Étiquette : La Part Commune


  • Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage

    par Angèle Paoli

    Marie-Hélène Prouteau , La Petite Plage,
    Autobiographie d’un lieu,

    La Part Commune, Rennes, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Plage Prouteau
    Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage
    Ph. Première de couverture









    DANS LA PART COMMUNE DES JOURS



    Il y avait déjà, topique fidèle de ma mémoire, la petite barque. Îlot de bois et ventre protecteur qui rendent possibles les passages. Vient s’y ajouter aujourd’hui, hasard des mots, hasard des partages, La Petite Plage de Marie-Hélène Prouteau. Imagination proche de la mienne que celle de la poète bretonne, pour qui il s’agit, à travers la magie de ces petites proses — « vingt-six fragments reliés entre eux par un même fil » —, de donner à lire l’autobiographie d’un lieu. Ici, un « finistère portatif » miniature, ancré de longue date dans les fibres de la poète. Une « petite plage ». En trois mots. « Vagues, sable, rochers ».

    Empruntant à Erri De Luca la phrase en exergue de son ouvrage — « Il s’agit de l’autobiographie d’un lieu et les personnes sont des figurants » —, Marie-Hélène Prouteau attribue (avec art et doigté) à sa « petite plage » le statut de personnage principal. Car c’est bien elle qui a façonné son enfance et qui, depuis ce temps lointain, habite la chair de la narratrice, « arrière-pays » qui lui est chevillé au corps. C’est bien à elle, à cette petite bande de sable bordée par la mer et les rochers, qu’elle doit tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle sent, tout ce dont elle vit et vibre. Tête membres pensées sentiments et peau. Rythmes et mouvements. Formes et signes. Rien de ce qui structure l’être humain n’est exclu. Tout prend corps avec le flux et le reflux des vagues effluves marins du ressac, sel et goémon, trous des roches cachettes coquillages et « longues laminaires ». Ainsi s’opère une fusion totale de l’une à l’autre. De « la petite plage » à elle, la narratrice, sa complice. À quoi vient s’ajouter pour moi la totale empathie d’une belle écriture.

    « Nous avons tous un lieu familier dont il faut par moments ouvrir les volets […] Ce lieu familier, pour moi, c’est la petite plage », confie la narratrice dans le « Rire de la mer ».

    Petite plage matricielle, chambre claire où se sont inscrites les images de l’enfance puis celles de l’adulte, elle est là qui veille, compagne des jours, inscrite à même la peau. Peau palimpseste qui diffuse les odeurs du goémon du sel du vent et des souvenirs.

    Autour d’elle gravitent et se déclinent les silhouettes toujours vives de ceux qui, proches ou anonymes, sont venus à la rencontre de la « petite plage ». Paysans pêcheurs, goémonières et gamins, parents. Oncles estropiés ou tués à la guerre. « Grand-mère gigogne, entourée et pleine de toutes ces vies qu’elle recueille en elle ». Grand-mère conteuse des malheurs endurés, passeuse de mots et de savoirs, mémoire d’un temps révolu. Mais aussi, artistes peintres, sculpteurs et chanteurs, écrivains et poètes. Ainsi se glissent entre les pages les figurants, discrets présents-absents, aux abords de la maison des douanes, compositions en demi-teintes, piquetées de rose et de gris, couleurs des granites et des fleurs d’hortensias. Et les bleus. Ceux de la mer et du ciel ; ceux de la terre, « bleu des lins ». Certains d’entre ces voyageurs ont laissé leur nom. Émile Bernard — sa Madeleine au Bois d’amour — et Paul Gauguin ; Roland Doré, maitre-sculpteur du XVIIe siècle, célèbre pour ses « grands enclos de Saint-Thégonnec et de Guimiliau ». Plus près de nous, Victor Segalen et François Cheng. Hokusai et La Grande Vague de Kanagawa ; d’autres encore. Yann Tiersen pour la musique inspirée, à Ouessant, par « la clameur assourdissante » de la mer et du vent. Jean Grémillon et son Remorques, naufrage d’un couple – Morgan/Gabin – et d’un bateau. Et même Nelson Mandela, pour l’ivresse de la liberté.

    La « petite plage » a pour nom Kerfissien. Elle a sa petite maison, « présence humble, muette »… « Collée aux flancs de pierre, pelotonnée, tapie », gardienne de « ses secrets », de « ses mystères ». Kerfissien a aussi son peintre chinois. He Yifu. « Il a capté un paysage pur, sans personnages. »

    À marée basse, les rochers se dénudent, trapus. « Pasteurs des sables » qui montent la garde du temps. Les drames de la vie profilent leurs masses sombres. Ceux intimes, liés à la guerre et à ses morts ; ceux des naufragés perdus en mer ; ceux des hommes luttant contre les marées noires. Ceux de milliers de migrants qui viennent s’échouer sur les plages de Méditerranée. Les drames d’hier fusionnent avec ceux d’aujourd’hui, funestes surimpressions de larmes et de deuil. Amoco Cadiz/Lampedusa. Des maux à confier aux poèmes ? Peut-être. Car « les poèmes sont des points de résistance. Il faut les porter haut et fort. »

    Mais toujours, au plus noir des secousses qui innervent la terre et sacrifient ses hommes, revient la houle tendre de « la petite plage » tutélaire, sous le regard bienveillant de celle qui a tant appris d’elle. Tout appris. De la vie de la mort, du dialogue constant que l’une entretient avec l’autre, dans ce mouvement incessant de houle fondatrice. Tout ce qui a forgé en profondeur la sensibilité de la poète se trouve arrimé à ces « rochers magnifiques » qu’elle se prend à écouter, paroles chamaniques d’un oracle qui ne livre ses secrets qu’à ceux/celles qui se mettent à son écoute.

    Ainsi, d’un rocher l’autre, d’autres déserts surgissent, Hoggar et Ténéré, images porteuses d’autres vents d’autres mémoires. D’autres héros. La narratrice s’interroge :

    « Où suis-je ? Je ne serais pas étonnée de voir se lever une tempête de sable ou d’entendre le cri des hyènes des sables. »

    Sensible aux mirages comme à la beauté simple des choses, elle s’apaise :

    « Un jour, on est abreuvé par deux ou trois choses qui ouvrent une attente. Cela ressemble à la beauté », confie-t-elle dans « Désert magique ».

    Attentive à ce qui l’entoure, aux signes de la nature comme aux langages des oiseaux, à la lumière des nuages, Marie-Hélène Prouteau se fond volontiers dans « l’âme des choses ».

    « Je sais lire le piqué des mouettes dans le creux des vagues. L’éblouissement des menhirs. Les imprécations des déferlantes. Je sais accueillir ce répertoire de signes simples. Ce paysage, c’est de l’écriture. Il m’ouvre à la certitude chaude de la vie. »

    Elle a beau s’éloigner de sa terre d’origine, « la petite plage » ne la quitte pas. Même à distance, elle continue de la bercer. Elle la structure et c’est toujours à elle qu’elle s’en remet ; toujours vers elle qu’elle revient, sans doute habitée pour toujours par le mouvement de la marée. Dans les moments de doute et de chagrins, au plus fort des incertitudes, elle rejoint sa « petite patrie ». C’est à sa « petite plage toujours différente et à jamais la même » qu’elle se confie. C’est en elle qu’elle puise sa confiance et sa force. C’est là, dans l’alternance de creux de pleins des dunes et des vagues, qu’elle retrouve, au-delà de l’éphémère, ce qui relie les êtres d’une génération à l’autre ; ce goût pour la liberté du vent et des nuages de la mer et des vagues. Et, au-delà du temps, ce qui est « la part commune » de chacun et de tous. « La part commune des jours. » Une ardeur invisible en faveur de l’humanité.

    Dans « Le promenoir des songes », la poète livre au lecteur son désir :

    « En confiant à ces rouleaux d’algues mon histoire de la petite plage, je voudrais faire comme elle me l’apprit. Recueillir ce qui multiplie et féconde l’existence. »

    Accueillir/recueillir. Ces deux verbes reviennent en écho dans les pages de La Petite Plage. C’est sans doute dans ce double élan qui façonne la sensibilité de la poète que se trouve la clé de son écriture et de son talent. Une très belle écriture pour une plage minuscule perdue dans un « finistère portatif » que l’on aimerait faire sien à jamais. Et puis donner en partage.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage








    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU


    Marie-helene-prouteau
    Source




    ■ Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
    L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
    Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
    Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
    [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
    La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    une lecture de La Petite Plage par Luce Guilbaud
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une lecture de La Petite Plage par Pierre Kobel
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau
    → (sur le site de La Part Commune)
    la fiche de l’éditeur sur La Petite Plage




    ■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même



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  • Estelle Fenzy | [Rêve silex]



    Rêve silex
    Source






    [RÊVE SILEX]



    Rêve silex

    corps ciment
    dégrisé durement

    Nuit de fantômes

    plaquée au sol
    face contre terre






    Écorce craquelée

    on déleste
    on émonde

    Au carrefour de l’existence
    même le regard

    nu




    Estelle Fenzy, Chut (le monstre dort), La Part Commune, 35000 Rennes, 2015, pp. 16-17. Photo de couverture Rémy Fenzy.






    Estelle Fenzy, Chut (le monstre dort)






    ESTELLE   FENZY


    Estelle Fenzy 4
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Estelle Fenzy
    sur Terres de femmes


    [Je n’ai jamais dit adieu] (poème extrait du Chant de la femme source)
    [Faire fi(n) | de l’exiguïté du temps] (poème extrait de Coda (Ostinato))
    Man’za (poème extrait de Gueule noire)
    [Mon tablier déborde de prières](poème extrait de Mère)
    [Un seul pays natal](poème extrait de La Minute bleue de l’aube)
    La Minute bleue de l’aube (lecture de Murielle Compère-Demarcy)
    [Père, | tu le sais](extrait de Par là)
    Poèmes Western (lecture d’AP)
    [Retrouver la neige](extrait de Poèmes Western)
    Rouge vive (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rouge vive (lecture d’AP)
    Sans (lecture d’AP)
    [Toi les yeux moi la voix] (extrait de L’Entaille et la Couture)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Ce qui reste)
    d’autres extraits de Chut (le monstre dort)
    → (sur Ce qui reste)
    une page sur Estelle Fenzy
    → (sur Paradis bancal | Brigitte Giraud)
    d’autres extraits de Chut (le monstre dort)
    → (sur remue.net)
    Estelle Fenzy Soual | La mort est un banc d’autoroute
    → (sur le site des éditions La Part Commune)
    la page de l’éditeur sur Chut (le monstre dort)
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture de Chut (le monstre dort) par Sanda Voïca



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  • Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même

    par Marie-Hélène Prouteau

    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même,
    éditions La Part Commune, 2014.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    « LA SECRÈTE POLYPHONIE DU RÉEL »



    Ici même 1 est un recueil réalisé à quatre mains par le poète Pierre Tanguy et le plasticien Michel Remaud, et publié aux éditions La Part Commune. Ce n’est pas la première fois que cette maison d’édition associe deux artistes. Déjà, avec Tango-Monde, elle avait couronné le double travail du peintre Mariano Otero et du poète Jean-Louis Coatrieux.

    Alain Kervern 2 nous éclaire dans la postface du recueil : cette forme d’association est celle du « haïga », genre traditionnel japonais qui combine des haïkus et des images autour d’une même réalité, sur un même support.

    Dès la couverture, la tonalité si caractéristique de l’univers poétique de Pierre Tanguy est posée : la simplicité du titre, Ici même, saisit par son minimalisme. Pierre Tanguy, qui est l’auteur d’une œuvre poétique importante éditée en grande partie à La Part Commune, a écrit d’autres recueils de haïkus, Haïkus du chemin en Bretagne intérieure, Haïkus de sentier de montagne. La singularité de celui-ci est que la sensibilité du poète, qui capte si bien l’ordinaire de la vie, une marche face à la mer, le vélo dans les dunes de Bretagne, entre ici en connivence avec celle de Michel Remaud. Ce peintre non figuratif a réalisé d’autres livres d’artiste avec des poètes comme Gilles Baudry, Erwann Rougé, Gilles Plazy, Jean-Pierre Boulic, Alain Le Beuze, Daniel Kay… Voici ce qu’il écrit du livre d’artiste : « Objet précieux puisqu’il naît du partage et de la rencontre entre deux êtres, entre deux arts — un poète et un peintre ou un graveur, un photographe, un sculpteur, un musicien qui se trouvent, s’accordent et partent ensemble à la découverte de territoires intérieurs encore ignorés d’eux-mêmes pour lui donner naissance ». Double dynamique artistique, gage d’une créativité stimulante.



    Le recueil est divisé en trois moments, « Sur la côte », « Dans les terres », « Au jardin ». Les lieux sont à peine localisés géographiquement, avec une imprécision voulue pour aller vers l’universel. Le lecteur assiste à un double mouvement dans l’espace et dans le temps : le poète se promène, hiver comme été, s’arrête pêcher sur la grève ou cueillir des mûres, progresse plus avant, de la mer vers ce jardin. À vélo, à pied, on le suit dans une chapelle dédiée à sainte Anne, on a froid sous l’averse de grêle, on entre dans un jardin de moines, on admire les mimosas, on s’arrête avec lui devant des giroflées qui lui font penser à sa mère qui les a plantées. Cette poésie de chaque instant est l’occasion de déambulations dans les lieux et en soi-même. Bien sûr, il y a l’attrait des lieux, la fontaine aux fougères, un calvaire, une statue de granit « qui chevauche un cerf », les oies sauvages sur l’estran, le moulin à blé noir, les rochers à marée basse. Mais tout est intériorisé dans ce paysage mental qui, pour les deux artistes, est celui de la Bretagne qui les a vus naître et où ils demeurent.

    Ce va-et-vient entre la traversée des saisons, le passage du temps et le déplacement spatial produit une écriture du tressaillement tendre :

    « J’entends mon pas

    qui pèse sur le sable

    au soleil couchant »

    Ce poème en trois vers qui pointent en bas de la page blanche suffit à dire un coucher de soleil sur la plage, à nous mettre de plain-pied avec la nature. En vis-à-vis, les taches de couleur rouge zébrées de traits noirs de Michel Remaud effleurent à peine la surface, aérées, prêtes à rejoindre la blancheur du papier. Ce qui frappe, c’est combien l’un avec les mots, l’autre avec les esquisses de couleurs au milieu du blanc parviennent à laisser passer la respiration des choses. Le jeu entre le vide et le plein, entre les mots et le silence, entre les couleurs prend ici une forme très originale.

    Plus loin, à portée de minuscule émotion, c’est la vie des disparus avec ses souvenances tristes et tendres. Proximité parfaite des deux sensibilités : sur la page en regard, Michel Remaud use de chromatismes sombres illuminés de quelques touches claires. Les deux artistes nous font entrer dans le silence d’une petite église près du cimetière. Silence et profondeur d’une révélation essentielle, sans pathos et qui nous touche tous :

    « Sur la tombe de mon père

    les chrysanthèmes renversés

    averses d’automne »


    « Flamme des vitraux

    les statues dorment

    dans les coins sombres »

    Ce à quoi nous invite Pierre Tanguy, c’est à reconnaître la richesse du tout petit dans la nature, les myosotis couchés par la pluie, la fuite de deux renards, le rire des oiseaux de mer, la première violette, les gerbes de mimosa, richesse inséparable de la beauté du quotidien. L’émotion n’a pas besoin d’être dite, on la sent, orchestrée en secret dans le moindre détail :

    « Dans leurs kayaks multicolores

    des petits enfants

    lumineux »

    Pour le lecteur, soudain avec les adjectifs « multicolores » et « lumineux », le monde a mis sa livrée de gaieté.

    Au contraire, le jardin délaissé autour de la maison vide des parents nous fait comprendre la disparition, suggérée en creux. Comme toujours dans la poésie de Pierre Tanguy, les lieux, les objets disent autre chose qu’eux-mêmes. Le « je » se tient en lisière, dans un quasi-effacement. Non par esprit de sacrifice mais parce qu’il ne s’éprouve que comme un élément de la nature, à sa place dans l’ensemble du vivant.

    Ces instantanés qu’on croirait dits dans un souffle dessinent une sagesse de l’instant : au cœur est le sentiment aigu que la vie est là, sous nos yeux. À nous de l’accueillir, d’apprendre à la regarder, dans ce tout-venant de sensations et d’émotions. Dans les vers de Pierre Tanguy quelque chose de fluide et de vibrant affleure. Le nombre de verbes de mouvement est frappant (« bondit », « s’égaillent », « s’agite » « s’esquivent ») et dit ces présences démultipliées au monde.

    Ailleurs, autre tonalité en sourdine : des intervalles de silence et de tranquillité font contraste. Tout prend sens différemment. À l’opposé du dérisoire de nos vies pressées, on est saisi par la simplicité et l’évidence :

    « Ici l’après-midi

    beaucoup de vieux

    pour regarder les vagues »


    « La pointe rouge

    du premier bouton de camélia

    me rassure »

    En écho sur l’autre page, montant de l’espace et du vide, la fête du rouge et du noir illumine la peinture de Michel Remaud et nous enchante.

    La peinture ici n’est pas une décoration. Pas plus que le haïku n’est concession à une mode de l’exotisme facile. Une vigueur émue se dégage de cette collecte d’instants précieux, ancrée dans ce double rapport sensitif au monde.

    Écoutons ce que dit François Cheng des artistes chinois de l’époque Song : le poète et le peintre sont une seule force dévoilant « la secrète polyphonie du réel ». C’est l’impression que nous laissent Pierre Tanguy et Michel Remaud dans ce beau livre.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes





    _______________________________
    1. Un « livre d’artiste » tiré à six exemplaires a d’abord été réalisé (2013) avant cette publication à La Part Commune.
    2. Alain Kervern est ancien enseignant de japonais à l’Université de Bretagne occidentale. Auteur de plusieurs livres de haïkus, il est le traducteur du Grand Almanach poétique japonais (5 vol., 1988-1994) aux Éditions Folle Avoine.







    Tanguy Ici même





    Pierre-tanguy-et-michel-remaud- vignette
    Pierre Tanguy et Michel Remaud
    Source





    ■ Pierre Tanguy
    sur Terres de femmes

    Ma fille au ventre rond (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir aussi ▼

    le site « Michel Remaud, artiste peintre »




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond





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  • Valère-Marie Marchand | Le Grand Bleu



    Bleu -  ikb
    Source







    LE GRAND BLEU




    La galaxie du bleu se détecte à la flamme d’une bougie, dans les reflets du contre-jour ou en périphérie de quelques astéroïdes en chute libre… On situe la galaxie du bleu à des années lumières de toute pensée raisonnable, de préférence dans l’inconscient des enfants de tous âges et parmi les adultes qui cherchent encore une issue à la nuit. De sa nature et de son origine, on ne sait rien de plus si ce n’est qu’elle est peuplée de vestiges endormis. Ses rayonnements exerceraient une action positive sur les vases grecs, les poissons égyptiens, les paysages de Patinir et les pierres subaquatiques. Aux dernières nouvelles, la galaxie du bleu serait voisine de la nébuleuse d’Andromède, de la petite et de la grande Ourse, de la Croix du Sud et de quelques météores en vue. On la dit proche des substances solubles dans l’eau, des hydrocarbures aromatiques et responsable des phénomènes les plus divers comme la combustion des hydrates de carbone.

    À trop côtoyer les humains, la galaxie du bleu a fini par se confondre avec ce qu’elle est censée représenter. Aussi dit-on à son sujet tout et n’importe quoi. On lui prête des émanations soudaines, des silences et des liturgies d’un soir. On lui accorde des sentiments de joie ou de tristesse, des symboles et des propriétés à vocation lexicographique. On lui attribue une neutralité qui, toutes silhouettes confondues, uniformiserait, sur terre, les codes vestimentaires. Que restera-t-il de cette galaxie quand nous aurons rejoint la nuit noire ? Le souvenir d’un ciel sans nuage selon Émile Littré. Une larme d’espoir d’après Paul Éluard. Un idéal au-dessus de la moyenne si l’on en croit les hypothèses de Verlaine… Transparente et sereine, la galaxie du bleu convient bien aux aveugles que nous sommes. Incertaine et liquide, futile et souveraine, elle teinte notre ordinaire d’un peu d’outremer, de manganèse, de cobalt, de lait de chaux et de céruléum. Elle se révèle d’un éclat insondable pour peu qu’on s’intéresse à elle. Du bleu boréal au bleu chauffé à blanc, après tout, peu importe… Car c’est dans le creuset des mots, dans le secret de l’encrier que trébuchent nos ombres. Et c’est dans une chorégraphie d’abeille, entre consonnes et voyelles, que l’on se révèle parfois à soi-même.



    Valère-Marie Marchand, « II, Le Grand Bleu », Les Rives de l’éveil in La Clef des rives, Mythologies au fil de l’eau, La Part Commune, Rennes, 2014, pp. 12-13-14. Illustrations réalisées par l’auteur.







    Valère-Marie Marchand
    VALÈRE-MARIE MARCHAND


    Valère-Marie Marchand
    Source




    ■ Valère-Marie Marchand
    sur Terres de femmes

    La Clef des rives (note de lecture d’AP)
    [C’est bien connu. Les livres naissent des arbres] (extrait du Premier Arbre)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Salon littéraire)
    une recension de La Clef des rives par Dominique Vergnon
    → (sur le site des éditions La Part Commune)
    une page sur La Clef des rives






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