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  • Joël Vernet | [De Rimbaud […] tu n’auras jamais rien su]


    [DE RIMBAUD […] TU N’AURAS JAMAIS RIEN SU]




    De Rimbaud, tout comme de tant d’autres livres, tu n’auras jamais rien su. Mais qu’importe. Tu auras connu, comme lui, l’enfer des chantiers, la terrible vie à gagner, la mort jeune, trente -sept ans pour toi, pour lui. Alors que tout restait à inventer. En écrivant aux Morts, on s’adresse toujours aux Vivants, c’est certitude. D’ailleurs, écrire, le savais-tu ? Noircir des cahiers d’écolier, laisser s’envoler la plume au gré de la pensée, de la voix, de la musique, des rythmes en nous ? Lire, oui, un tout petit peu, juste de quoi décrocher le permis de conduire qui t’ouvrirait à d’innombrables routes, d’incroyables errances par tous les temps, toutes les saisons, transformant ce pays en un mouchoir de poche dont tu connaissais les moindres recoins. T’échinant du nord au sud, d’est en ouest, sous la pluie, dans la boue, le froid, sous des soleils torrides à l’image de ceux d’Aden ou d’Éthiopie qui entamèrent gravement le piéton de Charleville, le poussant à rentrer en France pour mourir dans la solitude d’un hôpital à Marseille.

    Et toi, plus tard, beaucoup beaucoup plus tard, un jour d’avril, à Valence, au cœur de la France, dans une ruelle perdue, ton corps inanimé, ton nom et ta voix à jamais effacée, inaudible, muette. Je te revois, bras à la portière, dans la vieille Aronde noire dont tu étais très fier. Là aussi, une photographie – prise par qui ? – en témoigne. J’aimerais composer un livre musical, rien qu’avec des photographies inconnues, des photographies d’archives familiales à portée universelle, comme W. G. Sebald, les textes en moins, même si les siens sont fascinants. Je laisserais la parole au silence qui tisserait des ponts entre chacune d’entre elles. Plus de mots, que la lumière profonde du noir et blanc avec, en italiques, des légendes de lieux, de paysages, de prénoms, tout cela inconnu, mais ramené à la surface car toute vie est si précieuse, même si l’histoire nous a toujours laissé entendre le contraire. Les vies minuscules sont le seul trésor de cette vie. L’histoire les éparpille, les dissimule, les avale, les digère, puis les anéantit. […]



    Joël Vernet, « I. Le jour noir ou un conte de la vie réelle », Mon père se promène dans les yeux de ma mère, récit, La rumeur libre éditions, Collection La Bibliothèque de La rumeur libre, 2020, pp. 49-50.






    Joël vernet mon père se promène dans les yeux de ma mère 2




    JOËL VERNET


    Joel Vernet
    Source




    ■ Joël Vernet
    sur Terres de femmes


    Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [lecture d’AP]
    Décembre 2010 | Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [extrait]
    L’oubli est une tache dans le ciel (lecture d’AP)
    Les petites routes (extrait de L’oubli est une tache dans le ciel)
    30 août 1994 | Joël Vernet, Le Regard du cœur ouvert




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la fiche de l’éditeur sur Mon père se promène dans les yeux de ma mère






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  • Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004

    par Angèle Paoli

    Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile,
    Poèmes 1988-2004,

    La rumeur libre éditions,
    Série mεtaphrasi | Domaine américain, 2019.
    Traduit de l’anglais (États-Unis)
    par Chantal Bizzini.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Bizzini
    Sur la ligne Queens – Manhattan,
    photographie de Chantal Bizzini, 2007,
    première de couverture de Paroles d’un monde difficile








    LA POÉSIE, « UNE VIEILLE FORME SUBVERSIVE »




    Pour la première fois en France vient de paraître une anthologie consacrée à la poète américaine Adrienne Rich. Une poète majeure et l’une des grandes voix poétiques d’aujourd’hui, « guide spirituel d’une génération ».1

    Rassemblés sous le titre Paroles d’un monde difficile, les poèmes de cette anthologie couvrent une période qui s’étend de 1988 à 2004. Ils sont répartis en quatre sections : Un atlas du monde difficile (poèmes 1988-1991) | Sauvetage à minuit (poèmes 1995-1998) | Renarde (poèmes 1998-2000) | L’École parmi les ruines (poèmes 2000-2004).

    La traduction de ces poèmes – publiés aux éditions de La rumeur libre – a été assurée par Chantal Bizzini, qui offre en ouverture un avant-propos très éclairant intitulé « Du morcellement à l’unité, Paroles d’un monde difficile d’Adrienne Rich ».

    Adrienne Rich (1929-2012), militante féministe et pacifiste, s’est attachée tout au long de sa vie et de sa création à défendre et à revendiquer l’idée que « narrer la condition humaine est notre affaire à nous femmes, et même prioritairement »2. C’est dire si écrire est une nécessité vitale, un mode de « reconquête de soi et du monde ». C’est aussi une manière vigoureuse de proclamer que le travail du poète requiert une forme de courage. Car écrire, pour Adrienne Rich, c’est s’attacher à faire un état des lieux aussi précis et réaliste que possible du pays où elle vit. C’est s’attacher à relier le présent dont elle est le témoin avec le passé dont celui-ci découle. C’est convoquer tous les oubliés de l’histoire, les sans-nom et les sans-visage, les exploités et les expropriés, les Indiens anéantis, les noirs pourchassés et assassinés tout comme les blancs exploités et réduits à vivre dans des conditions misérables. Écrire, c’est restituer une cartographie première où ressurgit tout ce que l’histoire politique d’une nation s’est appliquée à effacer.

    Dans les treize poèmes qui composent Un atlas du monde difficile, la poète plante de l’Amérique un décor dévasté. Décor semi-urbain d’étendues immenses où se déploient nombre d’« empires agro-alimentaires » ou industriels. Mines de cuivre de charbon et de silicone. « Cimetières de carcasses ruinées », perdus au milieu d’immenses champs de sorgho ou de « girasols » qui uniformisent les vastes espaces :

    « Voici une carte de notre pays :

    voici la Mer de l’Indifférence, glacée de sel,

    C’est la rivière hantée, coulant des sourcils à l’aine,

    nous n’osons pas goûter son eau,

    C’est le désert, où des missiles sont plantés comme des bulbes,

    C’est le grenier à blé des fermes hypothéquées ».

    Décors dans lesquels sévissent la misère et la violence. Enfants livrés à eux-mêmes, errant sans but ou ne mangeant pas à leur faim. Journaliers en quête d’un travail. Femmes violentées et tuées. Naufragés de la vie. « En danger dans cette république désunie, / enfermés hors de vue et d’écoute, loin du cœur, remisés ».

    La cartographie que déploie Adrienne Rich est celle de l’Amérique des pauvres, de l’Amérique des déclassés, des meurtris, une Amérique faite de faillites et de résignation. Une Amérique des grands contrastes : « Voici la capitale de l’argent et de la douleur dans les tours ». Une cartographie qui semble en phase avec la lecture récente que la poète avait faite (vers 1980) de certains écrits de Karl Marx. Ainsi écrit-elle à propos de cette lecture dans un ouvrage intitulé Les Arts du possible (2001) :

    « Ce qui m’a incitée à poursuivre, c’est l’impression d’être en compagnie d’un grand cartographe de la condition humaine et, tout particulièrement, l’impression d’être en terrain connu : celui des rapports économiques motivés par le profit qui envahissent certains domaines de la pensée et du sentiment. La description que Marx fait du capitalisme de la première moitié du XIXe siècle et de la déshumanisation que celui-ci inflige au paysage social semblait plus juste que jamais à la fin du XIXe siècle.3 »

    La poète voyage, d’est en ouest, de la côte Atlantique à la côte Pacifique ; du Vermont à la Californie, et du Nord au Sud, de Willoughby au sud du Québec. « Il y a des routes à prendre », écrit Adrienne Rich, une injonction qu’elle emprunte à la poète militante Muriel Rukeyser (1913-1980). Sur l’atlas personnel que dessine Adrienne Rich au fur de ses déplacements, le passé fait souvent irruption au détour d’une route, à l’occasion d’un périple au travers d’une région. Les noms des villes livrent leur part d’histoire – « poèmes en cantonais inscrits sur le brouillard » et « poèmes sur un mur fatigué », avoisinant des « bordées d’injures ». Souvenirs de la guerre de Sécession et des massacres de tribus indiennes ou souvenirs de la guerre du Vietnam :

    « Saisis si tu peux, les grands moments de ton pays, commence

    à n’importe quelle feuille arrachée de l’éphéméride : Appomattox

    Wounded Knee, Los Alamos, Selma, le dernier pont aérien venant de Saïgon

    l’infirmière, naguère dans l’armée, faisant du stop depuis le centre de debriefing, une médaille

    de crachat sur l’épaule du vétéran

    – saisis si tu peux ce pays sans borne ».

    La lecture joue un rôle essentiel dans la réflexion de la poète. Celle en particulier de poètes comme Muriel Rukeyser. Dont les poèmes, « par leur audace et leur envergure », stimulent la réflexion de la poète de Baltimore. Adrienne Rich voit en son aînée « une de ces architectes-tailleurs de pierres » majeures, laquelle s’efforçait avec d’autres de travailler à l’élaboration d’un édifice qu’un atlas seul ne pouvait réaliser. Ainsi la figure mythique du titan « portant seul la voûte du ciel sur son dos » est-elle amplifiée dans la vision élargie qu’en donne la poète. Pour qui « le travail poétique, comme tout travail, s’accomplit en commun », et pour qui « écrire peut aider à bâtir une communauté »4.

    Plus éloignée d’elle dans le temps, Elizabeth Gaskell (1810-1865) dont Rich a lu La Vie de Charlotte Brontë, récit qui lui inspire cette remarque :

    « [J]’essayais de me représenter une telle vie, comment le génie se déployait dans les jours courts, les maigres moyens de cette maison. »

    Les objets eux-mêmes, si modestes et si ébréchés soient-ils, participent de ces résurgences, lesquelles se télescopent de manière singulière sur la narration présente. Ainsi des théières jumelles, « l’une au bec cassé, rouge et bleue », héritée de sa grand-mère Mary et l’autre, « faïence à fleurs des Midlands », cadeau d’« une Juive allemande, une réfugiée, qui se suicida… ».

    Et puis, côtoyant dans le poème les théières de récupération, cet autre objet qui lui vient de son père : « Dans un petit cadre, sous verre, l’ex-libris de mon père, qu’il grava en son ardente jeunesse », la devise que la poète fit sienne :

    « Without labor, no sweetness ». Sans peine, pas de douceur.

    De ce portrait de l’Amérique géographique — avec ses vastes compositions panoramiques, ses montagnes, ses forêts, ses lacs, ses canyons, ses déserts — mais également sociale et culturelle – avec ses plans rapprochés – surgissent des voix anonymes qui se suivent sans se rencontrer dans un collage polyphonique qui acquiert l’intensité d’un porte-voix. Des « on dit » se succèdent, comme captés sur le vif, chacun exprimant ce qui tient à cœur. Les poèmes se suivent, la plupart assez longs, marqués ou structurés par la reprise de termes identiques. « Je ne veux pas entendre comment » / « Je ne veux pas penser » / « Je ne veux pas savoir ». Poèmes amples, construits sur des itérations et des balancements antagonistes, comme c’est le cas pour le poème XI :

    « certains pour qui la guerre est nouvelle, d’autres pour qui elle prolonge seulement

    les vieux paroxysmes du temps

    certains marchant pour la paix qui depuis vingt ans n’ont pas marché pour

    la justice

    certains pour qui la paix est un mot d’homme blanc et un privilège d’homme blanc

    certains qui ont appris à manipuler et à prévoir les formes de

    l’impuissance et du pouvoir ».

    Mais la voix que l’on croise, c’est aussi la voix d’une poète qui s’adresse à nombre d’interlocuteurs inconnus. Employé de bureau, passant dans une librairie, homme ou femme sur le point de partir, passager du métro, téléspectateur devant son écran… jeune maman « un enfant qui pleure sur l’épaule, un livre dans la main… ». Ainsi du très beau poème XIII (Dédicaces), qui semble comme un écho des poèmes de Walt Whitman. Tout au long de son développement, ce poème reprend la formule introductive : « Je sais que tu lis ce poème. » Et se clôt sur ces vers :

    « Je sais que tu lis ces poèmes parce qu’il n’y a plus rien d’autre à lire

    là où tu as débarqué, dépouillée comme tu l’es. »

    Dans le même temps, des instantanés de la vie quotidienne se juxtaposent, saynètes brèves, comme saisies dans l’instant par une caméra ou par un micro-trottoir.

    Parfois une question primordiale interrompt, qui se glisse entre deux considérations : « Je suis quoi ? » Ou encore : « Où sommes-nous amarrés ? Quels sont les liens ? Qu’est ce qui nous incombe ? ». Interrogations que l’on retrouve à deux reprises dans Un atlas du monde difficile.

    Pour Adrienne Rich, le travail du poète est un travail partagé entre tous, astronome, historien, « architecte de rues nouvelles ». C’est aussi un travail d’écoute et de sensibilité, travail de résilience mis au service de chacun et de tous. De

    « la femme désespérée, de l’homme désespéré

    – travail de réparation jamais achevé, qui n’a toujours pas commencé ».

    Adrienne Rich poursuit sans relâche son parcours poétique en inscrivant le dialogue au cœur de son écriture. Incorporant (en caractères italiques) aux voix des gens qu’elle rencontre la voix de poètes et d’auteurs dont lui tiennent à cœur expressions ou pensées : Mandelstam, Marx, Engels, Che Guevara… Ou qu’elle rejette, comme cette assertion de Richard Nixon recueillie dans un enregistrement :

    …« les Arts, tu vois – c’est des Juifs, ils sont de gauche, bref, reste à l’écart… ».

    De 1995 à 1998, ce tissage continu des voix trouve sa place dans la section intitulée Une longue conversation, où alternent poèmes brefs — identifiables par leur mise en espace plus aérée et aérienne (alinéas, blancs typographiques… alternance de vers courts et longs) — et proses plus denses. Il arrive aussi que le texte conjugue toutes les formes à la fois, poèmes et proses, où viennent s’imbriquer des citations en italiques.

    « Plus tard, par la fenêtre un soir d’hiver qui descend très vite mes yeux sur la page saisissent alors ton visage tes seins, cette lumière

    …petits industriels, petits commerçants et rentiers, petit artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ».

    Mais, quelle que soit la mise en forme du texte, toujours revient la préoccupation première qui est de permettre à chacune des voix de trouver sa place parmi les autres. Sans hiérarchie aucune. Le questionnement, accompagné d’extraits de manifestes et de déclarations, devient ici plus largement politique.

    « Quelqu’un : — La technologie modifie les formes les plus courantes du contact humain – qui ne peut voir ça dans sa propre vie ?

    — Mais la technologie n’est qu’un moyen.

    — Quelqu’un, dis-je, fait fortune grâce à la guerre. Toi : — Je te l’ai déjà dit, c’est le moteur de l’économie de marché. Ce n’est pas l’information, mais la militarisation. Les arsenaux multiplient la richesse.

    Une autre femme : — Mais alors, le nationalisme patriarcal doit être la clé ? […] »

    Le dialogue se clôt sur une intervention ayant trait à la poésie :

    — « Je ne puis souffrir ce type de discours. La poésie m’importe encore. »

    Puis rebondit à la page suivante :

    « Toutes sortes de discours surgissent dans la poésie, que ça te plaise

    ou non, ou même si simplement

    comme nous     tu essayes

    d’avoir l’œil

    sur les armes dans la rue

    et sous la rue ».

    Écrit en 1998, le premier poème de Renarde, « Victoire », est dédié à l’amie Tory Dent, poète et critique d’art. L’ensemble des six textes est une composition autour de la maladie de l’amie, atteinte d’une belle tumeur. Consciente que la solitude peut se superposer à la souffrance, Adrienne Rich dialogue avec la malade. La poésie est là, « bien sûr », « terrible pont s’élevant au-dessus de l’air nu », mais elle ne peut remplacer la présence que peut apporter une amitié profonde. Aussi, poussée par une impérieuse nécessité, rejoint-elle la malade, « parce qu’il le fallait

    ainsi je l’ai fait –     Et ainsi

    je te trouve :      vivante et plus que cela ».

    Cette suite de poèmes surprend par sa forme. Moins narrative, plus éclatée, plus resserrée. Peut-être aussi plus proche de celle d’Emily Dickinson dont Adrienne Rich connaissait et aimait la poésie. Au cours de son dialogue avec l’amie, elle emprunte à Paul Celan cette expression, mise en relief à la fin d’un des poèmes : Meister aus Deutschland. Allusion au « maître de l’Allemagne », un vers qui revient à plusieurs reprises dans « Fugue de mort » (Todesfuge). Si la mort est omniprésente dans ce poème, la victoire l’est aussi. L’amie malade est assimilée à la Victoire de Samothrace. Mutilée, « amputée », « découpée dans le désastre », la Victoire domine pourtant, « qui s’avance / en haut des escaliers ». Sous la plume d’Adrienne Rich, elle est le symbole puissant de la capacité de résilience des femmes.

    Composés entre 2000 et 2004, les poèmes de la dernière section, L’École parmi les ruines – et dont ne sont présents ici que quelques poèmes choisis – ont été inspirés à la poète américaine par les récits de guerres récentes, tragédies terribles dont les enfants furent les premières victimes. Sarajevo, Bagdad, Bethléem, Kaboul, Beyrouth.

    La section s’ouvre sur un poème intitulé « Requiem pour un Centaure ». Humaine, et tendre, la figure du Centaure Chiron est assimilée au « maître ». La Créature est pourtant livrée à « l’arène », « piétinée » et mise à mort par un « champion. » Pour quelle raison ? La réponse est sans doute à trouver dans ces deux vers :

    « ton cou tendre et tes narines    maître    ventouse de nénuphar

    ce que tu étais    merveilleux    nous ne pouvions le supporter ».

    Peut-être faut-il aussi lire, dans l’humanité profonde de cet être hybride réputé pour sa grande sagesse, une image inversée de l’homme, renvoyé à son insoutenable animalité.

    Devant un pareil gâchis, au cœur d’une telle obscurité, le doute affleure, qui taraude. La poète s’interroge. Elle remonte la route parcourue tout au long de son parcours poétique. Et pose dans « Équinoxe » les questions qui la brûlent :

    « je croyais savoir

    que l’histoire n’était pas un roman

    Ainsi puis-je dire que ce n’était pas moi      fichée comme l’Innocence

    qui te trahis

    […]

    pensant que nous arriverions à construire un lieu

    où la poésie      vieille forme subversive

    pousse de Nulle part      ici ?

    où la peau pourrait reposer sur la peau

    un lieu « hors limites »

    Peux dire que je me suis trompée ? ».

    Dès lors, tout serait donc perdu ? Tout aurait-il été pensé, combattu, et écrit en vain ? Adrienne Rich ne se résigne pas. Ne peut se résigner. Cela n’a jamais été dans sa nature. Elle revient donc sur ses doutes et conclut par ces vers :

    « mais avant ceci :     longtemps avant ceci     ces autres yeux

    frontalement se sont exposés, ont parlé ».

    À l’issue de ma lecture se fait jour le sentiment durable que la poésie d’Adrienne Rich n’occupe pas en France la place qu’elle mériterait d’occuper. Même si l’on peut trouver ici et là quelques traductions dans des revues numériques ou papier. Mais persiste toutefois le sentiment d’un manque important, d’une incomplétude. Comment et pourquoi une voix aussi singulière que celle de la poète américaine est-elle aussi peu présente dans le panorama des grandes voix poétiques de ce siècle ? Pourquoi une véritable anthologie bilingue de cette œuvre ne trouve-t-elle pas sa place sur les rayonnages des librairies et des bibliothèques publiques ? L’anthologie proposée par Chantal Bizzini et soutenue par Andrea Iacovella pour les éditions de La rumeur libre est sans conteste un premier pas vers une publication plus étoffée et plus exhaustive. Un pas décisif pour pallier une surprenante carence. Et permettre à un plus grand nombre de lecteurs un accès plus aisé à une œuvre poétique en tous points remarquable.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Adrienne Rich  Paroles d'un monde difficile




    ________
    1. L’expression est empruntée à la poète Maria Luisa Vezzali in Cartografie del silenzio.
    2. Marilyn Hacker in « Une poésie mimétique de la pensée », Europe, revue littéraire mensuelle, avril 2012, page 238.
    3. Adrienne Rich, « Credo d’une fervente sceptique » in Europe, revue littéraire mensuelle, avril 2012, page 233.
    4. Chantal Bizzini, « Du morcellement à l’unité » in Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004, La rumeur libre éditions, 2019, page 20.






    ADRIENNE RICH


    Adrienne Rich
    Source




    ■ Adrienne Rich
    sur Terres de femmes


    From An Old House In America (traduction en français d’Olivier Apert)
    27 mars 2012 | Mort d’Adrienne Rich (+ un extrait d’Un atlas du monde difficile)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    une notice bio-bibliographique sur Adrienne Rich
    → (sur Poetry Foundation)
    une biographie d’Adrienne Rich
    → (sur Modern American Poetry)
    un ensemble d’articles sur Adrienne Rich
    → (sur En attendant Nadeau)
    Adrienne Rich, Audre Lorde, Irena Klepfisz, poétesses guerrières, par Jeanne Bacharach (22 avril 2020)






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  • Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux

    par Angèle Paoli

    Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016),
    La rumeur libre éditions, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    L’ÉCRIVAIN-CHEVREUIL




    Lecture de lente haleine, depuis tant de jours. Cherchant amers et balises, je trace mon sillon entre les pages du dernier ouvrage de Joël Vernet. Lentes les heures qui jalonnent mon vagabondage, d’année en année, de mois en mois, au fil des pages de Carnets du lent chemin. Presque quarante ans d’une écriture régulière (avec de rares ellipses), le plus souvent au jour le jour, composent cette somme de vie. De 1978 à 2016. L’écrivain a vingt-quatre ans dans l’incipit du livre, soixante-deux dans l’excipit. Mais comment refermer un tel livre ? Et comment entreprendre une autre lecture après la traversée de pages aussi incandescentes que celles des Carnets ? Images fugaces de campagnes, fermes et foins, noms de pays lointains, titres d’ouvrages, pensées diffuses in mentem persistent encore. Qui infusent dans les veines et poursuivent leur cours. Suis-je ce « lecteur-papillon » que le poète aspire à croiser sur ses traces ? Je ne sais. Pourtant je suis convaincue que de tels lecteurs existent. Silencieux et effacés. À l’image du poète.

    Les images fourmillent, à livre fermé. Visions de la mère pelotonnée dans ses châles et dans sa dignité silencieuse. Veuve depuis de si nombreuses années.

    « Ma mère, avec tant d’autres, n’attend plus rien, blottie dans un fauteuil qui ne sait pas qu’il reçoit une reine. »

    Image de la maison abandonnée, qui a emporté dans les brumes « l’enfance morte ». Mais qui garde secrète « la chambre d’écriture ouverte sur le monde ». Image du tilleul, emblème de la maison natale. Entre ces extrêmes se déroule « l’épopée des événements courants » qui accompagne la vie du poète. La mort accidentelle du père, alors que Joël Vernet n’est qu’un enfant. Celle d’un frère et d’une sœur. D’amis et de poètes. De connaissances ayant animé l’enfance paysanne. La disparition, plus récente, de la mère aimée. Vient aussi la naissance des enfants. Celle de L., la dernière, qu’il regarde grandir avec beaucoup de tendresse. Et qui le suit parfois dans ses escapades buissonnières. Innombrables les pérégrinations le long des routes et des sentiers de la Margeride natale, les errances dans les faubourgs des villes, les voyages à l’autre bout du monde. À la recherche de ? Du monde et de lui-même, de lui-même en accord avec le monde. De « l’Unité perdue ». Car la vie a basculé en 1965, à l’annonce brutale de la mort du père. Le père. Une perte tragique, déterminante pour l’enfant. « Ce jour-là, il sut qu’il n’aurait plus jamais vraiment de maison, qu’il irait ici ou là, contraint par les événements » (4 mars 2011). Un foudroiement que cette mort. Une fêlure béante. Une plongée dans l’exil intérieur. Le Père, la Mère, tendres figures tutélaires du poète. Toujours présentes à ses côtés, par-delà la séparation ultime.

    Plus tard, de manière insidieuse, la vie a de nouveau basculé dans le monde actuel. Le monde que nous connaissons, tel qu’il est devenu et tel qu’il promet d’être ou de devenir, ouvert sur le culte de l’argent-roi, sur le pouvoir absolu et aveugle des gouvernants de nos pays. Le consumérisme, la mondialisation et la barbarie font horreur au poète. Qui en appelle à l’insurrection. Étranger se sent-il. Depuis les origines. En marge d’une société qu’il voue aux gémonies. Et davantage encore depuis qu’une frénésie compulsive s’est emparée de l’humanité, la conduisant droit au désastre.

    Que faire lorsque l’on s’est exilé en soi-même, sinon retourner à l’essentiel ? Renouer avec le ciel et les nuages. Avec « la beauté primitive du monde ». Avec le bestiaire amical et paisible qui anime le jardin. Merles noirs, mésanges et rouges-gorges. Sauterelles et lézards. Escargots et lucioles. Et toujours revenir vers la maison natale qui l’attend, lui le vagabond, le nomade, le gitan ; la maison immobile, inchangée, chargée de présences et de souvenirs. Gardée par la mère qui jamais ne sait quand son fils va revenir. « Tu n’as jamais été là pour tes jours d’anniversaire, toujours à l’étranger, loin de nous », lui dit-elle lorsqu’il surgit à l’improviste.

    Et, qui va de pair avec l’errance du poète, l’écriture. Nourrie de ces autres vagabondages que sont les lectures. Une écriture vitale, qui tient le poète au corps et au cœur. Fidèle à son être, consubstantielle à son existence. Écriture de la vie, dégagée de toute mainmise, de toute superficialité, de toute ambition personnelle, de tout calcul, de toute richesse. De toute recherche. Écriture du regard, du fragile et du minuscule. Écriture tissée de silence et de solitude. Plus de cinq cents pages d’une écriture vivante pour dire ce qui happe ce qui taraude ce qui révolte ce qui hante jusqu’à l’angoisse et jusqu’au désespoir. Pour dire aussi les joies modestes qui soignent et qui apaisent.

    « Ces carnets sont un havre de paix où j’accoste après les tempêtes, les tourments », confie le poète à la date du 5 juin 1996.

    Et le poète de confier, le 27 mars 2011, à la mort d’un « être cher » :

    « J’ai écrit pour que la nuit ne soit pas toujours la nuit. »

    Les Carnets du lent chemin sont une somme de notes — bribes brindilles et fragments —, construite patiemment pour dire l’écriture telle que le poète la vit au quotidien, où qu’il aille et où qu’il se trouve. « Écrire, lire, marcher, écrire, lire, marcher » (18 décembre 1988). C’est là la seule réitération que supporte le poète. Elle relève de son choix et de sa liberté. Elle est le seul travail qui le concerne vraiment, au plus près, qui le construise dans la durée.

    « Petit bonhomme, tu avais mis en train un défi de Géant : celui d’écrire. Mais pourquoi écrire ? Pourquoi ne pas avoir confié ta vie à un autre métier, à une autre occupation exemplaire : boulanger, menuisier, médecin ? Tu ne voulais que les mots, leur sommation irrecevable. Cet amour des mots, tu en as la conviction aujourd’hui, t’est venu en gardant les bêtes, les troupeaux. Tu avais là sous les yeux la nature admirable : prairies, forêts, ruisseaux. Comment faire chanter cela dans un tout petit cœur ? Tu t’es saisi alors de l’outil le plus proche de toi : le langage et tu as essayé de jouer de cette musique, à la façon des musiciens de jazz. Tout à l’improvisation. Es-tu un écrivain sauvage ? » (22 janvier 2010).

    Écrire, oui. Mais quel type de livre est-ce là ? « Une sorte de journal du regard », écrit le poète le 1er mars 1997. Ce même regard qui avait donné son titre à une précédente publication, parue en 2009 aux éditions La Part commune : Le Regard du cœur ouvert, Carnets (1978-2002).

    Le volume actuel, Carnets du lent chemin, est sous-titré Copeaux. Ce mot revient à plusieurs reprises sous la plume du poète. Qui caractérise tantôt la nature de ces bribes qui obsèdent — pensées et aphorismes que le poète affectionne ; interrogations multiples (pourquoi écrire ? et pour qui ? écrire est-il agir ?) et citations, retours en arrière nombreux et redites ; tantôt le projet ou la quête du poète, tantôt l’écriture elle-même :

    « Je reprends les pages. Elles sont une part de moi, arrachées à mon corps. Détachées, déchirées. Je me reconstitue en les relisant. Je rassemble les copeaux épars… » (14 janvier 1994).

    Et plus loin :

    « Cette soudaine pensée dans le soir : des pages tombant comme des copeaux. » (16 octobre 1995)

    Ou encore :

    « Une écriture qui serait des copeaux de merveilles. » (4 janvier 1997)

    Ou bien cette phrase, soulignée au fil courant de ma lecture, et qui me fait sourire :

    « Les copeaux du petit crayon tombent dans l’herbe » (13 septembre 2009) avec son écho, du 18 mars 2015 : « le petit tumulus de copeaux sur la table – vestige du crayon à papier. »

    Et celle-ci surtout, qui aiguille la lecture, dans le préambule écrit par le poète lui-même :

    « Ce que vous lirez serait donc, au lieu d’un journal du passé, du présent, plutôt les copeaux d’un avenir toujours à réinventer. »

    Un autre mot affleure sans cesse, qui accompagne les errances. L’adjectif « lent ». Ou le substantif « lenteur ». Lenteur du rapace dans son envol. Lenteur de l’écriture. Correspondances :

    « Ce matin dans la brume, le rapace familier sur le fil. Au bruit du volet s’ouvrant, l’oiseau s’envole d’un lourd et lent battement d’ailes. J’aime cette lenteur du geste, comme dans l’écriture lorsque s’effacent les heures de la journée, qu’on atteint le soir sans vraiment s’en rendre compte. On lève la tête et « c’est déjà la nuit au-dehors ». Expérience alors d’être vraiment au monde, une fois le travail accompli, qui n’est qu’une aventure dans l’inconnu. » (25 octobre 2009)

    Qui dit lenteur (exaspérants sont les « bolides » qui traversent la ville à grand fracas) dit aussi « détour ». Lenteur de la marche, détours de l’écriture. Vagabondages de la pensée. Conjugués ensemble, vagabondage et lenteur permettent la juxtaposition, dans une même note, d’images et de voix d’époques distinctes ; de lieux étrangers les uns aux autres. L’ensemble constituant une sorte de collage naturel où se côtoient des visages et des êtres, des gestes aussi, que seul le poète peut assembler. Par l’écriture. Ainsi en est-il, par exemple, dans cette note du 1er mai 2011 :

    « Le regard perdu de ma mère, de la Vieille-Femme-Universelle.
    L’enfant, attentif au café, balaya les pellicules sur le col de la chemise noire de son père.
    Les bruits de la cascade, autrefois, dans le Sud du Burkina-Faso. Les poussins si jaunes piaillant devant la case, la jeune fille dont la mère peignait les cheveux en de longues tresses.
    Me rendant à l’épicerie du village chercher le pain ou autres courses, passant dans la ruelle inondée de soleil, la merveilleuse glycine me fait fête, répandant son odeur entêtante, enivrante, me rappelant que ce monde est beau, fût-il tapissé de barbarie. »

    Le regard du poète attentif se pose successivement sur les menus événements du jour. Des non-événements pour une « épopée » du quotidien.

    Ainsi serpentent les chemins qui mènent de Saugues à Gao ou à Vladivostok ; du Portugal à la Laponie, de Tachkent à Vénissieux, de la Creuse à Abidjan, puis, du Nord au Sud, et d’Ouest en Est, le long des rivières et des fleuves, jusqu’aux abords de la Mer Blanche et des îles Solovki. La pensée voyage d’une année à l’autre, évolue par vagues successives, depuis les aphorismes qui abondent dans les premiers carnets aux grands textes lyriques qui caractérisent davantage les carnets les plus récents. Elle charrie au passage nombre d’auteurs et de poètes de tous pays, de toutes nations. De l’italo-argentin Antonio Porchia à Pier Paolo Pasolini ; de Christian Gabriel/le Guez Ricord à Giono ; de Fernando Pessoa à Alexandre Blok ou à Marina Tsvetaieva ; de Vassili Grossman à Varlam Chalamov ou à Anna Akhmatova. De Blaise Pascal à Christian Dotremont ou à François Augiéras. De Vélimir Khlebnikov à Rimbaud ou à Tomas Transtömer… Pour ne citer que quelques noms parmi les innombrables écrivains et poètes affectionnés, dont les silhouettes surgissent au hasard des voyages, des lectures et des affinités électives. Car les poètes sont « frères de silence, invisibles dans ce monde » de Joël Vernet. Et la poésie omniprésente sous sa plume de poète, lequel joue volontiers de l’antagonisme roman/poésie. À l’avantage de la poésie que le poète tient en haute estime, et qui lui est indispensable. Ainsi écrit-il au cours du mois d’août 2015 :

    « Avec les mots de la langue commune, tu inventes un autre alphabet : voilà la poésie, symphonie de la réalité vivante. Pas de poésie abstraite, universitaire, mais toute incarnée, sauvage, indomptable, comme les bouleaux de la steppe russe. »

    Sauvage, indomptable la vraie poésie, comme l’est le nomade Joël Vernet, sempiternel insoumis qui n’obéit qu’à sa seule émotion. Engagement singulier. À l’exact opposé de l’actuelle doxa poétique, prônant distanciation et froideur. Les Carnets du lent chemin sont une véritable « défense et illustration » de l’émotion et de la sensation. Un refus absolu de « la littérature coup de sabre » au profit d’un lyrisme revendiqué et assumé :

    « L’émotion dompte les mots. Émotion sois vivante en moi pour toujours, et non pas seulement lorsque je contemple ce monde, mais en permanence, jusque dans le sommeil, jusque dans les rêves. Émotion, sois mon bâton de pèlerin ! » (19 septembre 2012).

    Tous les détours recherchés et mis en pratique par le poète sont ce qui donne ses assises à son projet d’écriture : « Projet d’écriture sur le pays natal. Récit après de lents détours » (21 juillet 2000).

    La personnalité profonde du poète semble façonnée par le détour ; les mouvements de la pensée s’accordent aux mouvements du monde ; les détours géographiques annonçant ou engendrant les détours de l’écriture :

    « Peut-être as-tu eu tort, au temps de tes lents détours à travers le monde, de n’avoir pas nommé, décrit les lieux où tu séjournais, habitais, plus que tu ne passais. Ainsi, cette chambre, dans un village du Sud de l’Albanie : Himara. »

    Et, un peu plus loin, le même jour : « L’écriture qui vise le détour et, par le détour, l’essentiel. Sainte lenteur » (12 février 2010).

    Et à l’enfant qui l’interroge et qui lui dit : « Qu’as-tu fait de ta vie ? », le poète répond : « J’ai accompli beaucoup de détours pour apprendre à admirer la lumière qu’il y a en ce moment sur ta joue. Détours, voyages et sommeil, paresse dans la lecture. L’écrivain est un mort ébloui de lumière » (26 octobre 2010).

    Magnifiques Carnets du lent chemin. À lire et à relire. À reprendre et à méditer. Une gageure que de restituer une vision totalisante de ces drôles de journaux, métissage d’intime et d’universel. Il y aurait tant à dire encore. Juste s’en remettre au plaisir du texte. Intense et passionnant. Exalté et beau. Et retenir, disséminée entre les pages, l’image du chevreuil (ou du renne), qui culmine dans un échange émouvant du poète avec sa Mère :

    « Miracle, présence d’un café au bord de la petite place, avec sa minuscule terrasse, ombragée par une treille. Joie de nous asseoir là tous deux dans la paix du soir qui descend paisiblement sur les collines, les villages et les prés, d’être vivants dans ce si beau silence d’une fin d’été, de ne parler qu’à peine, à voix basse […] Elle sourit en portant le verre à ses lèvres. » L’écriture est vraiment ton chemin. Rien que pour avoir été conduits ici, tous deux, ton choix de vivre ainsi fut le meilleur. »
    Hier dans le pré devenu une jungle, en contrebas de la maison, trois chevreuils broutaient, l’œil, le corps cependant aux aguets, sursautant au moindre bruit.
    N’es-tu pas l’écrivain-chevreuil ? » (20 novembre 2010). Vagabond et craintif, mais libre. Libre de son chant, libre de son écriture.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Joel Vernet  Carnets du lent chemin





    JOËL VERNET


    Joel Vernet
    Source




    ■ Joël Vernet
    sur Terres de femmes


    Décembre 2010 | Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [extrait]
    L’oubli est une tache dans le ciel (lecture d’AP)
    Les petites routes (extrait de L’oubli est une tache dans le ciel)
    [De Rimbaud […] tu n’auras jamais rien su] (extrait de Mon père se promène dans les yeux de ma mère)
    30 août 1994 | Joël Vernet, Le Regard du cœur ouvert




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    Joël Vernet /marcher vers un ciel de pierre
    → (sur Le Nouveau Recueil) Joël Vernet, ou l’esthétique de la trace, par Sylvie Besson (
    fichier Word)





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  • Florentine Rey, Le bûcher sera doux

    par Michel Ménaché

    Florentine Rey, Le bûcher sera doux,
    La rumeur libre éditions, 2019.
    Prix Amélie-Murat 2020.



    Lecture de Michel Ménaché



    Poète, performeuse, animatrice d’ateliers d’écriture, Florentine Rey réédite une version nouvelle d’un recueil d’abord publié par Gros Textes sous un titre différent (Je danse encore après minuit, 2017). Pour cet ouvrage remanié, Le bûcher sera doux, elle a bénéficié d’une bourse de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Elle affiche un féminisme teinté d’une ironie mordante et fait preuve d’un humour roboratif, jouant sur les détournements d’expressions, les renversements de situation, la déconstruction par l’absurde des idées reçues…

    L’auteure rit souvent d’elle-même en multipliant les autoportraits nonsensiques :

    « J’ai un cœur de bouchère qui rissole à chacun de mes coups de sang ».

    Ou encore :

    « L’orage dehors c’est moi.

    J’inonde. »

    Elle se met en scène dans des tableaux grotesques qui font penser à certains dessins cruellement drolatiques de Topor :

    « Je rêve de me faire plumer et de sentir des œufs chauds sous mes fesses. »

    Plus incisive, ardemment polémique, Florentine Rey s’interroge sur la parité et constate :

    « Il y a peu de candidates pour enfermer les hommes

    les tabasser

    les violer

    en faire des marchandises

    […]

    Il y a des femmes perdues dans un monde d’hommes

    elles traversent la vie à la nage en tenant d’un côté

    le réel

    et de l’autre

    la main de leurs enfants. »

    Nettement plus concise que Simone de Beauvoir, elle réduit à un diptyque choc Le Deuxième Sexe :

    « Les hommes ont des outils

    les femmes des accessoires. »

    Avec légèreté, elle franchit le pas, des revendications féministes au plaisir érotique intime, simplement suggéré d’une ellipse finement provocante :

    « J’ai trouvé le commutateur pour faire tourner la terre

    plus vite.

    Touche ! »

    Ou encore, conjuguant érotisme, humour et vertige métaphysique :

    « L’équerre de mes cuisses mesure le vide entre

    la bouche de Dieu

    et mon désir. »

    L’auteure s’inscrit radicalement dans l’errance avec son corps pour seul lieu, ou comme pour y avoir lieu. Elle évoque son nomadisme d’une métaphore lumineuse :

    « À chaque halte, nouvelle lumière.

    Derrière mes yeux : une grange où je stocke mes soleils. Quand finira l’errance je les allumerai tous.

    Le bûcher sera doux. »

    Frémissements à fleur de peau que le poème capte au rebond de la langue, en éclats sensibles et jubilatoires…



    Michel Ménaché

    D.R. Texte Michel Ménaché
    pour Terres de femmes







    Florentine Rey  Le bûcher sera doux 2






    FLORENTINE REY


    Florentine Rey 2
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la page de l’éditeur sur Le bûcher sera doux




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement
    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée
    Maram al-Masri, Métropoèmes
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels






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  • Jennifer Barber | A Poet of Medieval Spain




    A POET OF MEDIEVAL SPAIN





    The caliph gone. The moon

    unrisen in the garden.
    In the tall grass, a gazelle.

    *

    This isn’t a young love.

    I know you
    and I don’t.

    I’m pouring
    a second cup of wine.

    *

    Almonds. Figs. The slow
    highway I trace

    in the valley of your spine
    and beyond: we are

    not required to
    complete the design —
    we have no permission to refrain.

    *

    A breeze from the coast,
    ripened on oranges,

    scatters a flock of swallows
    with one hand,
    a spray of terns with the other.
    Wind that speeds the journey,
    wind that splinters masts,

    I fear what comes next.



    Jennifer Barber, Given Away, Kore Press, Tucson, Arizona, 2012.






    Jennifer Barber  Given away









    UN POÈTE DE L’ESPAGNE MÉDIÉVALE






    Le calife est parti. La lune

    ne s’est pas levée dans le jardin.
    Dans l’herbe haute, une gazelle.

    *

    Ce n’est pas un amour de jeunesse.

    Je te connais
    et je ne te connais pas.

    Je sers
    une deuxième coupe de vin.

    *

    Des amandes. Des figues. Le lent
    chemin que je trace

    dans la vallée de ta colonne
    et au-delà : nous ne sommes pas

    tenus de compléter le dessin —
    nous ne sommes pas autorisés
    à nous abstenir.

    *

    Une brise de la côte,
    mûrie sur les oranges,
    disperse une volée d’hirondelles
    d’une main,
    une gerbe de sternes de l’autre.

    Toi qui accélères le voyage,
    toi qui fends les mâts,

    j’ai peur de ce qui va venir.



    Jennifer Barber, Délivrances, La Rumeur libre éditions, 2018, page 59. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuel Merle.






    Jennifer Barber  Délivrances





    JENNIFER BARBER


    Jennifer_barber_medium
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Kore Press)
    la fiche de l’éditeur (en anglais) sur Given Away
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    une notice bio-bibliographique sur Jennifer Barber
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la fiche de l’éditeur sur Délivrances
    → (sur Terre à ciel)
    d’autres poèmes de Given Away | Délivrances, traduits par Emmanuel Merle





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  • David Ferry | A Tomb at Tarquinia





    Tarquinia
    Nécropole de Monterozzi (Tarquinia) : tombe des léopards
    Source








    A TOMB AT TARQUINIA





    The two of us, on the livingroom couch,
    An Etruscan couple
    Blindeyed to the new light let suddenly in;
    Sitting among the things that belong to us,
    The style of living familiar, and easy,
    Nothing yet utterly lost.

    Leapers and dolphins adorn the painted walls;
    The sun is rising,
    Or setting, over a blue Thyrrenian Sea;
    In the pictured cup the wine brims and glistens;
    An unknown flower burns with odorless incense
    The still air of the place.




    David Ferry, Strangers, A Book of Poems, 1, The University of Chicago Press, Phoenix Poets, A Series Edited by Robert von Hallberg, Chicago 60637, 1983, p. 3.






    David Ferry  Strangers 2









    UN TOMBEAU À TARQUINIA





    Nous deux, sur le canapé du salon,
    Un couple étrusque,
    Aveugles à la nouvelle lumière qu’on a soudain laissée entrer ;
    Assis parmi les choses qui nous appartiennent,
    Le style de vie familier et facile,
    Rien encore de définitivement perdu.

    Sauteurs et dauphins ornent les murs peints ;
    Le soleil se lève,
    Ou se couche, sur le bleu de la mer Tyrrhénienne ;
    La coupe décorée déborde de vin luisant ;
    Une fleur inconnue brûle avec l’encens inodore
    L’air calme du lieu.




    David Ferry, Qui est là ?, poèmes choisis, traduits de l’anglais (États-Unis) par Caroline Talpe, Peter Brown et Emmanuel Merle, La rumeur libre éditions, Collection La Bibliothèque n° 51, série mεtaphrasi Domaine Américain, 2018, page 99.






    David Ferry  Qui est là





    DAVID FERRY


    David Ferry portrait
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur David Ferry
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    une notice bio-bibliographique sur David Ferry
    → (sur books.google.com)
    d’autres extraits de Strangers de David Ferry
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la fiche de l’éditeur sur Qui est là ?





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  • Béatrice de Jurquet | Clarté de rivière




    Jurquet
    Ph., G.AdC






    CLARTÉ DE RIVIÈRE



    Quelle dilution pour cette eau
    rêvée, de cette eau l’encre subtile ?
    Au large, la lumière.
    Au large, l’ombre d’une rivière,
    un vert de veine qu’on devine.
    Tout au fond ?
    La vase.
    Elle tourbillonne
    et tout s’avale vivant, mouvant, les poissons muets,
    vaseux, parents et enfants
    muets de poissons à l’œil rond.
    Je ne vous regarde plus, troublantes écailles,
    j’ai dans le corps une clarté de rivière.




    Béatrice de Jurquet, Si quelqu’un écoute, La rumeur libre éditions, Collection de poésie nouvelle série, 2017, page 62. Préface de Gérard Chaliand. Prix Max-Jacob 2018. Prix Mallarmé 2018.






    Beatrice de Jurquet  Si quelqu'un écoute





    BÉATRICE DE JURQUET


    Beatrice-de-jurquet
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la fiche de l’éditeur sur Si quelqu’un écoute
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture de Si quelqu’un écoute par Pierrette Epsztein






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    » Retour Incipit de Terres de femmes



  • Lili Frikh | Corps



    CORPS



    Des cernes sur les quais.
    Morphine. Cocaïne. Cortisone. Opium.
    La voix de Momo. La grâce de Modi. L’oreille coupée. Un trou inconnu entre la quatrième et la cinquième vertèbre. Un trou de survie. Tu viens pas avec. Un trou à faire. Dilatation des pupilles. Contraction des étoiles.
    Un trou à faire un trou dans les yeux.
    Une blessure sans limite.
    Un trou à faire la lumière.
    La lumière d’où ?
    Les petits bateaux qui vont sur l’eau ont plein de jambes plein de nerfs suspendus dans le Bleu.
    La peau découpée dans le rouge des frontières.
    C’est quoi le corps ?
    Des cernes sur la poupée.
    Le sexe de Dimitri. La bouche du parking.
    Des mains avec plusieurs fois la force d’étrangler.
    Des frissons à faire disparaître
    le ventre du supermarché.
    Un baiser de toi.
    La sensation de l’invisible.
    Des heures nues. Pas de visite. Plus d’essence.
    Chemin de croix minuscules dessiné par un gamin de cinq ans. Le chocolat. Le bol autour du crâne.
    Passion pour les oiseaux qui marchent.
    Présence du fond. Du fond même.
    Présence du fond même du présent.
    Présence.
    Corps.



    Lili Frikh, « EJ-913-UF », Tôle froissée, La rumeur libre éditions, Collection de poésie nouvelle série, n° 55, F-42540 Sainte-Colombe-sur-Gand, 2018, pp. 31-32.






    Lili Frikh  Tôle froissée




    LILI FRIKH


    Lili Frikh
    Lili Frikh au festival Voix vives,
    de Méditerranée en Méditerranée, Sète 2015





    ■ Lili Frikh
    sur Terres de femmes

    Le large (extrait de Carnet sans bord)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la fiche de l’éditeur sur Tôle froissée de Lili Frikh





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  • Jacques Ancet | [Mais c’est parce qu’il est tard]



    [MAIS C’EST PARCE QU’IL EST TARD]



    Mais c’est parce qu’il est tard
    que tu sais. Au fond du jour
    cette cendre qui l’éclaire,
    et même si tu les serres,
    ces mains dans tes mains, perdues.



    Tu dis : le rideau, la chaise.
    Tu dis : matin, feu, balcon.
    Quand tu dis tu te retournes,
    tu prends ce qui n’est plus là
    tu le mets devant toi
    et tu vois : le retard
    est dans les noms : murs, doigts,
    voyage, branches, visages.
    Le bleu tombe avant le bleu :
    c’est toujours tard dans la bouche.



    Trop tard aussi sur la vitre
    avec le gris, le violet :
    la nuit se fait dans le jour,
    le jour se fait dans la nuit,
    l’un ou l’autre on ne sait plus.



    Jacques Ancet, « Tard » III, in Voir venir Laisser dire, La rumeur libre éditions, Collection La Bibliothèque, 2018, pp. 79-80-81.






    Jacques Ancet  Voir venir Laisser dire





    JACQUES ANCET


    Ancet1
    Source




    ■ Jacques Ancet
    sur Terres de femmes

    [Le chant du même oiseau n’a pas cessé de me poursuivre] (extrait de Huit fois le jour)
    Dans l’indéfini (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’égarement
    L’identité obscure (extrait du chant 9 de L’Identité obscure)
    Je reviens
    [Je cherche] (extrait de L’Âge du fragment)
    [On dit quelqu’un] (extrait des Travaux de l’infime)
    On voit toujours (extrait de Puesto que él es este silencio)
    Oublier l’heure (extrait de Chronique d’un égarement)
    14 juillet | Jacques Ancet, Comme si de rien
    10 décembre 2001 | Jacques Ancet, Un morceau de lumière
    4 novembre 2012 | Jacques Ancet [Sous le bruissement du sang, tweet]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Esprits Nomades)
    une page Jacques Ancet
    → (sur le site de La rumeur libre éditions)
    la fiche de l’éditeur sur Voir venir Laisser dire





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jeanine Baude, Oui

    par Angèle Paoli

    Jeanine Baude, Oui,
    La Rumeur libre Éditions,
    Collection Plupart du temps, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli


    « ENTRE EXTASE ET ABÎME », LE OUI DE JEANINE BAUDE






    Oui : Du titre à la première section du recueil | devisements


    Oui. Un tel cri, un tel jaillissement ne se peut proférer que dans la ferveur ! Le monolithe qu’est ce Oui magistral, qui donne son titre au dernier recueil-poésie de Jeanine Baude, claque au visage et au vent. Pareil intitulé ne laisse aucune place aux tergiversations, atermoiements et autres barguignages. C’est un Oui sans préambules que lance à la volée la poète — dans un élan de vagues subversives à naître.

    La lectrice que je suis cherche un sous-titre qui pourrait induire une direction. Il n’y en a pas. La « table » finale fera sans doute office d’échelle de cordes, d’étais où arrimer le questionnement. « Oui » à quoi ? Jusqu’où ce « oui » ? Pour faire contrepoids à quel « NON » ?

    Emprunté à Adonis, le premier exergue du recueil donne le ton :

    « Où finit la distance, où s’abolit la peur ? (in Le Temps étroit)

    Et l’on soupçonne que les peurs, toutes les peurs de notre temps, vont être démasquées par la poète et saisies à bras-le-corps. Avec fureur, peut-être. Avec rage, pour sûr.

    À ce titre incisif répond un vaste ensemble de poèmes déployé en six sections :

    « OUI » // « Proses Vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement » // « Le chant d’Adrienne » // « Ô, Solitude, L’Île » // « Antiphonaire » // « Désert ».

    Mais ce « OUI », clé de voûte et clé du recueil, recouvre de sa bannière unique l’architecture pyramidale de l’ouvrage. La première de ces sections reprend en écho le « Oui » du titre. Elle sert de fondement et de contrefort aux autres chants qui vont se déployer, en quête d’acquiescement et/ou de réconciliation, tout au long des pages.

    Le terme « acquiescement » apparaît d’ailleurs explicitement dans l’intitulé de la seconde section : « Proses vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement ». Quant à la première occurrence du mot, elle est présente dès le poème d’ouverture du recueil Oui.

    Les trente-et-un poèmes qui constituent la section « Oui » sont tous construits à l’identique. Façonnés dans la même matrice. Propre à canaliser et à ordonnancer un lyrisme personnel que la poète s’emploie, par la contrainte formelle, à endiguer. Ici, dans cette première section, un septain en caractères romains, l’autre en italiques. Deux autres vers également en italiques suivent, séparés des deux strophes précédentes par une interligne. Ils ponctuent l’ensemble, peut-être sur le mode conciliatoire des contraires. Et sans doute aussi pour témoigner d’une ouverture. Parce que la poète, si volontiers rebelle, est aussi une enthousiaste, une battante, qui ne recule devant rien. Pas même devant la prise de risque. « Je ne peux pas vivre sans désir et je ne peux pas vivre sans risque », déclare Jeanine Baude dans un entretien avec Joëlle Gardes (in revue Phœnix, mars 2014).

    Chacun des poèmes du « Oui » reprend invariablement les deux formules introductives :

    « Tous les non de ma vie sont… » (Premier septain) / « Mais prononcer ce oui » (avec la variante « proférer », second septain).

    De sorte que l’impression dominante qui ressort de la lecture est celle d’un flux et d’un reflux incessants, à la fois autres et identiques, qui emportent dans une houle ininterrompue. Du reste, aucun point final ne vient clore les poèmes. Il faut donc se laisser porter sur la ligne de crête de chaque strophe et attendre que la vague retombe (provisoirement) et s’échoue sur les deux derniers vers, pour reprendre souffle. Le poème suivant, de même facture et de même intensité, remporte le lecteur sur la crête du rouleau et le drosse d’une strophe à l’autre en un mouvement ascendant/descendant identique.




    Paysage premier, la mer


    Le paysage premier de la révolte est celui de la mer, « sel et vague » ; celui de l’apaisement — acquiescement — aussi. Sans doute parce que la mer, son mouvement inépuisable, son infinie patience à retisser sans cesse les mêmes flots, sont les plus à même de prendre en considération le corps, ses mouvements intimes, son langage.

    Ainsi se donne à lire le poème d’ouverture de Oui :

    « Tous les non de ma vie sont brûlants

    de révolte emprise sous le sel et la vague

    roulant de mon corps vers l’horizon

    le plus ferme et le plus atteignable

    dans l’essor d’un mouvement

    où le signe paraît sur une ligne rouge

    sang vie, sang mêlés

    Mais prononcer ce oui sur l’encre violette

    du rivage, algues et armérias se frottant

    à la nudité des pierres sur papier coloré

    de marées, de gerbes verdoyantes

    quand la plage devient ce livre d’audace

    cette mer de perplexités courant

    en rubans de métonymies et de parenthèses

    le navire au loin dans sa traîne

    vague après vague roule l’acquiescement »

    Les non qui sont dénoncés par Jeanine Baude sont multiples : « Tous les non de ma vie sont pluriels ». Ils sont ceux de notre temps. Des « temps de nuées froides ». Ils véhiculent avec eux hardes tessons de verre épaves dévastations horreurs quotidiennes sang guerres destruction misère grande et cruauté des hommes. Leur liste est infinie et Jeanine Baude les ramène sur la grève sous la violence rageuse de ses images. Sensible à la musique et au rythme, la poète dissémine dans ses vers des homophonies qui amplifient encore les rebonds soubresauts et volutes qui se poursuivent d’un vers à l’autre. Tout en pratiquant des rejets inattendus, afin que l’oreille paresseuse ne s’installe pas dans un bercement trop facile. Car la poète tient le lecteur en éveil, sous tension. Une tension qu’elle met en place avec art en jouant sur les oppositions entre le non et le oui. Et aussi sur les intrications étroites qui les lient l’un à l’autre.

    Ainsi de ces vers du poème XX :

    « Tous les non de ma vie sont bouche abolie

    éboulée de désordres, le sang défiant le sens

    la colère, lame de fond entre les tours surprises… »

    À ces rages, à ces désordres, le poème doit répondre par un « oui » vibrant à la vie, à tout ce qu’elle porte de lumière, de clarté, de force et de beauté :

    « Mais prononcer ce oui sur le cygne, élytres blancs

    sous les ailes, la trame de l’écrit enroulée sous l’envol

    l’épopée de l’oiseau striant la nue… »

    Et toujours, dans les deux derniers vers, cette ouverture vers la vie justement, son chant continuel, son insondable et stimulante richesse :

    « Je dirai le corps et le corps encore

    le centre et la chute amoureuse »

    Mais quels que soient les mots que la poète arbore et claironne pour réveiller nos incertitudes et pour que nous nous tenions aux aguets, l’écriture est au centre. Elle est le centre :

    « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille

    du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine »

    ou bien :

    « alors, trames et langage s’adossent dans les plis

    à rebours des cauchemars, un temple s’ouvre et siffle »

    ou encore :

    « l’écrit, sa tunique insomniaque et sensible à l’obscur

    déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière »

    La parole de la poète tient de la profération, du chant pythique, tant s’enlacent s’enroulent se nouant se dénouant les unes aux autres en un carmen mystérieux, vibrant, énigmatique, les images les plus inattendues, convoquées dans un élan ininterrompu. Le verbe ici charrie dans sa verve la mémoire des poètes aimés. On reconnaît au passage la présence éminente de René Char, mais aussi celle de Gérard de Nerval, de Charles Baudelaire. Ou de Théophile Gautier. La poésie de Jeanine Baude puise ses forces et ses racines dans un terroir fertile dont elle a une suprême connaissance.

    Mais toujours l’horreur reconduit sur les devants de la scène son manteau de fureur, et c’est René Char qui revient alors sous la plume de la poète :

    « Tous les non de ma vie sont flammes

    en ce jour de sang sur Paris endeuillé

    et des Feuillets d’Hypnos, je réitère

    la rage ; le courage secret, celui qui vient de loin

    habiter nos boyaux, notre esprit, notre marche

    en vainqueur et je chante, loriot du pauvre, celui assassiné »

    à quoi répondent les vers qui suivent :

    « Oui, respirer en avant d’une blanche splendeur, drapeau levé

    sur la paix, le royaume de chair, sonner l’adieu de l’épaisseur

    obscure… » (in « XXX, Venise », le 7 janvier 2015)




    Venise et les quintils


    Dans la seconde section, intitulée « Proses vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement », Jeanine Baude renouvelle l’effet de tension auquel elle est attentive. En maintenant la double architecture : texte en caractères romains/texte en italiques. Et en explorant deux formes poétiques nouvelles. Le poème en prose et le quintil, qu’elle rassemble, dans son désir de réconcilier les deux genres en un seul et même poème. Pourtant, sans doute en raison de l’allongement du vers et du jeu des rimes — rimes identiques alternées de type a/b/a/b/a ; c/d/c/d/c… —, la tension se mue en un balancement musical apaisant :

    « J’acquiescerai à leur étreinte, à leur douce parade

    Colombe et colombin au sang vif et vainqueur, rayonnant

    De paresse et vapeur, et roucoulant sous l’annonciade

    De leur bateau ancré à l’orée du sommeil, déroulant

    De leur visage et leur corps délivrés la ronde accolade »

    Hautement lyrique et raffiné — Ô, délices d’amours humaines et de vasques » —, le quintil de Jeanine Baude n’est pas sans évoquer la poésie d’un Saint-John Perse, dans ce vers notamment : « J’oserais l’oasis et les palmes, et du désert, la voile »…, dont le choix des mots et la rythmique remettent en mémoire les vers d’Éloges.

    Pour autant, fidèle à ses révoltes, la poète ne renonce nullement à proférer, dans la langue sienne, langue charnelle haute en couleurs et en voix, les vérités qui lui tiennent au corps et à cœur. Et l’éros et la rage ; et l’amour et l’écriture.

    « Écrire ne se façonnerait donc que dans le silence

    La perte d’un engouement si fort qu’il emporterait

    La vague entière avec son mouvement et sa balance

    La rupture avec soi-même, la blessure, échauffourée

    Nécessaire au cri strident, sa vigueur, sa reconnaissance »

    Quant aux poèmes en prose qui précèdent les quintils, ils sont tous introduits par une même formule à partir de laquelle le poème prend son élan : « Si Venise en hiver »… Suit alors — pas de manière systématique, mais très souvent — une longue litanie de phrases marquées par la présence d’un « si », énumérations prises dans un tempo qui se refuse à reprendre haleine. La poète décline dans ces enchaînements tout ce qui constitue pour elle le paysage vital de la ville qu’elle aime entre toutes : Venise. Là se mêlent les visions. Entre réel et imaginaire. Un réel transfiguré par les symbioses qu’effectue le regard.

    « Si Venise en hiver me berce en son royaume : pierres menues réitérant le ciel des orages, et posées en quinconce quand l’éclair les foudroie, paraphant sous mes yeux la double incertitude du réel et du flou, disposant ses diamants sur des filets de pêche ; si les hommes rassemblent harmonie et silence en leurs mains d’artisan, quand paraît une femme au balcon, dénudée et rebelle, chevelure coulant sur les seins, si les dunes et les vagues lui font un corps d’éphèbe, hybride en sa chaleur, rond comme une pomme et se glissant léger entre les ors du soir et le chahut des bourdons qui soudain s’ébranle en leur pâle piété, la chose est que rien ne peut dissoudre si lèvres et doigts au chapitre d’amour rapprochant leur timbre de la peau, si celui qui parle et celui, audace en son cœur, qui s’allonge auprès d’elle, en son lit couronnant la rambarde, unissent la ville, le balcon, la pierre et le feu, si la femme et l’amant soudés en leurs délices délivrent la cité de ses miasmes reclus.

    J’acquiescerai à leur étreinte… »

    Quinze poèmes d’une prose exaltée, visionnaire, marient ainsi intimement la Sérénissime et la poète en des arabesques fluides, concoctées par la magie d’un verbe pulsionnel tout de ferveur et de désir. Avec pour guide majeure, au hasard des calli et des errances, la métaphore :

    « Si Venise en hiver prenait le visage et le corps d’une femme pour parure, celui d’une vierge secrète et ardente en son temple de chair, mais retenue très loin dans un lieu dont la description importe peu, sinon qu’elle est douve fermée, aux mains d’un seul être, sensuel à souhait, il est vrai, mais que ni le vent, ni la tempête n’ont pu bousculer, reclus plus qu’un moine agnostique et ne souhaitant rien d’autre que sa cellule, sa femme ou sa servante […] ; alors la femme rejoint la vague et les cent-dix-huit îlots de la Sérénissime pour se fondre dans leur mouvement perpétuel. »

    Où l’on retrouve, en un même « mouvement perpétuel », la femme et la mer.




    Son nom d’Adrienne


    Avec « Le chant d’Adrienne », suite de dix textes en prose, le visage de Venise prend le nom d’une femme. Adrienne. La poète s’adresse à elle directement, ouvrant et fermant son chant par un refrain réitéré tout au long de la section :

    « Je te parle, Adrienne, et je te parle encore… ». Ouverture.

    « Et je te parle, Adrienne… ». Fermeture.

    Entre le long paragraphe d’ouverture et celui beaucoup plus bref de la clôture, un blanc. La marque d’une séparation.

    De quoi la poète parle-t-elle ? Que confie-t-elle à Adrienne au cours de son chant ? Elle évoque tout d’abord, dans un long phrasé sans pause, les souffrances humaines : celles de « l’Indien psalmodiant sur le tambour sa colère », mais aussi celles de « la nubile et fraîche épousée » livrée en pâture à la fureur des hommes… Puis, derrière le « et » d’appui qui signale la reprise, Jeanine Baude évoque le passé d’Adrienne, Vénitienne sans doute, son passé de femme déportée dans les camps de la mort :

    « Et je te parle, Adrienne, toi, ta robe du passé, celle rayée des camps où jetée, ta langue a pourri, tes bras décharnés enserrant l’autre, ses os déformés sous la chasuble, robe de mariée de vos jours d’éternité où la vase engluait vos chairs. Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes. »

    Ainsi la poète rattache-t-elle Adrienne, et avec elle, ses « sœurs » de combats et de luttes, Germaine T. et Charlotte D. et tant d’autres encore, à toute l’humanité. Un même destin pour une horreur identique. Jeanine Baude elle-même, tout en n’ayant pas vécu l’expérience terrible des camps, s’inscrit, par la médiation de l’écriture et par celle de la pensée, dans la lignée de toutes celles, résistantes et sacrifiées, qui ont péri dans des conditions abominables, par la fureur des hommes :

    « Et je te rejoins, Adrienne, je te rejoins même si je ne sais pas, n’ai pu vivre ton sort de la Résistance à la peur, toi, debout, entre leurs larmes, en ce matin de femmes roulées sous le joug, butant dans les marais aux herbes vernies de votre pus coulant de vos jambes et de vos mains blessées… »

    Et l’on retrouve sous sa plume fertile et les non et les oui, lesquels s’entrecroisent et s’enchevêtrent dans les antagonismes qui constituent la vie même :

    « Je te parle, Adrienne, et je te parle encore de ce monde androgyne pareil aux plantes hybrides qui pourrait être ce futur entre soleil et pluie. Le bien, le mal, la caresse et le fouet roulant leurs doigts, leurs germes, leurs cinglants serments sur la peau. Oui, tout s’assemble et se meurt, si la vie ne résiste pas à la mort annoncée. Et tu rougeoies encore dans ton étonnement d’être, dans ce malheur, la terreur enrôlant le désir. Ta route si pareille à la mienne alors que j’écris, signant sur la page l’appel des heureux et de ceux, boulets aux pieds, pétrissant le miel, si entre leurs dents la figue rouge danse encore comme nature se soulevant de son lit, rivière blanche éperdue et qui se perd, jet de salive sec, si le bois ne prend plus la flamme pour éclairer le foyer… »

    C’est un bouleversant chant de désastre et d’amour que chante ici Jeanine Baude.




    Insula | Isola | Isula


    Si la mer est un lieu primordial pour la poète, l’île en est le point central. Bien sûr il y a la bretonne Ouessant. Que la poète fréquente et affectionne entre toutes. Mais dans la section Ô, solitude, l’île, c’est une île sans nom qui est abordée et célébrée. Non pas une île havre de paix et de suavités, mais une île plurielle, toute de contrastes, à la fois bienveillante et revêche. L’île absolue. Archétype de toutes les îles. Point n’est besoin de la nommer. Ce qui la caractérise le plus, c’est la solitude. « Ô, solitude, l’île ». Interjection qui fait de la « solitude » le point focal de ce syntagme, dont l’expansion est « l’île ». L’île, comme métaphore de la solitude. Rien qui surprenne si l’on s’en remet à l’étymologie latine qui fait de l’insulaire un isolé. Et de l’île un lieu disjoint (ou rejeté) du monde.

    La composition de cette nouvelle section est bien singulière. Partagée en deux temps. Un premier temps de dix-huit poèmes construits sur une strophe unique de douze vers — laquelle commence sur la même noble interjection : « Ô, solitude, l’île ». Un second temps qui constitue un épilogue de quatre poèmes de treize vers : « Épilogue en treize vers ». Davantage prolongement que conclusion. Car c’est un hymne sans fin que déplie ou déploie la poète, aucun des poèmes n’étant destiné à se fermer, pas même le dernier. Aucun point pour mettre un terme à l’élan vital « écrire et écrire » :

    « Ô, solitude, l’île et je danse sur le final, cet épilogue

    Étiré débitant sous la plume misère et joyaux de l’enclume

    Son feu rougi… »

    Ou encore :

    « Ô, solitude, l’île, épilogue resserré sur le soir, le baiser

    Et l’aveu, long silence sur la branche, le livre s’étirant

    Comme arbre sous la nue, la scène déroulant ses rythmes

    Personnages et facettes d’une vanité passagère s’étiolant

    Entre les mains du diseur… »

    Et enfin :

    « Ô, solitude, l’île si treize vers s’allongeaient, au-delà de douze, pour signer

    L’épilogue, le chant tenu à son rythme, la page déployée avant de se fermer

    Sur l’ouvert, l’inconnu que seuls la musique, les doigts sur le piano peuvent

    Reprendre, en oubliant le jeu des phrases et versant, une sonorité après

    L’autre, la polyphonie d’une écoute sur le tain d’un miroir à secrets

    Façonnant le prisme… »

    Se résigner à quitter l’île ne se peut d’aucune façon. Le chant se poursuit donc, ainsi peut-on du moins l’imaginer, en dehors du lecteur. Chant insatiable nourri par la prolificité de la mer de ses légendes de son corps de ses mystères et porté sans relâche par la musique intérieure qui rejaillit d’une strophe à l’autre. Ainsi n’est-il pas vain de mettre l’accent sur l’itération du [i], abondamment disséminé mais aussi sur celle des sonorités liquides : solitude/île/babil/salive // ensevelis/délivres // lit/lys/élixir/liant/scintillant… qui font de l’île une terre insoluble, légère, ailée, faite de résistances et d’insoumissions aux violences des hommes.




    Antiphonaire/Désert


    Les deux dernières sections de Oui sont d’une tonalité tant soit peu différente dans la mesure où chacune d’elles est dédiée à une personne particulière. Les poèmes d’Antiphonaire sont une composition [a]utour de l’œuvre de Richard Serra. Les proses de Désert un « Envoi » à deux amis archéologues, Yvonne et Jean-Paul.

    Étrangeté de cet Antiphonaire, « antiennes » et « psaumes » consacrés au sculpteur américain Richard Serra, du rythme monodique des neuvains qui se ferment sur le mot « Lectures » suivi d’un point. Jeanine Baude poursuit ici son approche architectonique de la composition tant poétique que musicale ; le pluriel final qui résonne comme un leitmotiv, ouvrant sur la lecture conjointe du poème précédent et du poème suivant. Quant à l’artiste et à son travail, ils sont bien présents dans l’entrelacs des phrases, mêlés à la scansion des images que lèvent en elle l’œuvre et les mains de l’artiste :

    « Le visage de l’homme perdu, éperdu, clignant de l’œil dans l’inépuisable

    Geste, Envol sur écran et voussures de femmes, prières aux dieux incertains… »

    Ou encore :

    « […] les feuillets désarçonnés de leur poids

    Celui, volontaire et frappé du sculpteur rivé à son mât d’endurance, sa durée

    Cassandre avouée, corps ou stèle levé, mémorial d’un temps explosé

    Lectures. »

    Disséminés dans le flux du poème surgissent ici et là « plaques tectoniques ripant l’une sur l’autre », « performance des tirants d’acier », « parallélépipèdes », « plans inclinés », « acier chauffé sous tes mains » tandis que « […] délestés | De notre petit présent sommés d’assurer l’entier », les egos se réduisent, contraints au décentrement.

    Ces quelques remarques formulées au vol ne prétendent nullement rendre totalement compte de l’intensité ni de l’originalité du verbe foisonnant de Jeanine Baude, dont la présence se fond intimement au paysage babélien qu’elle soulève dans sa danse :

    « Et tu danses, danses les volets grands ouverts sur les sônes d’Armor ».

    Par une sorte de parfaite alchimie, l’univers du sculpteur et celui polymorphe de la poète fusionnent en un finale qui est loin d’avoir livré son dernier mot :

    « Syllabes encore et spirales liées, la bouche pleine, l’espace criblé

    Cela se présente comme une pyramide et ses lions, un palais inversé

    Tu draines le désert sous ta semelle ripant de côté, une avenue au cou

    Ses myriades de fenêtres, ses cheminées, le feu des premiers Indiens

    Les chants syncopés ; tu halètes comme on allaite un enfant, d’un seul jet

    De foudre, paraphe des nuées, la plume d’aigle saluée, la poudre

    Des canons se dissolvant dans l’air et flacon, l’ivresse encore, la beauté

    C’est Michaux L’espace du dedans, c’est Artaud du côté des Taharumaras

    Ce plissé d’un cercle en mouvements et pauses, cet œuf de Babel qui pulse

    Lectures.

    À suivre…

    mars 2016 »

    Écrits en « apnée », les textes de Désert alternent prose sereine en hommage aux deux archéologues amis et prose exaltée par les événements tragiques de l’automne 2015. Cette dernière section est de loin la plus sombre du recueil, celle dans laquelle la folie du « non » livrée à la barbarie tend à faire basculer la poète vers le désespoir. Tout commence pourtant par l’observation admirative et calme des gestes précis des deux artisans courbés sur leur tâche et suants, « forces nouées à la terre », occupés tout entiers à exhumer bris de corps et d’objets afin de les inscrire dans une durée de laquelle nous découlons. La poète observe.

    « J’accomplis du regard le voyage du livre, entre. Je régénère une durée »

    « Je tente d’exister », confie-t-elle.

    « Creuser/Nommer/Déchiffrer. Aller au-devant des traces. Jusqu’à ce moment où tout bascule. En novembre 2015. « Une kalachnikov sur le toit du monde. » Dès lors la question se pose : « À quoi sert de creuser ? » D’autres interrogations témoignent, dans leur persistance, de l’égarement et du désarroi de la poète : « Que faire du chant du rossignol, de ce printemps tardif qui l’adoube dans sa fierté ? Que faire ? »

    Pour Jeanine Baude, pour qui « écrire, c’est résister », le poème est là, qui ouvre la voie au « Oui ». Il y faut une force de conviction inébranlable, un travail, aussi :

    « Sauver le texte et le corps d’un suicide intégral, absolu.

    Sauver l’esprit qui cogne aux tempes, le cri

    Sa vibration, sauver l’être, sa coquille nacrée… »

    Et

    « Corriger, corriger encore le tir, la courbe.

    Sur les cailloux, sur les os, la

    Fente végétale et : profusion de lumière, obscure tranquillité. »

    Que sont devenus les amis archéologues ? Dans une des dernières proses la poète confie :

    « Et j’oublie, pour un temps, mes confrères archéologues quand midi sépare l’aube de l’étanchéité de la rage, d’un feu écartelé. Si la phrase s’étiole sur le désespoir, gangrène que j’avoue depuis trop longtemps, qui s’impose. Je n’aurais jamais cru devoir y revenir dans l’urgence. Je la laissais s’infiltrer entre les lignes comme dépôt de chair brûlée, comme libations pour l’osselet de l’oreille, comme soif qui ne tarit pas, sous l’arithmétique d’un cycle fatal. »

    Et de conclure un peu plus loin :

    « Ton livre en apnée recèle les pierres retirées du puits. »

    La poète retrouve ses esprits, son verbe reprend de la voix, son phrasé retrouve sa houle originelle, puissante et régénératrice, pour offrir le texte final, magnifique coda [cauda] qu’elle destine à Steve Reich. Ouverture sur la beauté. Cette mystérieuse beauté dont la poète est seule à détenir les secrets :

    « Nuit, ô nuit de mai, ma console d’azur taillée d’abstinence et d’isolement sur le poudroiement des sèves. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jeanine Baude  Oui  2






    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
    Source




    ■ Jeanine Baude
    sur Terres de femmes

    Ô, solitude, l’île (extrait de Oui)
    Aveux simples & Soudain (lecture de Michel Ménaché)
    C’est affaire de corps
    [Dans la démesure des torrents]
    Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Jeanine Baude
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la page de l’éditeur consacrée à Jeanine Baude
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la page de l’éditeur consacrée à Oui de Jeanine Baude
    → (sur le site du Journal En attendant Nadeau)
    un entretien de Jeanine Baude avec Gérard Noiret





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