Étiquette : José Corti


  • Rubén Darío | Melancolía


    MELANCOLÍA


    A Domingo Bolívar





    Hermano, tú que tienes la luz, dime la mía.
    Soy como un ciego. Voy sin rumbo y ando a tientas.
    Voy bajo tempestades y tormentas,
    ciego de sueño y loco de armonía.

    Ése es mi mal. Soñar. La poesía
    es la camisa férrea de mil puntas cruentas
    que llevo sobre el alma. Las espinas sangrientas
    dejan caer las gotas de mi melancolía.

    Y así voy, ciego y loco, por este mundo amargo;
    a veces me parece que el camino es muy largo,
    y a veces que es muy corto…

    Y en este titubeo de aliento y agonía,
    cargo lleno de penas lo que apenas soporto.
    ¿No oyes caer las gotas de mi melancolía?




    Rubén Darío, Cantos de vida y esperanza, Tipografía de Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, Madrid, 1905. Reed. Collection Penguin Clásicos, 2015.





    Ruben Dario  Cantos-de-vida-y-esperanza







    MÉLANCOLIE


    À Domingo Bolívar





    Frère, toi qui possèdes la lumière, dis-moi la mienne.
    Je suis comme un aveugle. Je vais sans but et je marche à tâtons.
    Je vais sous les tempêtes et les orages
    Aveugle de rêves et fou d’harmonie.

    Voici mon mal. Rêver. La poésie
    Est la camisole ferrée aux mille pointes sanguinaires
    Que je porte en mon âme. Les épines sanglantes
    Laissent tomber des gouttes de ma mélancolie.

    Ainsi je vais, aveugle et fou, par ce monde amer ;
    Parfois le chemin me semble interminable,
    Et parfois si court…

    Et dans ce vacillement entre courage et agonie,
    Je porte le fardeau de peines que je supporte à peine.
    N’entends-tu pas tomber mes gouttes de mélancolie ?




    Rubén Darío, Chants de vie et d’espérance, XXV, in Azul [1888-1890], suivi d’un choix de textes, José Corti, Collection Ibériques, 2012, page 249. Traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Jean-Luc Lacarrière.





    Rubén Dario Corti





    RUBÉN DARÍO


    Rubén Dario Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Rubén Darío
    sur Terres de femmes


    Walt Whitman (poème extrait d’Azul)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions José Corti)
    une fiche de Philippe Ollé-Laprune sur Rubén Darío





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  • Issa Makhlouf | Au-delà de la vue



    AU-DELÀ DE LA VUE (extrait)



    L’aveugle dit : « Combien de solitude dans cet or ». Qui dit que l’aveugle ne voit pas ? Il voit, mais à sa manière. Il voit l’unité du métal et son isolement terrible. Métal qu’on arrache à la terre et aux pierres, comme on arrache à sa coquille et à son eau l’huître du fond des mers. C’est cette solitude qui met à nu les entrailles de la terre et le mouvement de l’univers. Et lui, cet or, est-il le cœur de l’univers, est-il le rayonnement muet devenu givre ? Ou bien est-il cette lueur lointaine non encore parvenue jusqu’à nous ? Nous, les enfants d’une terre oubliée.

    Et l’aveugle de se demander : pourquoi ne voir qu’avec les seuls yeux, ces deux boules douceâtres ? Pourquoi pas avec le corps entier ? N’est-ce pas le corps qui est le passage vers la poussière à travers les voies de ses doutes et de ses certitudes ? N’est-il pas cette écume évanescente, inutilement tombée dans ses abîmes ? À peine s’est-il posé la question que l’aveugle est déjà sûr de n’être sûr de rien.

    Son premier écrit était un poème, c’est-à-dire une simple tentative de capter le souffle du temps et de retourner vers des lieux perdus à jamais. C’est ainsi qu’il se mit à rêver à des villes lointaines qu’il ne verrait plus car sa cécité les recouvrirait de son ombre. À des mers où il ne s’embarquerait pas, celles-là mêmes que des dents de dauphins déchirèrent. Et à des auberges où il dormirait une nuit, jamais deux. À imaginer une mer, une plaine ou une montagne, à écouter même de la musique, parfois, dans le sentiment d’être sur le point de recueillir quelque chose qu’il ne pourra jamais exprimer. Car écriture et labyrinthe, écriture et miroirs, miroirs et masques, nuit et boussole, tout cela n’est que le reflet des choses, rien de plus.

    Convaincu qu’on n’invente plus rien de nouveau, qu’on ne fait que mettre au goût du jour des inventions passées et des destins entiers d’écriture, il avait davantage de plaisir à lire qu’à écrire. Quoiqu’il en fût, en écrivant et en racontant, il donnait l’impression de réciter des textes déjà lus, c’est- à-dire qu’en écrivant, il n’écrivait pas mais se souvenait. C’est pour cela qu’il s’autorisait à s’attribuer tous les textes qu’il voulait. Pourquoi diable réécrire les textes dont il eut désiré être l’auteur ? Il en était l’auteur, à coup sûr, mais comme écrites par une autre main. La main d’un autre.



    Issa Makhlouf, « Au-delà de la vue », Mirages, Éditions José Corti, 2004, pp. 32-33-34. Traduit de l’arabe (Liban) par Nabil El Azan.






    Mirages






    ISSA MAKHLOUF


    Makhlouf
    Ph. © Thierry Rambaud/
    IMA



    ■ Issa Makhlouf
    sur Terres de femmes

    Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs (note de lecture d’AP)
    L’écriture sourit à la mort (extrait d’Une ville dans le ciel)
    Les pluies des amants (autre extrait d’Une ville dans le ciel)
    l’incipit de Lettre aux deux sœurs
    Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique)
    Où es-tu ? (extrait de Leurs rêves endormis flottent sur les vagues)



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel d’Issa Makhlouf
    → (sur Terres de femmes)
    « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid »






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  • Ariane Dreyfus, La Lampe allumée

    par Matthieu Gosztola

    Ariane Dreyfus,
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre,
    José Corti, Collection « En lisant en écrivant »,
    janvier 2013.



    Note de lecture de Matthieu Gosztola



    Les citations sont lumière
    « Chaque auteur(e) évoqué(e) est une lampe. Et chaque citation
    cette façon qu’a la lumière d’être réalité sans contours […]
    sourdant de l’ampoule. »
    Ph., G.AdC







    DIRE L’AMOUR



    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre regroupe des textes écrits entre 1986 et 2011 non pas sur des créateurs (principalement des poètes) qu’aime Ariane Dreyfus et qui l’ont portée mais avec eux. Avec chacun d’eux, différemment. En leur prenant la main. En leur prenant la main de telle façon que c’est sa main à elle qu’elle tient, tant main agrippée et main attrapant deviennent indistinctes. Indistinctes au point qu’on ne sait plus qui fait avancer l’autre. Indistinctes comme si elles l’avaient toujours été, au point qu’il paraît de plus en plus absurde, au fur et à mesure de la lecture de La Lampe allumée si souvent dans l’ombre, de se poser la question de savoir qui a pris l’autre. Qui l’a prise pour en prendre soin. Tant elles avancent ensemble. « La poésie quand nous la faisons ». Nous ; toujours.





    Ariane Dreyfus, La lampe





    Si les créateurs aimés par l’auteure lui ont pris la main, ça a été à chaque fois grâce à un détail, ou à plusieurs détails, auxquels elle s’est arrimée. Pour vivre. Et ces détails continueront à l’aider à vivre, elle le sait. Pour toute la vie, comme disent les enfants. Il n’y a pas d’assèchement de leur présence.

    Une phrase amie, dans un livre aimé, c’est pour Ariane Dreyfus de la musique. Mais soyons plus précis. C’est de la musique telle qu’elle a été peinte par Edouard Vuillard dans Misia au piano (1899). Tout dans les coloris semble être le résultat du toucher des doigts sur le piano. C’est comme si la pièce dans son ensemble était, dans la façon qu’elle a de paraître à la vue, l’émanation de la musique jouée dans l’instant. C’est comme si elle se trouvait colorée par chaque arpège naissant du piano, de la moquette aux motifs du papier peint en passant par le plateau en argent posé sur le couvercle du piano. Et jusqu’aux flacons de verre qui le composent. Et même jusqu’aux liqueurs qui font luire le verre des flacons.

    C’est cela une phrase amie pour Ariane Dreyfus : une façon de transfigurer la vie, dans son quotidien le plus répétitif, dans ses structures les plus communes. Une façon de faire sourdre la beauté de nos décors les plus habituels. Une façon également d’être abritée, d’être abrité. Une seule phrase peut contenir une vie. Celle du cœur de celui ou celle qui l’a tissée. Et, dans le même temps, une seule phrase peut prendre dans ses bras une vie se situant très loin d’elle, et pourtant devenue proche, grâce à cette féerie qu’est la lecture. Une seule phrase peut prendre soin d’une vie. Oui. En prendre soin comme mains refermées sur un secret. Puisqu’une phrase peut être répétée et répétée encore (ce que fait l’auteure avec les phrases qu’elle aime). Murmurée. Ce murmure finissant par se confondre avec le murmure du cœur, au point de tempérer son élan.

    Ariane Dreyfus depuis son enfance s’aide de citations, comme de mains tendues. Elles avaient le pouvoir de « fées consolatrices », quand le ventre se nouait d’angoisse. Les phrases amies sont restées semblables à des « présences préférées », en ce sens qu’elles continuent à sauver. Et « être au monde » devient pour l’auteure « être sensible à la contiguïté flottante de ses présences préférées, et écrire mettre directement sur la page (et cela grâce une littéralité sans partage) leurs configurations clignotantes ». Voilà pourquoi cette récolte de citations, brins d’herbes cueillis sur les chemins de lecture, mais aussi fleurs sauvages, qu’Ariane Dreyfus fait depuis toute petite donc, et qui n’a jamais cessé, voilà pourquoi cette récolte est l’une des sèves qui nourrit chacun de ses recueils. Mais là, avec ce présent livre, revivifiant le genre de l’essai, Ariane Dreyfus peut donner toute la place à ses phrases amies. Au point que La Lampe allumée si souvent dans l’ombre est d’abord cela : une maison construite pour que toutes ces citations puissent continuer leur vie d’herbes folles, de lys, d’edelweiss. Une maison construite pour qu’elles puissent vivre ensemble. Toutes ensemble. Et Ariane Dreyfus, dans chacun des textes qui composent La Lampe allumée, lesquels tutoient et l’étude libre et le compte rendu engagé, s’arrange pour faire vivre chacune d’elles. En faisant en sorte de la restituer à son courant, et ce bien qu’elle soit loin de son point d’ancrage, de sa terre nourricière. En faisant en sorte de la redonner à son élan. Celui qui l’a vue naître. Qui l’a fait naître. À son flux. À sa nécessité.

    L’on n’est ainsi nullement face à un travail universitaire. Il ne s’agit pas pour l’auteure de se servir des citations comme d’arguments aidant la production logique d’un discours. Il ne s’agit pas non plus de les essorer, pour leur faire rendre leur jus. Leur suc. Chaque citation conserve sa part d’énigme. Tant il est vrai que la beauté est énigme. Et ne peut nous frapper, nous atteindre, que comme telle. La beauté, mais aussi l’évidence. Car très souvent les citations choisies ont pour nous ce visage. Aussi, prendre soin de l’énigme, cela demeure, à bien des égards, l’essentiel. Ariane Dreyfus le sait bien qui tisse une prose qui n’est nullement façon qu’aurait la citation, dans sa mise au jour, d’atteindre une explicitation par quoi elle nous livrerait son secret. L’auteure, en déployant une prose qui s’apparente également par certains aspects à un poème en prose, cherche précisément à ce que soit lisible l’éblouissement contenu en chacune des citations. Puisque c’est cet éblouissement qui l’a poussée à conserver chacune d’elles, et à faire qu’elles se trouvent sans discontinuer dans son herbier de lectrice, mais aussi de spectatrice de films, de spectacles de danse, ou de cirque…

    En somme de marcheuse sauvage sur les rives du monde, lorsqu’il met en lieu, par l’art, des êtres ensemble, dans le fait d’exister, de s’aimer. Des êtres ensemble, si l’on donne à ce mot toute l’éthique qui lui revient. « Nécessaires me sont les arts », écrit Ariane Dreyfus, « qui se fondent sur une géographie et une morale de la relation entre les êtres, et une projection de son propre corps dans ce qui est possible au monde : ces derniers temps le cirque, pour dire l’humanité fragile mais acharnée ; et depuis longtemps […] la danse et le cinéma qui rendent l’amour visible et nous font croire aux gestes d’amour, à l’importance de les faire, de les donner en chemin, petits cailloux sur la route, qui pas à pas nous sauvent ».

    Mais, parce que ces rives du monde, même si l’art est un havre de paix pour l’auteure, restent souvent balayées par le vent, l’herbier est avant tout un herbier de vie, pour les jours de pluie comme de soleil, tant il est vrai que l’ombre peut alors d’autant mieux venir nous toucher.

    Si l’auteure fait en sorte que la citation soit rendue à son énigme, c’est pour qu’elle nous atteigne au plus profond. Parce que l’écriture n’a de sens pour elle qu’en tant que rencontre avec le lecteur. Avec une lectrice, un lecteur. Rencontre par quoi l’auteure sans cesse se remet au monde. Par quoi sans cesse elle renverse la tristesse, aussi. « Heureusement la poésie me réveille en me forçant à m’adresser, qui est toujours aussi me dresser, tourner la tête et tendre les oreilles. Et, forcément, suggérer au lecteur de faire pareil. Poésie qui s’écrit pour faire place à l’autre et vice-versa ».

    Il s’agit d’être ensemble, toujours, on ne le dira jamais assez. La Lampe allumée, elle l’est pour le lecteur. Le livre est la maison. Chaque auteur(e) évoqué(e) est une lampe. Et chaque citation cette façon qu’a la lumière d’être réalité sans contours (puisque rendue à sa force de surgissement, rendue à son énigme) sourdant de l’ampoule.

    Et si les citations sont lumière, c’est bien parce qu’au travers d’elles il s’agit toujours, pour Ariane Dreyfus, de dire l’amour. Mais attention, l’amour n’est pas un thème. Non, les livres d’Ariane Dreyfus sont des livres aimants, des livres amoureux. De même que ce sont des livres heureux, faisant davantage que donner place au bonheur. Ariane Dreyfus parle ainsi de la langue qu’elle emploie comme d’une langue « plus souveraine que moi-même car elle est aussi celle d’autrui. Sans cesse rappeler au lecteur cette force-là pour que s’aimer dans la langue soit possible : le poème est ce lieu où ni lui ni moi ne sommes mais où nous sommes ensemble. Aussi l’amour n’est-il pas un thème poétique, c’est au contraire écrire un poème qui devient de l’amour. Quand James Sacré dit : « Le poème comme un geste intime qui pense à l’autre », quand Roland Barthes affirme : « L’écriture, c’est quand le texte désire le lecteur », quand Stéphane Bouquet souhaite « être dans la langue comme dans un amour », ils rappellent la règle majeure.

    En faisant advenir l’amour par le poème, et par la prose comme avec La Lampe allumée, Ariane Dreyfus dit cette façon qu’a l’éblouissement de prendre corps. Et de continuer. De durer doucement, sans jamais forcer le cours du murmure. Il est toujours question d’amour chez l’auteure. D’amour vivant, dans chaque texte. D’amour vécu comme partage. À jamais vif, à jamais recommencé. Le sexe (si présent) est en ce sens le prénom très précisément épelé de l’amour. Car être deux, être ensemble, ce n’est jamais une abstraction pour l’auteure. C’est quelque chose de très concret. « Il n’y a pas de plus grand cadeau que l’on puisse faire à quelqu’un que de l’accepter dans sa présence physique. L’existence est un don que l’on se fait les uns aux autres, et pas uniquement en donnant naissance à un enfant. Être née une fois ne suffit pas pour vivre. Il faut arriver à être là, rebondir vive par les contacts mais ce n’est pas tous les jours ». L’amour pour Ariane Dreyfus, c’est ce précisément par quoi le monde devient concret. Ce par quoi il nous rejoint. Au plus intime, au plus profond de nous. Et en nous rejoignant fait qu’on se rejoint soi. Tant il est vrai que pour s’atteindre soi il n’est que de faire un détour par l’autre, détour rendu ébloui par la douceur, la tendresse, mais aussi l’intensité du désir.

    Dire que La Lampe allumée est un livre aimant, faisant advenir l’amour (et non un livre sur l’amour) ne serait ainsi pas exagéré. Amour pour des auteures. Des auteurs. Qui l’ont aidée à vivre, comme Colette. Qui sont aussi des présences très proches, au quotidien, comme Eric Sautou, ou Stéphane Bouquet. Amour pour des livres, comme Lolita de Nabokov. Pour, dedans les livres, des phrases. Amour pour des spectacles. Amour pour des films. Pour des images. Amour pour des visages.

    Et, alors que paraît chez Corti ce livre couvrant plus de vingt ans d’écriture critique, faire reparaître aujourd’hui le premier recueil d’Ariane Dreyfus devient possibilité offerte au lecteur de découvrir à quel point son œuvre est unitaire dans son ensemble. D’une unité si forte qu’elle en devient musicale. Mais de quel livre parle-t-on au juste ? Il s’agit de L’Amour 1, paru en 1993 aux éditions De, grâce à Ludovic Degroote (1). Si ce court recueil a été republié dans sa transcription dans le livre que nous avons consacré à l’auteure (2) (voir Ariane Dreyfus, Éditions des Vanneaux, collection « Présence de la poésie », 2012, pp. 97-100), il paraît plus que jamais opportun de le donner à redécouvrir aujourd’hui dans sa belle graphie originelle qui, en poussant la lecture à survenir peu à peu, pas à pas, nous amène à boire toute l’eau contenue dans chaque image (sans qu’il nous soit possible de savoir, avant de l’avoir bue, quel goût elle a : sucré, salé).

    Déjà, dans ce premier livre, il y a en germes « tout » Ariane Dreyfus. Cette place – toute la place – donnée à l’amour. Cette façon qu’a la syntaxe d’être vacillement, pour, ce faisant, pousser le lecteur à déshabiller son regard de ses attentes préalables et faire qu’il soit surpris. Intensément surpris. Au point que l’image puisse l’emporter sur son frêle esquif. Au point que chaque image puisse être courant à chaque fois singulier l’emportant. Jusqu’au soleil ébloui de vivre. Jusqu’à la rencontre avec l’autre, peu à peu épelée. Par l’amour. Sur le lit qui est pour Ariane Dreyfus une page, à chaque fois une page que les corps rendent vivante. Les corps présents par les mots. Présents, vrais corps, car le langage, c’est nous qui le faisons ; et nous le faisons à chaque fois pour une autre, un autre. Et nous le faisons ensemble. « Les mots de la langue deviennent alors vraiment désirables, vraiment pour vivre, car dans cette langue le corps est là, il est même […] ce qui les réalise ».


    Matthieu Gosztola
    D.R. Texte Matthieu Gosztola
    pour Terres de femmes




    ______________________________________
    (1) Qu’il soit ici chaleureusement remercié d’avoir le premier donné à lire l’écriture d’Ariane Dreyfus ; et rappelons, par la même occasion, combien lui-même est un grand poète : son récent Monologue paru chez Champ Vallon est bouleversant, au-delà de tout ce que l’on peut en dire.
    (2) Avec de légères modifications voulues par l’auteure, ce qui rend très stimulant pour le lecteur de se reporter à ce volume de la collection « Présence de la poésie ».







    L’AMOUR 1
    (dans sa graphie originelle)






    Dreyfus0001








    Dreyfus0002 (1)



    SUITE ►►►






    ARIANE DREYFUS


    Ariane Dreyfus
    Image, G.AdC




    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    Anatomie (extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (extrait du Dernier Livre des enfants)
    Comment habiter l’inhabitable (note de lecture d’AP sur le recueil L’Inhabitable)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur La Lampe allumée si souvent dans l’ombre
    → (sur remue.net)
    L’éloge du commun, selon Ariane Dreyfus, par Pascal Gibourg (15 janvier 2013)
    → (sur le site de la Mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (19 mars 2013)
    → (sur le site du CipM)
    Ariane Dreyfus lisant un extrait de Quelques branches vivantes
    le site de Matthieu Gosztola






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  • Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes

    par Sylvie Besson

    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes,
    Éditions José Corti | Prétexte, Série américaine, 2012.
    Traduit par Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès.



    Note de lecture de Sylvie Besson



    La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel

    « La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel
    autant qu’elle en tire toute sa saveur 
    »
    Ph., G.AdC








    LE PLAIN-CHANT DU MONDE




    Lire les poèmes de Lorine Niedecker, c’est avoir l’impression tout à la fois de découvrir des vies minuscules, de dérober des fragments de minéralité et de s’engager dans le grand cycle de la nature, tant sa poésie émerge d’une main d’encre, main née de la Terre, de la passion et des méditations, à l’instar des crevasses de son existence qui s’infiltrent dans ses écrits. La phrase poétique de Lorine peut être tranquille comme un lieu d’eau et de silence ou gracieusement intempestive comme une inondation au début du printemps ; l’écriture complexe et insaisissable de la poète alterne formes brèves ou longues bordées, délivre, de brisures en brisures syntaxiques, rythmiques, et discrètement lyriques, une compréhension sensible d’un monde qui ne cesse de se transformer autant qu’il reste imperméable au changement :



    « La vie est naturelle
              dans l’évolution
                     de la matière


    Rien en elle
           au-dessus de la pierre
                     simplement


    les papillons
           sont plus vifs
                     que la pierre


    L’homme
           a la vie dure
                     sur ce perchoir rocheux


    près de la mer
           il imagine
                     des œuvres pérennes
    » (p. 149)



    Lire Lorine Niedecker, c’est aussi faire l’expérience d’une voix dont la note de tête annonce la chaleur des notes de fonds ; les vers vibrent, dans leur disposition, en de légers décalages visibles puis reviennent à l’initial de la ligne, à travers les choses vues, jusqu’à une nouvelle avancée lisible du sens. De la même manière, les bruissements de la campagne, les eaux dormantes des marais et le cloisonnement des villes dessinent en ondes vibratoires les parcours de lignes émaillées de ballades populaires ou folks, de chansons blues, de comptines désabusées et d’haïkus ironiques, sautant de rythmes en rythmes, conciliant l’énergie du monde avec le puiser du Verbe. Il y a là, quelque part, un art singulier pour voix plurielles, un art entièrement précieux, une poésie unique et mélodique qui porte cette apparente diversité et se hérisse seule en résistance. Pour la poète, sa poésie consiste à travailler tous les plis et replis de la langue par des jeux sur les sonorités, des coupes et des élisions ; ainsi Lorine Niedecker interroge, observe et retranscrit les choses en mots simples, parfois enfantins, la couleur des arbres, le lancer du pêcheur ou les nénuphars odorants, son regard est contemplatif et rieur à la fois, déjouant avec humour et dérision la peur du vide, apprenant à conjuguer le mouvement du monde avec les fragments de son quotidien pour mieux se fondre dans un réel habité de couleurs mouvantes et d’eaux létales :



    « J’ai vécu dans le vert
    oblique et bas
          de berge et d’ombre
                     Enfance à barboter
    dans les herbes


    […]


    J’étais le pluvier solitaire
    un porte-plume
          pour os d’aile
    À partir des notes secrètes
    je dois voguer
    » (pp. 167-168)



    Apparaît, ici, aussi bien un tableau vivace qu’une peinture troublée par des zones d’ombre exhalant la décomposition ou l’Obscur, et si la lumière s’estompe, si l’eau stagne, si le règne des insectes et des marécages s’épanouit, ce lieu demeure néanmoins « un paradis vert », moins sujet d’épouvante que cycle naturel, moins objet de mort qu’éloge miraculeux des noces de la Terre avec l’impermanence des êtres. Il est impossible d’aborder Lorine Niedecker sans évoquer inlassablement la polyphonie de son style, économe par instants pour voir le « sang sur la pierre », suffisamment précis par ailleurs pour se faufiler avec une fatalité tranquille et retrouver « la pierre dans le sang ». De page en page s’érige une véritable architecture personnelle, c’est-à-dire un art de lire et d’écrire le monde perçu à l’aune d’une sensibilité qui bouleverse autant qu’elle éclaire, écriture pétrie du désir d’Être, habitée, hantée par une grâce qui lui a été dictée par la matière du monde : « J’ai vécu dans le vert / oblique et bas / de berge et d’ombre / Enfance à barboter / dans les herbes // Érables pour se balancer / glissando du gobe-mouche ― / vibrante / voix / de vase » (p. 167). Inclassable style à l’esthétique de bure et de soie, la poésie de Lorine Niedecker peut ainsi se déplacer en profondeur et rester, par jeux de mots, espaces blancs et juxtapositions, sur des réalités alternatives. À cela viennent s’ajouter des influences autant variées que conductrices, celles de Shelley, Wordsworth, Yeats, Emily Dickinson, Marianne Moore, Wallace Stevens, Zukofsky… Dans l’isolement du Wisconsin rural, ce furent là ses compagnons de route ou de déroute, poésie donc moins marécageuse qu’il n’y paraît, la méditation monologuée s’éloigne de l’objectivisme proposant une plongée dans la géographie locale et les résonances romantiques, entre l’Être et le Paysage, comme « les traces des choses vivantes » dans les eaux mortes de Black Hawk, eaux animées par le souffle et le respir : « Ma vie / près de l’eau ― / Écoute // la première grenouille / du printemps // ou la planche / sur le sol froid / qui craque // Les rats musqués / rongent / les portes // de la jungle verte / des arts et lettres / Razzia // des lapins / sur mes laitues / Un bateau // deux ― / pointés vers / ma grève // sous les envols / gouttes d’ailes / traîne d’algues // de la tendre / et grave ― / Eau » (pp. 136-137). La langue travaillée est en conséquence de labour, les mots charrient, retournent, tassent, soulèvent, cultivent, créant bosses et trous, franchissant seuils et frontières inconnues ; cette langue mouvementée, chahutée, désarticulée n’est attirée que par les états-seuils, entre le familier et l’étranger, entre les contours d’une syntaxe desserrée et l’emprise qu’elle a sur cette dernière. En effet, la poésie de Lorine creuse les sillons d’un chemin nerveux et noueux, vertigineux et vigoureux comme la main même qui y applique de bout en bout sa tension, cernant et effaçant le réel dans un même élan. Mais, de cette tension, le texte tire sa force, hormis son propre effort de conscience, répondant à la tâche d’aujourd’hui qui est pour la poète de conquérir son propre espace intérieur à travers l’Extérieur et accéder à la posture de l’Ouvert. En fait, la voix de la poète regarde puis rompt, observe puis réduit, cette voix née du regard est la même qui unit dans son chant, mot après mot, le simple et le sublime, le condensé et l’effeuillement des choses sensibles :



    « Je m’allongeais
              avec ce qui brille
    J’ai vu une étoile siffler
              à travers le ciel
    avant de tomber
    » (p. 91)



    En somme, la poésie de Lorine Niedecker fissure le réel autant qu’elle en tire toute sa saveur, elle l’épure autant qu’elle le fortifie. Sa vie en eau trouble réapparaît toujours de façon fulgurante dans la clarté, la concision et le dénuement de son acte poétique. De surcroît, pour la poète se reconnaissant dans la culture populaire américaine, dans le refus du consumérisme et de la civilisation qu’elle subit, dire les lieux lui offre la possibilité de voir autre chose que la ville, autre chose que les marécages ; Lorine Niedecker soulève davantage une vague de fond au risque de ne pas être comprise, publiée ou appréciée, une vague de concrétude ramenant avec elle une multiplicité d’ondes et de vibrations, aussi bien d’infimes planctons que de gigantesques coquillages possédant la rumeur entière du monde et de ses douleurs. Le poème est alors composé d’eau, de débris, de combinaisons, de condensations et de mouvements surréalistes en une conscience aigüe de l’interdépendance des choses ; le régional prend en réalité valeur universelle, s’ancrant dans le Blues, dans les origines de la Terre, traçant une pensée à ses sources, au cœur des êtres vivants, au cœur d’elle-même, en une main lyrique sans cesse en tension… Et c’est dans cette tension déjà nommée que les mots existent passionnément, non pas dans l’excès et l’ornement, mais dans l’existence analogique du monde végétal et de la vie qui fut la sienne. Son phrasé à la simplicité trompeuse, art de l’élision et d’une oralité retrouvée, offre des rimes obliques merveilleusement orchestrées, des combinaisons surprenantes, de subtiles nuances grammaticales, tonales et musicales :



    « Pataugé, épié, pépié,
    appris à écrire sur l’ardoise
    avec la craie d’une mer ancienne


    Si je pouvais lancer mes tentacules
    au plus profond…
    et que palpite l’invisible lueur


    Nuit illustrée constellations
                 d’horloge
    et son retentissant
                             tic-tac stellaire


    Je me lève bientôt
                 pour donner à l’univers
                             mes pichenettes
     » (pp. 192-193)



    Surgit l’inattendu au détour d’un mot, le terme banal se charge avec la même agilité de connotations multiples ― souvent sensuelles et sexuelles ― et de retenue. Lorine Niedecker semble reposer sur la charnière délicate d’un saut de ligne unique qui peut recouvrir la logique syntaxique avec d’autres significations ; comme dans « Wintergreen Ridge » lorsque la fin d’une clause grammaticale jouxte le début d’une autre pour synthétiser les deux lignes au sein d’une seule métaphore : « disons : de l’art / Nous escaladons » (p. 150). Et son poème renaît d’une forme étonnamment pondérée, d’une reprise, d’un renversement rapide du regard : « Rien ni personne / ne m’a jamais donné / plus belle chose // que le temps / sinon la lumière / et le silence » (p. 156). Possédée par latence, Lorine dit tout sur la nature de la mémoire, de la conscience, elle rapporte la naissance des plantes comme partie de soi-même, elle déroule l’enfance jusqu’à la protestation sociale, et tout cela en soulignant d’un trait de crayon fugace une note sur l’architecture rurale ou urbaine des églises, construisant une passerelle entre le bruissement du Wisconsin et la fureur de la guerre du Vietnam, puis gommant, avec brio, les différences entre l’homme, la douleur des oiseaux et la splendeur des stèles.


    Pas de collage textuel dans cette poésie, juste un travail acharné sur la langue qui ne peut retenir son souffle. La poète compte obstinément les épines de « roses bleues » qui couvrent le monde, ne pouvant y porter longuement ou plus amplement les mains, elle les considère à travers « un fil de fer » et les dénombre dans la langue qui saigne un peu à leur contact. Sa poésie se reconnaît à ses silences et à ses éclats, et quantité de cristaux la constellent et l’éblouissent. Ces précipités du désir éclairent sa disposition la plus concise, quand les paysages qu’elle traverse et l’air qu’elle respire semblent la substance de la vie.



    « cornouillers blancs
              sous les trembles
                     pipsissewa


    (gaulthérie)
              parnassie
                     Vois là-bas


    fougères
              algues
                     nymphéas


    Respire
              le simple
                     le parfait


    ordre
              de cette fleur
                     le nymphéa


    Je ne vois nulle fusée
              décoller ici
                     ni esprit égaré
    (p. 157)

    [….]


    Il a plu
              jus de boue
                     feuilles de saule


    sur les toits
              Vieux tournesol
                     tu ne t’es incliné


    devant personne
              sinon le Grand Vent
                     d’Équinoxe
    » (p. 160)



    Ailleurs, il y a toujours la beauté simple de la tautologie poétique, là où l’énergie s’ombre derrière la Nature, où le sens primitif s’illumine au sein de la forme pour devenir métaphore de la course antique du réel et d’une puissance originaire de nommer. Se trouvent par conséquent le choc de l’honnêteté autour duquel le poème résonne et la persévérance d’une poète inséparable de ses sources culturelles et esthétiques. La Parole de Lorine est bel et bien un enregistrement-fossile ordonnant à la fois un art individuel et les pressions des diverses histoires dans lesquelles les choses sont nées.


    Où serait, in fine, Lorine Niedecker ? Que veut-elle vraiment nous dire dans cette multiplication des formes, dans ce lavage luxuriant et sobre à la fois ? Elle nous dit de revenir à la source et de recommencer dans et par la pleine nécessité de la langue, dans la joie de bousculer les mots, comme si multiplier leurs nuances permettait de vivre plus pleinement encore, dans le plaisir répété des sonorités, dans la ligature ludique des images, dans la surprenante et élégante inversion des sujets : « O ma vie flottante / Ne garde pas d’amour / pour les choses / Jette les choses / dans le flot // détruites / par les flots / N’achète rien de nouveau ― / à la fin c’est tout un ― / eau » (p. 171). C’est dans ces effets vibratoires que le poète tient le mieux en main la folie et la fluidité du monde ; elle déploie les richesses rythmiques de son regard et fait de chaque poème une exploration de sa volonté inassouvie à vivre jusqu’à la cassure et jusqu’au silence. C’est pourquoi, si proche soit-elle de sa Poésie, Lorine Niedecker se défie du langage et le prend chaque fois de vitesse afin de déjouer ses ruses ; elle ne supporte pas sa propension à se compromettre, « à truquer le jeu », à tendre par facilité vers des fantômes plaintifs et des âmes larmoyantes. Le poème épuise ses efforts à mériter de nouveau sa confiance et reprendre langue avec elle, essayant quantité de rimes et de rythmes, se disposant en vers, en versets, en brèves proses ou en archipel. Lorine Niedecker dépense sans compter et son désir reste intact, elle le confie d’ailleurs aux brisures et membranes des nénuphars odorants, aux zézaiements et zizanies des feuilles sèches, aux merles à têtes jaunes et aux moineaux stridents qui piaillent sur les fils électriques, elle l’inscrit dans le calice des fleurs ou dans la pierre, puis en parle à tout ce qui existe. Et si le vers, par sa puissance, sa brièveté, sa densité, prend à lui seul le nom en sa matière infinie, c’est qu’il lutte contre la fascination du néant, contre l’angoisse de l’éphémère et du temps qui engloutit tout. Lorine reste ainsi à proximité du sol sans perdre de vue ce qui le surplombe : « le long de la rivière / les tournesols sauvages / au-dessus de moi / les morts / qui m’ont donné la vie / me donnent ceci / notre parent l’air / et les crues / notre riche ami / le limon » (p. 55). Ces minces passerelles élégiaques courent alors à travers le monde, les choses s’y disposent en bon ordre et les hommes s’y déplacent en vision vers de plus saisissantes contrées.

    Enfin, si les mots ne livrent pas facilement leurs secrets, et si les fils d’or érodés ne disent pas d’emblée où ils conduisent, ni pourquoi ils se sont mis en route, ils font, en revanche, suffisamment de place pour quelque chose de simple et de beau ; il suffit de se laisser prendre dans les rets d’une toile, dans le tissage du texte, pour retrouver le monde en sa quiétude, le regard décidant de tout ; les gestes sont plus faciles et les mots perdent leur seul goût de vase. « Patientant sous la pluie ou occupée à cueillir des fleurs dans le jardin », Lorine aura pu au demeurant explorer des contrées plus intimes ; soucieuse d’entrer dans le réel et de le revêtir d’habits légers, elle aura donné quantité de noms à ses poèmes, elle aura écrit des phrases d’une main juste, tendant ses paumes vers une ombre terreuse et se laissant conduire par elle en toute lucidité, elle aura essayé de vivre sans bavardages, sans s’enfermer en soi mais en s’ouvrant sur le monde, pour ne penser qu’à Celle vers qui tend toute sa pensée et qui occupe dans son univers la place laissée vacante par l’ignorance des hommes à n’admirer que les jours ensoleillés. Chez Lorine Niedecker, la beauté du monde se décline définitivement de l’observation à la contemplation, à moins que ce ne soit l’inverse, afin de rendre l’envol explosif de la Terre ou d’œuvrer dans le ciel à hauteur d’homme, tout est pure vibration face à la fragile merveille qu’est la Terre. Se mêle donc à l’attraction pour l’improbable, la miraculeuse présence de la Nature, et la poète y glisse ses gestes les plus audacieux comme des fragments d’un plaisir retrouvé.



    « Arbre mon ami
    je t’ai abattu
    mais je dois servir
    un plus vieil ami
    le soleil
    » (p. 71)



    À la froideur des villes qui l’oppresse, à la violence ordinaire des hommes, aux illusions bradées pour oublier nos angoisses, aux croyances qui disjoignent les êtres, Lorine Niedecker oppose l’apesanteur, le rythme et la mouvance de sa voix. Sa poésie fleure de mots hors du commun afin que la Terre ne se fasse pas terre d’exil, afin que le monde n’ait pas lieu hors de nous, mais là où nous sommes, afin que les choses ne soient pas le creuset de noires profondeurs, mais que notre regard sans cesse en éveil soit, au fil du voyage, invocation secrète et créative d’où émergent doucement les mots de la Nature et où chaque Lieu ne peut être que celui d’une Louange.


    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson *.



    ___________________________________________
    * Note d’AP : voir sur Recours au poème une courte bio-bibliographie de Sylvie Besson.






    Lorine Niedecker, Louange du lieu






    LORINE NIEDECKER


    Niedecker Lorine
    Source



    ■ Lorine Niedecker
    sur Terres de femmes

    [I grew in green] (extrait de “Paean to Place” from Collected Works [University of California Press] + Louange du lieu [José Corti])



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur Louange du lieu et autres poèmes de Lorine Niedecker (+ revue de presse)
    le site Lorine Niedecker
    → (sur poets.org)
    “Who Was Lorine Niedecker?”, by Elizabeth Willis
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une page sur Lorine Niedecker
    → (sur Poetry Foundation)
    Paean to Place, by Lorine Niedecker



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Hélène Dorion, Ravir : les lieux
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse





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  • Robert Duncan | Poetry, a Natural Thing



    POETRY, A NATURAL THING




             Neither our vices nor our virtues
    further the poem. “They came up
            and died
    just like they do every year
            on the rocks.”


            The poem
    feeds upon thought, feeling, impulse,
            to breed     itself,
    a spiritual urgency at the dark ladders leaping.


    This beauty is an inner persistence
            toward the source
    striving against (within) down-rushet of the river,
            a call we heard and answer
    in the lateness of the world
            primordial bellowings
    from which the youngest world might spring,


    salmon not in the well where the
            hazelnut falls
    but at the falls battling, inarticulate,
            blindly making it.


    This is one picture apt for the mind.


    A second: a moose painted by Stubbs,
    where last year’s extravagant antlers
            lie on the ground.
    The forlorn moosey-faced poem wears
            new antler-buds,
            the same,


    “a little heavy, a little contrived”,


    his only beauty to be
            all moose.




    Robert Duncan, The Opening of the Field, New York: Grove Press, 1960 ; New York: A New Directions Paperbook, 1973, p. 50.






    Robert Duncan, The Opening of the Field







    POÉSIE, UNE CHOSE NATURELLE




             Nos vices pas plus que nos vertus
    n’avancent le poème. « Ils sont venus
            mourir
    comme chaque année
            sur les rochers. »


            Le poème
    se nourrit de pensée, de sensation, d’impulsion
            pour s’engendrer    lui-même,
    urgence spirituelle bondissant aux échelles obscures.


    Cette beauté est une persistance intérieure
            vers la source
    luttant contre (dans) le courant de la rivière,
            appel que nous entendons et honorons
    dans la vieillesse du monde
            brame primordial
    d’où pourrait surgir le plus jeune des mondes,


    le saumon non dans le puits où la
            noisette tombe
    mais bataillant aux chutes, inarticulé,
            triomphant aveuglément.


    Cette image convient à l’esprit.


    Une autre : un élan peint par Stubbs,
    les bois extravagants de l’an passé
            tombés à terre.
    Le misérable poème à tête d’élan porte
            de nouveaux bois naissants,
            identiques.


    « un peu lourds, un peu maladroits »,


    sa seule beauté d’être
            tout élan.




    Robert Duncan, L’Ouverture du champ précédé de Un essai en guerre & Écrire l’écriture, Éditions Corti, Série américaine, 2012, pp. 108-109. Traduction de Martin Richet.






    Robert Duncan L'Ouverture du champ





    ROBERT DUNCAN


    Robert Duncan
    Robert Duncan, San Francisco, 1985
    Ph. John Tranter
    Source




    ■ Robert Duncan
    sur Terres de femmes

    Proofs (autre poème extrait de The Opening of the Field + une traduction française d’Yves di Manno extraite d’Objets d’Amérique, José Corti, 2009)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site José Corti)
    une fiche sur L’Ouverture du champ de Robert Duncan
    → (sur le site de The Academy of American Poets)
    une bio-bibliographie de Robert Duncan (+ plusieurs poèmes, dont un dit par l’auteur)
    → (sur Pennsound)
    de très nombreuses lectures de poèmes par Robert Duncan (archives sonores d’une exceptionnelle richesse)
    → (sur Poetry Foundation)
    une biographie de Robert Duncan (+ archives sonores)
    → (sur Poetry Center Digital Archive)
    Robert Duncan reading his poetry from and discussing his book The Opening of the Field
    → (sur Modern American Poetry)
    plusieurs pages sur Robert Duncan
    → (sur Jacket Magazine 26, octobre 2004)
    un entretien de Robert Duncan avec John Tranter (San Francisco, samedi 4 mai 1985)





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  • Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où

    Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où,
    Éditions Corti, 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli




    PORTRAIT DE  CAROLINE SAGOT DUVAUROUX
    Image, G.AdC







    UNE VOIX, DU PROFOND DU THYMOS



    Ouvrir un livre de Caroline Sagot Duvauroux, c’est se lancer à la rencontre d’une énigme, accepter de « se délivrer de l’étreinte du logos ». Accepter de s’affronter à la multiplicité des formes, des équations déroutantes, des inventions et bifurcations que prend le texte en cours de lecture. Accepter de se laisser dérouter, porter et déporter. Déconcerter.

    Énigme ? Le titre, Le Livre d’El d’où, n’en est-il pas une à lui seul ? Musical ― s’agit-il d’une chanson enfantine, d’un jeu d’onomatopées bondissantes d’un Dé à l’autre ? ― D’El/D’où ―, ce titre est grammaticalement inclassable : s’agit-il d’une affirmation ou au contraire d’une interrogation ? Qui est El, se demande le lecteur ? Est-il une nouvelle épiphanie ? Semblable à celle de ce Dieu caché dans le prénom Emmanuel ou dans celui des archanges Michel et Gabriel ? Est-ce un livre d’inspiration divine, dans la lignée du Livre d’Ezéchiel ? Un prolongement du Livre d’Isaïe ? Ou peut-être de celui de Judith ou de Ruth ? D’où vient El ? D’où vient-elle ? Elle, Caroline Sagot Duvauroux ?

    À feuilleter les pages du livre, on s’aperçoit qu’il est conçu tout d’une traite, sans sections internes qui en ralentiraient la marche, en déstructureraient le rythme, en briseraient le souffle ou en affaibliraient le « thymos ». C’est qu’avec Caroline Sagot Duvauroux, on se trouve en effet dans le souffle. Sa phrase suit à l’écrit la même force que sa parole. Pythique. Rien n’arrête la houle des mots, si ce n’est la ponctuation particulière qui anime les pages, ouvrant sur d’autres perspectives, d’autres traverses et d’autres vagabondages de lecture. Toute une mosaïque de signes ― pyramides de points et virgules, irruption de croches et de silences, sans parler des signes isolés comme « , y ! » ― ponctue la surface de la page et crypte le texte. Différents pavés de textes ayant leur typographie spécifique, bribes grammaticales, listes de conjonctions, locutions, prépositions, amorces d’alexandrins raciniens ― « sans que de tout le jour » ―, diversement espacés, isolant bien les paragraphes, jouent leur propre partition. Certaines expressions sont composées en douces lignes ondulées (« entre l’Afrique et l’Andalousie », p. 155) ; des clapotis de mots hésitants, onomatopéiques, cherchent leur origine lointaine dans les terres arides et aimées du « causse millénaire ». Une réflexion sur la mise en espace dans le périmètre de la page, sur son animation en dehors des mots, préside à l’écriture. Texte pictogramme, texte cryptogramme.

    Dédié à une mystérieuse équivalence : « à = toi », Le Livre d’El d’où s’ouvre sur le pictogramme « d’où », ― que l’on pourrait lire « j’ai » (en raison d’une transcription hésitante ou maladroite). Les premières lignes de l’incipit du récit (ou du poème ? Caroline Sagot Duvauroux n’en est pas elle-même très sûre) livrent la réponse quant à l’énigme posée par ce titre : du tatouage porté sur l’avant-bras gauche de M. naît Le Livre d’El, El, syllabe finale du prénom MichEl.

    Caroline Sagot Duvauroux ancre à Tanger [résidence cipM, en collaboration avec l’Institut français Tanger/Tétouan, septembre-octobre 2011] le point de départ de l’écriture de son dernier ouvrage, « un an après la mort de celui qui incarna » pour elle « la force et la faiblesse d’amour, j’ai d’où, c’est lui. » Tout ce que possède désormais la poète tient dans ce signe « sésame », et c’est à partir de ce signe qu’elle se lance à la recherche d’El, de sa voix et de leur histoire, même si, comme elle le confie :

    « Il faut du temps pour qu’une voix lève d’une
    autre voix qui est sienne pourtant ».

    En amont du Livre d’El, un autre livre, Le Buffre (Barre parallèle, 2010), consacré au pays dans lequel s’origine l’écriture, lieu-dit « battu par les vents », sur le Causse Méjan, auquel se raccroche le travail des femmes. De lui à elle ; d’Elle à El, le lien se tisse du Buffre au Livre d’El :

    « Tanger. J’y suis. Programme de bulbe : dessiccation des feuilles mortes, poche à poussière, sac à dos vissé par l’œil à l’Espagne des châteaux d’autres. Sur la montagne après la mer on voit deux lacs ― verts ― fixes ― dans un paysage de mâchoires. Je dirai les visages aux abords du Buffre. Celui d’après cueillette quand le vent résonne au beffroi. » Beffroi, buffre ? Un même mot pour dire la « langue védique » du vent.

    Et, quelques pages en amont :

    « D’où annonce le livre d’El que le buffre tient relié par ses ruptures à la besogne d’un qui est moi. Ni plus ni moins. » Et la poète de définir en quelques mots, liée à la rencontre de sa vie, l’entreprise qui est la sienne : « Un jour, un homme, la terre, le monde, et raconter. »

    Amour et mort, ― « cette rengaine » contre laquelle Caroline Sagot Duvauroux se rebiffe ―, Le Livre d’El est né de cette blessure, prolonge par l’écriture l’être ensemble de l’un avec l’autre. De baie en baie, comme « par défaut », le livre se construit, qui mêle tout le désordre du présent du passé dans la même métaphore inventive :

              « D’où :

               Buffres, bulbes, baies et baies, la douleur est
                akène. Ai-je dépassé par inadvertance la
               lettre A[nseaume] ? Non, je la retrouve indéhiscente,
               petite drupe roule encore, veux-tu, du ficus
               jusqu’à !

    d’où :

    et

                                                                                        par inadvertance

    non encore



                                                                              oui t’appartient »

    moment d’achèvement du livre, ainsi défini : « Mon année dans la baie de personne. » D’ailleurs, « quel intérêt de raconter tout ça », s’interroge la poète, perdue dans le « piétinement effaré » de ce qui ne parvient pas à se dire ?

    Pourtant, le livre d’où poursuit son aventure, poussé par la nécessité d’assembler, de rabouter une forme à une autre, de pousser plus avant le geste et la voix. « Comment dire ? Cela crie mais ne dit plus rien », écrit Bernard Noël que Caroline Sagot Duvauroux cite en exergue de son ouvrage. Derrière le maître, sous son égide, la poète cherche. Elle égrène sur la page des mots vides de sens – comme jamais / jusqu’à / pourtant / ou bien… –, par respect pour tous ceux qui croient « qu’entre les conjonctions du récit, des choses pouvaient se dire ». Elle prélève dans le texte principal des mots qu’elle dépose sur la page en regard, écho affaibli, « matériaux » épars, disséminés par la tempête du dire.

    Chemin faisant, la poète fait appel à d’autres « bulles », tracte derrière elle d’autres histoires ou d’autres moments de la même histoire, s’abandonne à ses doutes, replace El au centre, langue de douleur et de désespoir :

    « C’est tout qui manque. Je ne peux franchir la chose derrière quoi tout se cache. »

    Avec le retour à Crest, la langue s’enivre de son mystère. La poésie s’élance qui gagne en fureur et en fulgurances.

    « Chaque souffle invente une forme qui en épouse une autre pour les mille et unes nuits de l’oiselle. Au palais des quatre vents chaque histoire invente une autre histoire. »

    Illusoire et trompeuse, la phrase est au cœur de la traque. S’égarant dans ses propres bifurcations, elle s’enroule sur elle-même, semeuse de tant de sens épars qu’il lui faut chercher « sur les terres battues de vent, le silence qui la défera de phrase »… La phrase devient être à part entière, « elle court et s’emballe », pareille à El, « tension vers », « corps accueillant » le cœur de l’âme. « Core soul ».

    Quant à El, tour à tour prince, torero, champion de tennis (« Game Nadal »), El, le héros, l’unique, le pirate devient El Buffre, parfaite symbiose avec le paysage aimé du Causse. Dans ses moments de pure incandescence, Caroline Sagot Duvauroux se lance dans des conversations-dialogues entre El, le torero velu au tatouage d’où qui accueille en lui le taureau, et Elle, la rainette verte. Une voix de gorge sourd alors du profond du thymos. Une voix où être, une fois que le terrible a eu lieu, dans la survivance du prince vaincu. C’est là, dans l’ampleur de ces admirables échanges, que le texte atteint sa plus émouvante beauté.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sagot Duvauroux Le Livre d'El





    CAROLINE SAGOT DUVAUROUX


    Caroline Sagot Duvauroux 2




    ■ Caroline Sagot Duvauroux
    sur Terres de femmes

    [La poésie ne traduit pas] (extrait du Livre d’El d’où)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Le silence serait-il l’enjeu de la parole ? (autre extrait du Livre d’El d’où)
    [Baie](extrait de Canto rodado)
    [Être serait-il le reflet d’une hypothèse… ?] (extrait de ’j)
    L’eau puissante ? (extrait de Aa Journal d’un poème)
    Caroline Sagot Duvauroux, Le Buffre (lecture de Tristan Hordé)
    [Je dissone] (extrait de L’Herbe écrit)
    Mais avant (extrait du Buffre)
    Une source (extrait d’Un bout du pré)
    Le Vent chaule (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site José Corti)
    la page consacrée au Livre d’El d’où, de Caroline Sagot Duvauroux
    → (sur Ta résonance)
    La douleur, la phrase : le poème d’où (avec Caroline Sagot-Duvauroux)[par Serge Martin]
    → (sur remue.net)
    « L’intime dehors » (une conversation du 23 août 2012 avec Caroline Sagot Duvauroux)
    → (sur Ta résonance)
    Cacophonie vs. polyphonie ou la musicalité de tout dans l’œuvre poétique de Caroline Sagot Duvauroux (par Serge Martin)




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  • Lorine Niedecker | [I grew in green]



    [I GREW IN GREEN]




    I grew in green
    slide and slant
          of  shore  and  shade
                Child-time  —  wade
    thru weeds





    I grew in green
    Stanza 19 of Lorine Niedecker’s “Paean to Place” (fac-similé)
    Source





    Maples to swing from
    Pewee-glissando
             sublime
                      slime-
    song



    Grew riding the river
    Books
              at home-pier
                       Shelley could steer
    as he read



    I was the solitary plover
    a pencil
             for a wing-bone
    From the secret notes
    I must tilt



    upon the pressure
    execute and adjust
              In us sea-air rhythm
    “We live by the urgent wave
    of the verse”




    Lorine Niedecker, “Paean to Place” from Collected Works, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 2002 ; 2004 (first paperback printing), pp. 264-265. Edited by Jenny Penberthy.






    Lorine Niedecker, Collected Works







    [J’AI VÉCU DANS LE VERT]




    J’ai vécu dans le vert
    oblique et bas
           de berge et d’ombre
                     Enfance à barboter
    dans les herbes



    Érables pour se balancer
    Glissando du gobe-mouche-
           vibrante
                     voix
    de vase



    Grandi en courant la rivière
    Livres
           sur notre débarcadère
                       Shelley à la barre
    lisait



    J’étais le pluvier solitaire
    un porte-plume
           pour os d’aile
    À partir des notes secrètes
    je dois voguer



    sur la poussée
    j’adapte et j’exécute
           En nous le rythme air-mer
    « Nous vivons sous l’urgente levée
    du vers »




    Lorine Niedecker, « Louange du lieu » in Louange du lieu et autres poèmes (1949-1970), Éditions José Corti | Prétexte, Série américaine, 2012, pp. 167-168. Traduit par Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès.






    Lorine Niedecker, Louange du lieu





    LORINE NIEDECKER


    Niedecker Lorine
    Source



    ■ Lorine Niedecker
    sur Terres de femmes

    Louange du lieu et autres poèmes (note de lecture de Sylvie Besson)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur Louange du lieu et autres poèmes de Lorine Niedecker
    le site Lorine Niedecker
    → (sur poets.org)
    “Who Was Lorine Niedecker?”, by Elizabeth Willis
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une page sur Lorine Niedecker
    → (sur Poetry Foundation)
    Paean to Place, by Lorine Niedecker





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  • Paul Blackburn, Villes suivi de Journaux

    Paul Blackburn, Villes suivi de Journaux,
    Série américaine, José Corti, 2011.
    Traduit par Stéphane Bouquet.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Portrait de paul blackburn
    Image, G.AdC







    .    B L A C K   A N G E L    .



        Blackburn, Paul Blackburn. Américain et poète. Quelque chose du feu et de noir dans son nom. « An angel », ― black angel un peu voyou un peu voyeur ? ― qui bat le pavé de la ville. Et un poète « accro » aux « magnétos » dont il se sert pour enregistrer les voix qui hantent l’atmosphère, la traversent et l’habitent. Bribes de conversation saisies au hasard des rues, onomatopées et rumeurs, claquements et cliquètements, grincements, roulements et rythmes.

        Peu connu en France, si ce n’est de quelques lecteurs aficionados de la poésie d’outre-Atlantique, Paul Blackburn a fait cet automne son apparition dans le paysage poétique de l’Hexagone. Traduit dans son intégralité par Stéphane Bouquet, le recueil de Cities/Villes vient d’être publié dans la Série américaine des éditions José Corti, accompagné et complété d’extraits de Journals/Journaux. Ainsi composé, du « premier livre de taille » de Paul Blackburn d’une part, et, de l’autre, des Journaux des dernières années de sa vie, l’ouvrage proposé par l’éditeur offre un parcours poétique dense et envoutant. Et du personnage du poète, une vision profondément humaine et profondément attachante.

        Poète citadin, Paul Blackburn est un observateur né. Rien de ce qui fait la vie de la rue ne lui échappe ni ne lui est étranger. Ses beautés et ses laideurs, ses saisons et ses rumeurs. Sa crasse, sa misère, ses boyaux pourris et ses putains. Rien non plus de ce qui fait sa vie d’homme et de poète n’est pour lui négligeable. Profondément autobiographique, Cities/Villes regroupe des poèmes écrits dans les années 1950 et 1960. Les extraits de Journaux renvoient aux années 1970-71. La maladie ― un cancer de l’œsophage qui ronge alors Blackburn ― est présente dans son écriture. Mais ni la douleur, ni la mort qui rôde et le cerne un peu plus chaque jour, ne le détournent en rien de la vie. Et la vie, ce qui reste de vie au poète, c’est avec Joan (sa troisième épouse) et leur fils Carlos T., né en 1969, qu’il la partage. Scènes de la vie intime et du sommeil partagé dans la chaleur des corps ou scènes de la vie ordinaire, sur fond de lumière d’hiver :


    « la cigarette se fume toute seule dans le cendrier
        Carlos soulève son bol de céréales pour finir le lait


                              Il me parle    .    Avec ses mots    . » (in 5.XII.70 : conversation matinale)


        New York est le centre névralgique des déambulations de Blackburn et de ses élucubrations. La majeure partie des poèmes de Villes est consacrée à la ville d’adoption du poète (il est né à St. Albans dans le Vermont), même si d’autres poèmes évoquent ses séjours en Europe. La France où, empruntant et suivant la voie ouverte par Ezra Pound, il est venu approfondir sa connaissance et son goût pour les poètes troubadours du Pays d’Oc, et où il a enseigné ; l’Espagne ― Barcelona, 55, Málaga, 56, Málaga 56-57 ― où il se rend pour fuir la « capitale du trobar ». Toulouse, qu’il exècre. Son séjour toulousain lui inspire d’ailleurs un poème satirique ― contre la ville et « ces truites en tresses » à qui il est censé transmettre des « trucs nuls » ― un « sirventès » dans lequel il confie :


    « et si j’avais un frère, disons, ou un cousin, ou un petit cousin
    je lui dirais viens pas non plus. »


        Dans ce même poème, Blackburn évoque la geste des troubadours, le « vieux Guillem, qui jadis pilla cette ville » (Guillaume IX de Poitiers) ou encore


                        « Ce dingue de Vidal » […]
                        « maître dérangé du chant,
                            maître de la viole et du luth
                            maître de ces bruits » […]


    dont le poète de Villes, imitant « canzon » et sirventès, écrit :


                        « Je te rejoins dans la folie collective
                           dans la rue je pisse
                           sur la politesse française
    qui a éteint la passion vibrant dans la voix du sens. »


        Quant à Ezra Pound, le poète des Cantos, Blackburn l’évoque dans un extrait des Journaux : E.P. À VENISE  : JE ME SOUVIENS D’AVRIL 1968 ET SOURIS :


    « L’Aigle est un vieil homme.
    On s’assoit un instant & fumons & regardons
    la neige. »


        New York à nouveau. Ses parcs, ses bars, ses entrepôts et ses docks. Son métro et ses ponts. Depuis Manhattan jusqu’à Cosney Island en passant par Brooklyn, Wall Street, le Queen’s et Bowery place, le « troubadour du macadam » (selon la belle expression de Jacques Demarcq*) arpente le quadrillage numéroté des rues et des avenues. Et croise en chemin « vieux clodos, jeunes gens, étudiantes aux jambes longues sous leurs jupes courtes, blottis ici sur les marches dans la lumière qui s’efface. » Et des « flemmards en tous genres sur les bancs de pierre ». Jusqu’à un « cireur de chaussures » dont la présence n’existe que dans le titre du poème. Très sensible à la plastique féminine et à la sensualité exacerbante qui s’en dégage, le regard érotisé du poète ne cesse de happer au passage le mouvement chaloupé de fesses rebondies, les cuisses moulées dans un étau de jupe ou les jambes fuselées d’une fille :


            « La fille aux jambes splendides
                                               descend une rue de Brooklyn
                                               un espoir et demi devant… »,


    de même de Málaga, Hiver 1956-57 :


                                               « Je me rappelle tes jambes longues
                                                   culbutant dans une mer semblable
    à Baňalbufar cet été »


        Chaque poème ouvre sur un nouvel univers, avec d’autres amours et d’autres « affinités » ; de nouveaux signaux et de nouveaux rituels. Captée par le regard incisif du poète, une ville entière se dessine, mouvementée et mouvante, panoramiques et inserts. Procédant par fondus enchaînés progressifs et insensibles, Blackburn bascule de l’extérieur à l’intérieur, de la ville qu’il habite à l’intime qui la sous-tend :


    « Manhattan bridge
    un pont entre
    on le dit, une vie et la suivante, on le dit
    vaut mieux alors
    n’a pas de
                     bras mort, coule
                                          entre nous est
    notre travée notre pont… »


        Pourtant, la poésie de Blackburn déroute. Le lecteur attaché à une prosodie ordonnancée « à la française » risque d’être surpris par la mise en espace des poèmes de Villes, qui crée à elle seule, sur la page, une prosodie visuelle (selon une approche d’Isabelle Garron). Avec ses alternances de vers brefs et de vers longs, ses variations typographiques et rythmiques, sa ponctuation singulière. Hérités de l’esthétique pratiquée par Ezra Pound d’une part, et de l’autre par les poètes du Black Moutain College, la poésie de Blackburn doit à Charles Olson, notamment, mais aussi à Robert Creeley et à William Carlos Williams, cette alternance entre ruptures et décrochements de certains vers et alignements de « blocs prosodiques » proches des stances. L’ensemble constitue ces « compositions par champs » dont parlent Olson et Williams. Ce qui frappe surtout, dès le premier regard, ce sont les espaces typographiques qui encadrent les points :


    « Les gouttes sur les vitres du wagon tremblotent    .    coulent »


        Le lecteur s’interroge sur le sens à attribuer à ces blancs qu’il retrouve disséminés dans d’autres poèmes, certaines fois pour marquer des énumérations, mais pas uniquement :


    « océan    .    soleil    .    bourrasques » (in AFFINITES II.)


    ou


    « gin rouge    .     tonicisation.    vinassis » (in SIGNAUX II)


        Intuitivement, le lecteur suspend sa lecture, la reprend un peu plus loin, observant des temps de silence, marquant par une pause les oppositions. Le sens naît de ce suspens et la lecture s’appuie sur le souffle interne du vers. Accord parfait entre la respiration du poète ― dont le rythme semble dicté par la frappe du clavier de la machine à écrire ― et celle de son lecteur.

        Autre aspect déroutant de la poésie de Blackburn, son langage. Parfois cru et grinçant, voire grossier, le parler adopté par le poète pour rendre compte du monde et de lui-même est souvent porté par un ton ironique et décapant :


    « Whisky rye, 57°
                      Besoin d’un meilleur ami ?
                      Ouais. Moi. »


        Dès les premiers vers de Narcisse de Brooklyn, premier poème de Villes, le personnage est campé. Et posée, dans le dernier vers du poème d’ouverture, la problématique d’un regard sans concession sur lui-même :


    « La vitre sale me rend mon visage. »


        Entre les deux extrémités du poème se déroulent les « compositions par champs », rythmées d’abord par l’élan des lumières de la ville puis par les déplacements chaotiques d’un train, pris dans la répétitivité de ses ahanements :


    « & avant de dormir partout des arrêts
        & avant de dormir partout des arrêts

                                                   Le train se
                                                   traîne
                                                   cahote
                                                   tangue
                                                   j’entends
    les vagues en dessous clapoter sur les piliers, un quai
                                                   d’où partent les navires… »


        « Le vers projectif », tel que jadis défini par Olson, se mesure ici à l’aune du rythme apporté par le roulement du train. Dans un autre poème, il peut se mesurer grâce à l’alternance des ralentissements/accélérations vécus au cours d’un championnat de base-ball. Ou encore, dans la saccade métallique et déhanchée du poème « Cliquetis-Clac » (3/2), poème dédié à l’éditeur et poète Lawrence Ferlinghetti.

        Autre mystère, l’énigmatique « secret du livre » tel qu’il est donné à lire dans la NOTE DE L’AUTEUR. Selon Paul Blackburn, le secret de Villes est triple : « ciseaux, pierre et papier. » Une énigme que le poète élucide au cours d’une interview, dont Stéphane Bouquet nous donne la traduction dans la préface de l’ouvrage. Une énigme à laquelle le lecteur peut tenter de répondre en interrogeant les poèmes. Ainsi les objets surgissent-ils, pierre d’angle du poème, centre autour duquel tourne le texte clos sur lui-même : la mouche sur le sol, les bouteilles vides, les fils électriques, les machines, les trottoirs, la « jeune Perséphone du Bronx » entrevue à la sortie du métro ―… Parfois la pierre est omniprésente. Ainsi dans « Bryant Park », la pierre évolue-t-elle dans sa forme jusqu’à devenir le poète lui-même :

    « je me penche et m’étire comme si j’étais soir ou pierre… »/« mes mains de pierre, chaudes de soleil, humides et noires de terre, s’ouvrent… »


        Lié au travail, le papier l’est aussi aux feuilles des arbres :

            « papier, seulement
                             du papier […]

    des chariots bourrés de rames de feuilles imprimées destinées
                    au relieur
                                    un rappel du travail […]

    […] les feuilles sont déjà tombées, parfois
    ratissées en pile et des milles de campagne s’étalent
                                                                                             et infusent l’œil :
    feuilles entassées brûlant au bord de la route, l’air bleu
                                                               âcre    . »


        Quant aux ciseaux, ils sont présents dans les poèmes où se croisent et se décroisent les jambes des femmes, incessant appel à l’amour (ou, dit plus crûment, façon Blackburn, à la baise) :


    « Un dernier regard
    le métro démarre lentement, trop
    lentement, elle reste là,
    jambes écartées sous un manteau noir de fausse fourrure, elle
    reste juste là, sans fin, ne choisissant
    ni une direction ni l’autre […] » (in RITUEL VII).


        Dans cet univers où coexistent la nature ― arbres et animaux abondent dans la poésie de Blackburn ― et la ville, les femmes et le poète, les souffrances et les plaisirs, les mouettes occupent une place privilégiée. « Elles sont nos oiseaux », écrit le poète. Tantôt sillonnant le ciel pluvieux de novembre, tantôt trouant la lumière crue de l’été, elles tourbillonnent autour des hommes ; elles « glissent en cercles sur le vent autour du pont » ou « dorment sur les vagues ». Les mouettes de Battery Park


                                              « glissent dans le sillage des
                                                                         bateaux, sérieuses,
                                                  hautes, criant, ou surréalistement
                                                                                                  calmes    . »


        Paul Blackburn les observe avec la même acuité que les hommes, avec la même intensité et la même tendresse. Les mouettes ne sont-elles pas semblables au poète ?


                                              « Pourquoi les mouettes aiment-elles
                                                  se poser sur la mer
                                                  seulement quand il y a des vagues, quand il
                                                                                               y a de la houle ?
                                                                                               Et ne le feront jamais
                                                  quand la mer est calme ?
                                                  Sûrement qu’elles prennent plaisir aux
                                                  mouvements de la vague
                                                  comme moi,
                                                  être levées, hissées, lancées, et dé-
                                                                valer la pente, et grimpant
                                                  sans effort
                                                                 la crête suivante. » (AFFINITÉS II)


        Peut-être, planant au-dessus de l’humanité, les mouettes unifient-elles le monde dans la beauté de leur vol et dans la majesté de leur présence. Tout comme les juifs ― rassemblés en hiver autour des barils ― « unifient le monde, le pays, la ville, l’humanité, depuis les temps géologiques peut-être,
    pour se réchauffer les mains    . »
    « Tous pour un seul feu ».

         Un seul feu qui suffit à repousser loin de soi et du livre le cri douloureux sur lequel se referme l’ouvrage, le 28 juillet 1971 :

    « Putain, j’ai pondu de la merde à la chaîne. »

        Paul Blackburn meurt le 13 septembre 1971.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    * in Jacques Demarcq, note de lecture sur Villes suivi de Journaux de Paul Blackburn, Europe, n° 993-994, janvier-février 2012, pp. 339-340.






    Blackburn





    ■ Paul Blackburn
    sur Terres de femmes

    Park Poem



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    une fiche bio-bibliographique sur Paul Blackburn
    → (sur PennSound)
    Paul Blackburn dire Park Poem (Suny Cortland, 1er avril 1971)
    → (sur le site José Corti)
    une page consacrée à Villes, suivi de Journal, de Paul Blackburn





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  • Paul Blackburn | Park Poem



    CENTRAL PARK POEM
    Ph., G.AdC






    PARK POEM



    From the first shock of leaves their alliance

    with love, how is it ?


    Pages we write and tear

    Someone in a swagger coat sits and waits on a hill


    It is not spring, may-

    be it is never spring

    maybe it is the hurt end of summer

    the first tender automn air

    fall’s first cool rain over the park

    and these people walking thru it

    the girl thinking :

                                       life is these pronouns

    the man : to ask / to respond / to accept

                                       bird-life     .    reindeer-death

                                       Life is all verbs, vowels and verbs

    They both get wet


                                       If it is love, it is to make

                                       love, or let be

                                       “To create the situation / is love

                                                                   and to avoid it, this is also

                                       Love’

    as any care or awareness, any

    other awareness might might

                                       have been

                                       but is now

    hot flesh

    socking it into hot flesh

    until reindeer-life / bird-death


    You are running, see?

    you are running down slope across this field

    I am running too

    to catch you round

                                       This rain is yours

                                       it falls on us

                                       we fall on one another


    Belong to the moon

    we do not see

                                       It is wet and cool

                                       bruises our skin

                                       might have been

                                       care and avoidance

                                       but we run     .    run


    to prepare

    love later




    Paul Blackburn, The Cities, Grove Press, New York, 1967, in The Selected Poems of Paul Blackburn, Persea Books, New York, N.Y. 10010, 1989, pp. 95-96-97. Edited, with an introduction, by Edith Jarolim. *





    * Note d’AP : les interlignages sont conformes à ceux adoptés dans cette édition.






    The-Selected-Poems-of-Paul-Blackburn-Blackburn-Paul-








    POÈME DU PARC



    Dès le premier choc des feuilles leur alliance
    avec l’amour, comment ça va ?

    Pages qu’on écrit et déchire
    Quelqu’un dans son trois-quarts s’assoit sur une colline et attend

    Ce n’est pas le printemps, peut-
    être n’est-ce jamais le printemps
    peut-être est-ce le bout blessé de l’été
    la tendre première brise de l’automne
    la première pluie fraîche de l’automne sur le parc
    et sur ces gens qui le traversent

    La fille, elle pense :
                                   la vie est ces pronoms
    l’homme : demander / répondre / accepter
                                   oiseau-vie    .     renne-mort
                                   La vie n’est que verbes, voyelles et verbes
    Ils sont tous les deux mouillés

                                   Si c’est de l’amour, alors il faut faire
                                   l’amour, autrement laisser tomber
                                   « Créer la situation / voilà de l’amour
                                                   et l’éviter, voilà encore

                                   de l’Amour »
    de même que prendre soin, ou l’éveil d’une conscience, de même
    n’importe quelle
    autre conscience pourrait        aurait
                     pu être
                                   mais est désormais
    chair chaude
    giflant de la chair chaude
    jusqu’à renne-vie / oiseau-mort


    Tu cours, tu vois,
    tu cours et descends la pente à travers le pré
    et moi aussi je cours
    pour te rattraper

                                   Cette pluie est la tienne
                                   elle tombe sur nous
                                   et nous, aussi, l’un sur l’autre


    Appartenons à la lune
    que nous ne voyons pas


                                   Il fait humide et frais
                                   des bleus que nos peaux
                                   auraient pu
                                   prendre soin d’éviter
                                   mais nous courons    .    courons



    pour préparer
    l’être d’amour après




    Paul Blackburn, Villes suivi de Journaux, José Corti, Série américaine, 2011, pp. 26-27. Traduit par Stéphane Bouquet. *







    Blackburn




    Note d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie depuis le 3 novembre 2011.





    PAUL BLACKBURN


    Portrait de paul blackburn
    Image, G.AdC



    ■ Paul Blackburn
    sur Terres de femmes

    Villes suivi de Journaux (note de lecture)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    une fiche bio-bibliographique sur Paul Blackburn
    → (sur PennSound)
    Paul Blackburn dire le poème ci-dessus (Suny Cortland, 1er avril 1971)
    → (sur le site José Corti)
    une page consacrée à Villes, suivi de Journal, de Paul Blackburn





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  • George Oppen | O Western Wind



    O WESTERN WIND



    A world around her like a shadow
    She moves a chair
    Something is being made—
    Prepared
    Clear in front of her as open air

    The space a woman makes and fills
    After these years
    I write again
    Naturally, about your face

    Beautiful and wide
    Blue eyes
    Across all my vision but the glint of flesh
    Blue eyes
    In the subway routes, in the small rains
    The profiles.




    George Oppen, The Materials [1962], in New Collected Poems [2002], New Directions Paperbook, New York, NY 10011, 2008, page 74. Edited by Michael Davidson. Preface by Eliot Weinberger.







    George Oppen
    Source








    Ô VENT DE L’OUEST



    Un monde autour d’elle comme une ombre
    Elle déplace une chaise.
    Quelque chose se crée—
    Se prépare
    Clair devant elle comme en plein air

    L’espace qu’une femme engendre et emplit
    Après toutes ces années
    J’écris encore
    Naturellement, sur ton visage

    Tes grands et beaux
    Yeux bleus
    À travers l’ensemble de ma vision mais l’éclat de la chair
    Les yeux bleus
    Dans les itinéraires souterrains, dans les pluies fines
    Les profils.




    George Oppen, Les Matériaux [1962], in Poésie complète, Éditions José Corti, Collection Série américaine, 2011, page 90. Traduit de l’anglais par Yves di Manno *.






    GEORGE OPPEN


    George Oppen, portrait
    Source



        Né le 24 avril 1908 à New Rochelle, dans l’État de New York, George Oppen passe une partie de sa jeunesse en Californie. À la fin des années 1920, il rencontre Charles Reznikoff et
    Louis Zukofsky, avec lesquels il fonde la confrérie secrète des « objectivistes », dans le sillage d’Ezra Pound et de William Carlos Williams. Avec Mary, la compagne de sa vie, il s’établit près de Toulon en 1930 : c’est en France que seront d’abord imprimés les livres de l’Objectivist Press, avant le retour à New York et la publication de son premier recueil : Discrete Series, en 1934. L’année suivante, Oppen adhère au Parti communiste américain et cesse totalement d’écrire, pour se consacrer à ses activités militantes. En 1942, il s’engage dans l’armée américaine et sera grièvement blessé durant la Bataille des Ardennes, seul survivant de sa patrouille. Après la guerre, victimes de la répression maccarthyste, George et Mary Oppen sont contraints de s’exiler au Mexique, où ils vivront jusqu’à la fin des années 1950. C’est là qu’Oppen renoue avec l’écriture, après vingt-cinq ans de silence. Il regagne le territoire américain en 1960 et son deuxième recueil : The Materials, paraît en 1962, suivi de This in Which (1965), puis de Of Being Numerous (1968), son livre majeur, qui lui vaut le prix Pulitzer. Son influence s’étend sur une nouvelle génération de poètes, à mesure que les « objectivistes » reviennent sur le devant de la scène. Ses Collected Poems sont réunis en 1975. Un ultime recueil : Primitive, s’y ajoute en 1978. Il s’éteint le 7 juillet 1984 à Sunnyvale (Californie), au terme d’une longue maladie.

    D’après la Quatrième de couverture de George Oppen, Poésie complète, Éditions José Corti, Collection Série américaine, 2011.



    ■ George Oppen
    sur Terres de femmes

    Animula



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site José Corti)
    la page consacrée à Poésie complète de George Oppen
    → (sur Mediapart)
    George Oppen, l’introuvable (note de lecture de Patrice Beray [15 novembre 2011])
    → (sur Poezibao)
    Poésie complète, de George Oppen (note de lecture de Philippe Blanchon)
    → (sur Poezibao)
    Poésie complète, de George Oppen (note de lecture de Jean-Pascal Dubost)
    → (sur poets.org)
    une page consacrée à George Oppen (+ de nombreux poèmes lus par l’auteur)
    → (sur le site de The Poetry Foundation)
    plusieurs pages sur George Oppen
    → (sur Terres de femmes)
    Louis Zukofsky, « A » 9 (première partie)




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