Étiquette : Joël Leick


  • Joël Vernet, L’oubli est une tache dans le ciel

    par Angèle Paoli

    Joël Vernet, L’oubli est une tache dans le ciel,
    éditions Fata Morgana, 2020.
    Dessins de Joël Leick.



    Lecture d’Angèle Paoli


    L’INFIME BRUISSEMENT DU TEXTE





    Je lis un ouvrage dont l’auteur est actuellement hors d’atteinte. Les textes rassemblés sous le titre L’oubli est une tache dans le ciel sont pourtant bien les siens. De très belles proses poétiques qu’accompagnent des dessins de Joël Leick. Des dessins comme des bulles. Des bulles d’air ou d’eau, d’une légèreté translucide, traversées de branches brindilles feuilles et traces. Traversées de silence. Comme les proses. Poète et peintre sont en symbiose parfaite. Tout vibre dans ce très bel ouvrage édité par Fata Morgana.

    Il n’est qu’à parcourir les titres que le poète a choisis pour ces proses et de les relier aux titres des nombreux ouvrages déjà écrits et publiés pour reconnaître une présence. Discrète. Lovée à travers quelques mots fondateurs, des mots très simples, souvent les mêmes. Maison / Jardin / Sous-bois / Libellule / Merle / Mante religieuse / Lézard / Papillon / Chat / Tilleul / Herbes / Lumière / Noir / Neige / Silence / Oubli / Rumeur / Lettre / Signe / Sable… Des mots qui parlent déjà du poète. De Joël Vernet. Qui, en quelque sorte, le résument. Je lis ces proses, je les savoure. Je me perds dans les chemins, je me perds dans les hautes herbes. M’interromps un instant au seuil d’une maison isolée, livrée à la lumière éclatante de l’été et scintillante de neige l’hiver. Et je l’imagine, lui, le poète. Je le retrouve tel que je l’ai laissé après ma lecture des Carnets du lent chemin. Je le retrouve à l’identique. Pourtant ici, dans ce nouveau recueil qui vient de me parvenir en son absence, il n’y a ni dates ni noms de lieux. Tout ancrage spatio-temporel s’est estompé. Demeurent les collines et les crêtes, les sentes que le marcheur arpente, méditant sur le temps qui passe et sur ce qui le fait vivre, lui, le rêveur, le nomade infatigable. Ce qui le fait vivre ? Presque rien. Trois fois rien. Une mante religieuse, un papillon élégiaque, un chat paresseux et doux, un lézard égaré dans la maison et dont il se sent si proche :

    « N’es-tu pas ce frêle lézard pris au piège, celui qui est allé ici et là, abandonnant son père, sa mère, ses paysages par idiotie pour se lancer dans l’aventure ? Un piège s’est refermé sur toi… ».

    « Je me suis émerveillé d’un rien », écrit le poète.

    Et de ce rien surgit un « alphabet nouveau », que le poète s’est approprié de longue date et qu’il a fait sien. Autant de menues choses, compagnes du silence et de la solitude qui l’absorbent des heures durant et n’ont de sens que pour lui qui sait s’en saisir dans leur profondeur. Et puis il y a les mots, et puis il y a les phrases. La vie même. Sa vie de poète. C’est dans cette proximité avec le minuscule, le minime, l’infime, qu’il peut

    « commencer à vivre, à écrire, ce qui est la même chose, le même chemin pas plus épais qu’une aile de libellule, qu’un serment ancien. Ce serment, je l’ai prononcé enfant sans même ouvrir la bouche, dans un silence indestructible. »

    Ce sont ces mots de toujours, et le serment de faire silence, qui remettent le poète en lien avec l’enfance, avec la lointaine disparition du père, si brutale et si cruelle ; avec la disparition récente de la mère dont il retrouve la présence/absence à la vue du chemisier bleu abandonné au dos d’une chaise. Une tache de ciel, à peine. Mais un bleu qui persiste au plus fort de l’oubli. La mère ? Une disparition, un retrait discret, un effacement qui reste sur le seuil, un silence qui voit. Et qui entraîne le poète sur la voie d’une perception irréversible :

    « Quand ma mère est morte, je me suis senti très vieux, glissant dans un autre temps, sur une autre pente. »

    Face au désarroi, une seule chose possible. Écrire.

    « Écrire permet peut-être de retrouver une forme de grâce, une échappée, une espérance. »

    Ce que le poète entreprend, fidèle à lui-même et fidèle à ses choix. Marcher écrire sentir méditer. « Les carnets sont mon seul espoir », écrit-il dans « La maison où vivre avec le silence. » Et, quelques lignes plus loin :

    « les poèmes sont des compagnons inestimables. »

    Les poèmes, la maison. Le tilleul. La petite table sous la fenêtre. Tout cela forme un tout. Un ermitage. Un lieu unique d’observation du monde. Mais un lieu détaché, à l’abri des innombrables nuisances. Avec l’arbre géant comme compagnon fidèle avec qui converser, afin d’affiner et de poursuivre la quête de l’inatteignable :

    « J’ai cherché une écriture ayant la pureté d’un diamant, la souplesse d’une herbe, la force d’un torrent. Un souffle. Cela m’a pris une vie… ».

    Là où d’autres, connaissances et amis, s’acharnent à poursuivre les biens-de-ce-monde, lui, le poète, travaille à leur effacement. Être dans l’observation d’un escargot ou dans l’oubli momentané du monde. L’oubli de son insoutenable bavardage et de son fracas. De son « grondement » sourd. Que seul le silence de la maison, un « silence ravageur », rend véritablement audible. Paradoxe du silence. À la fois jalousement courtisé et jalousement craint. Oublier aussi les livres lus qui n’ont fait qu’obscurcir le monde. Ne s’en tenir qu’à ce qui existe autour de soi, au plus près. Éclaircir le paysage, mettre au jour, donner de la lumière à ce peu qui existe encore.

    « L’amour du monde serait là, devant nous, nu. Les pages vibreraient dans l’azur, comme ce ne fut jamais le cas, jusqu’à ce jour. »

    Il y a pourtant, dans cette mémoire nomade à la recherche de l’oubli, des noms qui reviennent et qui hantent durablement. Des noms de poètes aimés sur qui le marcheur se penche et à qui il écrit, par-delà les nuages. Khlebnikov et Mandelstam. Ou encore Marina :

    « Je pose cette lettre sur ton âme endormie. Je vois une boîte, à Elabouga, qui le recevra. C’est la boîte du ciel […] Tout poème n’est qu’une simple lettre que la vie a tachée d’un peu de sang. D’un peu de joie. »

    Il suffit de se mettre à l’écoute de « l’infime bruissement » du texte pour déceler ce qui vibre dans la page. Le livre redevient alors cette part de miracle vivant qu’en deçà des mots le lecteur cherche en filigrane.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Vernet oubli





    JOËL VERNET

    Joel Vernet
    Source




    ■ Joël Vernet
    sur Terres de femmes


    Les petites routes (extrait de L’oubli est une tache dans le ciel)
    Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [lecture d’AP]
    Décembre 2010 | Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [extrait]
    [De Rimbaud […] tu n’auras jamais rien su] (extrait de Mon père se promène dans les yeux de ma mère)
    30 août 1994 | Joël Vernet, Le Regard du cœur ouvert




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    Joël Vernet /marcher vers un ciel de pierre
    → (sur Le Nouveau Recueil) Joël Vernet, ou l’esthétique de la trace, par Sylvie Besson (
    fichier Word)






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  • Alain Gorius | Métisse




    MÉTISSE (extrait)



    Le visage est celui d’une très jeune femme, aux lèvres pleines. Yeux en amande, regard voilé, figure d’icône. Elle est souvent vêtue, en ces jours de printemps tardif,   d’une sorte de bustier qui lui découvre l’épaule droite, et le haut de la poitrine, qu’elle porte pleine ; bien galbée ; bien tenue.

    L’hiver, ses seins roulent sous la laine écrue de son pull.

    Ses cheveux surtout

    sa chevelure

    attirent le regard ; elle les porte très longs, et libres ils se déploient jusqu’à ses reins, en écrin de matière soyeuse, vivante, vibrant de l’éclat sombre du henné qui les cuivre. Chevelure ombreuse vers quoi la main se tend, que l’on peine à retenir ;


    chevelure        

    de femme nue        

    au bord d’un fleuve.       


    Sa peau et blanche et mate ;

    cette peau

    ce flot

    qui ondule

    cette chevelure où s’enfouir

    tout est à l’image de la Madeleine hispano-flamande devant laquelle ô joie jadis baissaient leurs yeux les fidèles, lorsque leurs lèvres se refermaient

    sur le corps du Christ.

    Sur cette vierge pâle et brûlante est passé le vent du noroît, humide, qui balaie les Flandres.

    Mais il reste en elle du Sud qui a fécondé nos forêts épaisses : sa chevelure est métisse, crépue comme les femmes de ce pays où se sont longuement entremêlées les armées, les langues, les peintures.

    Après le bain, elle flamboie sombre et splendide et sent le musc.

    Au délié, des senteurs d’Algarve et d’herbe qui font rêver.

    Jeune belle venue de loin égarée dans nos brumes.

    Lorsque le maître de ses chiens l’accompagne dans les bois humides du nord de l’Ile-de-France, l’été, il plonge parfois tout son visage dans la chevelure de la belle, à perdre le souffle…

    Elle ne se dérobe qu’à demi à sa présence éperdue.



    Alain Gorius, « Métisse » in Portraits secrets, La Lucarne des Ecrivains, 2018, pp. 51-52-53. Photographies de Joël Leick.






    Alain Gorius  Portraits secrets







    ■ Voir aussi ▼

    une fiche éditoriale sur Portraits secrets d’Alain Gorius
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    une fiche biographique sur Joël Leick
    le site de Joël Leick
    → (sur Terres de femmes)
    Aïcha Arnaout, Alain Gorius | La fontaine





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