Étiquette : Jeanine Baude


  • Yekta | [Je crois qu’on gratte à la fenêtre]



    [JE CROIS QU’ON GRATTE A LA FENÊTRE]




    Je crois qu’on gratte à la fenêtre

    c’est la guérisseuse
    dont chaque sourire
    est un jeu complexe
    de pleins et de creux

    marchande d’esprits
    coiffée d’une chandelle

    pour qu’à travers les yeux
    d’étrangers je m’égare
    elle vient proposer des masques de cire
    moulés sur leurs visages

    je peux m’en vêtir
    pour emprunter leur regard

    la vision qui m’exile




    Yekta, « Le Mangeur de Reflets, VII », in Brisées pour l’étranger, Éditions Pétra, Collection Pierres écrites|L’Oiseau des runes, 2018, page 69. Photo de couverture : Jeanine Baude. Photographies à l’intérieur de l’ouvrage : Nicolas Sandanassamy.






    Yekta  Brisees pour l'étranger





    YEKTA


    Yekta
    Ph. : Nicolas Sandanassamy
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  • Jean-Pierre Boulic | [Dès l’aube]



    [DÈS L’AUBE]



    Dès l’aube
    Un goût d’infini
    Après une nuit de veille

    L’instant
    Offre son visage
    Laisse l’âme à son silence

    L’être qui palpite
    Respire
    En son for intérieur.




    Jean-Pierre Boulic, « Éveiller l’aube », Petites pièces pour instruments à voix, éditions Pétra, Collection Pierres écrites/L’Oiseau des runes dirigée par Jeanine Baude, 2018, page 51. Préface de Jacques Le Goff.






    Jean-Pierre Boulic  Petites pièces pour instruments à voix  éditions Petra  Collection Pierres écrites L’Oiseau des runes  2018






    JEAN-PIERRE BOULIC


    Jean-Pierre Boulic
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  • Jeanine Baude, Oui

    par Angèle Paoli

    Jeanine Baude, Oui,
    La Rumeur libre Éditions,
    Collection Plupart du temps, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli


    « ENTRE EXTASE ET ABÎME », LE OUI DE JEANINE BAUDE






    Oui : Du titre à la première section du recueil | devisements


    Oui. Un tel cri, un tel jaillissement ne se peut proférer que dans la ferveur ! Le monolithe qu’est ce Oui magistral, qui donne son titre au dernier recueil-poésie de Jeanine Baude, claque au visage et au vent. Pareil intitulé ne laisse aucune place aux tergiversations, atermoiements et autres barguignages. C’est un Oui sans préambules que lance à la volée la poète — dans un élan de vagues subversives à naître.

    La lectrice que je suis cherche un sous-titre qui pourrait induire une direction. Il n’y en a pas. La « table » finale fera sans doute office d’échelle de cordes, d’étais où arrimer le questionnement. « Oui » à quoi ? Jusqu’où ce « oui » ? Pour faire contrepoids à quel « NON » ?

    Emprunté à Adonis, le premier exergue du recueil donne le ton :

    « Où finit la distance, où s’abolit la peur ? (in Le Temps étroit)

    Et l’on soupçonne que les peurs, toutes les peurs de notre temps, vont être démasquées par la poète et saisies à bras-le-corps. Avec fureur, peut-être. Avec rage, pour sûr.

    À ce titre incisif répond un vaste ensemble de poèmes déployé en six sections :

    « OUI » // « Proses Vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement » // « Le chant d’Adrienne » // « Ô, Solitude, L’Île » // « Antiphonaire » // « Désert ».

    Mais ce « OUI », clé de voûte et clé du recueil, recouvre de sa bannière unique l’architecture pyramidale de l’ouvrage. La première de ces sections reprend en écho le « Oui » du titre. Elle sert de fondement et de contrefort aux autres chants qui vont se déployer, en quête d’acquiescement et/ou de réconciliation, tout au long des pages.

    Le terme « acquiescement » apparaît d’ailleurs explicitement dans l’intitulé de la seconde section : « Proses vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement ». Quant à la première occurrence du mot, elle est présente dès le poème d’ouverture du recueil Oui.

    Les trente-et-un poèmes qui constituent la section « Oui » sont tous construits à l’identique. Façonnés dans la même matrice. Propre à canaliser et à ordonnancer un lyrisme personnel que la poète s’emploie, par la contrainte formelle, à endiguer. Ici, dans cette première section, un septain en caractères romains, l’autre en italiques. Deux autres vers également en italiques suivent, séparés des deux strophes précédentes par une interligne. Ils ponctuent l’ensemble, peut-être sur le mode conciliatoire des contraires. Et sans doute aussi pour témoigner d’une ouverture. Parce que la poète, si volontiers rebelle, est aussi une enthousiaste, une battante, qui ne recule devant rien. Pas même devant la prise de risque. « Je ne peux pas vivre sans désir et je ne peux pas vivre sans risque », déclare Jeanine Baude dans un entretien avec Joëlle Gardes (in revue Phœnix, mars 2014).

    Chacun des poèmes du « Oui » reprend invariablement les deux formules introductives :

    « Tous les non de ma vie sont… » (Premier septain) / « Mais prononcer ce oui » (avec la variante « proférer », second septain).

    De sorte que l’impression dominante qui ressort de la lecture est celle d’un flux et d’un reflux incessants, à la fois autres et identiques, qui emportent dans une houle ininterrompue. Du reste, aucun point final ne vient clore les poèmes. Il faut donc se laisser porter sur la ligne de crête de chaque strophe et attendre que la vague retombe (provisoirement) et s’échoue sur les deux derniers vers, pour reprendre souffle. Le poème suivant, de même facture et de même intensité, remporte le lecteur sur la crête du rouleau et le drosse d’une strophe à l’autre en un mouvement ascendant/descendant identique.




    Paysage premier, la mer


    Le paysage premier de la révolte est celui de la mer, « sel et vague » ; celui de l’apaisement — acquiescement — aussi. Sans doute parce que la mer, son mouvement inépuisable, son infinie patience à retisser sans cesse les mêmes flots, sont les plus à même de prendre en considération le corps, ses mouvements intimes, son langage.

    Ainsi se donne à lire le poème d’ouverture de Oui :

    « Tous les non de ma vie sont brûlants

    de révolte emprise sous le sel et la vague

    roulant de mon corps vers l’horizon

    le plus ferme et le plus atteignable

    dans l’essor d’un mouvement

    où le signe paraît sur une ligne rouge

    sang vie, sang mêlés

    Mais prononcer ce oui sur l’encre violette

    du rivage, algues et armérias se frottant

    à la nudité des pierres sur papier coloré

    de marées, de gerbes verdoyantes

    quand la plage devient ce livre d’audace

    cette mer de perplexités courant

    en rubans de métonymies et de parenthèses

    le navire au loin dans sa traîne

    vague après vague roule l’acquiescement »

    Les non qui sont dénoncés par Jeanine Baude sont multiples : « Tous les non de ma vie sont pluriels ». Ils sont ceux de notre temps. Des « temps de nuées froides ». Ils véhiculent avec eux hardes tessons de verre épaves dévastations horreurs quotidiennes sang guerres destruction misère grande et cruauté des hommes. Leur liste est infinie et Jeanine Baude les ramène sur la grève sous la violence rageuse de ses images. Sensible à la musique et au rythme, la poète dissémine dans ses vers des homophonies qui amplifient encore les rebonds soubresauts et volutes qui se poursuivent d’un vers à l’autre. Tout en pratiquant des rejets inattendus, afin que l’oreille paresseuse ne s’installe pas dans un bercement trop facile. Car la poète tient le lecteur en éveil, sous tension. Une tension qu’elle met en place avec art en jouant sur les oppositions entre le non et le oui. Et aussi sur les intrications étroites qui les lient l’un à l’autre.

    Ainsi de ces vers du poème XX :

    « Tous les non de ma vie sont bouche abolie

    éboulée de désordres, le sang défiant le sens

    la colère, lame de fond entre les tours surprises… »

    À ces rages, à ces désordres, le poème doit répondre par un « oui » vibrant à la vie, à tout ce qu’elle porte de lumière, de clarté, de force et de beauté :

    « Mais prononcer ce oui sur le cygne, élytres blancs

    sous les ailes, la trame de l’écrit enroulée sous l’envol

    l’épopée de l’oiseau striant la nue… »

    Et toujours, dans les deux derniers vers, cette ouverture vers la vie justement, son chant continuel, son insondable et stimulante richesse :

    « Je dirai le corps et le corps encore

    le centre et la chute amoureuse »

    Mais quels que soient les mots que la poète arbore et claironne pour réveiller nos incertitudes et pour que nous nous tenions aux aguets, l’écriture est au centre. Elle est le centre :

    « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille

    du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine »

    ou bien :

    « alors, trames et langage s’adossent dans les plis

    à rebours des cauchemars, un temple s’ouvre et siffle »

    ou encore :

    « l’écrit, sa tunique insomniaque et sensible à l’obscur

    déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière »

    La parole de la poète tient de la profération, du chant pythique, tant s’enlacent s’enroulent se nouant se dénouant les unes aux autres en un carmen mystérieux, vibrant, énigmatique, les images les plus inattendues, convoquées dans un élan ininterrompu. Le verbe ici charrie dans sa verve la mémoire des poètes aimés. On reconnaît au passage la présence éminente de René Char, mais aussi celle de Gérard de Nerval, de Charles Baudelaire. Ou de Théophile Gautier. La poésie de Jeanine Baude puise ses forces et ses racines dans un terroir fertile dont elle a une suprême connaissance.

    Mais toujours l’horreur reconduit sur les devants de la scène son manteau de fureur, et c’est René Char qui revient alors sous la plume de la poète :

    « Tous les non de ma vie sont flammes

    en ce jour de sang sur Paris endeuillé

    et des Feuillets d’Hypnos, je réitère

    la rage ; le courage secret, celui qui vient de loin

    habiter nos boyaux, notre esprit, notre marche

    en vainqueur et je chante, loriot du pauvre, celui assassiné »

    à quoi répondent les vers qui suivent :

    « Oui, respirer en avant d’une blanche splendeur, drapeau levé

    sur la paix, le royaume de chair, sonner l’adieu de l’épaisseur

    obscure… » (in « XXX, Venise », le 7 janvier 2015)




    Venise et les quintils


    Dans la seconde section, intitulée « Proses vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement », Jeanine Baude renouvelle l’effet de tension auquel elle est attentive. En maintenant la double architecture : texte en caractères romains/texte en italiques. Et en explorant deux formes poétiques nouvelles. Le poème en prose et le quintil, qu’elle rassemble, dans son désir de réconcilier les deux genres en un seul et même poème. Pourtant, sans doute en raison de l’allongement du vers et du jeu des rimes — rimes identiques alternées de type a/b/a/b/a ; c/d/c/d/c… —, la tension se mue en un balancement musical apaisant :

    « J’acquiescerai à leur étreinte, à leur douce parade

    Colombe et colombin au sang vif et vainqueur, rayonnant

    De paresse et vapeur, et roucoulant sous l’annonciade

    De leur bateau ancré à l’orée du sommeil, déroulant

    De leur visage et leur corps délivrés la ronde accolade »

    Hautement lyrique et raffiné — Ô, délices d’amours humaines et de vasques » —, le quintil de Jeanine Baude n’est pas sans évoquer la poésie d’un Saint-John Perse, dans ce vers notamment : « J’oserais l’oasis et les palmes, et du désert, la voile »…, dont le choix des mots et la rythmique remettent en mémoire les vers d’Éloges.

    Pour autant, fidèle à ses révoltes, la poète ne renonce nullement à proférer, dans la langue sienne, langue charnelle haute en couleurs et en voix, les vérités qui lui tiennent au corps et à cœur. Et l’éros et la rage ; et l’amour et l’écriture.

    « Écrire ne se façonnerait donc que dans le silence

    La perte d’un engouement si fort qu’il emporterait

    La vague entière avec son mouvement et sa balance

    La rupture avec soi-même, la blessure, échauffourée

    Nécessaire au cri strident, sa vigueur, sa reconnaissance »

    Quant aux poèmes en prose qui précèdent les quintils, ils sont tous introduits par une même formule à partir de laquelle le poème prend son élan : « Si Venise en hiver »… Suit alors — pas de manière systématique, mais très souvent — une longue litanie de phrases marquées par la présence d’un « si », énumérations prises dans un tempo qui se refuse à reprendre haleine. La poète décline dans ces enchaînements tout ce qui constitue pour elle le paysage vital de la ville qu’elle aime entre toutes : Venise. Là se mêlent les visions. Entre réel et imaginaire. Un réel transfiguré par les symbioses qu’effectue le regard.

    « Si Venise en hiver me berce en son royaume : pierres menues réitérant le ciel des orages, et posées en quinconce quand l’éclair les foudroie, paraphant sous mes yeux la double incertitude du réel et du flou, disposant ses diamants sur des filets de pêche ; si les hommes rassemblent harmonie et silence en leurs mains d’artisan, quand paraît une femme au balcon, dénudée et rebelle, chevelure coulant sur les seins, si les dunes et les vagues lui font un corps d’éphèbe, hybride en sa chaleur, rond comme une pomme et se glissant léger entre les ors du soir et le chahut des bourdons qui soudain s’ébranle en leur pâle piété, la chose est que rien ne peut dissoudre si lèvres et doigts au chapitre d’amour rapprochant leur timbre de la peau, si celui qui parle et celui, audace en son cœur, qui s’allonge auprès d’elle, en son lit couronnant la rambarde, unissent la ville, le balcon, la pierre et le feu, si la femme et l’amant soudés en leurs délices délivrent la cité de ses miasmes reclus.

    J’acquiescerai à leur étreinte… »

    Quinze poèmes d’une prose exaltée, visionnaire, marient ainsi intimement la Sérénissime et la poète en des arabesques fluides, concoctées par la magie d’un verbe pulsionnel tout de ferveur et de désir. Avec pour guide majeure, au hasard des calli et des errances, la métaphore :

    « Si Venise en hiver prenait le visage et le corps d’une femme pour parure, celui d’une vierge secrète et ardente en son temple de chair, mais retenue très loin dans un lieu dont la description importe peu, sinon qu’elle est douve fermée, aux mains d’un seul être, sensuel à souhait, il est vrai, mais que ni le vent, ni la tempête n’ont pu bousculer, reclus plus qu’un moine agnostique et ne souhaitant rien d’autre que sa cellule, sa femme ou sa servante […] ; alors la femme rejoint la vague et les cent-dix-huit îlots de la Sérénissime pour se fondre dans leur mouvement perpétuel. »

    Où l’on retrouve, en un même « mouvement perpétuel », la femme et la mer.




    Son nom d’Adrienne


    Avec « Le chant d’Adrienne », suite de dix textes en prose, le visage de Venise prend le nom d’une femme. Adrienne. La poète s’adresse à elle directement, ouvrant et fermant son chant par un refrain réitéré tout au long de la section :

    « Je te parle, Adrienne, et je te parle encore… ». Ouverture.

    « Et je te parle, Adrienne… ». Fermeture.

    Entre le long paragraphe d’ouverture et celui beaucoup plus bref de la clôture, un blanc. La marque d’une séparation.

    De quoi la poète parle-t-elle ? Que confie-t-elle à Adrienne au cours de son chant ? Elle évoque tout d’abord, dans un long phrasé sans pause, les souffrances humaines : celles de « l’Indien psalmodiant sur le tambour sa colère », mais aussi celles de « la nubile et fraîche épousée » livrée en pâture à la fureur des hommes… Puis, derrière le « et » d’appui qui signale la reprise, Jeanine Baude évoque le passé d’Adrienne, Vénitienne sans doute, son passé de femme déportée dans les camps de la mort :

    « Et je te parle, Adrienne, toi, ta robe du passé, celle rayée des camps où jetée, ta langue a pourri, tes bras décharnés enserrant l’autre, ses os déformés sous la chasuble, robe de mariée de vos jours d’éternité où la vase engluait vos chairs. Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes. »

    Ainsi la poète rattache-t-elle Adrienne, et avec elle, ses « sœurs » de combats et de luttes, Germaine T. et Charlotte D. et tant d’autres encore, à toute l’humanité. Un même destin pour une horreur identique. Jeanine Baude elle-même, tout en n’ayant pas vécu l’expérience terrible des camps, s’inscrit, par la médiation de l’écriture et par celle de la pensée, dans la lignée de toutes celles, résistantes et sacrifiées, qui ont péri dans des conditions abominables, par la fureur des hommes :

    « Et je te rejoins, Adrienne, je te rejoins même si je ne sais pas, n’ai pu vivre ton sort de la Résistance à la peur, toi, debout, entre leurs larmes, en ce matin de femmes roulées sous le joug, butant dans les marais aux herbes vernies de votre pus coulant de vos jambes et de vos mains blessées… »

    Et l’on retrouve sous sa plume fertile et les non et les oui, lesquels s’entrecroisent et s’enchevêtrent dans les antagonismes qui constituent la vie même :

    « Je te parle, Adrienne, et je te parle encore de ce monde androgyne pareil aux plantes hybrides qui pourrait être ce futur entre soleil et pluie. Le bien, le mal, la caresse et le fouet roulant leurs doigts, leurs germes, leurs cinglants serments sur la peau. Oui, tout s’assemble et se meurt, si la vie ne résiste pas à la mort annoncée. Et tu rougeoies encore dans ton étonnement d’être, dans ce malheur, la terreur enrôlant le désir. Ta route si pareille à la mienne alors que j’écris, signant sur la page l’appel des heureux et de ceux, boulets aux pieds, pétrissant le miel, si entre leurs dents la figue rouge danse encore comme nature se soulevant de son lit, rivière blanche éperdue et qui se perd, jet de salive sec, si le bois ne prend plus la flamme pour éclairer le foyer… »

    C’est un bouleversant chant de désastre et d’amour que chante ici Jeanine Baude.




    Insula | Isola | Isula


    Si la mer est un lieu primordial pour la poète, l’île en est le point central. Bien sûr il y a la bretonne Ouessant. Que la poète fréquente et affectionne entre toutes. Mais dans la section Ô, solitude, l’île, c’est une île sans nom qui est abordée et célébrée. Non pas une île havre de paix et de suavités, mais une île plurielle, toute de contrastes, à la fois bienveillante et revêche. L’île absolue. Archétype de toutes les îles. Point n’est besoin de la nommer. Ce qui la caractérise le plus, c’est la solitude. « Ô, solitude, l’île ». Interjection qui fait de la « solitude » le point focal de ce syntagme, dont l’expansion est « l’île ». L’île, comme métaphore de la solitude. Rien qui surprenne si l’on s’en remet à l’étymologie latine qui fait de l’insulaire un isolé. Et de l’île un lieu disjoint (ou rejeté) du monde.

    La composition de cette nouvelle section est bien singulière. Partagée en deux temps. Un premier temps de dix-huit poèmes construits sur une strophe unique de douze vers — laquelle commence sur la même noble interjection : « Ô, solitude, l’île ». Un second temps qui constitue un épilogue de quatre poèmes de treize vers : « Épilogue en treize vers ». Davantage prolongement que conclusion. Car c’est un hymne sans fin que déplie ou déploie la poète, aucun des poèmes n’étant destiné à se fermer, pas même le dernier. Aucun point pour mettre un terme à l’élan vital « écrire et écrire » :

    « Ô, solitude, l’île et je danse sur le final, cet épilogue

    Étiré débitant sous la plume misère et joyaux de l’enclume

    Son feu rougi… »

    Ou encore :

    « Ô, solitude, l’île, épilogue resserré sur le soir, le baiser

    Et l’aveu, long silence sur la branche, le livre s’étirant

    Comme arbre sous la nue, la scène déroulant ses rythmes

    Personnages et facettes d’une vanité passagère s’étiolant

    Entre les mains du diseur… »

    Et enfin :

    « Ô, solitude, l’île si treize vers s’allongeaient, au-delà de douze, pour signer

    L’épilogue, le chant tenu à son rythme, la page déployée avant de se fermer

    Sur l’ouvert, l’inconnu que seuls la musique, les doigts sur le piano peuvent

    Reprendre, en oubliant le jeu des phrases et versant, une sonorité après

    L’autre, la polyphonie d’une écoute sur le tain d’un miroir à secrets

    Façonnant le prisme… »

    Se résigner à quitter l’île ne se peut d’aucune façon. Le chant se poursuit donc, ainsi peut-on du moins l’imaginer, en dehors du lecteur. Chant insatiable nourri par la prolificité de la mer de ses légendes de son corps de ses mystères et porté sans relâche par la musique intérieure qui rejaillit d’une strophe à l’autre. Ainsi n’est-il pas vain de mettre l’accent sur l’itération du [i], abondamment disséminé mais aussi sur celle des sonorités liquides : solitude/île/babil/salive // ensevelis/délivres // lit/lys/élixir/liant/scintillant… qui font de l’île une terre insoluble, légère, ailée, faite de résistances et d’insoumissions aux violences des hommes.




    Antiphonaire/Désert


    Les deux dernières sections de Oui sont d’une tonalité tant soit peu différente dans la mesure où chacune d’elles est dédiée à une personne particulière. Les poèmes d’Antiphonaire sont une composition [a]utour de l’œuvre de Richard Serra. Les proses de Désert un « Envoi » à deux amis archéologues, Yvonne et Jean-Paul.

    Étrangeté de cet Antiphonaire, « antiennes » et « psaumes » consacrés au sculpteur américain Richard Serra, du rythme monodique des neuvains qui se ferment sur le mot « Lectures » suivi d’un point. Jeanine Baude poursuit ici son approche architectonique de la composition tant poétique que musicale ; le pluriel final qui résonne comme un leitmotiv, ouvrant sur la lecture conjointe du poème précédent et du poème suivant. Quant à l’artiste et à son travail, ils sont bien présents dans l’entrelacs des phrases, mêlés à la scansion des images que lèvent en elle l’œuvre et les mains de l’artiste :

    « Le visage de l’homme perdu, éperdu, clignant de l’œil dans l’inépuisable

    Geste, Envol sur écran et voussures de femmes, prières aux dieux incertains… »

    Ou encore :

    « […] les feuillets désarçonnés de leur poids

    Celui, volontaire et frappé du sculpteur rivé à son mât d’endurance, sa durée

    Cassandre avouée, corps ou stèle levé, mémorial d’un temps explosé

    Lectures. »

    Disséminés dans le flux du poème surgissent ici et là « plaques tectoniques ripant l’une sur l’autre », « performance des tirants d’acier », « parallélépipèdes », « plans inclinés », « acier chauffé sous tes mains » tandis que « […] délestés | De notre petit présent sommés d’assurer l’entier », les egos se réduisent, contraints au décentrement.

    Ces quelques remarques formulées au vol ne prétendent nullement rendre totalement compte de l’intensité ni de l’originalité du verbe foisonnant de Jeanine Baude, dont la présence se fond intimement au paysage babélien qu’elle soulève dans sa danse :

    « Et tu danses, danses les volets grands ouverts sur les sônes d’Armor ».

    Par une sorte de parfaite alchimie, l’univers du sculpteur et celui polymorphe de la poète fusionnent en un finale qui est loin d’avoir livré son dernier mot :

    « Syllabes encore et spirales liées, la bouche pleine, l’espace criblé

    Cela se présente comme une pyramide et ses lions, un palais inversé

    Tu draines le désert sous ta semelle ripant de côté, une avenue au cou

    Ses myriades de fenêtres, ses cheminées, le feu des premiers Indiens

    Les chants syncopés ; tu halètes comme on allaite un enfant, d’un seul jet

    De foudre, paraphe des nuées, la plume d’aigle saluée, la poudre

    Des canons se dissolvant dans l’air et flacon, l’ivresse encore, la beauté

    C’est Michaux L’espace du dedans, c’est Artaud du côté des Taharumaras

    Ce plissé d’un cercle en mouvements et pauses, cet œuf de Babel qui pulse

    Lectures.

    À suivre…

    mars 2016 »

    Écrits en « apnée », les textes de Désert alternent prose sereine en hommage aux deux archéologues amis et prose exaltée par les événements tragiques de l’automne 2015. Cette dernière section est de loin la plus sombre du recueil, celle dans laquelle la folie du « non » livrée à la barbarie tend à faire basculer la poète vers le désespoir. Tout commence pourtant par l’observation admirative et calme des gestes précis des deux artisans courbés sur leur tâche et suants, « forces nouées à la terre », occupés tout entiers à exhumer bris de corps et d’objets afin de les inscrire dans une durée de laquelle nous découlons. La poète observe.

    « J’accomplis du regard le voyage du livre, entre. Je régénère une durée »

    « Je tente d’exister », confie-t-elle.

    « Creuser/Nommer/Déchiffrer. Aller au-devant des traces. Jusqu’à ce moment où tout bascule. En novembre 2015. « Une kalachnikov sur le toit du monde. » Dès lors la question se pose : « À quoi sert de creuser ? » D’autres interrogations témoignent, dans leur persistance, de l’égarement et du désarroi de la poète : « Que faire du chant du rossignol, de ce printemps tardif qui l’adoube dans sa fierté ? Que faire ? »

    Pour Jeanine Baude, pour qui « écrire, c’est résister », le poème est là, qui ouvre la voie au « Oui ». Il y faut une force de conviction inébranlable, un travail, aussi :

    « Sauver le texte et le corps d’un suicide intégral, absolu.

    Sauver l’esprit qui cogne aux tempes, le cri

    Sa vibration, sauver l’être, sa coquille nacrée… »

    Et

    « Corriger, corriger encore le tir, la courbe.

    Sur les cailloux, sur les os, la

    Fente végétale et : profusion de lumière, obscure tranquillité. »

    Que sont devenus les amis archéologues ? Dans une des dernières proses la poète confie :

    « Et j’oublie, pour un temps, mes confrères archéologues quand midi sépare l’aube de l’étanchéité de la rage, d’un feu écartelé. Si la phrase s’étiole sur le désespoir, gangrène que j’avoue depuis trop longtemps, qui s’impose. Je n’aurais jamais cru devoir y revenir dans l’urgence. Je la laissais s’infiltrer entre les lignes comme dépôt de chair brûlée, comme libations pour l’osselet de l’oreille, comme soif qui ne tarit pas, sous l’arithmétique d’un cycle fatal. »

    Et de conclure un peu plus loin :

    « Ton livre en apnée recèle les pierres retirées du puits. »

    La poète retrouve ses esprits, son verbe reprend de la voix, son phrasé retrouve sa houle originelle, puissante et régénératrice, pour offrir le texte final, magnifique coda [cauda] qu’elle destine à Steve Reich. Ouverture sur la beauté. Cette mystérieuse beauté dont la poète est seule à détenir les secrets :

    « Nuit, ô nuit de mai, ma console d’azur taillée d’abstinence et d’isolement sur le poudroiement des sèves. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jeanine Baude  Oui  2






    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
    Source




    ■ Jeanine Baude
    sur Terres de femmes

    Ô, solitude, l’île (extrait de Oui)
    Aveux simples & Soudain (lecture de Michel Ménaché)
    C’est affaire de corps
    [Dans la démesure des torrents]
    Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Jeanine Baude
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la page de l’éditeur consacrée à Jeanine Baude
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la page de l’éditeur consacrée à Oui de Jeanine Baude
    → (sur le site du Journal En attendant Nadeau)
    un entretien de Jeanine Baude avec Gérard Noiret





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  • Jeanine Baude | Ô, solitude, l’île




    Ô, SOLITUDE, L’ÎLE
    (extrait)





    Ô, solitude, l’île et dansent les gorgones quand tu restes muet
    Assoiffé de ton propre sang, en retard sur le dire et le regard du rêve
    Cloué à ton fauteuil sous la nue silencieuse et le jour apprêté de son fard
    Quand tu te refuses à prévaloir de la sagesse sur la mélopée doucereuse et
    L’antienne qui verse son miel ; la pointe acérée de son stylet sur la page
    Ourlant l’entaille rouge, tout lien rompu, ton visage inaccessible
    A toi-même, d’abord, et ce corps, ce corps de l’abîme éructant comme glas
    D’un clocher invisible sur un décor de givre et de belle saison, tu
    Rayonnes, tournant et tournant, de ce fauteuil à ces mains, de
    Ce tremblement, nausée épaisse, à ce qui commence à peine du
    Côté du cœur à sonner les semailles, l’appel du plus haut que toi
    Et venant de la terre pour sauver la clarté sur l’étrange bête humaine



    Jeanine Baude, « Ô Solitude, l’île » in Oui, La Rumeur libre Éditions, Collection Plupart du temps, 2017, page 92.






    Jeanine Baude  Oui  2






    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
    Source




    ■ Jeanine Baude
    sur Terres de femmes


    Oui (lecture d’Angèle Paoli)
    Aveux simples & Soudain (lecture de Michel Ménaché)
    C’est affaire de corps
    [Dans la démesure des torrents]
    Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Jeanine Baude
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la page de l’éditeur consacrée à Jeanine Baude
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la page de l’éditeur consacrée à Oui de Jeanine Baude





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  • 30 août 2003 | Jeanine Salesse, À la méridienne

    Éphéméride culturelle à rebours




    CIEL ENVASÉ, PEU DE SOUFFLES





    Ciel envasé, peu de souffles : ce jour est piégé. Les pommes ballottent véreuses. Un ramier pose un galon au toit, deux ramiers, feston vite interrompu. Une musique sort avec bravoure du poste, n’entraîne personne sur ses trompettes. Rien ne bouge vraiment. La chatte noire se dirige sur trois pattes vers un espace riche en taupinières, le hume puis va s’écrouler sous les thuyas.

    Et voici des gouttes, pas très assurées. Le ciel ne sait plus quoi faire. Les mots non plus ne lèvent pas davantage que le gazon qu’on a semé. Rien ne rattrapera le lièvre amour.


    30/8/2003



    Jeanine Salesse, À la méridienne, Éditions Pétra, Collection Pierre écrites / L’Oiseau des runes dirigée par Jeanine Baude, 2016, page 75.






    Jeanine Salesse, A la méridienne







    JEANINE  SALESSE


    Jeanine Salesse
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Jeanine Salesse
    → (sur le site de la revue Texture) une lecture d’À la méridienne, par Max Alhau





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  • Marcel Migozzi | [Quand tu plonges ton visage]




    [QUAND TU PLONGES TON VISAGE]




    Quand tu plonges ton visage au cœur
    Des étoiles du seringa en fleur,
    Tu redeviens l’enfant de mai, le mois
    De la Marie dont tu as divorcé
    Depuis l’adolescence, alors
    Tu respires un parfum de vagin encensé
    De chair heureuse d’être en fleur,
    Le passé t’offre une autre vie
    Quand tu fermes les yeux, amen.



    Marcel Migozzi, Des jours, en s’en allant, Éditions Pétra, Collection Pierres écrites/L’Oiseau des runes dirigée par Jeanine Baude, 2016, page 55.






    Marcel Migozzi






    MARCEL MIGOZZI


    Marcel migozzi




    ■ Marcel Migozzi
    sur Terres de femmes

    Comment savoir si ton visage te ressemble ? (poème extrait de À qui le corps ?)
    Des heures froides (lecture d’AP)
    [Depuis trois jours vieillir est dépassé] (poème extrait de Des heures froides)
    je dis ce que je vois
    [Voici que maintenant…] (poème extrait de Vers les fermes, ça fume encore)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi
    → (sur le site du cipM)
    une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi
    → (dans La Gazette du Basilic, 6)
    un entretien d’Alain Freixe avec Marcel Migozzi







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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant

    par Angèle Paoli

    Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant,
    Éditions des Vanneaux,
    Collection Carnets nomades, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Phare de Kéréon
    Source






    « DANS LE PERPÉTUEL MOUVEMENT D’UNE EXISTENCE ET D’UNE ÉCRITURE »



    Enez Euza. L’île lointaine. L’île extrême. Phares et vents, courants marins puissants tempêtes et naufrages, écueils et légendes. L’île « la plus élevée » de la mer d’Iroise charrie avec son nom — Ouessant — des houles insoumises des navires échoués des épaves des batailles engagées contre les éléments déchaînés. Mémoire d’Ouessant. Mémoire lointaine. Toujours vive.

    Ouessant, « l’île baguée de ses cinq phares », est l’île que Jeanine Baude a élue parmi toutes. La posséder est impensable. Être possédé par elle s’inscrit dans le possible. « […] Possède-t-on jamais une terre aimée ? Elle nous emporte et nous prend dans sa magie, sa plénitude, son isolement qui la rendent si singulière. Elle nous façonne de ses doigts de fée. »

    Jeanine Baude consacre à l’île aimée un petit livre. Ouessant. Qu’elle dédie aux Ouessantins et aux gardiens de phares. Édité en 2016 aux Éditions des Vanneaux, accompagné des dessins-esquisses de David Hébert, Ouessant rejoint la collection des Carnets nomades. Ce petit opus, elle le livre tout entier (ou presque) à l’écriture lyrique d’une passionnée. La poète a beau vouloir tenir à distance cette forme d’expression — « Basta du lyrisme », écrit-elle —, sa nature profonde la déborde, qui fait de son écriture ouessantine un hommage vibrant et magnifique. Tout de tensions de volutes d’enroulements de jets d’écume de parfums de rocaille de houle de marches insatiables de lumière océane et de bleu arrimé aux cinq phares et/ou sémaphores qui ceinturent l’île. Le Créac’h, le Stiff, Kéréon, la Jument, Nividic. Et, à vrai dire, l’insulaire que je suis s’interroge. Pourquoi vouloir gommer atténuer nuancer toujours ce qui nous porte vers, qui nous dépasse, qui nous pousse au-delà de ce qui submerge ? Pourquoi ne pas vouloir vouloir prendre en compte « ce qui parle à notre place. Ce que nous ne pouvons éviter. Ce que nous cherchons dans un faisceau de réalités, la luminescence de cette roche qui non pas écrase mais traverse le regard jusqu’aux tréfonds, dans le silence du corps, celui des chairs, des vaisseaux. » ? Et la poète de poursuivre par cette interrogation d’un lyrisme existentiel à la fois juste et nécessaire : « Comment poursuivre, sinon par nos pas incertains, notre faiblesse à tenir debout face aux vents contraires ? Dans la raréfaction des présages, en allumant la torche des yeux, irradiant les nerfs pour comprendre, ajuster la limaille de nos os à cette marche du présent. »

    Jeanine Baude a élu Ouessant par passion. Pour y vivre au plus près au plus profond au plus intime son attachement viscéral à elle. Elle est l’Uxisama de Pythéas. Ce grand navigateur phocéen qui, en son temps, hanta les mers du Nord. D’origine marseillaise, la poète s’y rend, comme tant d’autres amoureux des solitudes, pour larguer les amarres « au propre et au figuré ». Pour renaître. Et pour renaître, il faut se défaire. Laisser derrière soi ses us et coutumes, les pensées ordinaires, les gestes coutumiers, ses attachements et conforts. Il faut s’engager. Quitter la terre ferme, larguer « le roulis de la ville, sa torpeur, sa cadence inhumaine ». Et de là, une fois embarqué, s’en remettre à l’appel du large, celui-là même qui rince à grande eau et recentre les identités malmenées par la frénésie de ces temps. Ici, sur le navire qui vient de quitter Le Conquet et se prépare à affronter le courant du Fromveur, l’esprit porté par le roulis rôde autour des naufrages d’antan. En longeant Molène, impossible de ne pas avoir en mémoire la catastrophe du Drummond Castle survenue en juin 1896. La poète retrace la tragique histoire des passagers dont les corps flottèrent des jours durant autour de Molène :

    « Le Fromveur fut jonché de corps à la dérive, flottant au milieu d’un amoncellement de débris : objets précieux, vaisselles, vêtements, planches et matériaux divers auxquels, peut-être, s’accrocher. Les pêcheurs molènais furent les premiers à découvrir le drame », dont rendit compte « le célèbre hebdomadaire français L’Illustration. »

    Il faut attendre de retrouver la terre ferme, pour que vienne le temps du poème. Il apparaît dès que la poète reprend pied dans sa maison du Prat et que se met en place la fusion du dedans et du dehors ; que s’ajuste la partition de leur chant jumeau. À ancrer ses pas dans le sol mouvant d’Ouessant, la passante renoue avec la sfuggita qui habite ses entrailles. Curieusement, la sfuggita retrouve intactes les effluves d’Italie. Venise inscrite au creux des muscles et de l’esprit refait surface, qui requiert la poète « par sa luxuriante beauté mais aussi par ce passage de la vie à la mort qui se frotte aux pierres des soubassements rongées par le sel ». Surgissent aussi les souvenirs de pages vénitiennes — celles de « l’ami Jean Clausel » — évoquant « l’enterrement d’Igor Stravinsky », la tombe de Diaghilev, le cimetière San Michele… le Requiem de Scarlatti… L’écriture se fait ainsi l’écho d’un vécu plus ancien. Les réminiscences de lectures se joignent aux souvenirs personnels de voyages et de rencontres, façonnant avec l’histoire de l’île ce curieux « carnet de voyage » qui « se déplie, s’ouvre et se ferme en suivant les vents forts de noroît ou de suet, la marée, son flux et son reflux ». Accord parfait du poïein avec la mouvance du paysage. « Dans le perpétuel mouvement d’une existence et d’une écriture. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Baude-ouessant 2




    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
    Source



    ■ Jeanine Baude
    sur Terres de femmes

    Aveux simples & Soudain (lecture de Michel Ménaché)
    C’est affaire de corps
    [Dans la démesure des torrents]
    Oui (lecture d’Angèle Paoli)
    Ô, solitude, l’île (extrait de Oui)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Jeanine Baude





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  • Jeanine Baude, Aveux simples & Soudain

    par Michel Ménaché

    Jeanine Baude,

    Aveux simples précédé de Le Jardin de Mortemart
    Éditions Voix d’encre, 2015.
    Quinze encres de Marc Pessin.

    &

    Soudain,
    éditions La rumeur libre,
    Collection Plupart du temps, 2015.



    Lecture de Michel Ménaché



    Aveux simples s’ouvre sur un hommage à l’éditeur René Rougerie (Le Jardin de Mortemart). Si le corps et le lieu sont la source vive de l’écriture, le poète ne s’accomplit vraiment qu’à la faveur et avec la ferveur de l’éditeur. Aussi Jeanine Baude, avant de s’ouvrir au lecteur sur la relance vitale, obsessionnelle de l’écrivain, dit son admiration pour celui qui « sans équipage pourtant et seul / sa trirème voguant sur vergé flambant neuf », donnait vie à des « tirages précieux » qui font aujourd’hui partie de notre paysage poétique avec tant de noms familiers, dont certains sont devenus prestigieux… Mais l’intime prime sur la louange et c’est l’amie fidèle qui s’exprime, terminant cet hommage sur l’émouvant souvenir des obsèques de l’éditeur :

    « Et je t’appelle et je reviens

    sur le cortège ensoleillé des pas

    de ceux qui suivaient ta dépouille

    un jour de printemps dans l’azur. »

    C’est sur le mode lancinant de l’anaphore filée qu’Aveux simples tente de dire la tension continue de l’acte d’écrire :

    « Écrivain ce serait comme ce clair-obscur à la chandelle

    Si femme et prisonnier se rejoignent

    pour lier leurs mains au-dessus de la flamme

    en ces temps de détresse où le quignon seul

    peut étancher la soif de celui qui écrit

    adossé à la guerre son épaisseur de sang. »

    L’œuvre comporte trois mouvements, le premier composé en sizains de vers libres, le second en dizains et le troisième en courtes proses. L’écriture traverse ici le temps, reliant des traces anciennes aux préoccupations présentes, les disparus aux vivants, « entre Verbe et Néant ». Ainsi, Homère et les Dieux sont tout aussi présents que les saveurs d’enfance, les sensations à vif en pleine nature, ou encore la force sauvage des éléments en écho aux séismes intimes :

    « un cri venu de la poitrine écumant tout le ciel »

    ou bien

    « […] ce volcan que tu touches

    de ta chair et sans peur accolée au versant

    celui en flammes laves et pierres roulant

    pour connaître affluents et fleuves

    lissant l’épaisseur des mots les déliant

    de leur paroi nocturne de leur sèche raison. »

    Le chant naît de cette aspiration au décryptage dans l’obscur : « ripailles et chansons engrossant le silence… »

    Dans le deuxième mouvement, la construction anaphorique s’inverse, du premier au dernier vers détaché de chaque strophe :

    « nerfs à l’affût

    tu cherches dans chaque repli une musique une amazone

    leur souffle sur tes reins convoitant le poème

    Écrire et ce serait sans trêve appartenir. »

    De l’obscurité en soi, un chantier illimité s’est ouvert : « Écrire et ce serait entreprendre le vide sa réserve d’échos ».

    Dans le troisième mouvement, chaque prose est introduite anaphoriquement par l’expression retenue pour titre du recueil :

    « Aveux simples […] le corps en ses tourments […] l’effroi et l’inconfort de l’être sa mesure acérée sur les pleurs le vent tournant les rivières en crues. »

    Un souffle haletant habite cette écriture syncopée roulant des vagues de mots, d’images, de sensations et palpitations à l’épreuve simultanée du corps et du monde :

    « Aveux simples marée à l’étale quand le livre se ferme sur poursuivre et venir au jour encore et encore adoubant l’océan sa longue tresse ses dieux enfouis le vivre et le tenir allongeant ta durée le ressac la cécité râpeuse la tempête et coursant l’infini… »

    Les encres monochromes de Marc Pessin font écho à la spirale du dépassement, dans une dynamique ascensionnelle soumise à des fractures, à des torsions, à des séismes, dans la maîtrise et la rigueur du mouvement vibratoire imprimé par l’artiste. Plissements basaltiques en érection, ces encres portent leur lumière noire à l’orée de l’infini. Arrachements cycloniques au néant…

    Dans le voisinage d’Aveux simples, Jeanine Baude publie Soudain. Elle y développe une écriture en éclats, inventaire continu du surgissement sous forme de litanie anaphorique. Construction kaléidoscopique de l’illimité. Après un extrait d’un livre d’artiste avec Michel Joyard qui en constitue l’ouverture, trois ensembles caractérisés par des contraintes formelles spécifiques composent le recueil : « Neuvains », « Onzains », « Versets ». La mémoire et l’imaginaire, englobant tout, de flux en reflux, se conjuguent pour faire naître le tourbillon intime qui porte les mots à leur incandescence jusqu’au débordement infini :

    « Soudain et tu n’es plus qu’une emmurée docile

    Soudain les vastes terres se cognant en leurs angles

    Soudain et tu surprends la lutte primitive… »

    Exercice solitaire ô combien, l’écriture exige don total de soi, tension de son énergie vitale, à l’instar de Sisyphe remontant l’unique pente du vivre. Debout. L’écriture comme un roc d’encre et de lumière embrasse le monde réel à perte de sens :

    « Soudain ô solitude le poète lisant

    Soudain des pages et des pages

    Soudain sur la ronde des nuits sur l’écume

    Soudain dans le creux de la vague son épuisette

    allant et revenant

    Soudain de mots en mots de blessures en blessures

    […]

    Soudain surgit ruisselant de sa cage de fer

    et de la multitude

    Soudain si la forêt le serre à chaque étage

    d’une bibliothèque à la houle vissée. »

    La mythologie grecque et les images christiques irriguent le poème de connotations multiples comme si le langage se transcendait lui-même, enivré de son propre rythme et de l’illusion éphémère du miroitement métaphorique :

    « Soudain incendiée consumée innombrable en ta course

    Soudain sœur des Titans soudain fils de Coré

    Soudain de tes cent mains tu délivres l’oracle

    la sourde nuit des morts. »

    La poésie de Jeanine Baude se nourrit des poètes comme sa sensibilité s’éveille dans le champ infini des correspondances musicales et colorées. Ainsi, dans le dernier verset, elle décrypte cette grille d’écoute en palette rimbaldienne :

    « Soudain et je reviens au piano sur le bleu de Varèse le blanc de Schumann le noir de Berlioz le rouge de Jean-Sébastien Bach soudain j’allume sur le ciel une traînée de poudre dans le vacarme scintillant les fontaines les fusées celles du bouquet final l’innocence au poignet

    Soudain sur la flamme perpétuelle et le repos des morts. »



    Michel Ménaché
    D.R. Texte Michel Ménaché
    pour Terres de femmes






    NOTE : Les éditions La rumeur libre viennent aussi de publier le tome I des Œuvres poétiques 1 de Jeanine Baude avec une présentation de José Manuel de Vasconcelos. L’ouvrage comprend « Ouessanes », « C’était un paysage » et « Incarnat désir ». Double reconnaissance de l’éditeur qui permet déjà de nouvelles entrées dans une poésie riche et mouvante…


    ________________________________
    1. Le Prix du Livre insulaire d’Ouessant a été décerné en août 2015 à Jeanine Baude pour le tome I de ses Œuvres poétiques (éditions La Rumeur libre).







    Jeanine Baude, Aveux simples 2Jeanine Baude, Soudain






    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
    Source



    ■ Jeanine Baude
    sur Terres de femmes

    C’est affaire de corps
    [Dans la démesure des torrents]
    Oui (lecture d’Angèle Paoli)
    Ô, solitude, l’île (extrait de Oui)
    Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
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    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
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  • Jeanine Baude | [Dans la démesure des torrents]



    [DANS LA DÉMESURE DES TORRENTS]




    Dans la démesure des torrents
    dis-moi les jours faciles
    ceux qui viennent de loin
    soustraire les plis de la mémoire
    à la mesure d’un pain chaud


    la table servie, le poème en creux
    dans cette soif, dans cette faim
    le rythme quotidien, le pas sur la page
    Il suffit d’aller et nous le savons bien
    Annexées à la mort, annexées à la terre


    Dis-moi le livre, le chant, les radeaux
    qui remontent le fleuve
    les ombelles, les alcôves
    la course folle vers l’estuaire
    la course folle vers l’incendie






    Si l’étoile devint l’étoile
    dans le fracas de l’ombre
    du commencement


    Dis-moi le sel son acidité
    son érosion et l’implosion des rocs
    là où se trame la vie
    là où se trame la mort
    sur la durée ses labours
    son écorce


    Dis-moi le redoublement des racines
    la femme qui s’avance sans amarres
    et sans peur      debout dans la distance
    celle qui écrit au revers des courants


    celle qui pense sous la cognée
    à l’arbre qui perdure
    aux forteresses aux clôtures
    pour mieux les cisailler


    d’un poème tranchant
    comme l’or      soir des certitudes
    quand l’âme se délivre
    de sa robe charnelle


    et que liens se délient
    comme fleurs sous l’orage




    Jeanine Baude, Juste une pierre noire, Éditions Bruno Doucey | Éditions du Noroît, 2010, pp. 15-16.





    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
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    ■ Jeanine Baude
    sur Terres de femmes

    Aveux simples & Soudain (lecture de Michel Ménaché)
    C’est affaire de corps
    Ô, solitude, l’île (extrait de Oui)
    Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir aussi ▼

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  • Jeanine Baude | C’est affaire de corps

    «  Poésie d’un jour  »



    Jeanine Baude devant un  chemin paysage de Provence
    Ph., G.AdC






                                                                Muet face à ce qui se tait
                                                                nous tait de même

                                                                Antoine Emaz





    C’EST AFFAIRE DE CORPS



    C’est affaire de corps
    c’est affaire de pas
    cette route indicible
    ce silence fortuit

    Que faire de la page
    et que faire du mot
    dans cette vie qui sonne
    sur des pavés de cendre

    Le champ qui se déroule
    en appelle au chant
    le ciel de même
    et pourtant
    l’univers clos
    se ferme encore
    davantage et toujours

    […]

    Ô soleil des soleils muet
    ―quand l’avenir se tait
    le verbe se fourvoie ―
    gronde avec véhémence

    Largue les amarres
    ― les hommes ne voient plus
    aube ni crépuscule―
    étonne le jour neuf

    D’un ricochet sur l’eau
    trace le fil visible
    celui de la juste révolte
    et que leurs poings se lèvent

    Comme la brume s’étend
    sur le pré en jachère
    pour rafraîchir l’humus
    des terres épuisées




    Jeanine Baude, Poèmes, Cahiers trimestriels Autre Sud, Mars 2009, n° 44, pp. 74-75.





    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
    Source



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    Oui (lecture d’Angèle Paoli)
    Ô, solitude, l’île (extrait de Oui)
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