Étiquette : La Justification de l’abbé Lemire


  • Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire

    par Angèle Paoli

    Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire,
    éditions Faï fioc, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    L’ABBÉ ET LE POÈTE, LECTURE D’UNE JUSTIFICATION




    Le titre La Justification de l’abbé Lemire semble à première vue un titre délibérément énigmatique. Car, combien, parmi les lecteurs d’aujourd’hui, se souviennent de l’abbé Lemire ? Et quelle est ici l’acception du terme « justification » ? Philosophique ? Théologique ? Mathématique ? Apologétique ? Aucun doute que le petit livre du poète Lucien Suel combine tout cela à la fois. Mais si le lecteur curieux prend la peine, avant toute lecture, de feuilleter l’ouvrage, il prend tout aussitôt conscience que la composition typographique est loin non plus d’être ordinaire. En effet chaque page se subdivise visuellement en deux colonnes distinctes alignées verticalement à droite et à gauche, séparées en leur centre par une allée centrale (gouttière) identique. Avec une police de caractères à chasse fixe. Chaque colonne comportant 12 tercets. Chaque page comportant donc 24 tercets, lesquels constituent un chapitre à part entière. L’ensemble du recueil comporte 42 chapitres. Cette contrainte formelle (écriture arithmogrammatique), extrêmement élaborée et rigoureuse, en premier lieu dans le choix d’une police de caractères qui soit à largeur identique, donne son sens à elle toute seule au terme de « justification ». Ce que confirme et valide une notice en fin de recueil :

    « La Justification de l’abbé Lemire, poème en quarante-deux épisodes, est écrit en vers « justifiés » dont le nombre de signes (espaces et caractères) est déterminé à l’avance. »

    Une autre notice précise que La Justification de l’abbé Lemire a déjà fait l’objet de publications antérieures. La réédition proposée par les éditions Faï fioc étant la troisième. Chacune d’entre elles intégralement consacrée à l’histoire d’une vie. La vie de l’abbé Lemire.

    Une première question se pose alors au lecteur. Comment lire les tercets ? Verticalement ? Une colonne après l’autre ? Ou horizontalement ? De trois vers en trois vers de gauche à droite, puis de droite à gauche ? Après quelques hésitations et trébuchements, le lecteur s’aperçoit que la lecture horizontale, à la fin de chaque tercet, est la bonne. Une fois dépassées ces menues interrogations, il suffit de suivre le fil de l’histoire de Jules Auguste Lemire, né en terre des Flandres le 23 avril 1853 et mort dans son village natal de Vieux-Berquin un 8 mars 1923, après une vie exemplaire, particulièrement bien remplie.

    Suivre ensuite le déroulement du poème biographique en quarante-deux épisodes en observant pauses et enjambements. Lesquels impliquent une rythmique particulière de la lecture. Qui dit « justification » dit aussi concision. Ainsi disparaissent déterminants et prépositions lorsqu’ils ne sont pas indispensables à la compréhension du récit. Tout l’art de Lucien Suel consiste à condenser le texte et à le cadencer. Car l’objet poursuivi est de faire entrer en 1008 tercets tous les événements marquants de la vie de l’abbé Lemire. Depuis sa naissance paysanne, sa vocation précoce, sa formation et ses apprentissages, ses orientations politiques, et ce, jusqu’à sa mort. En passant par ses luttes, ses engagements, son idéal, ses inventions, ses déceptions et ses souffrances, ses espoirs et sa foi, son immense dévouement et sa générosité envers le peuple, son amour de l’humanité, sa passion pour son pays du Nord… tout ce sur quoi le bon abbé a construit son existence et qui tient dans les trois infinitifs que contient sa devise : « être utile servir tenir parole ».

    Trois verbes qui seront un axe de vie sûr. L’abbé Lemire jamais ne faillira. Jamais n’abdiquera sa foi même au plus fort des combats qu’il devra mener contre les catholiques intégristes qui rejetteront en lui le prêtre engagé dans les luttes sociales qui lui tiennent à cœur. Ni ne cèdera face à l’inquiétude de l’épiscopat. Jamais il ne renoncera à défendre les faibles et les opprimés contre les nantis, sûrs de leur bon droit et de leur supériorité face à une égalité de pacotille et de façade. « Résolument républicain », il ira jusqu’à la Chambre combattre « la dégradation humaine », s’attaquer aux « taudis », « protéger les biens des familles ouvrières », « assurer la retraite de / vieillesse de tous les travailleurs avec l’or / de l’État… », créer « la ligue du Coin de terre » …

    « Visionnaire », l’abbé Lemire, et résolument moderne dans sa façon d’appréhender la lutte ouvrière, de prôner avec ferveur la Séparation des églises et de l’État. Convaincu que la Séparation / doit rapprocher l’Église du / Peuple le Sillon tracé / dans le Jardin ouvrier.

    Dans ces pages aux vers justifiés, Lucien Suel, poète et ardent défenseur de l’abbé Lemire, reconnaît, visuellement parlant, la forme même du jardin potager :

    « [L]’allée centrale au milieu et les planches de légumes de chaque côté ». Une allée qui, ajoute-t-il, « peut aussi faire penser à l’intérieur de la nef d’une église. »

    Issu d’une famille modeste mais aimante, grandi entre les carrés du potager et l’enseignement de son instituteur, entre les auteurs classiques que très tôt il affectionne et les animaux de la ferme, l’abbé Lemire évolue dans un « bonheur rustique. » Très tôt aussi, il est sensible à la misère qui l’entoure, aux difficultés et aux injustices auxquelles les gens qu’il côtoie sont soumis. Très tôt son esprit fidèle aux Évangiles, s’insurge. Prêtre et laïc à la fois, attaché à ses engagements et à la République, il invente le « Jardin ouvrier » dont il défend, à la Tribune, l’urgence et la nécessité. Il faut assurer à chaque famille ouvrière « un coin de terre un foyer » afin que chacune puisse faire « l’apprentissage de la propriété… ».


    « […]

    aller au jardin chaque

    jour de chômage éviter

    ainsi le cabaret semer

    rouler planter sarcler

    râteler arroser bêcher

    herser repiquer pincer

    biner arracher tailler

    déduire récolter fumer

    damer forcer éclaircir

    […]

    à qui n’a rien justice

    ne dit pas grand chose

    à qui n’a rien respect

    ne dit pas grand chose

    à qui n’a rien société

    ne dit rien […] » (XXI).


    Élu maire de Hazebrouck dès 1893, puis député-maire en 1914, l’abbé Lemire ne compte ni son temps ni ses efforts pour défendre les biens des hommes et son idéal. Et réaliser ainsi son « rêve millénaire » de changer « les terrains vagues / en patchworks polychromes / fixant la pensée de la / poésie pure aux seuils/ des cités… » . Une utopie fondée sur « la charité évangélique » dont l’on peut dire qu’elle est très loin d’être à l’ordre du jour.

    Quant à la poésie de cet opus, elle est sensible dans la force rhétorique sur laquelle elle s’appuie. Lucien Suel élabore sa « justification » sur des rythmes ternaires, sur les répétitions et les adresses, sur les interrogations oratoires et les interjections lyriques, les apostrophes emplies de tendresse. Le texte emporte le lecteur, et draine avec lui, étroitement liés, « le sujet et la parole ». Au point que le poète et son personnage ne forment en définitive plus qu’un. Lequel du poète ou de l’abbé l’emporte sur l’autre ? Peu importe, si la force de conviction du poète gagne son auditoire ou son lectorat. Peu importe que les deux êtres fusionnent pour ne former plus qu’un. L’abbé et le poète, le poète et l’abbé. Grâce au flux que Lucien Suel imprime aux tercets, il est indéniable que l’abbé Lemire reprend vie. Sous sa plume et sous sa voix, le poète contribue à faire revivre toute une époque de luttes loyales où actes et paroles avaient pris chair dans le petit paysan de Vieux-Berquin.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Lucien Suel La Justification de l'abbé Lemire  3




    LUCIEN SUEL


    Lucien Suel
    Source




    ■ Lucien Suel
    sur Terres de femmes


    29 juin 1878 | Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, IV
    Sombre Ducasse
    [Le terril]




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur vimeo)
    Le Jardin et le Poète
    → (sur remue.net)
    Ivar Ch’Vavar & camarades | Le Jardin ouvrier
    Silo-ACADEMIE 23, le blog de Lucien Suel
    → (sur la revue x)
    une notice bio-bibliographique sur Lucien Suel





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  • 29 juin 1878 | Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, IV

    Éphéméride culturelle à rebours

    « Poésie d’un jour



    Lemire PDF







    IV




    bachelier des sciences    Lemire à Vieux-Berquin
    et aussi bachelier des    serait parti pour Rome
    lettres le jeune Jules    études théologiques la

    bourse du diocèse pour    fils de paysan n’était
    un séminariste mais la    pas compatible avec le
    situation modeste d’un    coût de ce long séjour

    italien fils du peuple    Émile Lobbedey il sera
    demeure dans le peuple    évêque d’Arras mourant
    l’autre ira à ta place    là pendant la première

    grande guerre mondiale    Cambrai et pas de Rome
    voici Jules-Auguste au    pour lui la volonté de
    grand séminaire donc à    fer du supérieur Sudre

    ultramontain férule et    la formation interne à
    méfiance vis à vis des    une théologie pratique
    sciences le zèle est à    d’affligeante pauvreté

    retour à Hazebrouck en    l’abbé Dehaene demande
    surveillant remplaçant    à son jeune pion Jules
    pour la philosophie et    d’abandonner l’idée de

    préparer la licence de    ordonné prêtre éternel
    lettres puis à Cambrai    consacré doigts lèvres
    le 29 juin 1878 il est    ciseaux de l’évêque et

    tonsure blanche à plat    rentrée des classes en
    ventre en aube blanche    professeur philosophie
    sur les dalles glacées    et rhétorique latin et

    grec encore là d’où il    collège de sa jeunesse
    vient à Hazebrouck sur    l’adolescent de retour
    la terre de Flandre au    janvier 1879 Stéphanie

    meurt novembre 1879 au    le petit devenu prêtre
    tour de Védastine deux    leur petit Jules tu es
    tantes mortes et juste    sacerdos in aeternam ô

    Ma Tante et ô Ma Tante    cheveux et les ciseaux
    dans le ciel et encore    médaillon de Védastine
    une fois une mèche des    médaillon de Stéphanie

    des corbeaux déchirent    d’eau froide au-dessus
    le ciel d’aube dans la    du cimetière là-bas au
    rafale les bourrasques    coeur de Vieux-Berquin




    Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire [éditions Mihàly, 1998], IV, éditions Faï fioc, 2020.



    __________________
    NB : Ce poème en quarante-deux épisodes conte la vie, l’oeuvre et la mort de l’abbé Lemire. Un texte visuel et expérimental où l’auteur emploie un vers de son invention, le vers justifié, dont le nombre de signes, caractères et espaces, est défini à l’avance.





    Lucien Suel La Justification de l'abbé Lemire  3




    LUCIEN SUEL


    Lucien Suel
    Source




    ■ Lucien Suel
    sur Terres de femmes


    La Justification de l’abbé Lemire (lecture d’AP)
    Sombre Ducasse
    [Le terril]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    Ivar Ch’Vavar & camarades | Le Jardin ouvrier
    Silo-ACADEMIE 23, le blog de Lucien Suel
    → (sur la revue x)
    une notice bio-bibliographique sur Lucien Suel





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