Étiquette : Jérôme Vinçon


  • Maud Thiria, Blockhaus

    par Angèle Paoli

    Maud Thiria, Blockhaus,
    éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
    Encres de Jérôme Vinçon. Préface de Jean-Michel Maulpoix.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LA FORGE NOURRICIÈRE DE MAUD THIRIA





    Un mot unique peut-il contenir à lui tout seul un univers d’écriture ? Peut-il à lui seul contenir un être tout entier et son langage ? À lire Blockhaus, le dernier recueil de Maud Thiria, il semble bien que oui. Toute une enfance se trouve en effet ici rassemblée, dans ces deux syllabes qui font bloc pour n’en former qu’un : Block/Haus//Blockhaus. Deux syllabes qui témoignent d’une terre dévastée, une « terre lorraine » meurtrie par un passé sanglant. Deux syllabes pour un mot unique, fiché en pleine mémoire d’enfance de la poète. Ainsi que dans sa chair d’adulte, Blockhaus, bloqué là, muscles et os formant rempart aux émotions et à la vie. Un bloc qui s’immisce en « cheval de troie ». Et qui cible au plus intime. Jusqu’à ne plus faire qu’un seul corps avec la poète. « L’ennemi est dans la place ». Un leitmotiv qui revient de manière itérative sous la plume de Maud Thiria :

    « l’ennemi est dans la place

    tu es blockhaus devenue

    t’armant de plus en plus contre la nuit

    en ta propre langue remuée de l’intérieur

    là où ça frappe sur le grain de ta voix » .

    Il faut toutefois attendre la toute fin du recueil pour que ces mots-là, cette réalité-là et la vérité qui en surgit, remontent à la surface et qu’apparaissent

    « dans les vieux murs fissurés

    des trouées de lumière

    inespérées ».

    Entretemps, la poète évolue, au gré et au cœur des souvenirs, sur son chemin d’enfance, entre une maison de famille « hors champ » et le « blockhaus du fond du jardin ». Ici, point de grenier recélant des malles aux trésors débordant d’un précieux butin qui aurait traversé les temps. Ici, rampant de forêts en cachettes, la poète s’agrippe à son « monticule de béton brut », cherchant une possible respiration loin du monde. Cherchant à libérer son corps

    « bloqué là cheval de troie

    mot ennemi dans ta propre langue

    corps ennemi de ton propre corps ».

    Cherchant sa voix/voie dans l’écriture et par l’écriture, la poète procède par étapes. D’un groupe de leitmotive à l’autre. À chaque nouveau leitmotiv est franchie une nouvelle marche qui permet de regrouper plusieurs poèmes articulés sur les mêmes reprises :

    « comme étrangère » / « tu te souviens » / « depuis toujours » / « si seulement tu pouvais t’envoler » / « tu te demandes si » / « l’ennemi est dans la place ».

    L’expression récurrente – et ses multiples variations — est celle qui ouvre sur le passé, sorte de souvenir-sésame :

    « comme étrangère

    tu te souviens ».

    Dès lors, dès le poème d’ouverture, la poète redevient l’enfant-animal qu’elle était, grimpant et s’agrippant, grattant et creusant la terre meurtrie. Enfant griffée toujours prête à s’ensevelir dans trous et repaires pour y observer le monde, de haut et de loin. Sans être vue. Enfant sauvage, rebelle tapie en son terrier. Terre sienne et pourtant étrangère, odeurs d’humus et de sang ; terre de contrastes, aimée sans doute pour ses groseilles et ses girolles, mais davantage haïe, « orties ronces barbelés » ; terre peuplée d’ombres et de mitrailles ; qui jamais ne la quitte et qui toujours l’obsède. Et vers laquelle toujours elle revient :

    « comme étrangère

    cette terre

    où tu reviens toujours

    te blottir te bloquer

    le dos

    les mains les os

    tapie ».

    Te blottir/te bloquer/te tapir. Tels sont les gestes primordiaux de l’enfant sauvage ; gestes antinomiques et pourtant indissociables qui la fondent en profondeur et qui la blessent continûment. Les seuls qui soient à même de concilier peur instinctive et repli sur soi, recherche instinctive de repli-protection et de rondeur maternelle. C’est sans doute que la « terre étrangère » est intimement liée à la langue des origines et aux premiers vocables. À la langue de la mère. Laquelle est « langue inconnue » qui se heurte à son bloc d’os, la cisaille et la mord. Bloc de violence que ce mot de blockhaus qui condense et fusionne en lui seul tous les obstacles arrimés à l’enfance. Le principal et le plus douloureux étant celui qui relie l’enfant à sa langue maternelle :

    « et des mots comme des pierres

    lancées contre toi

    en jets de langue maternelle ».

    Blockhaus. Issu de cette langue maternelle, le mot catalyse en ses consonnes dures les interrogations de la poète :

    « s’il s’était appelé autrement

    ta vie aurait-elle été la même ?

    quelle vision pour la casemate au fond du jardin

    si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? »

    À première vue en effet, le mot « casemate », d’origine italienne, « ne retient pas toute la brutalité du monde ». Mais ce substantif cache bien son jeu, dissimulant dans son étymologie une maison qui n’a rien d’un cocon. Mais qui renvoie à bien autre chose. Une maison inquiétante, en lien avec la folie (casa matta). La maison des fous. Folie collective que celle-là, qui conduit à la guerre et à la destruction ? Folie maternelle ? Folie qui irrigue les vaisseaux sanguins et met chacun en équilibre instable sur le fil de la lame ?

    Pour Maud Thiria, seul compte l’effet bombe du mot blockhaus :

    « blockhaus fait comme une petite tombe en toi » / « cette maison des morts en toi ».

    Il se trouve cependant que ce mot étranger, qui contient en lui tous les déchirements, toutes les forces de la souffrance, ouvre aussi les portes du salut, lequel passe en premier lieu par le combat avec l’ange :

    « là où l’os bloque sous le muscle

    sens encore la force des ailes qui poussent ».

    « tu te sens pousser des ailes », écrit la poète après en avoir à plusieurs reprises exprimé le désir :

    « — si seulement tu pouvais t’envoler —

    du haut de ce mot étranger

    tu te sens pousser des ailes

    loin de la langue maternelle

    la fissurant de l’étrange

    rassurant ».

    De cette lutte avec l’étr/ange naît la poésie de Maud Thiria. La poète a fait de son tourment — le blockhaus de l’enfance —, son armature, sa forge nourricière d’où naissent sa « langue propre » et le « grain » particulier de sa voix.

    Un très beau recueil qu’accompagnent et ponctuent, denses et élégantes, les encres noires de Jérôme Vinçon.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Maud Thiria  Blockhaus




    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus)
    Brindilles (extraits)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Blockhaus
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Blockhaus par Georges Guillain
    le site de Jérôme Vinçon





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  • Maud Thiria | [tu te demandes si]



    Encre de Jérôme Vinçon
    Encre de Jérome Vinçon
    Première de couverture de Blockhaus









    [TU TE DEMANDES SI]




    tu te demandes si un mot contient tout le reste
    un seul mot toute une vie derrière —

    et ça te reste au fond de la gorge
    comme un tuyau te permettant de respirer
    blockhaus cette longue respiration en toi




    l’ennemi est dans la place
    c’est toi
    cheval de troie en abri armé
    au cœur du jardin
    de l’enfance habitée
    tu tends les bras vers elle
    ce mot d’enfant qui te reste
    au fond de la gorge
    mot étranger
    corps étranger
    ton trésor de guerre
    finale
    où tu te bats sur un lit à présent
    face au métal froid des barreaux qui t’encerclent
    comme des bras




    Maud Thiria, Blockhaus, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020, pp. 60-61. Encres de Jérôme Vinçon. Préface de Jean-Michel Maulpoix.






    Maud Thiria  Blockhaus



    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    Blockhaus (lecture d’AP)
    Brindilles (extraits)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Blockhaus
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Blockhaus par Georges Guillain





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  • Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige (Carnets 2012-2017),
    éditions Al Manar, Collection Approches & Rencontres, 2020.
    Encres de Jérôme Vinçon.



    Françoise Ascal, Variations-prairie,
    suivi de Mille étangs, Lettre à Adèle, Colomban,
    éditions Tipaza, 2020.
    Peintures de Pascal Geyre.



    Lectures d’Angèle Paoli


    « JE DÉROULE LE RITUEL, CANTATE DE BACH, CIGARE »





    Je lis Françoise Ascal. Je lis en alternance Variations-prairies et L’Obstination du perce-neige. Les deux ouvrages me sont parvenus quasi simultanément. Comment ne pas naviguer-divaguer devant pareille coïncidence. Comment ne pas me laisser porter par elle ?

    Dans les Carnets qu’elle tient de 2012 à 2017, carnets intitulés L’Obstination du perce-neige, Françoise Ascal évoque, par touches disséminées entre les pages, les textes de différents chantiers d’écriture en cours. Dont celui de Variations-prairies. Lecture en regard, d’un livre l’autre. Des encres de Jérôme Vinçon aux peintures de Pascal Geyre. Variations de verts et de bruns pour le premier recueil. Paysages d’encres noires pour le second. Ponctuations. Respirations. Les Carnets comme laboratoire d’une écriture en cours d’élaboration. Les Carnets comme quête constante de concision/tension/économie, dont l’idéal serait le « poème-journal » ; à la façon d’Antoine Émaz dans les poèmes de Limite ; ou à la manière de Yannis Ritsos dans son Journal de déportation. Résister à « l’ensorcellement du langage ». À la manière de Wittgenstein. Un pari difficile. Ou bien se tourner vers la pratique du haïku dont le poète américain Richard Brautigan louait la faculté de « concentrer l’émotion, le détail et l’image pour aboutir à une espèce d’acier trempé dans la rosée » (19 janvier 2017).

    L’Obstination du perce-neige est questionnement incessant sur la vie et sur les choix que celle-ci met au jour. Sur l’irruption de la maladie qui infléchit le cours des choses. En même temps qu’elle transforme le regard posé sur tout ce qui leur donnait un sens ; qui impose de faire le point sur l’essentiel – le vital – et le superflu ; qui interroge l’écriture au jour le jour dans son rapport avec le monde et dans sa relation à l’autre ; qui expose au grand jour les doutes et les découragements que la maladie engendre inévitablement ; et révèle les multiples façons qu’a la poète de rebondir. Grâce aux forces vives que sont la musique (Bach, Schubert qu’interprète Radu Lupu, Beethoven, Mendelssohn…) et la peinture (Gérard Titus-Carmel, Alexandre Hollan…) ; la poésie et la calligraphie ; grâce à l’ouverture qui est celle de la poète à d’autres modes de pensée et manières de se penser ; grâce à sa culture, qui est vaste, et grâce à son inépuisable champ de lectures qui ouvre sur de multiples horizons ; grâce à son regard tendre et bienveillant sur la nature qui l’entoure et sur les beautés qu’elle recèle. Si modiques soient-elles ; et qui l’emportent sur toutes les contingences, les pesanteurs et les peurs, innombrables, qui ne sauraient avoir raison de sa vie. Pareille au perce-neige, la poète rejoint « ces petites vies qui cultivent le ralentissement et la profondeur protectrice ». Avec quelle force vitale !

    Inspiratrice, synonyme de paix, de sérénité retrouvée, la « prairie » aimée a pour nom Melisey. Elle est le Lieu par excellence, celui vers lequel revenir toujours et se ressourcer. Où s’emplir de lumière et du chant des oiseaux. Où accueillir le ronronnement familier du tracteur et le cri des corbeaux, pareillement aimés.

    « La prairie est un vide éblouissant dans l’enclave des jours. Une porte qui s’ouvre sur le tokonoma intérieur », écrit Françoise Ascal dans Variations-prairies.

    La prairie et ses racines multiples, archaïques. La poète lui redonne vie en assemblant dans un même damier de verdure – Variations-prairie – des textes aussi divers par leur forme et par leur propos que Mille Étangs, Lettre à Adèle et Colomban. C’est que Françoise Ascal s’y entend pour établir des passerelles. Entre les hommes, les espaces et les temps. Continuité et métamorphoses.

    Dans la prose poétique de Mille Étangs, la poète se laisse aimanter par le mot « source » qui draine avec lui toute une toponymie où l’eau perce « sous toutes ses formes, avec ces gouttes et goulottes, ces noies et ces fonts, ces gouilles et ce Ruisseau de la Mer qui prend source sur le plateau, rappelant un passé lagunaire, encore visible dans les couches de grès coquilliers. »

    En écho au « monde flottant » de Mille Étangs, ces notes du 2 mai 2015 :

    « Melisey avec V. Tout le voyage sous la pluie battante […] Dès notre installation faite, nous partons avec bottes et parapluies à l’étang de la Pierre plate. Vision japonisante des rochers luisants, moussus, des jeunes pousses d’épicéa, des boutons de saule. Ça ruissèle de partout. Rivières et étangs ont un haut niveau, parfois sont en crue […] Tout est simple. Harmonieux. Accordé… »

    À la date du 27 juillet 2014, Françoise Ascal évoque le poème qu’elle écrit pour Adèle. L’aïeule ? De « l’avant-naître » (Lettre à Adèle) :

    « Écrit à partir du noir des myrtilles. Le texte m’emporte dans une exploration de substance à la manière des rêveries bachelardiennes. Je laisse les associations venir librement, comme dans le poème pour Adèle avec l’apparition “des baies de datura” dont je viens de découvrir qu’elles étaient utilisées dans l’antiquité par les sorcières. »

    « Adèle, ma source et mon fardeau. Ma pesante poignée d’humilité. Liens de paille et de chanvre, nœuds de raphia, baies de datura au creux de la paume.

    Adèle ma douce empoisonneuse

    ma semblable

    ma sœur. »

    confie la poète dans le poème au datura (Lettre à Adèle). Je relis la Lettre à Adèle. L’énigmatique Adèle, la silencieuse de l’enfance. La presque invisible. Pourquoi écrire sur cette aïeule un long poème épistolaire ? Sur le tard ? Qu’attendre du mystère de la paysanne en tablier ? Sans doute une délivrance. Que la poète exprime dans cette adresse inattendue mais claire et décidée :

    « Chères ancêtres, je vous ai assez retenues sous ma peau. Je peux me permettre d’évacuer vos traces. Faire dans la maison ce que mes reins ne parviennent plus à faire dans mon corps. »

    Ainsi s’adresse la poète à celles qui l’ont précédée. Le 6 août 2014.

    Adresse, mais sans doute aussi révélation d’un amour tardif pour celle qui habite aujourd’hui dans les murs d’Adèle et contemple la même prairie que l’aïeule. Quelque chose comme une reconnaissance qui va peut-être mettre la poète sur la voie d’une réconciliation avec sa propre mère. Mère complexe dont la poète a peur et dont elle retrouve en elle la trace, la marque, la présence intimes.

    Ainsi de cette litanie des peurs du 10 novembre 2017 :

    « Peur de ce que j’ignore de mon enfance. Peur d’avoir mal connu ma mère. Peur de ma mère. Peur de ne pas l’avoir aimée. Peur de revenir à la solitude de mes cinq ans. »

    Et, quelques jours plus tard, cet aveu du 7 décembre lié aux derniers souvenirs et à l’avant-dernière page de L’Obstination du perce-neige :

    « Près du feu, dans le fauteuil d’osier, je revois ma mère âgée au moment des Noël, lorsqu’elle venait passer quelques jours ici. Je sens ses gestes dans les miens. Je retrouve dans mes paumes la manière particulière dont elle joignait les mains. Je suis celle qu’un doigt de whisky et un peu de musique raniment pour un instant. Je suis à sa place. C’est mon tour. Je vois son vieux châle mauve, hérité de sa propre mère, jeté frileusement sur ses épaules.
    Il faudrait accepter comme elle-même l’a fait.
    Sans gémissements.
    Sans peser sur personne. »

    De l’une à l’autre femme, un même aveu d’amour. Une même leçon de vie. Qui prend en compte la mort.

    « Je ne sais pas qui tu es. Mais j’existe, à tes côtés.

    Là plus qu’ailleurs. » (Lettre à Adèle)

    Quant à Colomban, moine irlandais du VIe siècle à qui la poète consacre réflexions et pensées, Françoise Ascal en doit la découverte à sa dilection pour la région de Melisey :

    « Si j’ai découvert Colomban, c’est en raison de mon attachement au pays des mille étangs et non l’inverse. Cependant je ne soupçonnais pas que j’allais croiser chez lui une passion de l’écriture qui allait faire écho à la mienne. Des années durant, j’ai travaillé le geste calligraphique auprès d’un maître irakien, dépositaire de la tradition de l’époque de Bagdad… ».

    Et, à la date du 10 août 2017, la poète note dans ses Carnets :

    « Balade à Saint-Colomban. C’est un lieu qui évoque les petites chapelles bretonnes visitées durant plusieurs étés au moment de “L’art dans les chapelles”. Rencontre alchimique entre la roche, les arbres, la pierre, le ciel. Une densité qui diffuse son énergie. »

    Le terreau commun à ces textes, leur lien intime et presque charnel, c’est le pays de Melisey, ses déclinaisons de verts, ses jeux d’ombres et de lumières, et les reflets toujours changeants de Mille Étangs. Un univers de fougères et de mémoire, propice à la méditation mais tout autant aux vagabondages de la pensée. Au voyage intérieur. Bashô n’est jamais bien loin, ni les leçons d’un Tchouang-Tseu.

    Melisey. Un nom tout en miel et en douceur. Le 14 septembre 2015, Françoise Ascal note :

    « Commencé un premier texte sur le thème “Variations-prairies”. »

    La prairie de 2015 – qui a remplacé le « pré » de l’enfance à Villemomble – appartient à la « mythologie » personnelle de la poète, celle qu’elle s’est construite au fil du temps et qui fait partie intégrante de sa personne. Elle est le lieu fondateur, ce lieu qui la met provisoirement en correspondance avec les mots de Pascal Quignard :

    « Nous dépendons de nos lieux plus encore que de nos proches » (Dernier royaume, IV)

    et qui lui fait écrire, le 27 août de la même année :

    « Ici, la prairie est un tapis de prière aux contours limités qui crée à la fois un espace d’intériorité et une vastitude dont on se sent faire partie. Ma discipline de chaque jour est de contempler la prairie de telle sorte que j’y apprenne sa vérité ; et qu’ainsi elle m’apprenne la mienne. »

    La prairie de Melisey, « un espace mandala » nécessaire à la re-centration de soi, laquelle passe par l’observation attentive du minuscule qui surgit à ras de terre, par la rêverie fluide sans contrainte et par la méditation. Et toujours, lorsque le regard s’élève, ce jeu de la lumière à travers les grands arbres. Et les ciels dans leur mouvance. Corot, le peintre tant aimé, n’est jamais éloigné dans la pensée de la poète, qui écrit :

    « Étrange, cette obsession de la peinture en surimpression du paysage réel. » (10 août).

    Un mois plus tard, alors que la maladie taraude, qu’elle ramène l’angoisse au premier plan, la poète note : « Développer le côté “prairie” et sa lumière. » Camille Corot, le maître, le guide plutôt, et sa présence apaisante, sa modestie qui lui fait dire, regardant le ciel par la fenêtre ouverte, peu avant sa mort : « il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. » Corot qui peignait dans la lenteur et le silence, en pleine nature. Corot à qui Françoise Ascal a consacré tout un livre : La Barque de l’aube. Mais « la figure bachelardienne » de Corot n’est pas seule à inspirer la réflexion de Françoise Ascal. Avec Corot, il y a Constable, ses ciels et ses nuages. Constable et sa campagne anglaise, son souci de « voir le paysage comme il est, sans lui superposer une narration… ». Constable qui s’inscrit tout entier dans la lignée de Claude Lorrain. Mais Corot, son « fil de lumière », toujours revient sous la plume de la poète. Sa quête personnelle la ramène sans cesse à lui. Ainsi, le 19 mars 2017, écrit-elle :

    « Mon texte sur Corot vient au jour avec fluidité. Corot est un humble, un modeste. Il ne fait pas peur façon Grünewald. C’est un proche. »

    Avec Mathias Grünewald et la majesté imposante du retable d’Issenheim, Françoise Ascal parviendra-t-elle au bout du chantier auquel elle s’est attachée ? Ce travail l’obsède, qui la met à mal et qui nourrit ses doutes :

    « Relu le poème de Margherita Guidacci sur Grünewald. Il me faut porter sur l’œuvre un regard aussi pénétrant que le sien… » (20 février 2016).

    Ou encore :

    « Je travaille le Grünewald. Hâte de tourner la page de la douleur. Développer le côté « prairie » et sa lumière. Creuser la lumière » (28 septembre 2016).

    Et le 7 octobre de la même année :

    « J’ai retravaillé mon Grünewald. Je rêve déjà à autre chose. Fermer les yeux et laisser la main courir. Vers ce que j’ignore, vers l’inconnu de soi, car même à mon âge il y a de larges plages d’inconnu. »

    Françoise Ascal exploratrice. Exploratrice de mondes lointains, dans le temps et dans l’espace. Mais en elle-même aussi. Et là est sa plus haute interrogation, son arrière-pensée d’angoisse la plus prégnante :

    « Après des mois de vie affadie par les problèmes de santé, puis-je renouer avec l’intensité d’une vie intérieure colorée, vibrante ? (25 octobre 2016).

    Lucide et inquiète, la poète appartient « à un monde en voie de disparition », un monde qu’elle ne reconnaît plus. Dont l’étrangeté et la cruauté la font souffrir. Pourtant, il n’est qu’à lire les pages des Carnets pour croiser un nombre infini de noms familiers. Écrivains, poètes, éditeurs, artistes forment et animent à ses côtés ce petit « monde clos de la poésie ». Françoise Ascal le fréquente de longue date. Ce dont témoigne l’œuvre imposante qui est la sienne.

    Il n’empêche. Les interrogations multiples qui traversent la poète, les doutes qui la fragilisent, nous la rendent tout à la fois très proche, très humaine, et très tendrement présente. Ma proximité avec la poète s’est affinée à la lecture de ces deux ouvrages et je peux aujourd’hui avouer que cette proximité est grande. Ainsi, comment ne pas partager cette réflexion du 13 février 2017 dont je perçois bien les mille nuances ?

    « Je crains que mes prairies métaphysiques soient loin de ce qu’attend un lecteur d’aujourd’hui. Je suis dans une lenteur méditative contraire à l’air du temps.

    Je ne peux pas parler de ce que je ne connais pas. La ville. Les réfugiés. L’exil. La guerre. Cela a-t-il encore un sens d’évoquer la lumière sur une lisière d’arbres ? Est-ce un luxe insolent ? Une provocation dans le désastre ambiant ? Une ultime résistance ? »

    Et comment ne pas avoir un sourire complice à la lecture de cette note écrite loin de Melisey ?

    8 septembre (2017)

    « Retour à St. B. Aujourd’hui premier feu. Je déroule le rituel, cantate de Bach, cigare. C’est peut-être le seul moment qui pourrait ressembler à ce qui se passe de singulier face à la prairie. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Claudine Bertrand  Sous le ciel de Vézelay





    Françoise Ascal  Variations-prairie



    FRANÇOISE ASCAL


    Ascal-Francoise-par-michel.durigneux2
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Mille étangs
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur L’Obstination du perce-neige de Françoise Ascal
    → (sur le site des éditions Tipaza)
    la fiche de l’éditeur sur Variations-prairie de Françoise Ascal
    → (sur Terres de femmes)
    Margherita Guidacci | Tentation de saint Antoine (retable d’Issenheim)





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  • 5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige

    Éphéméride culturelle à rebours



    2017





    5 août

    Chutes de Miellin. Ce lieu est toujours aussi moussu, aussi japonisant que dans mon souvenir. Il y a plus de cinquante ans, je m’y baignais nue, avec un corps solide de jeune fille éprise des fougères.

    Mélancolie en songeant à ma vie, en la considérant de l’extérieur, comme une chose presque achevée. Une petite vie. Sans grandes audaces. Aurais-je pu faire mieux ?


    6 août

    Lecture de Joël Cornuault, Ce qui fait oiseau. Beaucoup aimé cette notion, chez lui, d’« écarter les branches ». Oui, « il suffit parfois d’écarter les branches ». Et aussi : « Nos dialogues, engagés par hasard, avec des oiseaux de petite taille se prêtent admirablement à cet allègement du monde par allègement de soi. Plotin a dit que l’on ressemble à ce que l’on contemple ».


    7 août

    Jaccottet évoque les dix mots du poète Buson (dix-sept syllabes dans l’original) « assez limpides pour tinter au chevet d’un mourant comme une clochette de temple annonçant qu’une porte va s’ouvrir ». Il parle aussi de « descension », opposée à l’ascension de Dante vers le paradis, une descension vers le plus humble, « les verdures basses » dont « nous serons un jour, avec un peu de chance, revêtus ».


    9 août

    Ici, comme dans une estampe japonaise, le proche et le lointain paraissent contigus, sur un même plan vertical. Continuité de l’herbe au ciel, tandis que la lumière commence à décliner.
    Plénitude qui ne peut se dire. L’éprouver suffit. Je voudrais posséder moins. Laisser davantage de vide pour qu’elle puisse surgir. Est-ce cela que je cherche ici, une vacance de l’être ? Contempler dissout les questions. Ici, plus facilement qu’ailleurs, j’assiste à la disparition de ce qui d’ordinaire est entrave. Comment oser dire que regarder pousser l’herbe, littéralement, s’absorber dans le flux des nuages, écouter la chute de quelques aiguilles de pin est une expérience des plus nécessaires ? Comment soutenir que cela modifie l’humain ? Le rend meilleur, plus tolérant, plus respectueux, plus aimant ?


    10 août

    Balade à Saint-Colomban. C’est un lieu qui évoque les petites chapelles bretonnes visitées durant plusieurs étés au moment de « L’art dans les chapelles ». Rencontre alchimique entre la roche, les arbres, la pierre, le ciel. Une « densité » qui diffuse son énergie.
    La prairie, malgré sa superficie d’un hectare, est un jardin clos. Une forme de vaste non inquiétant. Le contraire de l’infini des Landes. C’est habitable. Les dimensions sont humaines. Les grands arbres bornent le regard. L’au-delà peut devenir désirable, rêvé, imaginé, non imposé comme la ligne d’horizon de la mer. On demeure dans une échelle proportionnelle au corps, au pas, à notre capacité d’appréhension, voire d’étreinte.



    Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige (Carnets 2012-2017), éditions Al Manar, Collection Approches & Rencontres, 2020, pp. 127-129. Encres de Jérôme Vinçon.





    Claudine Bertrand  Sous le ciel de Vézelay



    FRANÇOISE ASCAL


    Ascal-Francoise-par-michel.durigneux2
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Mille étangs
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur L’Obstination du perce-neige de Françoise Ascal





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  • Maud Thiria | [chercher à prendre corps]


    Maud Thiria
    « et pourtant
    dans l’ombre tu avances
    tes traces aux mains qui tremblent
    péniblement tu ploies sous l’encre
    le regard cherchant dessous
    les signes »







    [CHERCHER A PRENDRE CORPS]



    chercher à prendre corps
    là où tout n’est plus que
    chair blessée
    en son repli




    y jeter là
    des mots
    des espaces
    blancs sur la page
    des mots vides aussi
    devenus




    y inscrire là
    en mesure au vide
    ce qui va disparaissant
    la peau des mains qui tremblent
    et les plis mauves des yeux éteints




    inscrire
    le ciel qui passe
    le décor dénudé du monde
    la peau rugueuse des arbres
    et la douceur des mousses
    dessous
    ce qui parfois la rendrait proche
    encore

    tes mains
    et les mots qui leur glissent des doigts
    avant le froid



    Maud Thiria, Mesure au vide, éditions Æncrages & Co, Collection voix-de-chants, 2017, s.f. Dessins de Jérôme Vinçon.






    Mesure-au-vide




    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    Blockhaus (lecture d’AP)
    [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus)
    Brindilles (extraits)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur le site du Nouveau Recueil)
    une page sur Maud Thiria [PDF]
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces





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