Étiquette : Jeanne de Petriconi


  • Angèle Paoli, Passages [Jeanne de Petriconi, Passeghji]

    Jeanne de Petriconi | Guillermo G. Peydró,
    Exposition Passeghji, Musée de Bastia
    [ancien Palais des Gouverneurs]
    (jusqu’au 22 décembre 2018).



    PASSEGHJI | PASSAGES




    Passages passages
    venelles et ponts
    traverses et coursives
    je passe nous passons

    Passer encore
    et de vie à trépas traverser
    trouver les rites de passage
    de la terre vers le ciel

    couloirs citernes et puits
    pierres rongées de nuit les racines se fraient chemin
    dans les interstices traverser entre frêles saxifrages
    et asphodèles

    racines d’ancrage roots ligneuses rhizomes originels
    les tubercules par bouquets creusent
    leurs tranchées sous terre
    corridors couloirs galeries obscures les racines
    s’enchevêtrent lianes et brindilles enlacées
    les filins enroulés cherchent leur sillon
    les excroissances s’agrippent sinuent vers la lumière

    tac tac tac tic tac
    pulsations régulières et rythme
    du cœur du sang
    un vrombissement sourd dans le noir de la nuit
    cœur sang cœur sang
    l’horlogerie du goutte à goutte scande le temps
    du mourant la pluie s’écoule une goutte une autre
    ploc ploc ploc sur la roche ricoche

    passage mystérieux entre terre et tombeau

    de la vie à la mort

    la vague s’engouffre bouche d’ombre
    se noie dans l’antre marin
    excavation obscure et labyrinthe noir
    terre eau nuit d’où surgissent en bouquets
    les touffes d’asphodèles

    arba mazzera l’esprit des morts
    veille qui rampe dans les vaisseaux
    de la terre      invisibles les galeries
    sécrètent les sucs de vie transitent à travers tiges
    remontent en candélabres vers le ciel
    blancs veinés de rose
    fleurs fidèles à mars mois du salut des morts

    les nuages filent dans le hors temps
    le sang flue et reflue signes et traces
    la vie des hommes ce qui témoigne de leur passage
    ballots d’olives suspendus à leurs branches
    pendules mystérieux du sud de l’île
    les stantari veillent alignement de guerriers
    et leur regard perdu dans un présent
    devenu inaudible

    passagère d’un instant je suis le fil qui mène
    de la lumière à l’ombre
    je suis le tracé de l’asphodèle
    sa frise morcelée [fragment après fragment]
    chaque panneau dépliant une part intime de la plante
    symbole de deux mondes qui se côtoient sans se voir
    aveugles l’un à l’autre et sourds
    d’une cellule à l’autre l’histoire déroule
    ses plis ses plicatures de pierres lointaines
    sombres anthracites scarabées des montagnes pris
    dans leurs plissements hercyniens naturels
    les pétales géants gisent à même le sol
    dans la caverne humide

    la piste me conduit vers la grotte
    où repose en contrebas la barque qui mène
    d’une rive à l’autre. Bastia.
    Charon s’est absenté dans son ombre
    vert émeraude d’un Styx qui hante les esprits
    vert Patinir la barque de Bastia
    figée dans l’éternité de l’instant accueille
    les ombres de passage les vivants d’aujourd’hui
    consommateurs de voyages passagers insouciants
    qui traversent sans voir
    les ombres transitent
    épaules contre épaules les silhouettes mouvantes
    glissent s’éclipsent disparaissent happées par le ventre
    de la barque son fond invisible engloutit
    le temps au passage efface

    Juste ce mouvement des ombres
    dans leur danse

    Les lianes se resserrent qui prennent pied dans la pierre

    elles s’élancent tige contre tige
    dans l’entrelacs de leurs branches
    la ligature géante grimpe vers les nuages      s’arrime à l’oculus
    s’arc-boute dans une ultime torsion vers la lumière






    Jacob






    l’échelle de Jacob signe l’alliance nouvelle
    de la terre avec le ciel.
    Apothéose des passages.

    Espoir.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    __________________

    Musée de Bastia, juillet 2018. À mes côtés, Jeanne de Petriconi. L’artiste bastiaise m’accompagne tout au long de mes déambulations. Ensemble nous passons, ensemble nous longeons la frise de l’asphodèle, ensemble nous évoquons les tropismes de Jeanne attachée à l’esprit de son île natale, soucieuse aussi de la relier dans ses rites et dans sa pensée à d’autres rivages et visages de Méditerranée. Je l’interroge sur la réflexion qui a préludé et présidé à ces installations étonnantes, réalisées conjointement avec Guillermo G. Peydró, un jeune artiste vidéaste espagnol, responsable des montages sonores de l’exposition Passeghji. Nous partageons un temps poétique et artistique qui met nos sensibilités au diapason et en synchronie. Je lui dis mon admiration. Je lui dis ma gratitude.





    Passeghji 4





    L’exposition se savoure dans la lenteur. Dans le silence des corridors et dans celui des cellules du Musée de Bastia.






    JEANNE DE PETRICONI


    Jeanne de Petriconi Portrait
    Source




    ■ Jeanne de Petriconi
    sur Terres de femmes


    Jeanne de Petriconi | « Pour inventaire » à la galerie Una Volta (2011)




    ■ Voir aussi ▼


    le catalogue de l’exposition Passeghji





    Retour au répertoire du numéro d’août 2018
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jeanne de Petriconi | « Pour inventaire » à la galerie Una Volta

    Jeanne de Petriconi  |  « Pour inventaire »

    galerie Una Volta de Bastia




        « Inventaire » et « travelling », mobilité du voyage et univers statique des objets, coexistent ici, rassemblés dans un même temps, dans un même espace. L’espace est celui de la galerie du Centre culturel Una Volta de Bastia. Lumineux, cet espace accueille jusqu’au 4 novembre 2011, la jeune artiste Jeanne de Petriconi et son exposition d’Art Visuel : « Pour Inventaire ».





    Jeanne de Petriconi, fusion de deux feuilles
    ©Jeanne de Petriconi






        Art Visuel ? La vue est en effet sollicitée d’emblée par la présence magistrale d’une chevelure. Vaste chevelure, qui ondoie ou se recroqueville en vagues serrées, immobiles, métissage de couleur châtain et de reflets mordorés. Le choc est violent. Le désir de toucher, de caresser également. Mais l’œuvre est fragile, en dépit de l’impression de force vitale qui s’en dégage. Puissance occulte, chamanique peut-être, à l’œuvre dans le secret des cheveux synthétiques. Lianes et fibres prennent dans l’épaisseur de leur agencement la fluidité d’une chevelure sauvage, domptée pourtant par les doigts experts de l’artiste. Inspirée par la nature, feuilles et lianes emmêlées, mais détachée de son univers d’origine, la forme est ici présence. « Furie » hypnotise le visiteur, le fige un instant sur le seuil, dans la crainte de la rencontre avec ses propres enchevêtrements et ses propres démons.

        Dans la première grande salle, la série des « Créatures » semble répondre au même souci de cerner par l’agencement des couleurs et des formes, la nature en gestation. Prises dans le mouvement de la métamorphose, ces aquarelles colorées et hybrides dérangent et inquiètent. Mais n’est-ce pas là le propre de toute œuvre d’art ?


        Cependant, dans une alvéole de l’autre rive, des formes légères miment l’envol. Envol de feuilles fauves. « Possibilités chorégraphiques ». Tel est le titre donné à cet ensemble de feuilles (de châtaigniers ?) d’acier et rouille, légères, élégantes, souples, posées en apesanteur dans leur espace ouvert. Leur répondent en écho les dessins ― pastel et crayon ― qui reprennent inlassablement les mêmes mouvements, les mêmes contorsions, les mêmes dentelures. L’inventaire peut commencer, qui s’organise autour de la collecte et du « penser-classer ».


        Patiemment collectés, recueillis, classés, les objets de Jeanne de Petriconi sont objets familiers, livres, chaussures, torchons et bols, boîtes, carnets. Feuilles. Ou encore tuyaux, vis et clous, écrous et barres, serrures, cordes et grillages, culs-de-lampe, accessoires domestiques… Mais aussi traces d’objets, restes, formes déchues et passées, démantelées. Répertoriés dans leurs formes et leur état, couchés sur les menues pages des carnets ou sur des lattes de bois, les objets, tirés de l’oubli où ils étaient tombés, tracent les sillons d’un parcours intérieur.


        Itinéraire à travers le monde de l’artiste, « Paysage enroulé » déroule ses « matériaux divers » sur son parterre de papier peint. Là, sur ce lé qui ouvre un chemin à même le sol, se croisent et se rencontrent livres jaunis et parapluie, galoches éculées, taillées en deux ; cheminement, de trace en trace, jusqu’à l’enroulement final.


        Invitation au voyage, «&nbspTravelling » déroule les images récoltées par la mémoire. Le visiteur est séduit par la diversité et par la poésie qui se dégage de ce long assemblage-accordéon de tableautins peints recto-verso. Il jubile de suivre, carton après carton, le kaléidoscope immobile qui déplie, d’un mur à l’autre, son univers de couleurs et de formes. Le regard croise des personnages inattendus, ancrés pourtant dans l’imagerie collective de chacun ; il s’arrête sur des paysages et des architectures, isole scènes et objets que le déplacement met en présence. Le rythme s’accélère ou au contraire se ralentit. C’est selon.


        Le voyage se poursuit avec « Dust-drawings ». Les objets présentés sont les mêmes, isolés à nouveau à la manière d’inserts cinématographiques. Mais ils sont pris ici à travers le prisme de la poussière, suggéré par des myriades de pointillés. Sur le mur opposé à la fenêtre qui donne sur la rue, quatre compositions, assemblages « d’azulejos » réalisés au stylo bille bleu. Chaque carré présente un objet isolé de son monde, un détail détaché de son univers ordinaire. Parfois une fissure, une lézarde, une brisure vient troubler l’équilibre du monde de « Suerta », lieu familier et familial de résidence de l’artiste. Et si l’on n’y prend garde, l’œil ne retient de l’ensemble que la composition en bleu et blanc, une faïence lumineuse, pareille aux rêves oubliés de l’enfance !


        Avec « Landscape », les lettres de polystyrène, prises dans le vertige de la vitesse, échappent dans le même temps au carcan du mot et à celui de l’espace. Le « paysage » tremblé semble vouloir prendre la fuite et s’échapper par la fenêtre. Humour et sourire.


        Objets inanimés, les objets de Jeanne de Petriconi ont bien une âme. Ils sont habités autant qu’ils habitent l’espace. Ils invitent à la méditation. Ils inventent « la traversée des apparences ».



    Angèle Paoli

    D.R. Texte angèlepaoli




        Jeanne de Petriconi est actuellement en résidence d’artiste en Finlande. Elle rejoindra ensuite la Suisse pour une durée de six mois. Remarquée dès 2010 par l’Arte Laguna de l’Arsenal de Venise qui lui a attribué la mention de « Best Young Artist », Jeanne de Petriconi s’est vu octroyer un séjour de trois mois en résidence d’artiste à Québec. Elle a par ailleurs déjà participé à de nombreuses expositions de groupe dont une à la Biennale Internationale pour jeunes artistes de Moscou en 2010.





    ■ Voir aussi ▼

    le site du Centre culturel Una Volta
    le site de Jeanne de Petriconi
    → (sur YouTube)
    une vidéo sur Jeanne de Petriconi



    Retour au répertoire de septembre 2011

    » Retour Incipit de Terres de femmes