Étiquette : Joëlle Gardes


  • Luigia Sorrentino | [tous les jours étaient tombés sur son visage]



    [TUTTI I GIORNI ERANO CADUTI SUL SUO VISO]



    tutti i giorni erano caduti sul suo viso
    le ore di tutto l’essere erano
    invase dalla sete

    nell’angolo spento
    cercó il riflesso dell’oceano
    l’aveva attraversato uscendo dalla madre

    la pioggia di vetro sulla strada
    deserta aveva memoria di un uomo







    [TOUS LES JOURS ETAIENT TOMBÉS SUR SON VISAGE]



    tous les jours étaient tombés sur son visage
    les heures de tout l’être étaient
    envahies par la soif

    dans l’angle éteint
    il chercha le reflet de l’océan
    il l’avait traversé en sortant de sa mère

    la pluie de verre sur la route
    déserte gardait mémoire d’un homme




    Luigia Sorrentino, Début et fin | Inizio e fine, VIII, édition bilingue, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2018, pp. 20-21. Traduction et postface de Joëlle Gardes. Encres de Catherine Bolle.






    Luigia Sorrntino  debut-et-fin






    LUIGIA SORRENTINO


    Sorrentino
    Source




    ■ Luigia Sorrentino
    sur Terres de femmes

    Iperione, la caduta (extrait du recueil Olimpia traduit par AP) [+ une notice bio-bibliographique en français]




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le blog Poesia de Luigia Sorrentino
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur français sur Début et fin de Luigia Sorrentino





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  • Joëlle Gardes | [Le regard tourné vers l’intérieur ou l’ailleurs]




    [LE REGARD TOURNÉ VERS L’INTÉRIEUR OU L’AILLEURS]



    Le regard tourné vers l’intérieur ou l’ailleurs
    elle se tient sur la lisière entre deux mondes
    Un seuil à franchir puis la nuit

    Lui s’est égaré quand son cœur a cessé un moment de battre
    son regard se porte à nouveau sur les choses mais il s’absente de son corps bien là
    il ne sait plus nommer les êtres qu’il a aimés
    il leur parle de lui comme d’un autre, d’un ami proche perdu de vue
    il a du mal à croire qu’il était poète

    Conscience désemparée
    ils flottent dans un espace incertain entre la mémoire et le rien
    entre la vie et le néant

    La main que nous leur tendons ne touche que l’impalpable
    nos paroles tombent dans le vide.



    Joëlle Gardes, « La disparition », La Lumière la même, Éditions Pétra, Pierres écrites/Empreintes, 2017, page 32. Dessins de Stéphane Lovighi-Bourgogne.






    Joelle Gardes  La Lumiere la même






    JOËLLE GARDES


    Gardes JoElle (1)





    ■ Joëlle Gardes
    sur Terres de femmes

    « Les arcanes subtils d’une relation triangulaire » (La Mort dans nos poumons) [note de lecture + bibliographie]
    Dans le silence des mots, poésie (note de lecture)
    Et si la profondeur n’était que… (extrait de Dans le silence des mots)
    L’Eau tremblante des saisons (lecture de Françoise Donadieu)
    Jardin sous le givre (note de lecture + extrait)
    Jardins de toute sorte (extrait de Sous le lichen du temps)
    [Matinée de printemps précoce](extrait de L’Eau tremblante des saisons)
    Méditations de lieux (note de lecture)
    Ostinato e chiaroscuro (Ruines) [note de lecture + extrait]
    [Tota mulier in utero] (extrait d’Histoires de femmes)
    31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse (Joëlle Gardes, Saint John-Perse, Les rivages de l’exil, biographie)
    Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse/20 septembre 1975 (chronique de Joëlle Gardes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Hôpital



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Pétra)
    la fiche de l’éditeur sur La Lumière la même, de Joëlle Gardes
    le site de Joëlle Gardes






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  • Kevin Gilbert, Le Versant noir

    par Joëlle Gardes

    Kevin Gilbert, Le Versant noir,
    Le Peuple est légendes et autres poèmes,

    édition bilingue, Le Castor Astral, 2017.
    Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Christine Masset.
    Avant-propos d’Eleanor Gilbert.
    Introduction de Kevin Gilbert.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années.

    Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset.

    Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy :

    Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin

    Et j’attrape les lapins

    D’un extrême à l’autre

    Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine

    L’autre des intestins puants de lapins

    ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs :

    debout en force les patriotes et les prophètes

    vont parler comme Pearl l’a fait pour

    la vie précieuse la justice le peuple

    Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué :

    Regarde-le mon frère

    Regarde l’arriviste noir

    […]

    Léchant souriant mentant

    Suçant les Blancs…

    Quand les enfants pleurent

    Et meurent jours et nuits

    Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair.

    « Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles :

    Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir

    De vieilles cabanes que les chiens reniflent

    Des bébés noirs qui meurent dans les ordures

    L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc

    Reviens voir l’entaille

    Que tu as faite dans la poitrine

    De la terre en coupant la tête du Noir

    Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. »

    Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau…

    Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » :

    Tue la légende

    Massacre-la

    Avec ton athéisme

    Ton hypocrisie fraternelle

    […]

    Pour

    Former le moule d’un homme

    À ton niveau et à ton image

    Homme blanc

    ou dans « Renversement » :

    l’avidité et la haine sont à présent la règle

    Où jadis toute vie sacrée

    était aimée

    Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens :

    Donne-moi une petite pièce pour du pinard

    Frère

    […]

    Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir

    Frère

    Si je voulais être ivre par choix

    Frère

    Et me coucher dans le caniveau

    Pas parce que je suis un homme noir,

    Mais par choix

    Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.

    (« Pas choisi »)

    Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée.

    Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir :

    Je suis l’arbre

    la terre dure affamée

    la corneille et l’aigle

    le soleil la gun et la mer

    je suis l’argile sacrée

    qui forme le sol

    les herbes les vignes et l’homme

    je suis toutes choses crées

    je suis toi

    et tu n’es rien

    mais par moi l’arbre

    tu es



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Versant-noir-325x462.jpg 2




    KEVIN GILBERT


    Kevin Gilbert
    Source




    ■ Kevin Gilbert
    sur Terres de femmes ▼

    → The Blackside (poème extrait du Versant noir)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir





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  • Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir

    par Joëlle Gardes

    Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir,
    La lettre volée | La rivière échappée,
    Collection « Poiesis », 2016.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Qui effectivement voudrait se tenir dans ce « noir » où on se déba[t], en plein soleil », comme le dit le dernier poème du recueil Où nul ne veut se tenir de Jean-Charles Vegliante, et dont le dernier vers résume la tonalité : « comme si une boue basse nous tenait ». Nul ne veut s’y tenir et pourtant il le faut, et il faut « oublier l’effroi, / et l’injustice, qui sera toujours là ». Si, dans le « Journal en vers », rédigé en mars 2015, qui clôt l’ensemble, l’injustice naît du mal des « semblables » qui « traitent, vendent, tuent le bétail humain […] mettent en scène égorgements, bûchers, crachats, destructions avec une exquise maîtrise des codes », elle est plus fondamentalement notre condition d’êtres soumis au temps. C’est dans la réflexion sur l’érosion à laquelle nous ne pouvons échapper que réside l’unité de ce recueil fait de plusieurs parties. Se succèdent « Avant-scène », « Suites_survie », « Après », « Sonnets pour ne pas pleurer » et « Journal (en vers), 2015 ». Le passé y est le plus souvent convoqué, avec le souvenir, celui de l’enfance qu’il faut « déglutir », celui de la femme aimée (« il me semble avoir encore au bout des doigts / la soie de ta peau vivante »), celui des amis dont on s’éloigne « dans le son d’un été » :

    « Le passé sans fin nous déchire alors

    ce matin tout le passé nous bascule

    en arrière vers la fosse bleue

    le museau effrayant d’être bête. »

    celui des disparus : « tu n’es plus rien que ces fines particules ». Nous ne pouvons empêcher qu’« affleure en nous des fois un rauque langage d’avant. »

    Ce recueil est profondément – et c’est son grand intérêt – une méditation d’homme dans sa vieillesse : « ainsi sommes-nous vieux / sommes-nous », dans un « corps en morceaux qui commence à partir sans moi », dit le poète. Qui est donc en définitive celui qui survit, qui abrite en lui un « toi » qui « ne [nous] aime pas au point de partir avec [nous] » ? L’adversaire auquel s’adresse une série de quintils, c’est le « petit cancrelat / de l’âme » et cet autre qui nous habite :

    « ou bien c’est comme en soi noyée de silence

    une autre créature qui se retourne

    sur le noir où elle ne sait pas qu’elle est. »

    Rien de complaisant, de pathétique dans cette poésie, mais des constats qui débouchent sur une forme de célébration, de l’amitié, par exemple avec Mario Benedetti, à qui est consacrée une suite de quatrains, en début de recueil, de la beauté d’un paysage ou de la lumière, du compagnonnage avec les poètes bien-aimés, Rimbaud, Baudelaire, Villon, Dante, Pascoli, Raboni… L’acquiescement qui n’est pas résignation mais acceptation lucide :

    « mais ne renie pas ce temps dont tu es fait,

    dont nous vivons ensemble et disparaissons

    (d’aucuns jouent même le jeu de la mort luxe)

    avec le ciel changeant qui n’attend personne : »

    Les sonnets ne sont-ils pas faits pour ne pas pleurer ? L’humour, de surcroît, comme dans la « Supplique Pao », amène le sourire.

    Ce qu’il faut appeler « dignité » est soutenu par la forme qui est comme une ossature. Le vers bien-aimé est le onze syllabes, quasi constant, avec quelques infidélités en faveur de l’alexandrin ou des vers plus courts et les strophes, quatrain, quintil, distique, alternent avec des poèmes d’un seul bloc. La versification est une contrainte essentielle. Il en est d’autres, comme dans la série des « Expériences », qui de la construction « (Expérience de [+ groupe nominal]) » se défont à la fin du poème en « Expérience », puis en « Ex- » . Pour une fois, voilà une poésie qui ne parle pas nombriliquement de la poésie, mais qui la met en pratique et nous la fait partager, en montrant ce qu’elle peut être, et justement par l’expérience, l’expérience d’un seul qui est aussi celle de nous tous.



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Jean-Charles Vegliante  Où nul ne veut se tenir





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de La Lettre volée)
    la fiche de l’éditeur sur Où nul ne veut se tenir
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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  • Joëlle Gardes | [Tota mulier in utero]




    [TOTA MULIER IN UTERO]




    Tota mulier in utero
    et celle qui écrit,
    celle qui peint ?
    n’y a-t-il de maternité que du ventre ?

    Tota mulier in utero
    tous ses maux viennent de la matrice
    femme éternelle malade
    nymphomane prostituée tribade
    folle à surveiller à enfermer à cacher

    Tota mulier in utero
    je ne suis plus une femme dit la grand-mère qui ne voit plus depuis longtemps et se lamente dans son fauteuil d’ennui

    Le chef de la police a dit :
    il est fait interdiction aux femmes de rouler en bicyclette
    Le chef du gouvernement a dit :
    il est fait interdiction aux femmes de conduire une voiture
    Tous ont dit :
    tu ne voteras pas
    tu n’apprendras pas à lire, la révolte se puise dans les livres
    tu ne te réuniras pas avec d’autres femmes, les hommes vont en bande, les femmes restent seules
    tu ne t’approcheras pas du saloir les jours d’impureté
    tu pourrais gâcher le lard
    tu ne participeras pas aux armées de la révolution qui crie à l’égalité
    à la rigueur tu seras cantinière ta place est aux fourneaux
    tu honoreras ton époux qui te déshonorera sans vergogne
    tu seras belle mais tu voileras tes cheveux
    tu te tairas

    femme moitié d’un homme
    femme sans âme
    femme de solitude et de silence

    Tentatrice impudique
    Sexe denté dévorateur
    Bitch putain puttana whore
    Femmes aux appâts dégoûtants
    Cache ou rase tes cheveux
    Voile ton visage lubrique
    et baisse les yeux devant moi
    tu es à moi moi seul qui ai le droit de te porter des coups
    de te cracher à la face
    bonne à rien bonne à tout
    tu n’as que le droit de te taire et de m’obéir
    moi fait à l’image de Dieu
    toi à l’image de la chienne aux mamelles pendantes qui quémande et court derrière le maître et ne sait pas mordre la main qui le frappe et ne le nourrit même pas

    J’envie ta patience et ta ténacité
    j’envie ton ventre quand il s’arrondit
    et si je te punis c’est que tu es la seule lumière dans mon obscurité.



    Joëlle Gardes, « Malédictions » in Histoires de Femmes, Poèmes, Éditions Cassis Belli, 2016, pp. 43-44-45. Dessins de Stéphane Lovighi Bourgogne.






    Joelle-gardes-histoires-de-femmes





    JOËLLE GARDES


    Gardes JoElle (1)




    ■ Joëlle Gardes
    sur Terres de femmes

    « Les arcanes subtils d’une relation triangulaire » (La Mort dans nos poumons) [note de lecture + bibliographie]
    Dans le silence des mots, poésie (note de lecture)
    Et si la profondeur n’était que… (extrait de Dans le silence des mots)
    L’Eau tremblante des saisons (lecture de Françoise Donadieu)
    Jardin sous le givre (note de lecture + extrait)
    Jardins de toute sorte (extrait de Sous le lichen du temps)
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    Ostinato e chiaroscuro (Ruines) [note de lecture + extrait]
    31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse (Joëlle Gardes, Saint John-Perse, Les rivages de l’exil, biographie)
    Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse/20 septembre 1975 (chronique de Joëlle Gardes)
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    le site de Joëlle Gardes






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  • 15 août 1810 | Naissance de Louise Colet

    Éphéméride culturelle à rebours






    Le 15 août 1810* naît à Aix-en-Provence Louise Révoil, plus connue sous son nom d’épouse, Louise Colet. Elle est la fille de Henri-Antoine Révoil, directeur des postes, et de Henriette Le Blanc, dont le père, bien qu’appartenant à la noblesse, partageait les idéaux de son ami Mirabeau. Louise eut trois frères et deux sœurs plus âgés qu’elle. Une enfance entre Aix, où la famille habite un appartement de fonction dans un hôtel particulier de la rue de l’Opéra, et la propriété de Servanne [ou Servanes], près de Mouriès, qu’Henri-Antoine a rachetée à son beau-père, ruiné par la Révolution et par ses idées utopiques. Le père apprend l’italien à sa fille, et sa mère lui donne une solide culture littéraire.**

    En juillet 1846, Louise Colet rencontre Gustave Flaubert, qui n’est alors qu’un inconnu de vingt-quatre ans. C’est le début d’une liaison difficile et discontinue, comme l’est la correspondance entre les deux écrivains.


    _____________________
    * Louise Révoil est née le 15 août 1810 (selon son acte de naissance), le 15 septembre 1810 (selon le registre de la commune).
    ** Source : Joëlle Gardes, « Chronologie » in Louise Colet | Du sang de la bile de l’encre et du malheur, Éditions de l’Amandier, 2015, page 153.








    Colet






    EXTRAIT DE LOUISE COLET, PAR JOËLLE GARDES



    La pensée des premiers moments avec Gustave, loin de me réchauffer, me fait frissonner. Le temps a mis sa patine sur la plupart de mes souvenirs et je n’en garde au cœur qu’une vague tristesse. Mais ceux-là continuent à me tourmenter dans mes rêves et la journée, dès que son nom surgit dans mon esprit. Même en resserrant autour de moi mon triste châle gris, le froid ne me quitte pas, le froid de la dernière saison de ma vie plus que de l’hiver. Et ce n’est certes pas dans ces images que je peux trouver quelque douceur, quelque chaleur. Le regret seul demeure, empreint de colère et d’amertume. Sauf pour ce qui touche à la littérature, l’unique domaine que nous ayons vraiment partagé.

    L’a-t-on répété à l’envi que j’étais sa Muse, sa Musette (je détestais ce diminutif qu’il lui arrivait de me donner et qui me rabaissait), comme de bien d’autres, d’ailleurs ! En réalité, quand je l’ai connu, j’ai été sa conseillère écoutée et respectée, plus que son inspiratrice. J’étais plus âgée (il nous a toujours aimées mûres, comme Elisa, avec qui il a joué les amoureux transis, ou Eulalie, la Marseillaise, avec qui c’était autre chose !), j’étais auréolée de mes succès auprès de l’Académie, je pouvais espérer que mes leçons, mon amour surtout, lui enseigneraient que la vie vaut mieux que les livres.

    En définitive, peu à peu, les rôles se sont renversés et c’est lui qui m’a servi de mentor, jugeant mes vers avec une extrême sévérité qui rendait d’autant plus précieuses ses rares approbations. Que de moqueries devant la comparaison qu’après notre rencontre enflammée de Mantes j’avais faite de son impétuosité avec celle d’« un buffle indompté » ! Il avait annoté en détails la Colonie de Mettray, pourtant primé par l’Académie, ou mon poème sur Pradier, comme le plus impitoyable des censeurs, traquant les répétitions, les métaphores banales, les rimes à l’intérieur du vers… Il m’avait proposé des corrections, changeant même un simple « sa » en « ta ». D’une manière générale, dans son horreur des choses « po-ë-tiques », il n’appréciait guère mon lyrisme, qu’il jugeait faux, ni les débordements de mon imagination. Il trouvait faible la composition de mes volumes. Pour lui, le plan d’un livre était fondamental. Je dois reconnaître qu’il était tout aussi sévère pour lui-même, navré d’un défaut de construction dans son Saint Antoine qui le privait d’un effet dramatique. Un livre, selon lui, devait être exempt de tout élément personnel, alors que c’est précisément ce que je recherchais, dans ma poésie comme dans ma prose. J’avais donc tort de poétiser les réalités les plus simples et je faisais de l’art un pot-de-chambre où je déversais un trop plein sentimental ! Je devais oublier Lamartine et relire La Fontaine et Montesquieu ! La portée sociale de mes textes l’exaspérait aussi, tout comme ma défense des femmes. […]

    Avec Gustave, j’étais également critique. J’aurais voulu qu’il enlève de la première Éducation sentimentale le personnage de Jules qu’il trouvait nécessaire par rapport à Henry. Avec le recul du temps, je reconnais que j’avais d’autres motivations que purement artistiques. En Henry, je voyais Gustave et en Jules, son âme damnée, Maxime. Mais tout de même, je pense que je n’avais pas tort. Cette version, d’ailleurs, il ne l’a pas publiée.

    Le style de ce roman ne devait pas l’emballer. Voilà bien ce qui l’enflammait, le style ! Il aurait dû faire tenir à lui seul un livre sans matière, évidemment privé de sentiment et quant à l’intention, elle ne comptait pas… Son travail, il en souffrait, il lui arrachait des larmes, mais il l’aimait comme il ne m’a jamais aimée. Il l’avait dans la peau, lui disait « le ventre » ! Contre une femme, j’aurais peut-être pu lutter, je n’avais aucune chance contre les charmes et les caprices de cette rivale, l’écriture !



    Joëlle Gardes, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur, Éditions de l’Amandier, Collection Mémoire Vive, 2015, pp. 111-112-113-114.







    LOUISE COLET



    ■ Louise Colet
    sur Terres de femmes

    Joëlles Gardes, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur (note de lecture d’AP)
    19 septembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    16 décembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    26-27 mai 1853 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la la Médiathèque André-Malraux de Lisieux)
    les premières lettres de Gustave Flaubert à Louise Colet (4 août 1846 – 14 août 1846)





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  • Mario Benedetti | [Sta solo fermo nella tosse]

    « Poésie d’un jour

    choisie par Joëlle Gardes



    [STA SOLO FERMO NELLA TOSSE]



    Sta solo fermo nella tosse.
    Un po’ prende le mani e le mette sul comodino
    per bere il bicchiere di acqua comprata,
    come tanti prati guardati senza dire niente,
    tante cose fatte in tutti i giorni.
    Intorno ha una cassettiera con lo specchio,
    due sedie scure, un armadio, l’incandescenza minuscola di una stufa.
    Dei centrini, la stampa di una natività con il rametto di ulivo,
    un taccuino, dei pantaloni, delle cose sue.
    Davanti il cielo che è venuto insieme a lui,
    gli alberi che sono venuti insieme a lui. Forse una ghiaia di giochi
    e dei morti, che sono silenzio, un solo grande silenzio, un silenzio di tutto.
    A volte l’acqua del Cornappo era una saliva più molle,
    un respiro che scivolava sui sassi.
    A volte tutto era l’uccellino del freddo disegnato sul libro di lettura
    vicino a una poesia scritta in grande da imparare a memoria.
    A volte niente, venire di qua a prendere il pezzo di cioccolato
    e la tosse, quella maniera della luce di far tremare le cose,
    gli andirivieni, il pavimento stordito dallo stare male.




    Mario Benedetti, « Per mio padre », Umana Gloria, Mondadori, Collana Lo Specchio, 2004, pp. 27-28.





    Umana gloria 3









    [IL SE TIENT IMMOBILE DANS SA TOUX]




    Il se tient seul immobile dans sa toux.
    Il prend un peu ses mains et les met sur la table de nuit
    pour boire le verre d’eau achetée,
    comme tant de prés regardés sans rien dire,
    tant de choses faites jour après jour.
    Autour de lui il y a une commode avec miroir,
    deux chaises foncées, une armoire, la minuscule incandescence d’un poêle.
    Des napperons, sur une gravure la nativité avec un rameau d’olivier,
    un carnet, des pantalons, des choses à lui.
    Devant le ciel venu en même temps que lui,
    les arbres venus en même temps que lui. Peut-être les graviers d’un terrain de jeux
    et des morts, qui sont silence, un seul grand silence, un silence de tout.
    Parfois l’eau du Cornappo était une salive plus douce,
    une respiration qui glissait sur les cailloux.
    Parfois tout était le petit oiseau du froid dessiné sur le livre de lecture
    à côté d’une poésie écrite en gros pour qu’on l’apprenne par cœur.
    Parfois, rien, venir prendre le bout de chocolat
    et la toux, cette façon qu’a la lumière de faire trembler les choses,
    les allées et venues, le sol assourdi par la maladie.




    Traduit de l’italien par Joëlle Gardes
    Traduction inédite
    pour Terres de femmes





    MARIO BENEDETTI


    Mario Benedetti portrait
    Source




        Mario Benedetti est né à Nimis (Udine) le 9 novembre 1955 et mort à Piadena (Cremona) le 27 mars 2020. Il a passé son enfance dans le Frioul avant de s’établir à Milan. Diplômé en esthétique, il a publié plusieurs recueils, I secoli della Primavera (Sestante, 1992), Umana gloria (2004), Pitture nere su carta (2009), Tersa morte (2013), ainsi qu’un volume de réflexion Materiali di un’identità (Transeuropa, 2010). Il a collaboré à l’Almanacco dello Specchio (Mondadori) et a traduit plusieurs poètes français (Benoît Conort, Michel Deguy, Yves Bonnefoy…). Prix Brancati 2014 pour Tersa morte.





    ■ Mario Benedetti
    sur Terres de femmes


    | [Ma tu lo sai che c’era?]





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    une page sur Mario Benedetti (+ plusieurs poèmes extraits de Tersa morte, traduits par Jean-Charles Vegliante)
    → (sur Une autre poésie italienne)
    une page sur Mario Benedetti (+ plusieurs poèmes extraits de Pitture nere su carta)
    → (sur Poesia de Luigia Sorrentino)
    une page (en italien) sur Tersa morte de Mario Benedetti (+ plusieurs poèmes extraits de Tersa morte)
    → (sur Poesia de Luigia Sorrentino)
    Addio a Mario Benedetti (1955-2020)
    → (sur le site du Nouveau Recueil)
    In memoriam Mario Benedetti (PDF)



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  • Joëlle Gardes, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur

    par Angèle Paoli

    Joëlle Gardes, Louise Colet.
    Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur,

    Éditions de l’Amandier,
    Collection Mémoire vive
    dirigée par Joëlle Gardes, 2015



    Lecture d’Angèle Paoli


    Louise_colet
    Source






    “LE VRAI VISAGE” DE LOUISE COLET



    Les chemins se croisent présent-passé-présent. Va-et-vient incessant, les souvenirs affluent, qui refont surface au fil des jours, dans l’espace exigu d’un hôtel parisien de la rue des Écoles. La pluie bat les fenêtres, le ciel est uniformément gris. Une solitude extrême à quoi viennent s’ajouter la maladie et les crises de rhumatismes. Telle est la bien triste réalité à laquelle Louise Colet est désormais confrontée. Réalité d’une nature bien différente de celle de l’enfance méridionale et ensoleillée d’antan, partagée entre la belle demeure familiale de Servanes, près de Mouriès, et l’hôtel particulier de la rue de l’Opéra, à Aix-en-Provence.

    Louise Colet écrit. Malgré l’usure de ses os et les douleurs qu’elle lui inflige. Écrire ? Comment y renoncer quand l’écriture a été la passion d’une vie tout entière ? Y renoncer ne reviendrait-il pas à précipiter la venue de la mort ? Que faire d’autre du reste, lorsque la vieillesse est là, que les amis s’en sont allés et que les difficultés financières ne permettent pas de donner davantage de sel à la vie ? Louise Colet – née Louise Révoil – écrit. Comme elle l’a toujours fait. Elle confie aux pages ses chagrins, ses désarrois, ses désillusions. Ses colères. Tout ce dont sa vie de femme et de femme de lettres a été modelée. Mais, sous sa plume, sous ses mots et ses réflexions, c’est une autre voix qui affleure. C’est la voix de Joëlle Gardes que l’on entend. Jusque dans les inflexions. Une voix qui vibre pour celle dont elle écrit le roman, le récit d’une vie, avec une empathie maîtrisée mais réelle. Pour ne pas dire avec une vraie passion.

    Intitulé Louise Colet, le dernier roman de Joëlle Gardes porte en sous-titre cette énumération nominale : Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur. Solidement ancré dans l’Histoire des grands mouvements politiques du XIXe siècle, le récit de Joëlle Gardes s’appuie sur des données biographiques documentées. Alimentée par de nombreuses lectures ― en particulier bien sûr par celles des œuvres mêmes de la femme de lettres ―, Louise Colet est une fiction dans laquelle les voix respectives des deux femmes tissent une belle partition qui mêle intimement l’écriture et la vie. Émouvante partition, parfois interrompue par le regard distancié d’un narrateur extérieur qui commente, par des inserts en italiques (« des vignettes »), certains aspects ou moments de la vie de Louise.

    S’agit-il de réhabiliter Louise Colet ? C’est sans doute l’un des objectifs que poursuit en secret Joëlle Gardes. Femme de lettres, comme son héroïne. Rendre justice à Louise Colet. La rendre à sa pleine personnalité de femme de chair de sang d’esprit et d’encre. La réhabiliter aux yeux du monde. Cela relève pour Joëlle Gardes de l’engagement. Parce que la postérité n’a gardé de Louise Colet, journaliste attachée à défendre avec ses mots de larmes et de sang la cause des femmes, que les échos de ses amours tumultueuses. Elle est certes Louise Colet, écrivain, poète et quatre fois prix de poésie de l’Académie ; mais son nom est le plus souvent rattaché à celui des hommes qu’elle a aimés. Le philosophe Victor Cousin, Gustave Flaubert, l’avocat Désiré Bancel, les deux Alfred ― Musset et Vigny ―… et d’autres encore. Liaisons passagères, liaisons orageuses. Si la postérité a retenu le nom de Louise Colet, c’est indubitablement parce qu’il est associé à celui de ses amants. Et il ne reste plus d’elle qu’une ombre noircie par les propos malveillants que d’aucuns ont tenus sur elle. C’est pour dénoncer ce dénigrement réducteur et le plus souvent méprisant qu’écrit Joëlle Gardes. La poète-grammairienne écrit contre. Contre la lecture en négatif qui a été faite de Louise Colet. Au détriment de son œuvre de poète de conteuse d’essayiste. Et même de dramaturge. Effacée l’œuvre de Louise Colet. Oubliée. Qui se souvient en effet des poésies de Fleurs du Midi (1836) pourtant « sincèrement admirées » par le chansonnier Pierre-Jean Béranger ? Qui se souvient du recueil Penserosa (1840), inspiré par ses amours avec Victor Cousin et remarqué par Juliette Récamier ? Qui se souvient de Lui (1860) ― récit « inspiré par ses liens avec Musset » ―, dont le « journaliste Philarète Chasles » « a écrit le plus grand bien ». Selon le « célèbre journaliste » en effet, « ce livre est le meilleur qu’elle ait fait ». Et celui-ci d’ajouter : « Il y a du sang, de la bile et du malheur ». C’est de la plume du « célèbre journaliste » que Joëlle Gardes tient son sous-titre. Qu’elle parachève et commente en empruntant la voix de Louise : « Du sang, de la bile, du malheur, si l’on ajoute de l’encre, voilà bien de quoi définir ma vie. »

    Mais, soyons honnêtes : qui, aujourd’hui, se souvient de ceux qui jouissaient alors d’une belle notoriété et animaient les salons de leur époque du tumulte de leurs exploits ? De Désiré Bancel ? De Pierre-Jean Béranger ? De Philarète Chasles ? Voire de Victor Cousin ? Ce sont là des noms qui refont surface un instant puis retombent tout aussitôt dans l’oubli où ils étaient relégués. « La gloire et l’éclat sont transitoires : qui, de notre siècle, survivra dans la mémoire, en dépit des honneurs reçus ? », s’interroge lucidement notre poète-grammairienne dans l’avant-propos.

    L’histoire n’a donc arbitrairement retenu de Louise Colet que ses « emportements » amoureux et ses déboires sentimentaux. À croire qu’« [é]crire serait pour les femmes de lettres une maladie, maladie des mains mal lavées, des cheveux mal peignés : c’est ainsi qu’on les décrit, déclassées, traîtres à leur sexe, au fond ni hommes ni femmes, des monstres. »

    Ainsi pense et s’exprime la « Louise Colet » de Joëlle Gardes. Et si, d’aventure, est accordé quelque crédit ou intérêt aux activités littéraires de ces dames, c’est pour mieux ironiser et les traiter de bas-bleus.

    « Serions-nous maudites, nous autres femmes qui avons voulu acquérir quelque renommée par nos talents littéraires ? Devons-nous payer le prix des rares moments de gloire qu’ils nous ont acquis ? Jamais, pourtant, je n’aurais voulu, je n’aurais pu renoncer à l’écriture ».

    Réhabiliter la talentueuse et non moins belle Louise Colet, tel semble bien être, en vérité, le profond désir qui anime Joëlle Gardes à travers le récit mouvementé de la vie de son héroïne. Une vie riche en engagements et en combats. Ainsi, en bonne héritière des Lumières, Louise Colet est-elle le parangon même de l’anticléricalisme viscéral auquel Joëlle Gardes souscrit. Louise Colet dénonce l’obscurantisme dans lequel le clergé maintient ses ouailles, les femmes en particulier. En témoigne le discours enflammé qu’elle prononce, à l’âge de soixante ans, au moment de la proclamation de la République, devant un parterre de mille personnes :

    « Je pensais à Mirabeau, je me sentais emportée par le souffle puissant de la foi en l’humanité. Avec la proclamation de la République, je croyais que les charlatans, les imposteurs, les corrupteurs de l’esprit du peuple seraient enfin chassés. Notre-Dame de Lourdes et de la Salette, les deux vierges rivales, qu’on vénérait depuis quelques années pour leurs prétendues apparitions, je voulais les dénoncer, ainsi que toutes les superstitions qui empêchent le développement des idées de progrès et de l’amour de la patrie. Les femmes, je ne le sais que trop, en sont les premières victimes. »

    Mariée ― de son plein gré ― à l’âge de vingt-quatre ans au musicien et compositeur Hippolyte Colet, qui la tiendra sous le boisseau, elle parvient à tenir salon. Comme son amie Julie Candeille ou comme Juliette Récamier. Là, dans ces rencontres hebdomadaires, s’échangent avec brio les idées, entre habitués et amis. Là se refait le monde. Farouchement républicaine, Louise Colet se bat. Elle se bat pour les autres. Elle se bat pour elle aussi. Pour que soient respectées par les hommes les valeurs d’égalité en lesquelles elle croit. Tempétueuse, passionnée, Louise Colet rêve d’une société qui se battrait pour une France qui prendrait exemple sur sa proche voisine : l’Italie.

    Héritée de son père, Henri-Antoine Révoil, sa passion pour l’Italie est alimentée par ses voyages et par ses lectures. Notamment celle de Mes Prisons (1832) de Silvio Pellico. Elle se dit « très impressionnée par le sort des Italiens en lutte pour leur Indépendance ». Elle voue une admiration sans bornes à Garibaldi, ce « Christ laïque » pour qui elle a composé des vers lors de son entrée dans Palerme, et qui lui a serré la main à Turin et à Naples. Elle vibre pour le Risorgimento et pour cette unité italienne qui la bouleverse. Dans le même temps, elle déplore que les hommes politiques qui gouvernent son propre pays, fassent passer leurs intérêts particuliers avant l’intérêt collectif. Elle dénonce avec verve et ferveur les bassesses et les compromissions des hommes de pouvoir. Elle réprouve, se mettant en cela au diapason de la voix d’Edgar Quinet, cette « République sans républicains » qui se vautre dans le luxe, oublieuse, dès les lendemains de la Commune, du sang versé. Les causes qu’elle défend, c’est haut et fort qu’elle le fait. Sans mâcher ses mots.

    Louise Colet est une femme libre en vérité. Cela lui vaut l’inimitié de certains des misogynes les plus célèbres de son époque : Jules Barbey d’Aurevilly (dans Les Bas-bleus, 1878) qui voit en elle « le bas-bleu même », « union pittoresquement claudicante d’une Gorgone et d’une Madame Trissotin », et va jusqu’à écrire de Louise que sa beauté « ne manquait ni d’éclat tapageur ni d’opulence charnue », mais qu’elle « n’avait ni distinction idéale, ni chasteté ». Théophile Gautier, qui fréquenta un temps son salon « tant qu’il espéra son aide pour sa [propre] candidature à l’Académie française », et qui prit ses distances par la suite. Alexandre Dumas fit de même. Le journaliste Alphonse Karr ― pour autant, qui aujourd’hui se souvient de lui ? ― ne se prive pas de se moquer d’elle dans sa revue satirique Les Guêpes. Sans parler des amis mêmes de Flaubert : Louis Bouilhet l’ingrat et Maxime Du Camp (« l’âme damnée » de Louise), qui la dénigraient par leurs propos aux yeux de son amant. Parmi les femmes, George Sand est sans pitié. Louise Colet ne peut attendre d’elle aucun soutien. Ni de femme à femme ni d’écrivain à écrivain. Si elle compte « quelques amies dans la vraie vie », ses « meilleures amies » sont les « amies imaginaires » : Madame du Châtelet, Madame Roland, Charlotte Corday… Quant à ses amis hommes, ceux qui la soutiennent et l’estiment, ils existent bien sûr. Ils se nomment Victor Hugo, Leconte de Lisle, dont Louise Colet aimait « la poésie et l’âme républicaine ». Ils lui seront toujours fidèles. Ils se nomment aussi Pierre-Jean Béranger et Philarète Chasles. Mais sûrement pas Gustave Flaubert : l’autre passion de sa vie, à l’égal de l’écriture. Cette rivale. Sa passion pour Flaubert, malgré tout le mal qu’il lui a fait endurer, continue de la tourmenter à travers le fantôme de Gustave dont elle n’est jamais parvenue à se détacher.

    Ainsi Louise Colet est-elle une femme plurielle, comme tant d’autres femmes méconnues. Sous la plume de Joëlle Gardes, l’héroïne rejoint la longue cohorte des femmes oubliées. Dont Olympe de Gouges, pour ne citer qu’elle, qui s’est vu confisquer son talent de dramaturge et a péri sur l’échafaud.

    Louise Colet est sans doute imparfaite. Pas vraiment une mère idéale, ni une épouse modèle. Mais elle est volontaire, enthousiaste… et insoumise. Comment admettre et supporter que quarante-trois années de vie de plume – de 1836 à 1879 ― se puissent réduire à néant ? Joëlle Gardes s’attache à rendre à Louise Colet son « vrai visage ». Louise Colet en son temps s’était attachée à semblable défi :

    « Je croyais que mes écrits ne pouvaient faire que du bien, mais évidemment, la réserve n’a jamais été de mon fait et ma pire crainte à moi a été de ne pas jouir d’assez de publicité. En tout cas, j’en ai fait à ces femmes admirables, peut-être condamnées à l’oubli définitif sans les histoires que j’écrivais pour elles. J’ai toujours cru en la mission de l’écrivain et j’ai cherché à mettre mon talent au service de mes sœurs reléguées dans l’ombre […] ».

    Une bien belle entreprise, et ambitieuse, que celle de Louise. Relayée dans Louise Colet par la lecture éclairante et passionnante de la romancière. Joëlle Gardes s’inscrit ainsi dans la noble lignée des femmes qui mettent leur talent « au service des sœurs reléguées dans l’ombre ». Elle s’inscrit contre. Contre ceux qui pensent et déclarent aujourd’hui encore, sans barguigner et à qui veut complaisamment l’entendre, que se battre pour la défense des femmes ― et, qui plus est, des femmes de lettres ― est décidément un combat dépassé ou « d’arrière-garde ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Colet






    LOUISE COLET




    ■ Louise Colet
    sur Terres de femmes


    15 août 1810 | Naissance de Louise Colet (+ extrait de Louise Colet, par Joëlle Gardes)
    23 août 1846 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    19 septembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    16 décembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    26-27 mai 1853 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Joëlle Gardes
    → (sur le site des éditions de l’Amandier) une
    bio-bibliographie de Joëlle Gardes
    → (sur Terres de femmes)
    une bibliographie de Joëlle Gardes
    → (sur Terres de femmes)
    7 mai 1748 | Naissance d’Olympe de Gouges (note de lecture sur Joëlle Gardes, Olympe de Gouges, Une vie comme un roman)





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  • Tommaso Di Dio, Tua e di tutti (extraits)



    Et puis le soir un ciel d’arbres dehors par-delà la fenêtre.
    Ph., G.AdC







    TUA E DI TUTTI
    (extraits)


    1.


    Dove dormi. Tu sei dentro
    una faccia di alberi, una notte
    grande. Quando dormi tu
    addosso hai sempre le strade aperte
    luce d’acqua mossa
    cielo e bestie se

    ti tocco respiri. Mi chiedo
    a cosa ci porta questa nostra
    ignuda natura ; una cosa arcana
    e stupenda pelle se

    ti tocco respiri.



    Tommaso Di Dio, Tua e di tutti, LietoColle Editore, collana « Pordenonelegge.it », 2014, pagina 29.




    Là où tu dors. Tu es dans
    un visage d’arbres, une nuit
    grande. Quand tu dors
    tu as toujours contre toi les rues ouvertes
    lumière d’eau tremblante
    ciel et bêtes si

    je te touche tu respires. Je me demande
    vers quoi nous porte notre
    nature nue ; chose mystérieuse
    et merveilleuse peau si

    je te touche tu respires.


    Traduit de l’italien par Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes (D.R.)









    2.


    Dove dormi. Questo viso che tieni fermo
    nel sonno; con gli occhi chiusi

    sulla pelle. E la sera poi

    un cielo d’alberi dalla finestra fuori.
    Dove dormi, tu non puoi
    adesso dire se non
piegare la schiena, le palpebre.
    Splendente corpo tuo, respiro
    
pelle; per un istante nel nero delle foglie
    la notte, la bocca perduta

    e ritrovata nel viso.



    Tommaso Di Dio, Tua e di tutti, LietoColle Editore, collana « Pordenonelegge.it », 2014, pagina 31.




    Là où tu dors. Ce visage que tu gardes immobile
    dans le sommeil ; les yeux fermés
    sur la peau. Et puis le soir
    un ciel d’arbres dehors par-delà la fenêtre.
    Là où tu dors, tu ne peux
    rien dire maintenant juste courber le dos, les paupières.
    Merveilleux ton corps, respiration
    peau ; un instant dans le noir des feuilles
    la nuit, la bouche perdue
    et retrouvée sur ton visage.


    Traduit de l’italien par Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes (D.R.)







    Tommaso Di Dio, Tua e di tutti





    TOMMASO  DI  DIO


    Tommaso-Di-Dio
    Source



    Né en 1982, Tommaso Di Dio vit et travaille à Milan. Il est l’auteur du recueil Favole (Transeuropa, 2009), préfacé par Mario Benedetti. Il a traduit une anthologie du poète canadien Serge Patrice Thibodeau, publiée dans l’Almanacco dello Specchio (Mondadori, 2009). Son second recueil, Tua e di tutti, a paru en 2014, aux éditions LietoColle, en partenariat avec le festival de littérature « Pordenonelegge ». Il collabore à plusieurs revues, en particulier les revues Nuovi argomenti, Atelier…



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Poesia, di Luigia Sorrentino)
    une page sur Tua e di tutti de Tommaso Di Dio
    → (sur le site Nuovi Argomenti)
    plusieurs poèmes extraits de Tua e di tutti



    ■ Voir encore ▼

    Joëlle Gardes sur Terres de femmes






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  • Joëlle Gardes | Jardins de toute sorte



    JARDINS DE TOUTE SORTE
    (extrait)


    De mes bras, j’ai entouré le tronc du vieil arbre et j’ai appuyé ma joue sur son écorce rugueuse. Immobile, j’ai tenté de percevoir la circulation de la sève, le cheminement des racines nourricières et l’avancée tranquille du temps. J’aurais voulu que la terre me retienne, que je devienne minéral et végétal pour vivre de la vie mystérieuse des choses qu’on croit inertes.

    […]

    Combien de jardins m’attendent encore ?

    Jardins d’entrelacs où le buis sombre et la santoline grise brodent des motifs délicats,
    rocailles du Sud où s’agrippent les plantes charnues gorgées de leur propre suc qui n’aiment que le soleil, rochers travaillés en grottes où court un tronc tordu qui a la couleur de la terre, tunnels, ponts sur des mares asséchées, branches devenues pierre et ciment en forme de fleurs…

    Jardin japonais, plénitude du vide, musique du silence, eau insipide sur les cailloux pourtant promesse de saveurs…

    Jardins de toute sorte, de toute saison et de tout temps.

    Le vieil arbre au bout de l’allée m’a fait signe. De mes bras, j’ai entouré son tronc rassurant et j’ai appuyé ma joue sur son écorce. Mes pieds se sont enfoncés profondément dans le sol, les rameaux de ma chevelure ont frémi sous le vent et j’ai touché le ciel.

    Alors je suis devenue arbre, je suis devenue jardin.



    Joëlle Gardes, « Jardins de toute sorte », Sous le lichen du temps, poèmes en prose, Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves-Accents aigus, 2014, page 11 et pp. 28-29. Photographies de Patrick Gardes.





    JOËLLE GARDES


    Gardes JoElle (1)




    ■ Joëlle Gardes
    sur Terres de femmes

    « Les arcanes subtils d’une relation triangulaire » (La Mort dans nos poumons) [note de lecture + bibliographie]
    Dans le silence des mots, poésie (note de lecture)
    Et si la profondeur n’était que… (extrait de Dans le silence des mots)
    L’Eau tremblante des saisons (lecture de Françoise Donadieu)
    Jardin sous le givre (note de lecture + extrait)
    [Le regard tourné vers l’intérieur ou l’ailleurs] (extrait de La Lumière la même)
    [Matinée de printemps précoce](extrait de L’Eau tremblante des saisons)
    Méditations de lieux (note de lecture)
    Ostinato e chiaroscuro (Ruines) [note de lecture + extrait]
    [Tota mulier in utero] (extrait d’Histoires de Femmes)
    31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse (Joëlle Gardes, Saint John-Perse, Les rivages de l’exil, biographie)
    Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse/20 septembre 1975 (chronique de Joëlle Gardes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Hôpital



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Joëlle Gardes






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