Étiquette : La mort n’est jamais comme


  • Claude Ber, La mort n’est jamais comme

    par Angèle Paoli

    Claude Ber, La mort n’est jamais comme,
    éditions de l’Amandier, 2006 (2e éd.).
    Rééd. éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2019.




    Lecture d’Angèle Paoli



    Une_sorte_de_puzzle_potique_condens
    Ph., G.AdC







    FA CHE EURIDICE TORNILLA GODER



    Semblable aux mantras hindous, mystérieuse et complexe moirure, La mort n’est jamais comme recèle, jusque dans le creuset des « découpes » qui structurent le recueil, une part changeante de sens caché. « Pour que ne soit aucunement jamais/débusquée ma pensée », écrit Claude Ber dans le poème « ainsi des bribes ».

    Insaisissable tissu anamorphique, La mort n’est jamais comme est une vaste composition-assemblage de tessons et de bribes – qui joue avec la magie incantatoire de la poésie. Magie de la répétition des rythmes et des associations d’images, magie des mots et de la folie qui préside à l’émergence du langage. Les énumérations nominales et la collision des contraires, le choc des syllabes s’allient avec force pour conjurer la mort et la transfigurer en éclats de vie.

    La mort n’est jamais comme. Titre fragment. Incomplet. Tronqué. La mémoire se dérobe ; le langage échoue à restituer le passé défunt, la réalité têtue et obsédante de la mort, la présence sensuelle-sensible, pourtant désormais absente, définitivement, de l’être aimé. Comment affronter l’énigme douloureuse de la disparition ? Comment dire la perte et ce qu’il reste de vie derrière la mort ? Comment exhumer de son silence la voix disparue ? Comment faire « rendre leur jus » aux mots, leur restituer ce pouvoir talismanique de protection et de consolation qu’ils gardent en secret ? Ces interrogations essentielles hantent le poète, émaillent les chants d’écriture, traversent le recueil jusqu’à l’imploration finale (et iconoclaste) aux dieux infernaux :

    « Qui donc pourrions-nous implorer ? Courage amigos y amigas,
    fa che Euridice tornilla goderdi que jorni
    che trar solea vivent
    in fest e in canto
    e d’el misero Orfeo consola il pianto
     » *

    « Retranchée, tranchée deux fois », Claude Ber procède, pour retrouver sa voie, par tressage de fragments et de restes. « Ce qui reste de toi », « ce qui reste des morts », « ceux qui restent ». De ces restes patiemment triés-assemblés, de ces débris de textes – « les tiens-les miens » – extirpés de leurs « vieilles chemises froissées », le poète tente d’organiser le désordre dans « l’inclassable définitif ». Ainsi la mort-la vie s’entrelacent-elles dans une alternance de poèmes – ainsi des bribes; loveliebe; le momort ; la nuit le ciel; mêmement séparément… – et de découpes où la mer/la mort conjuguent leurs arcanes, douleur et sensualité, exaltation et célébration.

    Regroupées par deux ou par trois, les cinquante découpes constituent une sorte de puzzle poétique condensé autour de petits tableaux de genre, paysages et natures mortes, miniatures où s’enchaînent et s’emboitent – certaines à la manière des compositions d’Arcimboldo – des alliances nouvelles portées par le crescendo-decrescendo de la vague, « micro macro entrecroisés » :

    « Les étoiles ressemblent à des lamparos. La lueur des lamparos à son reflet dans l’œil cuit du chapon. L’iris blanc du poisson au concave de la voûte étoilée. La voûte étoilée à la lentille convexe de la mer devinée. Le bulbe de la mer à rien d’autre qu’à sa floraison intime. »

    Soumise à « l’observation minutieuse des glissements », l’écriture de Claude Ber est exploration insatiable des limites. Celles du moi divisé, pris en étau entre désir de dire/désir de taire. Celles du langage et de ses leurres – « Je me tais pour échapper aux icônes ». « Une façon de dire au bout des lettres » qui n’exclut ni les courts-circuits des contradictions ni le rapport glacé à la réalité : « Au bord de la soucoupe le sucre a fondu. Et le café est froid. » Dans une incessante articulation des contraires – « dans le grog chaud, un glaçon d’éternité » –, concret et abstrait pactisent pour faire surgir, derrière l’illusoire pouvoir des mots, ne serait-ce qu’un balbutiement. « Des graffitis sur le plâtre d’un poignet cassé. »

    Derrière la miniaturisation des scènes – sensations et objets – surgit soudain, inattendue, volcanique, tempétueuse, pareille à une vague indomptable, une poésie organique, cosmique, détonante-explosive. Belle de toute la force de l’éros qu’elle recèle et diffuse. En prise fusionnelle avec la « houle originelle » qui sommeille sous la cendre. La mort n’est jamais comme : un hymne puissant à la vie. Célébration.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _______________________________________________

    * Libre et réjouissante transcription/adaptation de l’imploration de Proserpine auprès de Pluton : Orfeo (1607) de Monteverdi (livret d’Alessandro Striggio Jr)[acte IV]

    Fa che Euridice torni
    A goder di quei giorni
    Che trar solea vivend’in fest e in canto
    E del misero Orfeo consola’l pianto.


    Fais qu’Eurydice retourne
    Jouir des jours
    Qu’elle avait coutume de vivre en fête et en chanson
    Et console les pleurs du malheureux Orphée.






    Claude Ber  La-mort-n’est-jamais-comme




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur le site L’Amourier éditions)
    un entretien (conduit par Alain Freixe) avec Claude Ber et Cyrille Derouineau à propos de Vues de vaches





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  • Claude Ber | Je dis mer

    «  Poésie d’un jour  »



    Je_te_donne_mer_tu_me_donnes_bahr
    Ph., G.AdC







    JE DIS MER


    Découpe 16


    Je dis mer. La mer dit bahr. Elle dit sama ciel bahr mer. Et tangue. Entre deux bleus. Entre deux langues. Ici où la rime se nomme océan. Bahr, cette mer étrangère avec son sourcil de vague tâtant la terre de son œil. Scrutant l’entier de la terre de cet œil qui avance. Puis rétracte sa pupille. Se retire dans son cœur de mer. Et bat mer bahr mer bahr. Puis revient à grands ourlets de lèvres blanches. Se plisse. Enfle. Roule enroule à terre entre ses dents d’écume successive. Bahr, elle se nomme bahr. Et moi je ne suis plus moi mais ana. Ana sous ce ciel où la nuit tombe comme une main qui se retourne. Et ma main se retourne avec lui. Yed main sama ciel. Main double à deux mers et à deux mains. Je te donne mer, tu me donnes bahr. Donne-moi un mot cela seulement qui se donne sans se perdre. Et nous aurons chacun deux mots en main. Deux mains en mot. La mer comme une main et les mains aussi libres et larges que la mer. Main bahr yed mer.



    Claude Ber, La mort n’est jamais comme, Ed. Via Valeriano-Léo Scheer, 2003 ; rééd. éditions de l’Amandier, 2006, page 54. Rééd. éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2019. Prix international de la poésie francophone Ivan Goll 2004.






    Claude Ber  La-mort-n’est-jamais-comme




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber





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