Étiquette : Journal


  • 21 août 1981 | Alix Cléo Roubaud, Journal

    Éphéméride culturelle à rebours



    Alix






    La Bourboule,Hôtel du Louvre,
    chambre 14,minuit,le 21.VIII.81



    Après trois jours,cela revient:panique un peu au-dessus de l’estomac.Lu deux policiers depuis midi (Freeling,«double barrel»,qui m’a agacée;et,tout en me formulant ces critiques,le simple fait de me surprendre en train de juger un roman policier überhaupt m’a déprimée au-delà de toute mesure imaginable). Mais voilà:encore plus de quinze jours dans cet hôtel où je ne parle,et ne parlerai,sans doute,à personne,d’abord par agacement,peur,puis habitude,puis conscience de ce qui pourrait paraître du snobisme,etc.un monstre,me dis-je,gravissant l’escalier qui mène à ma chambre,me croisant dans les glaces trop grosse,lourde,mes cheveux trop longs,et la pensée charmante de ma paralysie croissante en toute chose.depuis que je suis là, ne fume ni ne bois.2M pour dormir.Peau horrible.dans l’hôtel,une quadragénaire blonde,Miss Cheery Poops,descend les marches deux par deux,sautant de santé et d’élégance.Rien ne vaut un bon hôtel de province pour savourer les grandes glaces qui vous renvoient les reflets de votre propre inaccomplissement.

    Dans le salon,moment de ravissement:deux petites filles de dix ans,assises dans les fauteuils Louis XV,jouaient les grandes dames,avec naturel de mimiques,accents,gestes,expressions sur leurs visages délicieux.Trop vieille ? mais enfant,je n’étais guère autrement dans les hôtels:comme à Lisbonne,à neuf ans,je rêvais au petit chasseur,dont je sentais,imaginais le regard à chaque geste de chaque repas;et de même,malaise aujourd’hui,de manger une truite devant un inconnu et son fils,qui est venu me demander le sel,mon exemplaire du Monde.


    Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Éditions du Seuil, Collection « Fiction & Cie », 2009, pp. 138-139.




    ________________________________
    Note d’AP : dans cet extrait ont été respectées les absences d’espaces fines voulues par l’éditeur, et ce en conformité avec la frappe des « tapuscrits » sur une machine à clavier « canadien ».











    ■ Alix Cléo Roubaud
    sur Terres de femmes

    Hommage à Alix Cléo Roubaud, par Marie Fabre





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  • Hommage à Alix Cléo Roubaud, par Marie Fabre

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Marie Fabre


    Alix Cléo Roubaud
    Source





    HOMMAGE A ALIX CLÉO ROUBAUD



         « L’horreur vient le matin
                                  Elle ne vient pas du matin elle vient de la nuit et arrive
           quand elle survit à la nuit
           quand au matin le monde a gardé son visage de nuit »




         Alix Cléo Roubaud est morte le 28 janvier 1983 d’une embolie pulmonaire, à 31 ans. En octobre dernier, les éditions du Seuil ont publié une nouvelle édition de son Journal (1979-1983), augmentée de 26 photographies (qui comprennent la très belle série Si quelque chose noir) et d’une préface de Jacques Roubaud, qui fut son mari pendant les trois dernières années de sa vie.


         Faire la recension d’un journal peut sembler difficile au premier abord : pas d’histoire à raconter, ou celle, insaisissable, de ce que fut une personne, et de ses tentatives pour écrire la vie. Mais un journal n’est pas directement le récit d’une vie, il en est (ici explicitement) la duplication, et le journal d’Alix Cléo Roubaud est tout particulièrement placé sous le signe de cette duplication : duplication des langues (ACR, canadienne bilingue, écrit aussi bien en français qu’en anglais), double pratique de la photographie et de l’écriture, autoportraits, enfin duplication de la vie même, duplication de soi, à travers le contre-édifice du journal. Je parle de contre-édifice, empruntant l’expression à Paolo Volponi dans Corporel, mais c’est peut-être le mot échafaudage qui conviendrait le mieux ici : ou le journal comme échafaudage pour les jours, tentative pour renforcer l’ossature de la vie. Peut-être parce qu’ACR n’est pas ce qu’on appelle communément un écrivain, comme elle le répète elle-même plusieurs fois, ce qui apparaît dans son journal nous révèle justement la signification profonde que peut avoir pour quelqu’un cet exercice quasi quotidien : un effort pour se donner une forme, une construction de l’écriture qui n’est jamais démêlable de la construction de soi, un lieu où la langue est toujours une question de survie. ACR souligne ainsi à plusieurs reprises que le journal est pour elle un « engagement moral », une tentative de fidélité à soi-même.





    A2
    Source




         Donc : quelqu’un essaie de cerner, à travers la répétition, la duplication, la trame des jours qui inlassablement se construit puis s’effrite. Dans le journal est immédiatement visible une double tension : tension vers la construction, vers l’unité d’un style, inséparable du genre même du journal, et d’autre part une tension vers l’inachevable du quotidien, vers le fragment et même, parfois, vers la dissolution. C’est sous le signe de cette double tension qu’apparaît la multiplicité des formes adoptées, les distances qu’on met entre soi et soi (tour à tour je, tu, elle), les adresses à l’être aimé, seul interlocuteur direct du journal, les aphorismes, les poèmes, les tentatives de désarticulations syntaxiques et temporelles. Outre les réflexions sur la photographie, l’une des choses les plus intéressantes du journal est la interpénétration ou la coexistence de l’anglais et du français, dans un bilinguisme parfait qui semble avoir été pour ACR une souffrance, et qui est sûrement l’une des raisons pour lesquelles l’effort pour se forger une langue semble être pour elle de l’ordre de la nécessité personnelle. Le français et l’anglais s’alternent par blocs ou donnent lieu à des tentatives d’auto-traduction, où la vérité git toujours dans l’entre-deux langues, dans la correction perpétuelle de l’une par l’autre. Il existe pourtant une logique dans la manière dont les deux langues s’alternent : on a en effet souvent l’impression que pour ACR l’anglais est la langue de l’inavouable, le journal étant justement le lieu de l’inavouable : « avouer l’inavouable : abolir l’inavouable : le journal ». Elle utilise ainsi l’anglais pour parler de la dépendance, de l’impuissance, de la maladie qui la dévore, pour rompre la syntaxe, enfin pour ce que cette langue offre de possibilités de désarticulations. La langue de l’inavouable est aussi langue de la confession, de l’adresse pour ce qu’on ne saurait dire à l’être aimé dans sa propre langue (qui est de plus sa langue d’écrivain) :

         « O my love listen here: if I don’t write everyday, in absolute and uttermost privacy, I hear voices and go quite crazy at rather short notice. O my sweet love please listen carefully: I am not a writer in any conceivable sense, which somehow doesn’t make it easier to explain to someone who is: I do not possess any language of my own to write in; I own no single language enough to write in it; however that may be I HAVE to write, as often as possible, everyday if I can; an exercise both vital and horrible because none of its products can ever be shown to anyone as long as I am alive. Not really. No. Not really. No. O darling it doesn’t matter if you do not understand as long as you know ».

         La répétition, qui est le terreau du journal (chronique des soirées, rencontres, bonnes résolutions répétées, avancées et reculs de la maladie, réflexions sur le travail…), serait donc le lieu de l’anti-récit :

         « Ne pas croire à l’histoire : se confiner dans la chronologie, l’éternelle répétition du même, comme le journal, s’accomplissant en un axe horizontal qui est le temps, sans autre retour que la relecture, mémoire qui ne bouge rien, et le peut (puisque je n’y touche pas, ne change aucun mot), s’abolir dans « l’autre axe », l’événement ».

         Pourtant tout journal, placé sous le signe de l’absolument intime et illisible du vivant de son auteur, devient « histoire » au moment où l’événement-mort intervient. À travers les fragments, les éboulements, la multiplicité des « moi », se met en forme par petites touches le récit le plus essentiel qui soit : les raisons de la vie, et les raisons de l’amour, contre les raisons de la mort. Ce qui frappe le plus ici, c’est la coexistence du plus pur bonheur (« Curieuse adéquation, pour une fois adéquation exacte de l’amour même, l’amour rêvé, l’amour vécu, l’amour même même. Identique à lui-même même. ») et de sa destruction – deux mondes qui semblent à peine se toucher, qui ne s’entament pas l’un l’autre, qui, comme le dit ACR, ne se rencontrent pas. Le journal, pourtant, est bien le lieu de rencontre de ces deux termes inconciliables – car la présence de l’autre et l’expérience du bonheur y sont aussi éclatantes que les nuits sont opaques dans leur noirceur. De là aussi la signification morale : à travers l’écriture, ACR ne lutte pas seulement contre la disparition, qui s’impose physiquement dans le journal à travers ses blancs et ses silences, mais aussi contre la tentation du suicide qu’elle ressent profondément comme un péché, et avant tout un péché d’orgueil :

         « Narcisse, dit Hammarskjöld, n’est pas victime de sa vanité ; son sort est celui de qui répond au sentiment de son peu de valeur par un défi.
         Il faut cesser de relever ce gant ; il faut que Dieu soit célébré en toute chose. »


         Ou encore :

         « Position, je crois, thomiste, et c’est aussi ceci : Dieu est quelqu’un avec qui on ne joue pas; ce n’est pas un adversaire dans une stratégie, ni un partenaire de jeu.
         ― Pour Thomas : l’orgueil, ce péché qui n’implique pas la chair, c’est jouer avec Dieu.
         ― à jouer avec Dieu, on perd à tous les coups. »






    A3
    Source




         La mort qu’elle dit porter en elle, lui est finalement administrée par la maladie, d’où les dernières lignes du journal : « Il me fallut une maladie mortelle, ou répertoriée comme telle, pour guérir de l’envie de mourir. De la manière la plus oblique, organique, lente, j’ai inventé, en quelque sorte, ma maladie ».


    Marie Fabre
    D.R. Texte Marie Fabre









    ■ Alix Cléo Roubaud
    sur Terres de femmes

    21 août 1981 | Alix Cléo Roubaud, Journal



    ■ Jacques Roubaud
    sur Terres de femmes

    5 décembre 1932 | Naissance de Jacques Roubaud
    Battement (poème extrait de Quelque chose noir)
    Dialogue (poème extrait de Quelque chose noir)
    L’étoile (poème extrait d’Octogone)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Jacques Roubaud présentant le Journal 1979-1983 d’Alix Cléo Roubaud



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  • 26 avril 1798 | Naissance d’Eugène Delacroix

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 26 avril 1798 naît à Charenton-Saint-Maurice (près de Charenton) Ferdinand-Eugène-Victor Delacroix.






    Barque_de_dante_2
    Source





    DELACROIX, LA BARQUE DE DANTE


        Entré en 1816 à l’atelier de Pierre-Narcisse Guérin, Delacroix manifeste très tôt son hostilité envers l’académisme prôné par son maitre. Ses premières œuvres — la Vierge des moissons (1819, église d’Orcemont), la Vierge du Sacré-Cœur (1821, cathédrale d’Ajaccio) — sont marquées par l’influence italienne. En 1821, Delacroix déclare à son ami Soulier : « Je désirerais vivement faire un tableau pour le Salon prochain, surtout s’il pouvait quelque peu me faire connaître ». Ce sera la La Barque de Dante, présentée au Salon de 1822. Avec cette peinture, proche de l’esprit de son ami Géricault, Delacroix signe sa rupture avec Guérin et avec les années d’apprentissage. Dans le même temps, sa lecture exaltée de l’œuvre de Dante ouvre grande la voie à son musée imaginaire. Les ombres spectrales du poète se changent en masses musculeuses conviées à un étrange « ballet nautique ». Sous la brosse de Delacroix le monde des damnés de La Divine Comédie de Dante se mue en une vision charnelle d’où semble exclue toute Rédemption. Une vision sans Dieu. Un enfer sans paradis ni purgatoire.

        Inspirée de l’Enfer de Dante, cette huile sur toile (189 x 241,5 cm), propriété du Louvre, narre un épisode de la descente aux enfers du poète florentin. Sur fond de tempête et d’incendie, Dante, accompagné de Virgile, son maître et son guide, affronte avec effroi les cercles de l’enfer dont il est le créateur, et les créatures dont il les a peuplés. La barque tente de rejoindre Dis, cité de Lucifer et des damnés. La chaloupe, qui occupe toute la largeur du tableau, porte à l’avant de la coque, le nom du peintre et la date de création de la toile : 1822.

        Dressés dans la tempête, portés par une tension extrême, Dante et Virgile sont debout dans la barque. Dante, main levée en signe de crainte, semble vouloir se protéger des visions qui l’assaillent et s’agrippe au bras de son guide. Dans la barque également, dos tourné aux deux passagers, le nocher, Phlégyas au corps musculeux creusé par l’effort, lutte pour refouler l’homme qui cherche désespérément à monter dans la barque. Tout autour de la chaloupe, des naufragés, corps flottants, visages convulsés par la souffrance et l’effroi ; et des cadavres putréfiés, mangés de sanies.

        La composition pyramidale de la toile permet à Delacroix de faire jouer les forces en opposition. D’un côté, en position dominante, le couple aristocratique des deux poètes, drapés dans leurs tuniques amples. Dante le vivant, visage ceint d’une coiffe rouge feu, profil anguleux et angoissé, Virgile le mort, visage calme auréolé de lauriers. Tous deux témoins de la lutte impuissante des Florentins pour échapper aux souffrances éternelles. De l’autre côté, Phlégyas courbé au-dessus de l’embarcation. Étirés le long de la barque, les corps des damnés, chairs torturées dans la douleur.

        Exposé au Salon dès le 24 avril 1822, le tableau est diversement accueilli par la critique. Mais il suscite l’admiration de Gros et de Thiers et est acheté par l’État.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Dante
    Ph. Angèle Paoli développée par G.AdC





    CANTO OTTAVO


    25   Lo duca moi discese nella barca,
               e poi mi fece entrare appresso lui,
               e sol quand’io fui dentro parve carca.
    28  Tosto che il duca ed ion el legno fui,
               segando se ne va l’antica prora
               dell’acqua più che non suol con altrui.
    31  Mentre noi correvam la morta gora,
               dinanzi mi si fece un pien di fango,
               e disse : « Chi se’ tu, che vieni anzi ora ? »
    34  E io a lui : « S’io vegno, non rimango :
                ma tu chi se’, e che sì se’ fatto brutto ? ».
               Rispose : « Vedi che son un che piango ».
    37  E io a lui : « con piangere e con lutto,
               spirito maledetto, ti rimani ;
               ch’io ti conosco, ancor sie lordo tutto ».
    40  Allora stese al legno ambo le mani ;
               per che il maestro accorto lo sospinse,
               dicendo : « Via costà con gli altri cani ! ».
    43  Lo collo poi con le braccia mi cinse,
               baciommi il vólto, e disse : «  Alma sdegnosa,
               benedetta colei che in te s’incinse ! »


    Dante Alighieri, La Divina Commedia, Inferno, Rizzoli Editore, 1949, pp. 47-48.





    CHANT HUIT


    25  Mon guide alors descendit dans la barque,
               puis il m’y fit pénétrer à sa suite :
               c’est quand j’y fus qu’elle parut pesante.
    28  Dès que le guide et moi fûmes à bord,
              l’antique proue s’en va, sciant les eaux
              plus profond qu’avec d’autres passagers.
    31 Tandis que nous courions la morte mare,
              je vis surgir un être plein de fange :
              « Qui es-tu, toi, pour venir avant l’heure ? »,
    34 dit-il. Et moi : « Si je viens, je ne reste.
              Mais qui es-tu, pour t’être fait si laid ? »
              Il répondit : « Tu vois : quelqu’un qui pleure. »
    37 Et moi, à lui : « Avec larmes et deuil,
              esprit maudit, reste donc à ta place ;
              car je te reconnais, même crotté ! »
    40 Lui, étendit ses deux mains vers la barque
              d’où mon maître en éveil le repoussa,
              disant : « va-t’en , avec les autres chiens ! ».
    43  Puis, de ses bras il m’entoura le cou,
              baisa ma face et me dit : « Âme altière,
              que soit bénie celle qui te porta ! »


    Dante, La Divine Comédie, Enfer, VIII, in Œuvres complètes, La Pochothèque, Le Livre de Poche Classiques Modernes, 1996, p. 628. Traduction sous la direction de Christian Bec.





    ■ Eugène Delacroix
    sur Terres de femmes

    1er mars 1847 | Journal d’Eugène Delacroix
    6 octobre 1849 | Journal d’Eugène Delacroix
    1er mai 1850 | Journal d’Eugène Delacroix
    1er juillet 1854 | Journal d’Eugène Delacroix



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