Étiquette : La Fuite extraordinaire de Johannes Ott


  • Drago Jančar | [Une panique indescriptible s’empara de la population]


    [UNE PANIQUE INDESCRIPTIBLE S’EMPARA DE LA POPULATION]






    Wolgemut
    Michael Wolgemut (1434–1519),
    Tanz der Gerippe, gravure sur bois, 1493
    in Hartmann Schedel (1440 – 1514),
    Schedel’sche Weltchronik








    Tout avait éclaté cette nuit-là.

    Les bruits étaient contradictoires. Les uns affirmaient qu’il y avait des dizaines et des dizaines de morts, les autres racontaient que l’hécatombe ne faisait que commencer. La maladie s’était déclarée à l’hôpital. Non, c’était un chat qui s’était glissé dans le lit d’une sœur quelques jours auparavant. Quand on avait ouvert la cellule, elle était noire. Non, un maquignon avait passé la nuit à la taverne et il était parti. Ensuite un administrateur d’une ville de province avait expiré dans le même lit. La peste s’était dissimulée dans la fourrure d’un soldat croate. Elle avait été apportée par des marchands. C’était arrivé pendant la nuit. La veille encore, personne ne s’y attendait ; hier encore, le marché était vivant, le tribunal fonctionnait, les magasins et les ateliers étaient ouverts. Cette nuit-là, on avait trouvé un cadavre avec des taches noires. La peste était tapie dans l’eau sale. Elle arrivait par l’air pestilentiel.

    Au matin, les autorités avaient essayé de dissimuler la nouvelle et de rétablir l’ordre. Il n’y avait plus rien à faire. Ce qui fut bientôt clair pour tout le monde. Une panique indescriptible s’empara de la population.


    […]


    La confusion et la folie durèrent deux jours. Au matin du troisième jour, des soldats affluèrent par toutes les portes de la ville, accompagnés de capucins, de commissaires de la peste, de fonctionnaires, de volontaires et de détenus à qui on avait, pour l’occasion, donné une chance. Premier signe qu’on prenait les choses en main, de grandes croix blanches peintes à la chaux se mirent à briller sur les portes et les fenêtres de certaines maisons. Des nuages de fumée roulèrent dans les rues. On enfuma les maisons pestiférées avec du genévrier et on les aéra. On alluma des feux. On éleva des bûchers dans les cours, dans les jardins ou même devant les portes des maisons. Chiffons, meubles, vêtements, on jeta tout. Des huissiers fermèrent d’autres logis et les barricadèrent avec des planches. On vida quelques demeures le long de la rivière pour y installer des hôpitaux militaires. On réquisitionna des apothicaires et on les obligea à moudre des poudres et à préparer des potions. On conduisit les barbiers dans les bains publics pour accueillir les malades et les saigner de leur sang infecté. On isola les contaminés suspects, des détenus leur apportaient de la nourriture dans des paniers accrochés au bout de leur bâton.

    Il semblait que les autorités allaient au moins circonscrire le désordre à défaut d’arrêter la meurtrière.



    Drago Jančar, La Fuite extraordinaire de Johannes Ott, éditions Phébus, 2020, pp. 328-330. Traduit du slovène par Andrée Lücke-Gaye.






    Drago Jancar





    DRAGO JANČAR


    Drago Jancar portrait 2





    ■ Drago Jančar
    sur Terres de femmes


    La Fuite extraordinaire de Johannes Ott (lecture d’AP)
    Aurore boréale (lecture d’AP) (+ une notice bio-bibliographique)
    Cette nuit, je l’ai vue (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Phébus)
    la fiche de l’éditeur sur La Fuite extraordinaire de Johannes Ott







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  • Drago JančarJancar, La Fuite extraordinaire de Johannes Ott

    par Angèle Paoli

    Drago Jančar, La Fuite extraordinaire de Johannes Ott,
    éditions Phébus, 2020.
    Traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DANS LA SPIRALE VERTIGINEUSE DE DRAGO JANČAR





    Drago Jančar a tout juste trente ans lorsqu’est publié en 1978 Galjot, son premier roman. Une fiction historique magistrale traduite du slovène en de nombreuses langues. Il a fallu attendre 2020 pour que l’ouvrage paraisse en France, dans une traduction d’Andrée Lücke-Gaye, sous le titre La Fuite extraordinaire de Johannes Ott. Faut-il voir dans ce récit, tout nouvellement paru, en pleine pandémie de covid-19, un récit prémonitoire ? Ma lecture me pousse à penser que oui, tant les événements décrits dans ce récit, et les réactions que ces derniers suscitent, me semblent être comme un miroir de la crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui.

    Le roman de Drago Jančar est une vaste fresque de l’Europe du XVIIe siècle, dévastée par la peste noire. Au cœur de cette fresque, un homme fuit. De pays en pays, traversant villes et villages, il se cache dans des maisons abandonnées ou dans des terriers, poursuivi par de multiples ennemis, n’échappant que par miracle à ses geôliers. Accusé d’appartenir à une « société secrète », il est envoyé aux galères, d’où il s’échappe à nouveau. Mais, quelles que soient les circonstances, Johannes Ott reste animé d’une fureur de vivre qui toujours le sauve. In extremis. « Je m’en sortirai, pensa-t-il, je m’en sortirai. »

    En vingt-cinq chapitres d’un récit haletant, l’auteur slovène fait revivre l’Autriche de Léopold 1er de Habsbourg, secouée par les guerres contre les Turcs, divisée par les conflits religieux, saccagée par les épidémies, secouée par les procès en sorcellerie et les chasses aux sorcières qui conduisent au bûcher. Au hasard de ses errances, Johannnes Ott, « l’étranger inconnu », est confronté à tous les mouvements, rumeurs, dangers, rébellions, rassemblements de foule, bagarres et débauches, folies et extrémismes qui agitent et soulèvent les régions qu’il parcourt tout au long de ses vagabondages. Carniole, Styrie, Carinthie, Slovénie… Partout la rumeur le poursuit et le traque. Chaque nouvelle rencontre contient en germes un nouveau péril. Qui est-il ? D’où vient-il ? Que fuit-il ? Que cherche -t-il ? Mais Johannes Ott le sait-il lui-même ? La fuite, comme leitmotiv de survie, court de page en page.

    « Pourquoi est-ce que je suis en fuite, et pourquoi est-ce que je rôde de-ci de-là, avec cette peur et cette agitation dans la poitrine ? Quelle énergie et quelle force inconnue me poussent à fuir continument ?

    Il essaya de revenir en pensée sur ses raisons et ses mobiles. Sur sa quiétude et sa maison autrefois, mais dans ce passé lointain, tout lui semblait si nébuleux et sombre, si vague et étrange qu’il ne savait plus s’il l’avait vraiment vécu. »

    Poursuivi par des « signes dangereux », Ott semble être la proie du diable. Aurait-il signé un pacte avec Satan ? C’est ce dont on l’accuse, et dont il finit par se persuader lui-même. Plus tard, envoyé aux galères par suite d’une erreur judiciaire, il aborde aux ports de la Méditerranée. Il devient alors le « galérien ». Perdu au milieu des mers, harcelé par de nouveaux périls, dont la tempête de la peste, et par les monstres qui menacent l’embarcation sur laquelle il trime jour et nuit, Ott se prend à rêver de montagnes et de lacs de verdure. Il rêve de forêts.

    Mais les péripéties dans lesquelles Johannes Ott entraîne le lecteur sont-elles vécues ou rêvées par « l’inconnu » ? À de nombreuses reprises, c’est la question que le lecteur se pose. Où est-on ? Dans quel pays et dans quel univers ? Dans les pensées du fuyard ? Dans ses élucubrations et dans ses interrogations ? Où est la réalité&nsp;?

    D’autant que lorsqu’il aborde les dernières pages du roman, le lecteur retrouve l’atmosphère et les caractéristiques du premier chapitre. Il retrouve la chapelle humide et son « mur imbibé d’un liquide poisseux » ; il retrouve ses deux saints thaumaturges, le saint Sébastien percé de flèches (c’est à la vitesse des flèches que la peste se répand) et le saint Roch qui montre du doigt son genou pustuleux. Il retrouve le « vieux » qui autrefois lui avait dit :

    « Tous les signes sont là. La maladie arrive. Seul saint Roch peut encore nous sauver. »

    Le « vieux » qui avait jadis conduit « l’étranger extravagant » jusqu’à la taverne où il avait pu se restaurer. Johannes Ott semble être en terrain connu, même si les choses ont fini par changer sous la pression incontrôlable des événements. Ainsi du tavernier qui, après s’être montré réticent à poursuivre son dialogue avec Ott, finit par avouer :

    « Quand même, je crois bien que j’ai déjà vu ton visage sombre quelque part.

    — Et moi le tien, dit Johan Ot en se retournant. »

    D’autres événements presque identiques suivis d’autres rencontres de personnes connues, croisées ou fréquentées dans une vie antérieure, avant le temps de la peste et le temps des galères, confirment à Johannes Ott qu’il est revenu à son point de départ. Ainsi le fuyard a-t-il la conviction que toujours tout recommence. Presque à l’identique.

    « Soudainement, encore aviné, il avait décidé d’aller à la rencontre de son destin. Soudainement et simplement, il entrait dans une histoire dont on ne pouvait imaginer la fin.

    Il était arrivé la nuit et il était arrivé seul.

    C’est ainsi que commençait cette pénible affaire. »

    Telles sont les pensées qui animent Johannes Ott à la fin du premier chapitre du récit.

    « Il sentit que le médecin bec le tirait avec le crochet. Sa tête frappa le sol.

    Je m’en sortirai, pensa-t-il, je m’en sortirai.

    Au matin, je serai dessoûlé et ces maudits rêves auront disparu. »

    Telles sont les dernières pensées de Johannes Ott.

    Faite d’anticipations multiples tout autant que de retours en arrière inattendus, construite autour de répétitions qui rythment chaque épisode de façon particulière, l’écriture puissante de Drago Jančar entraîne le lecteur dans les labyrinthes d’une épopée humaine impitoyable, faite de cercles où se mêlent sans cesse l’identique et le nouveau, brouillant ainsi à l’infini les lignes du rêve et celles de la réalité. Une spirale vertigineuse qui font se rejoindre sans relâche commencement et fin. Fin et commencement.

    « Je connais tout ça. Autrefois, je me suis promené ici. Ici se rencontrent tous mes chemins. Tous les fils se relient. Tout s’accomplit. »

    D’une écriture admirable, le roman de Drago Jančar met le lecteur d’aujourd’hui face à ses contradictions et face à ses peurs.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Drago Jancar





    DRAGO JANČAR


    Vignette drago-jancar





    ■ Drago Jančar
    sur Terres de femmes


    [Une panique indescriptible s’empara de la population] (extrait de La Fuite extraordinaire de Johannes Ott)
    Aurore boréale (lecture d’AP) (+ une notice bio-bibliographique)
    Cette nuit, je l’ai vue (lecture d’AP)




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