douloureuse métamorphose qui ressemble à une nouvelle genèse. « À quel Alphabet stupéfiant
appartiennent ces empreintes et ces sensations
ces écorces ces cristaux
ces coques et ces écailles —
en quelle nuance
de silence
a été transmué
le soleil
en quel langage tactile
est traduit
l’arc-en-ciel ? » Le noir et le blanc, monde aveuglant de lumière et d’ombres, où l’encre, les cendres, la neige et le sel sont omniprésents, sont les lisières extrêmes d’un espace où surgissent des visions fulgurantes, flamboyantes et colorées de tournesols, d’œil de méduse (ou de cyclope) tournoyant, « [o]n croirait qu’un secret mouvement travaille à séparer des ténèbres des écailles de lumière » dans une métamorphose, ondulation perpétuelle semblable à une gestation. Même si tout dans ce recueil foisonnant d’images est très visuel, c’est par le prisme de la synesthésie, dans la grande tradition des correspondances baudelairiennes que nous entrons dans cet univers tellurique qui exalte les forces élémentaires, la pierre, l’eau, le vent, le feu, pour les traduire en un alphabet, véritable braille de la sensation universelle, qui pourrait être la poésie dans sa part inaccessible qui échappe au langage. Au fil du livre, nous retrouvons, mêlés à des évocations du corps, dans une transfiguration autant charnelle que spirituelle, des thèmes et des symboles bien connus des lecteurs de Jean-Pierre Chambon : fluidité et omniprésence de l’eau, mythes, contes, perceptions de sourcier et de sorcier d’une nature où fleurs, animaux et pierres sont signes et écriture du vivant, errance dans le labyrinthe (ici, le labyrinthe des sensations) de Trois rois, la dérive et quête de la barque du Roi errant, les questionnements identitaires de la statue sans visage du Territoire aveugle, et, en filigrane, cette réflexion sur l’inscription de notre humanité dans le paysage, notre présence au monde et son empreinte, jusque dans la mort et les vestiges de civilisations où « l’absence retient l’ombre
de la présence de même que le silence
bruisse de voix tues ». Comme dans La Divine Comédie de Dante, le voyage va des Enfers sous l’écorce terrestre vers la montagne purgatoriale, dont la masse s’est formée par la violence de la chute de Lucifer (l’ange déchu de la lumière) pour s’achever dans un paradis lumineux jusqu’à l’aveuglement trônant au sommet de cette montagne. Et de même que le poète Virgile guide Dante à travers les cercles de l’Enfer – au nombre de neuf, un de plus que les huit parties qui constituent le recueil de Jean-Pierre Chambon –, c’est par la poésie que le voyage introspectif de ce dernier sonde les voies et les issues possibles, lorsqu’« [u]n mot agite, comme au bout d’une clé, un grain de lumière dans la masse d’ombre contenue dans la pierre. » Et si parfois « [o]n a atteint l’espace
des confins
dont on croit toujours
que la lisière indéfinie
sépare de l’autre bord
celui d’une origine », ce n’est pas sans affronter la douleur, ni la solitude ontologique à laquelle est confronté tout poète, pour traduire ce monde à l’écorce craquelée. Mais pour chaque repère perdu, dans l’angoisse d’un univers gagné par l’effacement et la déliquescence, dont les formes peuvent changer jusqu’au vertige, demeure un mystère préservé, une autre clarté qu’a su préserver le poème, au-delà du perceptible : |
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Pour avancer alors il me faut, comme si je ne voyais pas, toucher ma voix, lui chercher une porte ou de l’herbe. Lui faire dire ce que je cherche. Maintenant. Ainsi ce n’est pas l’ombre que je recueille mais l’herbe. Thierry Metz, Terre, Opales/Pleine Page, 1997. Après Trois rois1, Jean-Pierre Chambon ajoute une pièce importante à notre connaissance du monde de Pessinus inventé (au sens ancien de trouvé) par Marc Pessin2. Nous avions rencontré la reine Zélia dans un précédent volume (Des lecteurs, Harpo &, 2016), nous la retrouvons dans ce récit éponyme (Zélia, Éditions Al Manar, 2016). Elle est reine dans une civilisation perdue dont il ne reste que quelques traces : les lettres usées d’un nom qui, prononcé, revient en force avec cortège, effluves… Et tout ce qui fut réapparaît. La couverture du livre porte le sceau de la reine dessiné (reproduit ?) par Marc Pessin (ou peut-être par Carm Nissep). Les inscriptions en pessinois intriguent le lecteur. Si l’on admet que les quatre caractères placés sous le profil correspondent au nom de ZÉLIA, on peut en déduire que le mot de gauche est REINE. Quant à celui de droite, il pourrait bien être le nom du pays, PESSINUS, mais cela impliquerait que le N puisse avoir deux signes, ou que le graveur ait fait une faute d’orthographe. Nous savons que cette langue pessinoise est très complexe, puisque sa graphie comporte des lettres et des idéogrammes, comme pour le texte gravé sur la pierre de Rosette. La quatrième de couverture du livre Des lecteurs, qui vient de paraître aux éditions Harpo &, est entièrement et copieusement rédigée en pessinois. Les lecteurs paléographes ou cryptographes pourront tenter de la décrypter. Signes pessinois (Quatrième de couverture de Des lecteurs, Harpo &, 2016) Jean-Pierre Chambon sait raconter les histoires, tout part d’un sujet inversé qui déjà nous surprend ou nous perd : « Souvent s’amenuise, et parfois se ramifie, la trace du sentier qui pénètre dans la profondeur des marais. » Ainsi naît et se développe la légende, ainsi s’établit la longue liste de signes (pistes) qui mènent au mystère jamais tout à fait révélé du pays pessinois. Jean-Pierre Chambon observe le monde qu’il crée d’un œil d’entomologiste et de poète. Tout est noté, répertorié, du vol de moucherons dans un rai de lumière à leur dispersion « en palpitations d’ailes affolées » au moindre bruit. Pour les bâtisses, le narrateur nous entraîne, tel un archéologue, dans un réseau d’hypothèses – labyrinthe, dirait peut-être Jean-Pierre Chambon qui les goûte, notant à propos « d’une ancienne construction » connue sous le nom d’« oratoire de Notre-Dame-des-Ombres » qu’« aucun légat n’a jamais consacré le lieu ni confirmé le nom ». Une autre hypothèse fait remonter la bâtisse à l’époque de la reine Zélia qui entre dans le récit en même temps que sont évoquées, près de ce lieu légendaire, les « feuilles parlantes », rapportées un soir par l’éclaireur qui remarque alors que sur leur limbe des boursouflures, des signes en réalité, se répètent, « dessins » parlant une langue inconnue. Lire Zélia, c’est suivre son parcours sans fin puisque cette reine refuse la vie sédentaire. C’est aussi se délecter d’une profusion de mots qui s’ajoutant, se précisant les uns les autres, construisent une civilisation à laquelle s’attache le lecteur. De cette civilisation, on nous dit que des traces nous sont parvenues par miracle. Vestiges rescapés des décombres, monde sauvé de l’oubli, on le découvre, comme une cité engloutie, dans la ferveur. Avec l’auteur, nous sommes comme Joseph Conrad cherchant la ville d’Ys et la princesse Dahut en Bretagne du côté de l’Ile-Grande, ou comme le capitaine Morhange3 qui découvre en plein Sahara l’Atlantide et la reine Antinéa (d’aucuns avancent qu’il s’agissait de Tin-Hinan, la mythique reine des Touaregs). Dans le livre de Jean-Pierre Chambon, nous suivons le destin des personnages, incarnés certes, mais aussi suscités par des vocations variées auxquelles ils se consacrent. La plupart ne sont pas nommés, mais désignés par leur fonction. C’est l’un des fragments, « La bibliothèque itinérante », qui a fait l’objet de la publication séparée sous le titre Des lecteurs ou, plus complètement, Des lecteurs de la bibliothèque itinérante de la Reine Zélia. C’est dire l’importance de ce chapitre dont l’éditeur Harpo & a fait une édition qui donne de l’espace et des étoiles rouges aux mots bleus. Nous sommes ces lecteurs, chacun s’y reconnaîtra (peut-être) : le philosophe, le cordonnier, le marmiton, le maître cuisinier, le panégyriste, la dame de compagnie, la géomancienne, l’herboriste, la coiffeuse et d’autres, dont les trois rois et la déesse Issabisbissa. On y rencontre aussi la devineresse Assia, qui porte le même nom que la dédicataire du livre. Un monde mythique se déploie. Des indices précis nous sont révélés : les champs de « feuilles parlantes », à « l’écriture naturelle », sont « carrés » et « mesur[ent] approximativement une trentaine d’enjambées de cheval au galop ». Telle est la mesure, précise et poétique, des côtés. C’est 3 fois 10 (10+3, c’est 13, comme le nombre de fragments). Le nombre 3 est particulièrement important dans ce livre, comme cela arrive souvent dans les contes et autres textes sacrés. Les rois sont trois, comme les chasseurs et d’autres personnages. Nous apprendrons ainsi que « les listes du thesaurus […] formaient une somme hermétique, un labyrinthe indéchiffrable, un buissonnement d’énigmes » ; ou encore que les signes développent « leurs arabesques, dentelles et fioritures ». Tout va par trois, mais Zélia est seule. Les détails construisent une représentation précise d’un univers inconnu qui nous devient familier, presque immédiatement. Les couleurs, les matières, la longueur, la hauteur, autant de détails pour que surgissent, réels, les espaces traversés par la reine nomade. En ce monde, on prête aux herbes une volonté de parler, et même de raconter, animisme régnant que la magie, elle est sous-jacente, attise. Cet univers de patience où l’on recopie chaque signe pour le déchiffrer fait du lecteur un explorateur. Langue belle de subjonctifs imparfaits retrouvés, de tournures soutenues intégrées au texte comme on introduit la secrète grammaire en péril dans une phrase. Tout cela porte le lecteur en sphère de contes, comme une langue à laquelle on intègre peu à peu des signes oubliés. Le mouvement est le même, celui qui mène Zélia, constamment, vers de nouveaux horizons et le lecteur du livre vers cet îlot que le poète invente. La silhouette évanescente de Zélia peut apparaître dans un rêve du scribe comme au détour d’une page, elle détermine les avancées du récit. Or le voyage peut être immobile : les phases de description, onirique portée, nous éloignent d’un chemin tracé pour suivre une pente à l’issue incertaine. Il semble bien que Zélia garde des signes que le poète assemble et révèle, un réseau de correspondances lie les personnages les uns aux autres comme il dénoue les fils d’un secret qui demeure. Le scribe parvient à déchiffrer une partie des signes inscrits sur les herbes, chacune porte l’emblème de Zélia : « Le texte évoquait l’histoire d’une reine partie au moment où allait lui être révélé le secret qu’elle avait désiré connaître. » Or sans cesse Zélia voyage et s’éloigne du scribe resté au campement pour se consacrer aux « feuilles parlantes ». Le lecteur se déplace dans le livre au fil des sections, chacune titrée, tout semble consigné comme dans les livres de la « bibliothèque itinérante » sur des registres, pour garder mémoire. Zélia peut voyager en son royaume comme en ses livres, miroir intime de sa passion pour ce qui la transporte et l’éloigne ou la rapproche, lors de ses pérégrinations, de son propre reflet. Sont évoqués, dans leur diversité, quelques-uns des titres savoureux des livres qui constituent la bibliothèque royale : Discours sur le chevauchement des temps (philosophie), Le Grand Livre des choses exquises (cuisine) ou le Traité d’anatomie des spectres, fantômes et autres ectoplasmes. Un titre encore : Les Mille Vertus du Disque de Chambon (titre qui figure dans la liste des ouvrages, à la fin de Des lecteurs)… Bien des livres à retrouver. Jorge Luis Borges, l’un des inspirateurs de Marc Pessin, affirmait dans sa « Bibliothèque de Babel » : « Je le répète : il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. » 4 Si l’un des personnages d’une nouvelle de Jean-Pierre Chambon5 collectionne les ombres, Zélia, elle, accumule les chaussures. Ce détail, déjà mentionné dans Trois Rois, devient un élément précis qui la caractérise : reine nomade, coquette, soucieuse de beauté, elle ne néglige rien et redoute toujours d’abîmer ses précieuses paires, conservées dans des « coffrets » comme les parures. Pour paraître, pour franchir les lieues infinies de sa quête, les oiseaux (corbeaux, vanneaux, pics-verts, hérons, perdrix, merles, grives, rossignols, loriots, alouettes, hirondelles, étourneaux) se joignent en une « longue traîne folâtre dans le sillage du véhicule royal », on les disperse en disposant de « grands épouvantails accoutrés de haillons bariolés et parsemés de grelots ». La nuit, ce sont les vers luisants qui produisent leur « luminescence », créant des effets. Nous verrons aussi « ce chemin éclairé par les minuscules lumignons des lucioles », ces insectes aimés des poètes. La couleur du récit pourrait être l’argenté. Zélia voyage la nuit à la lumière de la lune et des étoiles. La lumière de la lune se reflète sur l’eau et tout ce qui brille. Ce ne sont qu’éclats, lueurs, reflets, scintillements… Précisons que le calendrier, lui-même, est lunaire. En ce monde, l’instant et l’éternité se jouxtent, Zélia se vêt au soir d’une robe somptueuse « confectionnée d’empiècements tissés de fils d’or ou d’argent » ou bien d’« une robe éphémère » faite avec « des feuilles et des fleurs tressées, des lianes tricotées ou des pellicules d’écorces qu’on avait patiemment assouplies […] » : le merveilleux vit dans le dénuement de la nature comme dans les pierres et métaux précieux (autant). Zélia aime le ralentissement de la vie à la tombée des premiers flocons, l’égarement lorsque le paysage change, le repli qu’elle impose (la reine alors inventorie ses trésors : robes et bijoux dont elle pare, pour les regarder, les « mannequins de glace » façonnés par les sculpteurs à sa ressemblance, ils semblent s’animer, comme si l’âme de la reine s’incarnait en eux à la lueur des bougies. Ses richesses font parfois penser à celles du Grand Khan Khoubilaï telles que rapportées par Marco Polo. Nous savons qu’il possédait cinq mille éléphants, mais ne savons pas combien de chevaux. Sans doute plus que Zélia qui en avait quarante-neuf qu’elle était seule à monter. Mais elle en possède deux qui auraient rendu envieux le Grand Khan : deux chevaux fantômes qui galopent avec les autres. Ce sont des chevaux de mots, chevaux de poème, comme les quarante-neuf autres. La reine, dans son voyage perpétuel, réveille dans ses pas des croyances qui prennent vie, figures de son destin, de sa beauté et de son obstination à poursuivre. Sa caravane éternelle croise le vent, la neige, le soleil pour dispenser autour d’elle la fibre magique dont elle-même est constituée. Ainsi en est-il de sa précieuse petite poupée qui reçoit toutes ses confidences et prend ses marques de douleur pour alléger sa souffrance. « Quand elle se faisait mal, le stigmate du choc apparaissait sur le petit corps, sa souffrance s’en trouvait alors en partie soulagée. » Comme les jardiniers de Jacques Abeille cultivent les statues6, le vieux jardinier de Zélia surveille de près la croissance des plantes à poupées, celles qui semblent anodines par leurs feuilles et fleurs, mais dont les racines-tubercules sont des poupées (ce qui peut nous faire penser aux mandragores). Il faut savoir lire les herbes, se montrer patient et délicat pour découvrir et faire venir au jour ces dons de la nature. La ville que cherche et trouve Zélia s’appelle Alpomaria. Ne s’agirait-il pas de l’antique cité romaine nommée Pomaria7 par les Romains, la ville des vergers ? Nous l’appelons maintenant Tlemcen, ville berbère d’Algérie située au pied du djebel Terni, la Perle du Maghreb que l’on peut atteindre, comme la reine, en franchissant de hautes montagnes de l’Atlas. Le poète et romancier Mohammed Dib a souvent évoqué cette ville aux nombreux porches, piliers et arcades, qui sont souvent de branches et de frondaisons pour Zélia. Le poète de Tlemcen nous montre « au fond, à travers cette lande, se réservant tout l’espace, trois koubbas avec leurs portes cintrées ouvertes sur rien, sur le ciel et dont vous savez peu de chose si ce n’est que chacune couvre la sépulture, disparue, d’une princesse oubliée »8. Il nous parle aussi des « princesses aux noms perdus » 9. Jean-Pierre Chambon nous révèle peut-être le nom et des fragments de l’histoire de l’une de ces princesses dont il s’est fait le scribe. Mais Alpomaria, avec son canal, nous ramène à l’esprit également la ville merveilleuse de « L’invitation au voyage » de Baudelaire. Ses rues vides bordées de colonnes et de statues peuvent aussi faire penser à certaines toiles de Giorgio De Chirico ou de Paul Delvaux. Au terme du récit, nous retrouvons la figure du scribe10, figure principale de l’œuvre, avec celle de la mythique Zélia. Le scribe, c’est le poète, celui qui s’efforce de tracer sur la page pour effacer l’oubli ce que « le vent fredonn[e] dans une langue ignorée ». « Confusément, quelque chose v[eut] être dit et tout, jusqu’au silence de la nuit, ret[ient] un message. » Nous voyons ici le poète en action. Dans ses Feuilles d’herbe, Walt Whitman écrivait : « Je crois qu’une feuille d’herbe est à la mesure des étoiles » 11. Ce scribe appartient à la famille des poètes de la terre et du vent, comme Thierry Metz qui interrogeait : « Que fait cet arbre au milieu du livre / loin des noces / en pleine terre / de dialectes ? / Parmi tant d’abeilles, on dirait qu’avec la reine il est venu mourir. Ou s’élancer. » 12 Dans la bibliothèque nomade de Zélia, nous avons pu apercevoir la « poétesse Luluth Trista », à l’inspiration inépuisable à l’image d’une écriture poétique rêvée, auteur des Chants de la multiplicité des mondes. Son prénom évoque à la fois Lilith, la première femme insoumise, l’égale d’Adam, et le luth, instrument favori des poètes. Son nom, qui peut rappeler les Tristia d’Ovide ou de Mandelstam, chants de l’exil, nous indique la tonalité de son chant. Le scribe, lui, nous raconte que « tout […] lui parlait, le vent, le frisson qu’il propageait à la surface de l’étang, le moustique et l’oiseau, et même la pierre froide qui ne disait rien. » Le « scribe mélancolique » est gardien de mémoire, il veille et nous ouvre, peut-être, au mystère de cette civilisation comme un chœur, il est celui qui délivre les mots (ou tente de le faire). L’épopée de Zélia, entre réalité et mythe, nous a offert le temps de la lecture la délectation souriante d’un univers onirique et promis à la transmission.
Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes
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