Étiquette : La Lettre volée


  • Hélène Sanguinetti | [Premier soleil]





    Hélène Sanguinetti-Photo D. Warzy-Sans le fond !
    Photo D. Warzy







    [PREMIER SOLEIL]




    Premier soleil qui touche un vieux feuillage dansant. Torses bombés des moineaux friquets, une bande de lampions sur les branches.
    Le vrai froid d’hiver est annoncé pour demain.






    Le domaine est désert. Tout se tait, les langues, raidies, la parole reste coincée à l’intérieur des poitrines, elle brûle d’être retenue là, mais le corps est glacé malgré 3 épaisseurs de laine. Je ne peux lire qu’avec des gants, et plus d’écran à ma disposition — ils ont fini par me confisquer mon appareil, « la direction doit veiller à l’intégrité physique de ses hôtes », répondre quoi ?





    Froid intense depuis 10 jours, vent furieux.



    […]





    En rentrant j’ai trouvé un mot sous ma porte :
    QUELQU’UN ACCEPTERAIT-IL DE DONNER QUELQUES HEURES DE COURS À LA TRÈS JEUNE FILLE ÉTRANGÈRE, ELLE SAIT À PEINE LIRE ET ÉCRIRE ET PARLE TRÈS MAL NOTRE LANGUE — SE FAIRE CONNAÎTRE À L’ACCUEIL — D’AVANCE MERCI


    Je touche mon ventre, ma langue, limace bien accrochée, puis le sommet de la tête que ce fut si tendre jadis qu’on pouvait passer à travers en appuyant, mourir à peine né, je touche à une sorte d’intérieur à la surface, tout ensemble sur la terre et en chacun tient de la sorte, merveilleusement.
    Chez moi, ça tient plutôt de la panthère et ses petits.
    Pour qui on se prend, des fois !
    J’ai répondu que je pouvais bien sûr, à condition qu’ils me paient avec du bon chocolat !





    Pluie.





    Soleil d’hiver.





    Pluie.





    Orage bref qui ne sert à rien, qu’à rentrer la tête dans les épaules, racler les pieds dans la chambre avec les pantoufles.
    Monde + ce qui l’habite = usés= air connu
    Neuf reviendra. Sentira bon, un moment du moins.
    En attendant, ne pas se laisser avaler par la bestiaccia qui sait fouiller avec ses cornes de 3 mètres. Jamais. Jamais. Jamais.




    Hélène Sanguinetti, « Lettre au bord », 2, in Domaine des englués, suivi de Six réponses à Jean-Baptiste Para, éditions de La Lettre volée, 2017, pp. 105, 107, 108.






    Helène Sanguinetti  Domaine des englués





    HÉLÈNE SANGUINETTI





    ■ Hélène Sanguinetti
    sur Terres de femmes

    [Ma trouvaille de tout à l’heure] (autre extrait de Domaine des englués)
    Alparegho, Pareil-à-rien (note de lecture d’AP)
    De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
    De la main gauche, exploratrice (I)
    De la main gauche, exploratrice (II)
    De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
    À celui qui (extrait de Hence this cradle)
    Et voici la chanson (note de lecture d’AP)
    [Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
    Le Héros (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La vieille femme regarde en bas
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)



    ■ Voir aussi ▼

    (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Hélène Sanguinetti
    → (sur le site de la revue Secousse)
    une lecture de Domaine des englués par Gérard Cartier [PDF]





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  • Laure Gauthier, kaspar de pierre

    par Isabelle Lévesque

    Laure Gauthier, kaspar de pierre,
    éditions de La Lettre volée, Collection Poiesis, 2017.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    AVEC KASPAR HAUSER ?




    La figure de Kaspar Hauser, ce garçon de seize ans à l’identité énigmatique apparu à Nuremberg en 1828 et mort assassiné cinq ans plus tard, ne cesse de nous interroger. « Enfant adoptif » officiel de la ville de Nuremberg, devenu très vite « orphelin de l’Europe », comme l’appelaient les gazettes, il habite et hante le dernier livre de Laure Gauthier.

    La voix narrative et la cadence poétique ouvrent kaspar de pierre :


    « ai couru, nu d’automne vers les maisons basses

    avec la lourdeur du gravier

    et mes semelles de peau

    Ce chemin vers rien de certain


    qui se brise en bruissements rances »


    Celui qui parle ne dit pas « je ». Livré au seul chemin de perdre, il n’est pas accompagné. Sa route et sa fragilité l’exposent dès l’incipit comme sa langue naissante, qui sans cesse raisonne et se crée, peu sûre d’elle, cassant son rythme ou son sens. Elle avance nue et vulnérable sur ses « semelles de peau », qui appellent immanquablement les « semelles de vent » de Rimbaud, inscrivant l’expression dans un nouvel ordre. Dans son roman Kaspar Hauser ou La phrase préférée du vent, Véronique Bergen fait parler son personnage parfois à la première personne, parfois à la troisième. Mais elle écrit aussi : « À Nuremberg, je-il-Kaspar Hauser s’est levé. » 1 Les témoins de sa vie ont raconté la difficulté qu’il eut à comprendre et à accepter l’emploi de « je » et « tu ». Ici, Laure Gauthier emploie « jl », qui combine « je/il » :


    « Jl courrrr tronqué vers le champ toujours à nouveau de tournesols »


    L’histoire de Kaspar Hauser a tout de suite fasciné : qui étaient ses parents ? Pourquoi a-t-il été ainsi reclus pendant treize ou quatorze ans ? Qui s’occupait de lui ? Pourquoi a-t-il été libéré ? Qui a tué Kaspar Hauser et pourquoi ?

    Les comptes rendus de ses interrogatoires, ses essais d’autobiographie, les témoignages et enquêtes de ceux qui l’ont recueilli ou rencontré nous donnent une image assez précise de son langage et de ses comportements : « Son parler était un effort et un combat. » 2

    On découvre un être cramponné à la terre, qui connut deux naissances. D’abord né d’une femme, puis d’un cachot de pierre. Ce « Kaspar de pierre » aspirait parfois à retrouver ce lieu qu’il pouvait encore considérer comme protecteur contre ce que le monde qu’il découvrait avait d’effrayant.


    «les pierres, même elles, se sont retournées à moi, et n’auront plus jamais la force d’accueillir un enfant »


    Dans la présentation de son Gaspard, Peter Handke écrit : « La pièce pourrait aussi s’intituler Torture verbale »3. C’est bien ce que l’on fit subir au garçon : aux questions qu’il ne comprenait pas, il répondait par le silence des pierres ou par des phrases insolites, d’une maltraitance à l’autre.

    Il n’a pas le choix, il doit apprendre à communiquer avec tous, avancer, marcher, cet enfant qui vécut assis. Il fut d’abord considéré comme un phénomène de foire sur qui faire les expériences les plus imbéciles, ou un objet d’étude pour la science : examen minutieux de sa peau, de ses réactions à divers stimuli, de son langage. « Raconte-t-on sa lapidation ? », demande l’auteure. Kaspar est livré à une société vorace et brutale.


    « Muré = sans expérience = cœur pur = verbe premier = poésie ! »


    Françoise Dolto a intitulé son étude : Kaspar Hauser, le séquestré au cœur pur. Elle écrivait en conclusion : « Un homme qui honore l’humanité. / En même temps un mystère pour lui-même et un mystère pour nous autres. Son histoire ne s’explique pas par ce que nous connaissons de la psychologie expérimentale, ni non plus par ce que nous connaissons sur l’inconscient. Elle ne s’explique tout simplement pas… »4

    Les poètes ont vite vu en lui un semblable, un frère. Si Verlaine le fait parler à la première personne (« Je suis venu, calme orphelin… »), Georg Trakl l’évoque à la troisième personne, le présentant comme un « rêveur » qui « restait seul avec son étoile »5. Écrivant sur ce Kaspar Hauser né de la pierre, les poètes sont devenus « poètes rupestres », comme l’analyse Laure Gauthier.

    Elle décide quant à elle d’écrire avec Kaspar Hauser.


    Le livre de Laure Gauthier rend compte d’une vie mutilée. Les chapitres ont un titre suivi d’un numéro. Si « Abandon » et « Maison » occupent trois chapitres, « Marche » et « Rue » s’arrêtent au numéro 1.

    Les deux chapitres « Diagnostic » reprennent des indications d’un site internet médical sur les effets secondaires de certains médicaments. Les contemporains pensaient qu’on lui administrait de l’opium dans son cachot pour pouvoir prendre soin de lui et nettoyer le local sans qu’il le remarque. Cela peut-il expliquer au moins en partie le comportement et certains troubles de Kaspar Hauser ? L’oubli de tout ce qui s’est passé pendant les treize ou quatorze ans passés dans le cachot est-il un effet secondaire de la prise d’opium (ou autre substance) ?

    Quel destin pour celui qu’on a dépossédé de lui-même et même de rien pour le jeter chaque fois vers une nouvelle maison, un nouveau tuteur ?


    « L’Europe bourgeoise des faits divers

    Touristes venus me voir, l’attraction de la maltraitance

    Oh le marché de la poésie ! »


    Enfants du placard, enfants sauvages, rien n’a changé : la curiosité parfois malsaine et irrespectueuse supplante la fraternité. (Où est la poésie ?)

    La mise en doute du sujet, cette langue naissante cherchant sans cesse le juste sens, interrogeant inquiète le rapport entre les mots et le monde, voilà qui rencontre la démarche d’une grande partie de la poésie d’aujourd’hui : impossibilité de (puis difficulté à) utiliser le pronom sujet de première personne ; utilisation de verbes à l’infinitif le plus souvent ; métaphores obscures ; manques et ellipses ; parataxes ; ordre des mots inhabituel…

    Nous retrouvons cela dans le poème de Laure Gauthier, ainsi que les prononciations défectueuses, proches du bégaiement :


    « Et plus jl marchch ch ch plus les soleils devenaient lourds et noirs »


    Kaspar Hauser est un « enfant troué », « un fait divers en marche ». Les mots du livre, les trous dans ou entre les lignes ou pages nous présentent cette vérité humaine inatteignable, celle d’un mythe. Laure Gauthier approche ici la parole trouée de Kaspar, l’être sacrifié6. Elle ne cherche ni à rétablir ni à amplifier. Le morcellement du poème restitue un parcours imaginé autant que repris à la réalité recollée d’un être à la vie confisquée.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ________________________________________
    1. Véronique Bergen, Kaspar Hauser ou La phrase préférée du vent (Denoël, 2006).
    2. Kaspar Hauser, Écrits de et sur Kaspar Hauser – traduction de Jean Torrent et Luc Meichler (Christian Bourgois, 2003).
    3. Peter Handke, Gaspard – traduction de Thierry Garrel et Vania Vilers (L’Arche, 1971).
    4. Françoise Dolto, Kaspar Hauser, le séquestré au cœur pur (Gallimard, 1994 – Le petit Mercure, 2002).
    5. Georg Trakl, « Chanson pour Gaspard Hauser » in Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve – traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider (Gallimard, 1972 – Poésie/Gallimard).
    6. « Il est un Christ […], sacrifié au vice de possession des humains. » Françoise Dolto, op. cit., p. 44.






    Kaspar de pierre





    LAURE GAUTHIER


    Laure Gauthier Denim
    Source




    ■ Laure Gauthier
    sur Terres de femmes

    Je neige (entre les mots de villon) [lecture d’AP]
    J’écris toujours dans la neige [extrait de je neige (entre les mots de villon)]
    Marche 1 [kaspar de pierre]
    kaspar de pierre (lecture d’AP)
    [Réinvestir la forêt] (extrait de La Cité dolente)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une notice bio-bibliographique
    → (sur linked in)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche sur kaspar de pierre
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de kaspar de pierre par Georges Guillain
    → (sur le site de la revue Secousse #23)
    une note de lecture de François Bordes sur kaspar de pierre [PDF]
    → (sur remue.net)
    Laure Gauthier | Kaspar de pierre | 1 (autre extrait de kaspar de pierre)
    le site des éditions de La Lettre volée




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Nohad Salameh, Marcheuses au bord du gouffre

    par Angèle Paoli

    Nohad Salameh, Marcheuses au bord du gouffre,
    Onze figures tragiques des lettres féminines,

    éditions de La Lettre volée, collection Essais, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    Unemaleediction  un cri de douleur
    « L’écrivain est atteint de toutes les formes
    du déséquilibre : une malédiction, un cri de douleur
    s’élèvent de ses livres. » (Virginia Woolf)
    Image, G.AdC








    FEMMES SOUS LE SIGNE DE L’APOCALYPSE




    Onze. Elles sont onze femmes à se partager les pages d’un même essai. Onze funambules dont la vie n’a cessé de frôler la mort. Onze figures tragiques des lettres féminines, comme le précise le sous-titre de l’œuvre. Marcheuses au bord du gouffre. Poètes artistes traductrices égéries ayant subi les horreurs de leur temps et l’ayant marqué, chacune avec son talent propre, par leur révolte et leurs écrits, elles ont retenu l’attention et ont aiguisé le talent de Nohad Salameh. Elles auraient pu être plus nombreuses à partager le même espace littéraire. Nohad Salameh, poète et essayiste, s’en explique dans « Le féminin singulier », l’avant-propos qui ouvre son livre :

    « Première approche, non exhaustive, de ce cortège de Sibylles enfin échappées des sombres grottes/ghettos où elles furent si longtemps reléguées, Marcheuses au bord du gouffre montre avant tout ce qu’il en coûte de vivre et de penser hors des sentiers battus. Chacune au long des millénaires dut payer la note rubis sur l’ongle — pas de rabais ni de non-lieu. »

    En amont de toutes ces femmes qui retiennent ici notre lecture et en préambule de cet avant-propos, Virginia Woolf, dont Nohad Salameh retranscrit cette phrase extraite d’Une chambre à soi :

    « L’écrivain est atteint de toutes les formes du déséquilibre : une malédiction, un cri de douleur s’élèvent de ses livres. »

    Ainsi le lecteur est-il d’emblée averti de la matière qui compose l’essai de Nohad Salameh (à qui l’on doit aussi Le Livre de Lilith).

    Incarnations de toutes « les formes du déséquilibre », ces « calcinées » de l’Histoire contemporaine ont abordé dans la création une part de cet Idéal qu’elles ont cherché à atteindre, et qui, sans cesse, s’est dérobé à leur emprise. Les onze insoumises ont pour nom Emily Dickinson, Else-Lasker-Schüler, Renée Vivien, Nelly Sachs, Marina Tsvetaïeva, Edith Södergran, Milena Jesenskà, Annemarie Schwarzenbach, Unica Zürn, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath.

    Le nom de chacune d’elles est abouté d’une expansion qui les qualifie : « l’emmurée » / « l’épouse tragique de la nuit » / « l’ange androgyne » / « la poupée écartelée ». Ou encore : « la cantilène de la mal-aimée » / « berceuse des morts » / « comme un oiseau pris dans les phares » / « celle qui voulut être Dieu ».

    Porteur de tous les antagonismes, le couple amour | mort occupe dans ces syntagmes une place privilégiée : « l’agonie amoureuse avec Kafka » / « au coin le plus doux de la mort » / « l’amour, la démesure ».

    Ainsi réunies sous la plume sans concession de Nohad Salameh, ces « rôdeuses à la lisière d’un royaume sans lumière » forment un long cortège de femmes malmenées par le destin qui a été le leur, qu’elles l’aient subi ou qu’elles l’aient en partie forgé elles-mêmes. Abus de drogues dures et d’alcool, maladies incurables, tortures, violences et viols, enfermement, folie, tentatives de suicide, et suicide…, tel fut leur sort. Mais elles ont d’abord eu en commun l’exil. Exil volontaire pour Emily Dickinson, morte-vivante, emmurée vive dans ses amours fantasmées, dans son silence et dans sa solitude, exils volontaires à travers drogues, fuites et voyages insatiables pour Renée Vivien et Annemarie Schwarzenbach, exil au sein de sa judaïté pour Else Lasker Schüler, la « « clocharde céleste » du Berlin des années 1900 » ; exil géographique — loin de l’Allemagne — qui sera pour Nelly Sachs le ferment de sa poésie. Une poésie dont l’écriture, « à la fois flamboyante et ascétique », sera « consacrée à la célébration des victimes du désastre ». Exil aux abords de « la délinquance » pour Milena Jesenskà. « Actes excentriques, vie désordonnée, errances nocturnes dans les parcs où se cueillent les fleurs du mal. » Exils pluriels pour Marina Tsvetaïeva qui écrit : « Toute maison m’est étrangère/Pour moi tous les temples sont vides. » Exil intérieur le plus souvent. Exil dans la démence, l’encre noire et l’écriture anagrammatique pour la poupée désarticulée et percée de clous, Unica Zürn, prisonnière de cercles labyrinthiques, « [m]oi menacé » par les exubérances et fantasmes désordonnés de son amant Hans Bellmer. Exil encore, celui de Sylvia Plath, tout de détresse et d’angoisse, qui nourrit les poèmes d’Ariel avant de conduire la poétesse vers le suicide. Exil marqué, pour Edith Södergran, par la perte, le deuil, la souffrance extrême liée à la maladie ; exil douloureux d’Ingeborg Bachmann l’Autrichienne, torturée par le traumatisme que son père, « nationaliste forcené », a durablement ouvert en elle. Un exil intérieur qui la conduira sur la route de Paul Celan, autre grand exilé avec lequel, d’une solitude l’autre, elle tissera un amour rempli de folie et de fureur, aimantation et rejet, jusqu’à la séparation finale et au suicide du grand poète roumain.

    Autant d’exils qui présentent cependant, par-delà la noirceur dominante qui les caractérise, une force régénératrice. Laquelle a permis à chacune de ces femmes de rencontrer les plus grands poètes, personnalités, écrivains, créateurs de leur génération. De se frotter à eux, à leur sensibilité, à leurs idées et combats, à leur écriture. Chacun connaît et défend les écrits de l’autre. Ainsi s’établissent des liens puissants, même si douloureux et voués à l’échec dans la plupart des cas. Mais, à travers les relations qu’entretient Nohad Salameh avec ces femmes de lettres, ce sont des pans entiers de l’Histoire contemporaine qui reviennent sur les devants de la scène et que la poétesse nous invite à revisiter.

    Amoureuses passionnées, ces femmes de lettres révoltées volent insatisfaites d’une liaison à l’autre, espérant continûment découvrir dans les hauteurs de l’Idéal une réponse à leur quête. Leurs poèmes, leur correspondance, leurs dessins rendent compte de cette recherche inassouvie de ce qui pourrait être l’amour. Les amours se forgent dans les correspondances, creuset inépuisable. C’est aussi là que ces amours se défont. Les revirements et les échecs, les ruptures, loin d’éradiquer les tensions, projettent certaines d’entre elles sur la voie du mysticisme. Ainsi de la créatrice de Styx, Else Lasker Schüler, que les déceptions amoureuses et les morts tragiques de certains de ses proches et amis (la mort, notamment, de Peter Hille, « fondateur d’un cénacle littéraire, homme de théâtre, poète, romancier »…) conduisent à amorcer « une ascension intérieure vers les cimes mystiques ». Grande provocatrice, grande séductrice, excessive et excentrique, Else Lasker Schüler « fascine par son regard qui perce les apparences et dégage en toutes choses l’invisible. » Surnommée par Peter Hille le « cygne noir d’Israël », la poétesse, toujours à la recherche de nouveaux langages, confie sa détresse et ses utopies dans les Ballades hébraïques (1913). Grande lectrice d’Else Lasker Schüler, Edith Södengran, fascinée par l’écriture de la juive allemande, aspire à s’élever au plus haut degré de la création poétique. « Une poésie métaphysique, rythmée par la mort mûrit en elle. » Sa poésie exaltée et prophétique, fécondée d’images hardies, déroute la critique et les éditeurs. Mais, avec l’édition posthume du recueil Le Pays qui n’existe pas (1925), Edith Södergran accède enfin « au rang de poétesse nationale » dont « l’œuvre dialogue avec d’autres voix », celles notamment « du poète français d’origine lituanienne Milosz, ou du Slovène Srecko Kosovel »… Pour Renée Vivien, égérie de « l’amazone » Natalie Clifford Barney, les tourments sapphiques et mystiques inaugurés dès l’adolescence aux côtés de Violet Shillito, s’accompagnent d’un curieux mêlement d’ascétisme, de jeûnes, de contrition, de somnifères et d’alcools. Un cocktail maléfique qui, à 32 ans, la conduit vers la mort à laquelle elle aspire. La poétesse au cœur innombrable laisse derrière elle de nombreux admirateurs et de ferventes admiratrices. Ainsi que des « recueils de Poèmes financés par la baronne Hélène de Zuylen », rassemblés dans les Œuvres complètes publiées en ce début du XXIe siècle.

    Dans ce parcours au féminin qu’elle conduit avec brio, Nohad Salameh élève celles pour qui elle nourrit la plus haute estime, au-dessus de leur sort de « calcinées ». Cheminant au côté de chacune de ces femmes profondément meurtries par les maux et catastrophes du siècle — misère torture effondrement moral souffrances de tous ordres —, elle hisse celles qu’elle aime et admire au-dessus de tous les gouffres, de tous les goulags, mettant en lumière leurs voix prophétiques, les accents de leurs combats. Elle les porte par sa propre incandescence, généreuse et lumineuse, à travers les pages d’un essai nourri par une connaissance intime et approfondie des œuvres de chacune. Mais, au-delà, elle les présente telles qu’elles furent. Déchirées, dépravées, maudites, écartelées, malmenées. Voire méprisées, salies. De bout en bout, Nohad Salameh tient le lecteur en haleine sans que jamais fléchisse l’acuité de la lecture. Précise, concrète, ne craignant pas de nommer les choses par leur nom, Nohad Salameh ne cède jamais à la facilité ni aux tentations du larmoiement. Son écriture est puissante, sa ténacité à nommer et à creuser, d’une constance exemplaire. Par sa force de conviction et par son engagement, elle ranime les flammes auxquelles ces insoumises, révoltées au caractère farouche, anges foudroyés, se sont brûlées. Jusqu’à la mort. Une mort choisie et anticipée pour nombre d’entre elles.

    Maudites sont les femmes qui tentent de se hisser au-dessus de leur condition. Maudites sont-elles de désirer s’échapper des griffes de leurs maîtres ou de vouloir défier les tyrans de leur époque. Maudites aussi sont-elles de rivaliser dans la création avec les hommes qu’elles aiment ; dont elles attendent une reconnaissance. Assoiffées sont-elles d’un Idéal qui ne cesse de se dérober au fur et à mesure qu’elles avancent, insoumises-insatisfaites, sur la voie de la création. Nohad Salameh passe outre. Pour mettre au jour leur talent. Par sa propre voix, claire précise audacieuse, et émouvante, elle les rend à la pleine lumière. Lumière cruelle dure incisive que toutes ont côtoyée en se brûlant les ailes.

    Arthur Rimbaud avait prédit que le temps viendrait où la femme acquerrait sa plénitude « créatrice dans le verbe ». Nohad Salameh rappelle à notre mémoire cette prophétie qui dirige le projecteur sur les « traits de la Voyante » :

    « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme — jusqu’ici abominable — lui ayant donné son renvoi, elle sera poétesse, elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées diffèreront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses. » (Rimbaud in « Le féminin singulier »).

    Une prophétie qui se vérifie sous la plume ailée de Nohad Salameh, qui offre ici un livre magnifique. Un hommage vibrant à toute une constellation de femmes hors du commun transfigurées dans leurs combats par la puissance de l’écriture et de l’art. Une lignée que Nohad Salameh fait sienne par la vibration empathique de sa parole. Aussi intense que singulière. De haute tenue.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marcheuses au bord du gouffre



    ________________________________________
    NOTE : ouvrage disponible en librairie le 17 janvier 2018.






    NOHAD SALAMEH


    Nohad Salameh





    ■ Nohad Salameh
    sur Terres de femmes

    L’écoute intérieure
    L’envol immobile
    L’intervalle (+ notice bio-bibliographique)
    Les nudités premières
    Plus neuve que la mort (poème extrait du Livre de Lilith)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Nohad Salameh
    → (sur exhibitionsinternational.org)
    « Le féminin singulier », avant-propos de Marcheuses au bord du gouffre de Nohad Salameh [PDF]






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  • Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir

    par Joëlle Gardes

    Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir,
    La lettre volée | La rivière échappée,
    Collection « Poiesis », 2016.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Qui effectivement voudrait se tenir dans ce « noir » où on se déba[t], en plein soleil », comme le dit le dernier poème du recueil Où nul ne veut se tenir de Jean-Charles Vegliante, et dont le dernier vers résume la tonalité : « comme si une boue basse nous tenait ». Nul ne veut s’y tenir et pourtant il le faut, et il faut « oublier l’effroi, / et l’injustice, qui sera toujours là ». Si, dans le « Journal en vers », rédigé en mars 2015, qui clôt l’ensemble, l’injustice naît du mal des « semblables » qui « traitent, vendent, tuent le bétail humain […] mettent en scène égorgements, bûchers, crachats, destructions avec une exquise maîtrise des codes », elle est plus fondamentalement notre condition d’êtres soumis au temps. C’est dans la réflexion sur l’érosion à laquelle nous ne pouvons échapper que réside l’unité de ce recueil fait de plusieurs parties. Se succèdent « Avant-scène », « Suites_survie », « Après », « Sonnets pour ne pas pleurer » et « Journal (en vers), 2015 ». Le passé y est le plus souvent convoqué, avec le souvenir, celui de l’enfance qu’il faut « déglutir », celui de la femme aimée (« il me semble avoir encore au bout des doigts / la soie de ta peau vivante »), celui des amis dont on s’éloigne « dans le son d’un été » :

    « Le passé sans fin nous déchire alors

    ce matin tout le passé nous bascule

    en arrière vers la fosse bleue

    le museau effrayant d’être bête. »

    celui des disparus : « tu n’es plus rien que ces fines particules ». Nous ne pouvons empêcher qu’« affleure en nous des fois un rauque langage d’avant. »

    Ce recueil est profondément – et c’est son grand intérêt – une méditation d’homme dans sa vieillesse : « ainsi sommes-nous vieux / sommes-nous », dans un « corps en morceaux qui commence à partir sans moi », dit le poète. Qui est donc en définitive celui qui survit, qui abrite en lui un « toi » qui « ne [nous] aime pas au point de partir avec [nous] » ? L’adversaire auquel s’adresse une série de quintils, c’est le « petit cancrelat / de l’âme » et cet autre qui nous habite :

    « ou bien c’est comme en soi noyée de silence

    une autre créature qui se retourne

    sur le noir où elle ne sait pas qu’elle est. »

    Rien de complaisant, de pathétique dans cette poésie, mais des constats qui débouchent sur une forme de célébration, de l’amitié, par exemple avec Mario Benedetti, à qui est consacrée une suite de quatrains, en début de recueil, de la beauté d’un paysage ou de la lumière, du compagnonnage avec les poètes bien-aimés, Rimbaud, Baudelaire, Villon, Dante, Pascoli, Raboni… L’acquiescement qui n’est pas résignation mais acceptation lucide :

    « mais ne renie pas ce temps dont tu es fait,

    dont nous vivons ensemble et disparaissons

    (d’aucuns jouent même le jeu de la mort luxe)

    avec le ciel changeant qui n’attend personne : »

    Les sonnets ne sont-ils pas faits pour ne pas pleurer ? L’humour, de surcroît, comme dans la « Supplique Pao », amène le sourire.

    Ce qu’il faut appeler « dignité » est soutenu par la forme qui est comme une ossature. Le vers bien-aimé est le onze syllabes, quasi constant, avec quelques infidélités en faveur de l’alexandrin ou des vers plus courts et les strophes, quatrain, quintil, distique, alternent avec des poèmes d’un seul bloc. La versification est une contrainte essentielle. Il en est d’autres, comme dans la série des « Expériences », qui de la construction « (Expérience de [+ groupe nominal]) » se défont à la fin du poème en « Expérience », puis en « Ex- » . Pour une fois, voilà une poésie qui ne parle pas nombriliquement de la poésie, mais qui la met en pratique et nous la fait partager, en montrant ce qu’elle peut être, et justement par l’expérience, l’expérience d’un seul qui est aussi celle de nous tous.



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Jean-Charles Vegliante  Où nul ne veut se tenir





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de La Lettre volée)
    la fiche de l’éditeur sur Où nul ne veut se tenir
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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  • Jean-Charles Vegliante | [Au fond de moi est un animal sauvage]



    [AU FOND DE MOI EST UN ANIMAL SAUVAGE]




    (Au fond de moi est un animal sauvage
    qui a été blessé à mort une fois
    et ne survit, si ça s’appelle survivre,
    qu’en se protégeant, me séparant des êtres
    chers, vivants et disparus, ou qui voudraient
    le devenir — je suppose —, mais on ne
    peut pas raisonner le petit solitaire,
    compenser l’injustice d’avant les mots.

    Avant est un mot illusoire, il n’avance
    à rien qu’à avancer notre marche au rien,
    quand on ne se retrouve plus sous le vent
    d’abordage, le bon courant qui te tient
    dressé aux aguets, prêt à accueillir
    à mordre à baiser cette ombre du beau.)

    (…caler la voile et rouler les cordages, Enfer XXVII)



    Jean-Charles Vegliante, « Après », in Où nul ne veut se tenir, La Lettre volée, Collection « Poiesis », 2016, page 53.






    Jean-Charles Vegliante  Où nul ne veut se tenir





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de La Lettre volée)
    la fiche de l’éditeur sur Où nul ne veut se tenir
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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