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  • Julio Cortázar | Milonga


    Julio Cortazar
    Image, G.AdC





    MILONGA



                                                                         El Tata Cedrón cantó esta milonga
                                                                   con música de Edgardo Cantón



    Extraño la Cruz del Sur
    cuando la sed me hace alzar la cabeza
    para beber tu vino negro medianoche.
    Y extraño las esquinas con almacenes
         dormilones
    donde el perfume de la yerba tiembla
         en la piel del aire.

    Comprender que eso está siempre allá
    como un bolsillo donde a cada rato
    la mano busca una moneda el cortapluma
         el peine
    la mano infatigable de una oscura memoria
    que recuenta sus muertos.

    La Cruz del Sur el mate amargo.
    Y las voces de amigos
    usándose con otros.


    Cuando escribí este poema todavía me quedaban amigos en mi tierra; después los mataron o se perdieron en un silencio burocrático o jubilatorio, se fueron silenciosos a vivir al Canadá o a Suecia o están desaparecidos y sus nombres son apenas nombres en la interminable lista. Los dos últimos versos del poema están limados por el presente: ya ni siquiera puedo imaginar las voces de esos amigos hablando con otras gentes. Ojalá fuera así. ¿Pero de qué estarán hablando si hablan?


    Julio Cortázar, « Con tangos », Salvo el crepúsculo, Editorial Nueva Imagen, México, 1984.






    MILONGA



                                                                         Tata Cedrón chanta cette milonga
                                                                        Avec musique d’Edgardo Cantón.




    La Croix du Sud me manque
    lorsque la soif me fait lever la tête
    pour boire ton vin noir de minuit.
    Et me manquent les coins des rues où somnolent
         les épiceries
    et où le parfum de l’herbe tremble dans
         la peau de l’air.

    Comprendre que cela est toujours là-bas
    comme une poche où à chaque instant
    la main cherche une monnaie le canif
         le peigne
    la main infatigable d’une mémoire obscure
    qui recompte ses morts.

    La Croix du Sud le maté amer.
    Et la voix des amis
    s’usant avec d’autres.


    Lorsque j’écrivis ce poème, j’avais encore des amis dans ma terre ; après on les a tués ou ils se perdirent dans un silence bureaucratique ou jubilatoire, ils partirent silencieusement vivre au Canada ou en Suède, ou ils ont disparu et leurs noms sont à peine des noms de la liste interminable. Les deux derniers vers du poème sont affaiblis par le présent : je ne peux même plus imaginer les voix de ces amis parlant avec d’autres personnes. Pourvu que ce soit ainsi. Mais de quoi peuvent-ils parler, s’ils parlent ?


    Julio Cortázar, « Avec tangos », Crépuscule d’automne, Éditions José Corti, Collection Ibériques, 2010, pp. 76-77. Traduit de l’Espagnol (Argentine) par Silvia Baron-Supervielle.




    Julio Cortázar, Crépuscule d'automne





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         Julio Cortázar



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         sur Terres de femmes


    26 août 1914/Naissance de Julio Cortázar
    Julio Cortázar/Ligne de mire


         ■ Voir/écouter aussi

    (sur YouTube) La Cruz del Sur (Cortazar/Cantón) – Por el Tata Cedrón
    (sur Sololiteratura) une bio-bibliographie de Julio Cortázar (+ archives sonores)


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  • 26 août 1914 | Naissance de Julio Cortázar

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 26 août 1914 naît à Bruxelles Julio Cortázar.







    Cortazar2
    Source







    Fils d’un diplomate argentin, Julio Cortázar est élevé à Buenos-Aires par sa mère après l’abandon paternel. Diplômé de l’École Normale, Julio Cortázar s’adonne à la poésie pour déjouer l’ennui et la morne solitude des villes de province où il enseigne.

    D’inspiration mallarméenne, son premier recueil est publié en 1938 sous le titre Presencia (Présence). Influencé par la littérature française d’une part ― Jean Cocteau, Raymond Roussel, Guillaume Apollinaire, Raymond Radiguet et Alfred Jarry sont ses maîtres ―, par Edgard Poe, Nathaniel Hawthorne, Jorge Luis Borges de l’autre, Julio Cortázar, traducteur de Jean Giono, d’André Gide et de Marguerite Yourcenar, se lance dans l’écriture fictionnelle. Nouvelles fantastiques et romans dans lesquels il tente de « créer une autre réalité peut-être plus proche de la réalité ».

    Publié au Mexique en 1958, le recueil de nouvelles Les Armes secrètes ― dont l’une d’entre elles, « Les fils de la vierge » [« Las Babas del diablo » (« La Bave du diable »)], a inspiré Antonioni pour Blow-up ―, « révèle la face démesurée, sublime ou horripilante du quotidien ». Julio Cortázar est mort le 12 février 1984 à Paris où il s’était exilé en 1951.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Chaussures_cortazar
    D.R. Ph. angèlepaoli







    LES FILS DE LA VIERGE


    Personne ne saura jamais comment il faudrait raconter ça, à la première ou à la deuxième personne du singulier, ou à la troisième du pluriel, ou en inventant au fur et à mesure des formes nouvelles, mais cela ne servirait à rien. Si l’on pouvait dire : je vîmes monter la lune ; ou : j’ai mal au fond de nos yeux, ou, en particulier : toi, la femme blonde, étaient les nuages qui passent si vite devant mes tes ses notre votre leurs visages. Seulement voilà…

    Puisqu’il faut raconter, l’idéal serait que la machine à écrire (j’écris à la machine) puisse continuer à taper toute seule et moi, pendant ce temps, j’irais vider un bock au bistro d’à côté. Et ce n’est pas simple façon de dire. L’idéal en effet, car le trou qu’il nous faut raconter est celui d’une autre machine, une Contrax 1,2, et il se pourrait bien qu’une machine en sache plus long sur une autre machine que moi, que toi, qu’elle (la femme blonde) et que les nuages. Mais je n’ai même pas la chance qui sourit aux innocents et je sais bien que si je m’en vais, cette Remington restera pétrifiée sur la table avec cet air doublement immobile qu’ont les choses mobiles quand elles ne bougent pas. Donc, je suis bien obligé d’écrire. Si l’on veut que ce soit raconté, il faut bien que l’un de nous l’écrive. Autant que ce soit moi, qui suis mort, qui suis moins compromis que le reste ; moi qui ne vois que les nuages et qui peux penser sans être dérangé (en voilà un autre qui passe avec un bord gris), moi qui peux me souvenir sans être dérangé, moi qui suis mort (et vivant aussi, je ne prétends tromper personne, on s’en apercevra bien à la fin), j’ai commencé, puisqu’il fallait bien que je démarre d’une façon ou d’une autre, par le bout qui se trouve le plus loin, celui du début ; tout compte fait, c’est encore le meilleur moyen quand on veut raconter quelque chose.

    Je me demande soudain quel besoin j’ai de raconter tout ça, mais si l’on commence à se demander pourquoi l’on fait ce que l’on fait, pourquoi, par exemple on accepte une invitation à dîner (un pigeon vient de passer, et un moineau aussi, je crois) ou pourquoi, quand on vous a raconté une bonne histoire, on ressent comme un chatouillement à l’estomac qui vous pousse dans le bureau d’à côté pour raconter l’histoire au voisin ; ça soulage aussitôt, on est satisfait et on peut retourner à son travail. Personne, que je sache, n’a encore jamais expliqué ce phénomène ; de sorte qu’il vaut mieux passer outre ces sortes de pudeurs et raconter, car après tout, personne n’a honte de respirer ou de mettre des chaussures ; ce sont des choses qui se font et quand il arrive quelque chose d’anormal, lorsque, par exemple, on trouve une araignée dans sa chaussure, ou que l’on fait un bruit de verre brisé en respirant, alors il nous faut raconter ce qui arrive, le raconter aux copains du bureau, ou au médecin : « Ah ! mon Dieu, docteur, chaque fois que je respire… » Toujours raconter, toujours se délivrer de ce chatouillement désagréable au creux de l’estomac.



    Julio Cortázar, « Les fils de la vierge », Les Armes secrètes [1963], Editions Gallimard, Collection folio, 1973, pp. 83-84-85. Traduit de l’espagnol par Laure-Guille Bataillon.



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