Étiquette : Julien Gracq


  • 29 juin | Julien Gracq, Un beau ténébreux

    Éphéméride culturelle à rebours



    JULIEN GRACQ 1945
    Image, G.AdC






    JOURNAL DE GÉRARD


    29 juin.



        Ce matin, promenade à pied à Kérantec. Les abords de la jetée du petit port très déserts, la plage qui s’étend à gauche toute vide, bordée de dunes couvertes de joncs desséchés. Il y avait gros temps au large, un ciel bas et gris, de fortes lames plombées qui cataractaient sur la plage. Mais entre les jetées étonnait le silence de ces hautes ondulations contre les parois de pierre : de grosses langues pressées et rudes, mais agiles, inquiétantes, sautaient brusques comme une langue de fourmilier lorsque, sans crier gare, elles atteignaient le niveau de la digue et éclataient à l’air libre en gerbe glacée. J’ai déjeuné dans un restaurant désert, isolé au milieu des dunes, le plancher sur pilotis sonnait creux, l’immense salle (la jeunesse du pays doit y danser le dimanche) avec ses guirlandes de drapeaux de papier, lugubres, ses planches de sapin verni, me parlait moins de fêtes que de carré de navire, d’Abri du marin, tout ce qui, si fréquent dans ce pays, porte avec lui (les loges des canots de sauvetage en guise de granges, de celliers le long des rues) ce caractère de nécessité lugubre, avare, administrée, qui endeuille si souvent les paysages de Bretagne.

        En revenant par le chemin de la grève, j’ai rencontré des jeunes gens de Kérantec, par deux, qui venaient danser. Sérieux, presque graves – les cheveux des filles volaient dans le grand vent – et eux leurs mains dans leurs poches : il ne fait pas chaud. Un sentier pourtant solitaire. Là-bas on voyait, des dunes surplombant la grève, l’écume voler à chaque décharge de la mer par-dessus la ligne basse du toit du « Retour du Pêcheur ». Un singulier lieu de plaisir. Puis, au milieu de la canonnade sourde des vagues, sous un rayon de soleil passager, on entendit nasiller un disque et – sur la basse inégale du ressac, au milieu de la grande caisse de résonance des nuages et de l’eau – sans trace aucune de vulgarité. Une fille cependant, toute seule, suivait le bord de la grève, à contresens du courant de la fourmilière. Très désœuvrée, lente et nonchalante – se baissant parfois pour ramasser un coquillage, une épave – ou bien regardant vaguement le large, et à ce moment toujours ses mains venaient se poser bêtement sur ses hanches – quelle pensée bien à soi dans cette tête rustique ? Dans les paysages vrais tout autant que dans les tableaux continuent ainsi à m’intriguer ces flâneurs de la méridienne ou du crépuscule, qui dans un angle crachent, lancent un caillou, sautent à cloche-pied ou dénichent un nid de merle, et rembrunissent parfois tout un coin du paysage d’une gesticulation aussi ininterprétable que possible.

        Revenu en flânant, j’ai dîné seul – toute la bande straight déjà partie pour le casino.

        Quelques pas sur le sable après le dîner. Plage noble, mélancolique et glorieuse, les vitres du front de mer toutes à la fois incendiées par le soleil couchant comme un paquebot qui s’illumine. Ce sable vide, encore chaud, tiède comme une plage de chair et qu’on voudrait fouler, couvrir, souiller naïvement comme elle. Et pourtant l’air est si chaste, si purement froid, si transparent, comme lavé sans cesse par d’invisibles averses. Un doux gargouillis dans une rigole de sable (la marée baisse) travaille à appareiller à la terre ce paysage de déluge, ― bruit presque humain déjà des eaux canalisées, comme la hache du bûcheron qui défriche. J’ai respiré, ah ! quelle gorgée ! Le sable volait légèrement sur les dunes, l’air claquait comme de grandes oriflammes, droites dans le fil du vent, avec ce fouettement félin de la queue. Et vers l’horizon l’affairement de ces vagues pressées, toujours ce branle-bas d’écumes, cette usine d’émeutes, ces embarras de nuages rayés de grains et de soleil, ce train hargneux des houles, cette hâte inépuisable de la mer à l’arrière-plan.



    Julien Gracq, Un beau ténébreux [Corti, 1945], in Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, pp. 103-104-105 (incipit). Édition établie par Bernhild Boie.





    Julien Gracq, Un beau ténébreux




    JULIEN GRACQ


    Julien Gracq, par Hans Bellmer
    Hans Bellmer, Julien Gracq, 1950
    Portrait au crayon
    Collection particulière
    © Droits réservés
    Source




    ■ Julien Gracq
    sur Terres de femmes


    27 juillet 1910 | Naissance de Julien Gracq
    1er novembre 1917 | Julien Gracq, Le Roi Cophetua
    25 avril 1949 | Julien Gracq au Théâtre Montparnasse
    3 décembre 1951 | Julien Gracq refuse le Prix Goncourt
    19 février 1977 | Julien Gracq, Les Eaux étroites
    Instants (extraits de Nœuds de vie)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    Julien Gracq
    le site de la Maison Julien Gracq
    → (sur autourdejuliengracq.fr)
    Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq (Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul-Valéry de Montpellier, novembre 1975)
    → (sur Terres de femmes)
    21 mars 1926 | Naissance d’André Delvaux (Rendez-vous à Bray et Le Roi Cophetua + une autre extrait du Roi Cophetua)





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  • 1er novembre 1917 | Julien Gracq, Le Roi Cophetua

    Éphéméride culturelle à rebours



    Rendezvousabray2
    Julien Eschenbach (Mathieu Carrière)
    dans le train en direction de La Fougeraie (Braye-la-Forêt)
    Source






    EN DIRECTION DE BRAYE-LA-FORÊT


         En quittant Paris par la gare du Nord, dans cet après-midi de Toussaint, à travers les voiles d’eau que le vent chassait sur les usines et les jardinets ouvriers, ce qui attirait l’œil seulement de place en place, c’étaient les cimetières de banlieue, comme des émeutes florales énormes, crevant, épongeant ça et là la pluie noire ― noyés, rayés, barrés, hérissés de tricolore, avec la foule en vêtements mal teints qui remuait lentement entre les massifs comme une coulée de suie, mouchetée de bleu horizon, piquée ça et là de la tache blanche d’un voile d’infirmière, trouée de menues clairières qui bougeaient avec les tricycles des mutilés. Jamais les morts civils les plus moisis, les plus oubliés, ne furent mieux bordés, plus visités, bercés plus chaudement que dans les grandes fêtes des Morts de ces années-là ; ils rajeunissaient, noyés par procuration sous la marée éclatante qu’une digue de feu empêchait de déferler sur les tranchées. Puis, avec la grande banlieue, ces buissons ardents qui semblaient brûler sur l’eau s’éteignirent ; le tricolore s’espaça en rappels délavés sur la guérite des garde-voies qu’on voyait patrouiller le long de la main-courante des ponts, perdus dans la pluie, le col de capote relevé contre l’averse oblique, et ce fut la campagne ― la morne campagne du nord jalonnée de ses gares de meulière à deux pavillons, dont les quais semblent plus larges et plus vides qu’ailleurs, quand les déserte la foule des champs de courses.
         J’étais seul dans mon compartiment ― presque seul, semblait-il, dans ce train de grande banlieue traînard et désœuvré ― et les perspectives de la journée à la campagne que j’avais devant moi me paraissaient de moins en moins engageantes. La lumière commençait très tôt à baisser ― une éclaircie sans couleur glissait à l’horizon de l’ouest sous le ciel bas, éveillant ça et là le miroir des flaques d’eau qui noyaient les labours ― sur les routes, le vent pourchassait par essaims les feuilles arrachées. Je me détournai du paysage qui glissait sous mes yeux sans bouger, couleur de mine de plomb et d’écorce mouillée, et je parcourus un moment les journaux que j’avais achetés à la gare. L’aviation française avait bombardé de nuit les casernes de Kaiserslautern. À travers les circonlocutions pudiques des correspondants de presse, il était clair que la situation en Russie s’aggravait. Le froid humide pénétrait dans mon compartiment par la glace mal jointe ; je me rencoignai, me pelotonnai dans mon manteau, et je tombais dans une espèce de somnolence. J’imaginais Pétrograd, la marée figée de ses drapeaux rouges subitement noircis par la première neige, les pas des millions de bottes lourdes tournant en rond comme une caserne en folie, gâchant la neige fondue plâtrée de feuilles de journal. Un détour par les marais de l’Yser me ramena à l’hiver noir du front qui commençait : la vie civile m’avait repris, les souvenirs du feu me paraissaient déjà un autre monde, mais à chaque retour de pluies de l’automne, malgré moi, je sentais encore les tranchées, comme un rhumatisant ses articulations. Le froid mouillé me saisissait à nouveau aux poignets ; le train, qui ne ramenait personne au front, traînait dans chaque gare, interminablement. Il n’était guère possible de rêver un lieu, une journée plus mornes ; il me semblait que la terre entière moisissait lentement dans la mouillure spongieuse, s’affaissait avec moi dans un cauchemar marécageux, qui avait la couleur de ces marnières noyées où flottent le ventre en l’air des bêtes mortes.
         De temps en temps pourtant une onde de curiosité, une petite flamme chaude, trouait cette humidité de déluge ; je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil.



    Julien Gracq, « Le Roi Cophetua » in La Presqu’île [1970], in Œuvres complètes, II, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, pp. 491-492.




    ■ Julien Gracq
    sur Terres de femmes

    27 juillet 1910 | Naissance de Julien Gracq
    25 avril 1949 | Julien Gracq au Théâtre Montparnasse
    3 décembre 1951 | Julien Gracq refuse le Prix Goncourt
    19 février 1977 | Julien Gracq, Les Eaux étroites
    29 juin | Julien Gracq, Un beau ténébreux
    Instants (extraits de Nœuds de vie)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    Julien Gracq
    le site de la Maison Julien Gracq
    21 mars 1926 | Naissance d’André Delvaux (Rendez-vous à Bray et Le Roi Cophetua + un autre extrait du Roi Cophetua)
    → (sur YouTube)
    un extrait de Rendez-vous à Bray d’André Delvaux




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  • 19 février 1977 | Julien Gracq, Les Eaux étroites

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 19 février 1977, Julien Gracq accorde un entretien à Jean Daive à propos des Eaux étroites, « court roman de la rêverie associative », « récit à base de mémoire », « à valeur d’initiation » *, publié en octobre 1976 et tiré à 4 000 exemplaires. Entretien diffusé sur France Culture entre le 28 mars et le 1er avril 1977.



    * au sens temporel du terme, sans référence mystique ou ésotérique, comme le fait remarquer Julien Gracq au cours de cet entretien.






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    Ph., G.AdC







    EXTRAIT


        « Rien n’est surprenant dans mon souvenir comme la variété miniaturiste des paysages que longe le cours sinueux de la rivière dans l’espace de ces quelques kilomètres : si lentement que glisse la barque dans l’eau stagnante, d’une couleur de café très dilué, ils semblent se succéder et se remplacer à la vitesse huilée des décors d’une scène à transformation, ou de ces toiles de diorama qui s’enroulaient et se déroulaient, et défilaient devant le passager de Luna-Park assis dans sa barque vissée au plancher. Le plaisir exceptionnellement vif, et presque l’illusion de fausse reconnaissance, que m’a procuré dès les premières pages la lecture du « Domaine d’Arnheim » tient, je pense à la sensation que la nouvelle de Poe communique simultanément de l’immobilité parfaite de l’eau et de la vitesse réglée de l’esquif qui semble moins saisi par un courant que plutôt tiré de l’avant par un aimant invisible. Plus tard, le cygne de Lohengrin, remontant, puis descendant sur la scène de l’Opéra les lacets de la rivière, m’a rendu une fois encore, fugitivement, cette sensation de félicité presque inquiétante qui tient ― je ne l’ai compris qu’alors ― à l’impression d’accélération faible et continue qui naît d’une telle navigation surnaturelle. Le sentiment de l’appel dans toute son urgence confiante loge pour nous dans ces esquifs ingénus-cygnes, caïques, auges de pierre ― qui glissent dans les contes à la surface d’une eau immobile : à l’inverse de la suggestion maléfique qui s’attache à l’apparition des objets volants non identifiés, le bonheur toujours, l’exaucement d’un vœu, tout moins le secours surnaturel dans le péril, semble éperonner leur navigation silencieuse.
        Je parle d’Edgar Poe, et voici qu’il ne va plus guère me quitter tout au long de cette excursion tant de fois recommencée ― bien souvent en compagnie bruyante et joyeuse ― et qui pourtant, non pas seulement dans mon souvenir, mais chaque fois et pendant même que je la recommençais, a gardé toujours quelque de l’allure du rêve, dans le défilé muet, incompréhensiblement majestueux, des deux rives qui viennent à moi et s’écartent comme les lèvres d’une Mer Rouge fendue, dans le sentiment à la fois de lenteur irréelle et de vitesse lisse que j’ai cru retrouver parfois dans les plus beaux, les plus vastes rêves d’opium de De Quincey. L’eau noire, l’eau lourde, l’eau mangeuse d’ombres qu’a décrite Gaston Bachelard, celle qui ceinture l’Île de la Fée, celle qui attend au creux de ses douves de se refermer sur les décombres de la maison Usher ― si différente du flot insidieusement violent qui râpe et ratisse les grèves de la Loire, et renverse par les épaules comme un chien joueur le nageur qui cherche à reprendre pied ― elle était là, elle fut là pour moi tout de suite, avec son odeur terreuse de vase et de racines, son sommeil dissolvant : digérant, infusant lentement les feuilles mortes qui pleuvaient des arbres d’automne. Je n’y ai jamais plongé sans malaise : froide, inerte, sans éclaboussures et sans jaillissement, comme si on y avait plongé à travers une pellicule de lentilles d’eau. »


    Julien Gracq, Les Eaux étroites, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, II, Éditions Gallimard, 1995, pp. 529-530.




    ■ Julien Gracq
    sur Terres de femmes

    27 juillet 1910 | Naissance de Julien Gracq
    1er novembre 1917 | Julien Gracq, Le Roi Cophetua
    25 avril 1949 | Julien Gracq au Théâtre Montparnasse
    3 décembre 1951 | Julien Gracq refuse le Prix Goncourt
    29 juin | Julien Gracq, Un beau ténébreux
    Instants (extraits de Nœuds de vie)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
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