Étiquette : Julie Beaulieu-Delbet


  • Corse_3 23 août 1890 | Julie Beaulieu-Delbet, Souvenirs de Corse


    Éphéméride culturelle à rebours


    [MON VOISIN LE CORDONNIER EST UN ANCIEN BANDIT]



         Sainte-Marie Siché, 23 août 1890. − Mon voisin le cordonnier est un ancien bandit, il l’a été et recommence certainement à la première occasion. En deux mots voici son histoire :
         Adolescent encore il avait compromis une jeune fille. En Corse cela ne se pardonne pas ; on exige la réparation ou gare à la vendetta ! Mais d’abord on parla mariage. Malheureusement le père de la fiancée aimait l’argent ; au cours d’une discussion d’intérêt, les têtes s’échauffèrent, et les choses s’embrouillèrent si bien que les projets de mariage furent rompus : une haine mortelle s’ensuivit. Un jour Blaise se servit de son stylet, et le pauvre vieux tomba pour ne plus se relever. Le coupable gagna le maquis ; pendant deux ans il réussit à s’y cacher, l’hiver, enveloppé de son pelone, manteau à capuchon très épais, l’été se grisant de liberté et de cet air sauvage du maquis aux senteurs âpres et troublantes. Après ces deux années de vie errante, Blaise eut envie de vivre au grand jour. Fatigué de se cacher, de trembler au moindre souffle du vent dans les bruyères, il vint se constituer prisonnier. Le tribunal d’Ajaccio le condamna à cinq ans de travaux forcés. À l’expiration de sa peine il rentra dans son village et ses compagnons lui firent une ovation ; car ici le mot bandit n’est pas un terme injurieux, il signifie banni. Ceux qui sont pris et condamnés ne fréquentent point au bagne leurs compagnons d’infortune ; fiers et dignes, leur crime, enfanté par les préjugés, laisse leur conscience à l’abri du remords. Ils sortent de ces lieux d’infamie sans être salis par le contact des misérables que la société rejette de son sein. Aussi, à son retour, les mains se tendaient vers le sympathique Blaise, que l’on considérait comme une victime, martyr de la civilisation. Alors il devint cordonnier, métier qu’il avait appris étant forçat.
        Peu de mois après, encore pour affaire d’intérêt, Blaise se prit de querelle avec son beau-frère, et une haine farouche emplit de nouveau le cœur de mon bandit, si bien qu’un soir, en passant sur le pont, il vit son ennemi couché, endormi sur le parapet ; la rage, la fureur l’aveuglèrent, il bondit sur le dormeur, son stylet à la main, et lui en porta plusieurs coups vigoureux. Heureusement des amis l’entourèrent et le désarmèrent ; mais le beau-frère avait un œil crevé et de profondes blessures. Après quelques semaines de séjour dans le maquis, une entente eut lieu ; les deux frères ennemis se rendirent à Ajaccio, ils se réconcilièrent et s’embrassèrent devant le tribunal, qui, satisfait, acquitta le prévenu.
         Actuellement mon bandit est le plus honnête, le plus serviable, le plus dévoué des gens du pays. Je le vois arriver à l’ouvrage tous les matins, grave, sérieux, presque farouche. Un jeune apprenti l’aide dans son travail, celui-ci chante toute la journée des ballate et des lamenti. Au physique, Blaise est petit, très brun, d’une physionomie énergique et fière ; ses yeux très vifs lancent des éclairs, on voit qu’à la première occasion la main qui a déjà frappé n’hésitera pas à se lever encore.
        Tel est mon voisin. Pour rien au monde je ne changerais mon aimable bandit ; si par impossible un danger nous menaçait, nous serions bien gardés et bien défendus.



    Mme J. Beaulieu-Delbet [Julie Beaulieu-Delbet, 1863-1941], Souvenirs de Corse, A. Mame et fils, Tours, 1897 ; reproduction en fac-similé, Éditions Lacour-Ollé, Nîmes, 1996 ; General Books, janvier 2012 in Michel Vergé-Franceschi, Le Voyage en Corse, Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, 2009, pp. 572-573.





    Voyage en Corse





    ■ Julie Beaulieu-Delbet
    sur Terres de femmes

    28 juillet 1890 | Julie Beaulieu-Delbet, Souvenirs de Corse





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  • Corse_3 28 juillet 1890 | Julie Beaulieu-Delbet, Souvenirs de Corse


    Éphéméride culturelle à rebours



    Château d'Ornano
    Source






    VICO



        Sainte-Marie Siché, 28 juillet 1890. ― Vico est un simple hameau dont les maisons blanches et ensoleillées s’élèvent à l’ombre des vieux ormeaux. De mes fenêtres largement ouvertes, le matin, quand une brume légère encore se drape mollement sur les branches et les buissons, voilant avec pudeur les chastes amours du petit insecte tapi sous la mousse fleurie et les frémissements d’ailes sous la ramure, quand le soleil, illuminant l’azur, lentement se montre à l’horizon, je songe et j’envie cette poignée de mortels qui, dans le vaste univers, a eu l’heureuse chance d’être placée en cet endroit prédestiné. Loin du bruit des villes, les noirs soucis, les passions violentes, les haines des méchants les atteignent-ils ? Je ne puis le croire ; ils doivent au sein du calme bonheur naître, vivre, s’aimer et mourir en bénissant Dieu.
        Une des maisons de Vico domine les autres ; elle paraît être la souche autour de laquelle les faibles rejetons sont venus se grouper. J’ai en effet sous les yeux l’antique berceau de la famille d’Ornano, qui a donné trois maréchaux à la France. À côté du principal corps de logis, qui a une belle apparence, mais qui ressemble à une vaste habitation du continent sans aucun cachet spécial, se dresse la tour ; c’est le vrai manoir du Moyen Âge en Corse. Cette construction est élevée à quarante pieds au-dessus du sol ; ailleurs cela se nommerait un colombier, ici c’est le château fort. La porte ogivale, longue et étroite, s’ouvre sur un escalier de pierre de huit à dix marches fort raide. Les fenêtres sont hautes et resserrées ; en temps de vendetta ou de guerre on les garnit dans la partie inférieure de grosses bûches, cela s’appelle des archères, et l’on peut par ces meurtrières tirer à couvert sur les assaillants.
        La famille d’Ornano compte parmi ses ancêtres l’illustre Sampiero Corse, dont la vaillante et glorieuse épée est conservée religieusement à Vico, dans cette maison même, par ses descendants.
         Sur la tour, au-dessus de la porte, le prince Napoléon a fait placer en 1876 une plaque commémorative portant cette inscription

    POUR PERPÉTUER LE SOUVENIR
    DE
    SAMPIERO
    ET DONNER UN TÉMOIGNAGE D’ADMIRATION
    À UN DES GRANDS HOMMES
    DE LA CORSE


        Les demoiselles Sampiero, qui sont en relation de bon voisinage avec ma belle-sœur, m’ont engagée à aller les voir. Je ferai cette petite course avant lundi, jour fixé pour notre départ à Ajaccio.
        Hier [i.e. le 27 juillet 1890] ma belle-sœur nous a accompagnés à Vico. […]
        Notre première visite a été pour Mme d’Ornano, qui habite la grande maison dont dépend la tour ; les pièces sont immenses, le mobilier indique une antique splendeur. Comme partout, la maîtresse de la maison improvise une collation dont les excellents fruits du pays font les principaux frais. En sortant de chez Mme d’Ornano, nous nous sommes rendus chez les Sampiero, vraie famille patriarcale : beaucoup d’enfants de tous les âges, très unis et vivant autour des vieux parents. Là encore il a fallu luncher,… tant pis pour nos estomacs. Les cinq ou six autres maisons de Vico sont habitées toujours par des d’Ornano : ce petit coin abrite l’aristocratie du pays. À droite, en quittant le hameau, on trouve la chapelle, où derrière l’autel reposent les morts de l’illustre famille. Aux anniversaires, la cloche vibre douloureusement, le vicaire de Sainte-Marie officie dans l’oratoire.



    Mme J. Beaulieu-Delbet [Julie Beaulieu-Delbet, 1863-1941], Souvenirs de Corse, A. Mame et fils, Tours, 1897 ; reproduction en fac-similé, Éditions Lacour-Ollé, 1996, in Michel Vergé-Franceschi, Le Voyage en Corse, Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, 2009, pp. 1049-1050-1051.




    _______________________________________________
    NOTES D’AP :
    1. A la fin de l’année 1889, Marie-Julie-Marguerite Delbet (épouse Beaulieu, dite aussi Julie Beaulieu de Comignan, arrière-petite-fille d’Alexandre de Treil de Pardailhan), tout juste âgée de 27 ans, était partie en Corse aux côtés de son mari, Alexandre Beaulieu, lieutenant d’infanterie de la Garde Républicaine, et de ses deux jeunes enfants, Julien et Aline. En effet, à la suite d’une mauvaise chute de cheval, Alexandre Beaulieu avait été mis en congé de convalescence et avait choisi de se retirer à Sainte-Marie Siché, où lui et sa famille furent hébergés par son frère (officier de gendarmerie) et sa belle-sœur. C’est là que mourra Alexandre Beaulieu, le 17 septembre 1890, des suites d’une tumeur cérébrale. La première édition des Souvenirs de voyage de Mme J. Beaulieu-Delbet date bien de 1897 et non pas de 1847, comme l’indique par erreur Michel Vergé-Franceschi dans les notes de l’anthologie Voyage en Corse (page 1197).
    2. En 1890, Sainte-Marie Siché [Santa Maria Siché] était un chef-lieu de canton de 890 habitants (400 habitants lors du recensement de 2005).






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