Étiquette : L’Amourier


  • Alain Guillard, Quête du nom

    par Gérard Cartier

    Alain Guillard, Quête du nom,
    L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,
    2016.



    Lecture de Gérard Cartier


    SATURNIENNES




    Si Alain Guillard n’est pas tout à fait un inconnu (il écrit depuis longtemps, a été publié par de petits éditeurs méritants et on a pu le lire dans diverses revues), Quête du nom est sans doute son œuvre la plus ambitieuse. Un bel exergue, emprunté à Ottavio Paz, explicite son projet : « La poésie n’est pas la vérité : elle est résurrection des présences ». Ceux qu’il s’est donné pour tâche de sauver de l’oubli, évoqués en un ressassement obsessionnel à quoi le livre doit beaucoup de sa force, ce sont ses parents, tous deux morts inapaisés et qui le hantent par delà les années. Un livre de la mort et de l’impossible résurrection, dédié « à toutes et à tous, à personne ».

    Le livre s’ouvre brutalement sur celui qui en est la figure centrale : « Aujourd’hui, le père a lâché la porte sur le vide ». Sa présence sombre, désolée, incomprise, se profile presque à chaque page. De sa condition d’ouvrier dans l’automobile, puis d’homme à rien faire, Alain Guillard ne nous montre rien. Les scènes où son père apparaît, terriblement insistantes, celles qui ont frappé l’enfant qu’il fut (« J’aimerais tant qu’il y en eût d’autres »), le montrent en proie à l’ivresse et à la solitude, « le visage décalqué sur les vitres des bars avoisinants », y cherchant un semblant d’épanouissement dans des rêves inconsistants, « châtelain d’Espagne sur le fleuve du zinc ». Et l’image de ce père condamné à une vie précaire, qui se refusait à son fils, que celui-ci se désolait de ne pouvoir aider, le poursuit jusque dans l’âge, comme ces spectres non consolés par les rites qui viennent tourmenter les vivants.

    Tu bois à ton comptoir

    Dehors bouffées grises glacées d’automne, fumées automobiles,

    haleines témoignant d’un séjour, pattes de mouche d’un amour

    Ce qui ne rit plus pour toi/ Ce qui

    Ta silhouette effondrée lentement

    La carcasse qui résiste/ Digne

    Mince comme un serment

    Au-dessus du cercueil cerisier se dépiaute

    (la peau autour des yeux des ongles et même des lèvres)

    C’est ainsi : La lumière nous quitte peu à peu ou d’un coup.

    Ou c’est nous qui quittons la lumière pour rejoindre la terre où étouffer

    nos faims nos peines et nos faims

    Quel appétit monstrueux il faut pour vivre !

    La mélancolie des paysages de la banlieue parisienne, quelque part entre La Défense et La Garenne-Colombes, un univers d’immeubles gris, de murs de brique, d’usines désaffectées aux toits de tôle, redouble le sentiment de déréliction qui naît de l’évocation de l’homme – mais, au-delà d’une certaine détermination sociale (un poème est sous-titré « conscience de classe »), on comprend que ce qui l’a perdu, c’est son propre démon. Alain Guillard dresse ici, dans le chagrin et le ressentiment (« Pardonner n’est pas oublier »), un étrange tombeau à ce père absent, divorcé de la vie, qui éteignait le désir et la pensée dans un « vin âpre et pourpre, de moindre qualité » ; et, tout effondré que celui-ci ait été, sans l’accepter ni le comprendre vraiment, il parvient à nous le faire éprouver de l’intérieur, avec une voix qui fait parfois penser à Mathieu Bénézet :

    L’homme s’était retiré – laissant l’ivraie envahir – âme blessée léchant

    ses plaies dans l’oubli des cafés  –  criant alors  –  sa parole divaguant

    négligée.

    Sa mère aurait pu offrir un recours et une consolation rétrospective à l’adulte qui titube sous le poids du passé. Il n’en est rien. Tôt divorcée, mal remariée, astreinte pour subsister à d’ingrates tâches de ménage, son souvenir est lui aussi miné par l’amertume, manifestée en quelques images récurrentes : ses cheveux gris, son visage voilé par la fumée des gauloises, une fenêtre sur la ville, les larmes. Elle, sa faiblesse était un effondrement du sentiment de soi qu’Alain Guillard définit magnifiquement : « terrible blessure à soi-même qu’on a laissé s’infecter », qui nourrissait une haine persistante des autres (l’ancien époux, la société) et d’elle-même, et dont, malgré l’amour qu’il lui portait, l’enfant (« son sanglot était tocsin dans mon corps d’enfant ») puis l’adolescent ont été profondément blessés. Ressentiment accru par un nouveau drame : «  …le suicide de mon frère résonna comme verdict de mort envers elle ». Le seul souvenir heureux qui vienne rédimer ces années est celui d’une grand-mère qui accueillait l’enfant les jours de garde du père, que l’auteur dépeint avec tendresse – et on lui sait gré de ce soupirail dans la cave du malheur.

    On ne guérit pas des blessures des premiers âges (« Il faudrait enfermer l’enfance à triple tour et oublier la clé »). L’enfant a intériorisé les tensions familiales au point d’avoir été contaminé par la haine qui s’échangeait autour de lui. L’âge a pu l’amoindrir, la changer en rancœur, non l’effacer : l’ombre portée de ces années de pauvreté, d’humiliations et de déchirements couvre encore l’homme à distance – fatalité du malheur qui l’a jeté un moment sur des traces honnies (« C’était pour moi le début des années d’alcool »).

    Alain Guillard nous donne là un livre grave, sombre, empreint d’un sentiment qu’on pourrait dire saturnien tant il semble sans remède, qu’on sent profondément vrai, dénué d’ostentation, une souffrance ancienne qu’il prend et reprend pour tenter de lui donner forme dans la langue, sans parvenir à l’épuiser – comme ceux qui grattent sans fin la plaie qui les irrite. C’est évidemment, pour l’auteur, son ouvrage le plus important, l’un de ces livres intimes qu’on porte longtemps avant de s’y risquer et qu’on ne mène pas à bien sans une grande dépense – l’écriture s’échelonne sur une dizaine d’années.

    Comme le veut son ambition, il déploie toutes les formes possibles : vers (le plus souvent très libres), poèmes émiettés, aphorismes, brefs récits en prose, notations de journal. Ce qui le distingue surtout, c’est un usage abondant de l’italique (et, plus occasionnellement, du gras) pour souligner certains mots ; et, parfois, de brusques interruptions de la phrase, comme si la langue était impuissante à comprendre, et même à recréer le passé – ou bien par pudeur : « Onze ans déjà qu’elle. » Avec, parmi ces « moments mêlés », souvenirs sans date, images veuves, bribes de conversations, de belles trouvailles de langue : « Mince comme un serment ». Un livre prenant.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Alain Guillard, Quête du nom





    ALAIN  GUILLARD


    Alain Guillard





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Alain Guillard
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur Quête du nom d’Alain Guillard
    → (sur le site de Michel Diaz)
    une recension de Quête du nom




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires



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  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Angèle Paoli

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN VOYAGE IMMOBILE AUTOUR DU MONDE



    Avant même d’entreprendre la lecture du Voyage de Bougainville, le lecteur a l’intime conviction qu’il va voyager. Comment pourrait-il en être autrement ? En premier lieu parce que le titre est une invite explicite à l’embarquement immédiat et à la circumnavigation, ensuite parce que le patronyme de son auteur, Gérard Cartier, n’est pas sans évoquer celui du grand explorateur malouin, Jacques Cartier, découvreur en 1534 des embouchures du Saint-Laurent. Cartier, Bougainville. Voilà déjà deux entrées possibles auxquelles vient s’ajouter, comme en filigrane, le nom de Denis Diderot, encyclopédiste et auteur du célèbre Supplément au voyage de Bougainville. Comment ces quelques bribes d’informations vont-elles s’agencer les unes avec les autres ? À elle seule l’interrogation suffit à susciter un désir de lecture.

    Le recueil de poèmes — car c’est bien de poésie qu’il s’agit ici — est cependant précédé d’un préalable platonicien inattendu :

    NUL NE PÉNÈTRE ICI

    S’IL N’EST GÉOMÈTRE.

    Je ne suis ni une géomètre au sens premier du terme, ni une Académicienne, mais plutôt une dame arpenteuse des mots-et-textes. Ce qui m’a conduite à ne pas me laisser dissuader par un tel avertissement. Fort à propos, sur la page précédente, figure en épigraphe à ce Voyage une longue citation empruntée à Fénelon (Les Aventures d’Aristonoüs), laquelle évoque divers domaines de savoir qui exercent sur le jeune Aristonoüs une curiosité qui le conduit à l’étude introspective de lui-même. Voilà qui est réconfortant ! Je poursuis mon entreprise, bien décidée à suivre Gérard Cartier dans son périple, tout à la fois scientifique, littéraire et historique, à travers sa propre vision du Voyage de Bougainville. À la re-découverte de mondes disparus et à la découverte de lui-même. De cet autre monde qui est l’homme. Gérard Cartier.

    Autre surprise : la présence in fine (en fin d’ouvrage donc) d’une liste de passagers clandestins que le lecteur n’a de cesse d’identifier, souvent par tâtonnements et supputations, au cours de sa lecture. D’époques et de provenances diverses, tous se côtoient sur la même page, première énigme passagère qu’un poème aidera peut-être à élucider. Au lecteur de se laisser prendre au jeu, si toutefois cela lui sied, et de tenter de deviner où se cachent Yves di Manno, La Fontaine, Baudelaire, Tite-Live, Jacques Cartier, Tchékhov et les autres… Sans oublier bien sûr Louis Antoine de Bougainville. Un monde d’hommes exclusivement. Tous célèbres chercheurs philosophes écrivains navigateurs hommes politiques ou poètes.

    Suit la table des matières, qui répertorie la série des sections qui structurent l’ouvrage. Six sections au total, qui renvoient chacune à un domaine spécifique de savoir, depuis « Histoire Naturelle » jusqu’à « Littérature » en passant par les domaines « Géographie » « Sciences » « Histoire » et « Philosophie ». À l’intérieur de chacun d’eux, douze chapitres et leurs intitulés (on retrouve bien là le praticien de la géométrie raisonnée et l’ingénieur futé, mais pragmatique). L’ensemble se clôt sur un chapitre à part  : « .Encyclopédie. » En homme de gauche — disciple de Marat et habité par l’idée d’Une cause commune —, pour qui le partage du savoir se doit d’être universel,

    — « l’Ars dialectica

    Et la science des choses tout le savoir pour tous » —,

    Gérard Cartier énonce sa croyance en Wikipédia, « cabinet // Infini de curiosités », accessible en « cent langues ».

    Quant au poème d’ouverture du recueil, il donne à l’ensemble sa tonalité poétique. Dans le foisonnement des informations, des images, des épithètes (parfois « homériques »), des espaces qui ouvrent sur l’Orient et sur l’infinie variété des mondes qui s’offrent, la poésie de Gérard Cartier s’inscrit dans l’épique. Vingt vers se suivent d’un seul tenant — il en sera ainsi tout au long du recueil —, laisse d’un seul souffle sans ponctuation autre que les points qui encadrent le titre :

    . Le voyage de Bougainville.

    et les points de suspension qui clôturent ce premier poème sur le nom de La Boudeuse…, qui préside à l’embarquement. Dans ce poème inaugural, le poète assoit en effet le paysage de l’arrière-pays mental qui le fonde, lié aux souvenirs des anciens grands voyages, espaces marins et hommes

    « déchiffrant l’inconnu       du temps que la raison

    Se promettait l’empire du monde »

    et lui-même s’interrogeant sur ses origines et les raisons de sa nostalgie :

    « suis-je de ce siècle

    À embrasser des passions perdues       dernier peut-être

    Des bâtards semés sur les deux hémisphères

    Par les héros de La Boudeuse… »

    Interrogation première que l’on retrouve plus loin dans le poème .N 49° 40′- W54°00′.

    « Suis-je issu de l’audacieux qui dans l’inconnu

    Trois fois insolemment poussa ses vaisseaux

    Me volant dès l’enfance mon état civil

    De troubles aventures     

    moi qui pensif m’afflige

    D’abandonner mes murs palissés de livres

    Au 7e jour de juillet… »

    Le lecteur soupçonne que cette complexion singulière de l’esprit du voyageur Gérard Cartier l’accompagnera dans chacun des poèmes. Au fil des textes, le poète se dévoile, qui rassemble entre les vers les morceaux éclatés du puzzle qui se reconstitue autour de lui. L’ensemble s’apparente au bilan d’une vie, et le poète, « Homme des bois à l’égal des sauvages », s’ingénie « [à] couvrir de rameaux » son « Monomotapa ». Le rêveur d’aujourd’hui n’en oublie pas pour autant ceux de nos semblables qui ont traversé l’enfer et ont péri dans les charniers.

    De caractère plutôt indolent, « le voyageur immobile » passe beaucoup de temps allongé dans sa « méridienne », « l’esprit flottant » et contemplant le ciel. Il semble appartenir à la catégorie des « pensifs » à qui « suffit // Le récit du monde. » Peut-être est-il résigné, « [i]mpuissant à exister » et préfère-t-il s’absorber dans la fuite des formes que sa vie « ne prendra jamais » ? Ainsi, dans le poème « .Lapides. » (in corpus) [.Roches.](in table des matières), Gérard Cartier évoque-t-il l’époque désormais lointaine où, jeune ingénieur, il était confronté aux projets de son temps, occupé pour sa part, avec d’autres, pour le bien de tous et pour le rapprochement des peuples, à l’aventure énorme du creusement du tunnel sous la Manche. Et tandis qu’il pataugeait dans le bruit des machines et dans l’odeur de gazole, tandis qu’il était absorbé dans « le chantier de Sangatte », « craie » « gouffre » « eaux saumâtres », l’Histoire sévissait à Sarajevo :

    « et tandis qu’à Sarajevo

    La lourde roue de l’Histoire broyait les utopies

    Je jubilais casqué deux cents pieds sous la mer »…

    Et le poète de conclure, peut-être avec amertume, trois vers plus loin :

    « mais rien

    Qui ne me reste mien… »

    Ni les grands événements de l’Histoire (la section « Histoire » occupe une position centrale), ni les actions qui ont marqué sa propre présence au monde ne lui appartiennent en propre. Toutes les illusions se sont dissoutes, toutes les utopies se sont effondrées. L’épopée personnelle du poète se poursuit ailleurs, parmi planches et classifications en tous genres et, pour peu que le lecteur soit sensible à la magie des mots, il se prend à accompagner le rêveur dans ses déambulations et circonvolutions d’encyclopédiste, puis se prend à herboriser avec lui et à s’absorber dans la pensée du :

    « Silène      Alchémille      Armérie maritime

    Et de minuscules collections de lichens

    Argentant les rochers      infimes forêts

    Nées avant l’homme et l’insecte      qui peut-être

    Dureront après eux      flore d’ermite      rien

    Qui offusque la pensée      vie élémentaire

    À quoi sans effort s’accorder » (in . Flores.) [corpus] .Fleurs. [table des matières])

    Si le lecteur traverse nombre d’univers inconnus de lui, il est pourtant loin des images idylliques qu’il s’était initialement forgées en ouvrant le livre. Chaque rive abordée recèle ses désastres. Le progrès scientifique n’a pas tenu ses promesses. Quant à l’Histoire, quelle que soit l’époque, elle a trahi. La traversée sanglante des temps se clôt sur le massacre de Gaza, « l’antique Gaza des Maccabées » à laquelle le poète anéanti dédie

    « un poème sans art

    Sans mots assonants comptés sur les doigts

    Qui troublent et imitent les larmes […] que mes vers soient les ruines

    Où les morts s’envolent devant des foules noires

    Les femmes dans leur sang et les nourrissons

    Avec les combattants… »

    Le paradis, on s’en doute, a depuis longtemps déserté le monde :

    « et nous voici

    À greffer des scions et sur la double échelle

    Marauder dans la foison des arbres

    De frêles paradis ».

    Et les leçons de philosophie pourraient bien se résumer toutes dans cette fine observation :

    « une pomme

    Roulant dans l’herbe m’est un traité

    Lumineux de philosophie… »

    Quelle issue alors pour le poète ? Sinon celle de s’exiler du monde, de s’éloigner de son tumulte et de ses outrances, et de renoncer. D’abandonner là les manuscrits en cours, de fuir la « stérile confrérie » des poètes et de s’inscrire, comme avant lui Baudelaire, dans le silence.

    « pas de vers sur ma tombe […]

    Une borne nue sous un pied d’églantine

    PASSANT      FAIS SILENCE »

    Peut-être ne faut-il voir dans l’expression de ces souhaits qu’une posture un brin formelle, avec ce rien d’insincérité que l’on pourrait lui attribuer ? Peut-être s’agit-il tout au contraire d’une déclaration d’intention à prendre au sérieux ? Peu importe si l’interrogation demeure, seule importe l’image qui s’imprime de cet homme à l’orée de l’âge, voyageur immobile et tendre, délesté de ses illusions. Un homme attachant qui nous ressemble. Le regard douloureux qu’il porte sur le monde, sur nos cultures défuntes, sur nos histoires détruites, est aussi le nôtre. Saluons en Gérard Cartier, poète-voyageur, notre semblable… notre frère.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





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  • Marcel Migozzi, Des heures froides

    par Angèle Paoli


    Marcel Migozzi, Des heures froides
    L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Le Pays bleu
    Ph., G.AdC







    LE « DIT » DE LA MORT




    Il faut lire le dernier recueil de Marcel Migozzi : Des heures froides, récemment paru aux éditions de L’Amourier. Sous le réalisme sensible d’un classicisme formel très maîtrisé, ce « dit » de la mort atteint une profondeur telle qu’il ne peut laisser indifférent.

    Arraché à l’inéluctable par la mise en mots de l’écriture poétique, le dit Des heures froides explore le monde de l’ultime séparation. Dans ce recueil, le poète Marcel Migozzi, présence attentive et tendre, rend hommage aux chers disparus. François Migozzi, Jeannot T, Jeannot l’ébéniste. Seule des quatre sections consacrées au thème de la disparition, la troisième — « Dans la chambre numérotée » —, fait exception, qui ne mentionne aucun dédicataire explicite. Pour autant, nulle rupture n’est perceptible et la thématique de la maladie et de la mort trouve son unité dans la lucidité d’un regard sans concession.

    Deux exergues encadrent la section d’ouverture — « Le Perdu » —, exergues qui confèrent au recueil sa tonalité et en densifient le titre. Emprunté à Os d’Antoine Emaz, le premier exergue — « On est entré dans la nuit longue » —, annonce l’irrémédiable d’un parcours qui concerne chacun de nous, poète et lecteur. Le second, emprunté à Pascal Quignard — « Ce qui est perdu éperdument rayonne encore » —, prolonge l’assertion précédente tout en insistant sur la luminescence du « perdu », rayonnement paradoxal qui irradie longtemps après la disparition. Peut-être, au-delà des deuils infligés par les pertes successives qui jalonnent une vie, quelque chose de la lumière originelle liée à l’enfance et aux amitiés qui comptent au cours des années, perdure-t-il encore à notre insu. Rehaussant d’une once d’espoir la douleur infligée au corps travaillé par les multiples formes de la souffrance.

    Le recueil Des Heures froides s’ouvre sur « Le Perdu », suite de dizains. Dix poèmes pour décliner « le dit » de la perte. Poèmes pour faire mémoire de tout ce qui a été perdu. « En souvenir du perdu », conclut le premier dizain. Au commencement de la perte, il y a le corps : « Le corps a été perdu ». Suivent le passé, les mots, le « Pays bleu » de l’enfance et ses trésors, « La photo du rare/Ne bougez plus », « L’odeur étoilée d’anis ». Le corps, toujours ; le passé, encore. Les amours de jadis. Par petites touches successives, le poète recompose l’univers à jamais « perdu » des êtres chers qui l’ont habité. Rassemblés dans chaque poème, les objets familiers reposent, en leur lieu et place. Objets dérisoires, livrés à leur inanité, et qui persistent à exister. Malgré tout. « Sans y croire ». Objets sans réponses, animés d’une vie provisoire par le rythme qu’insuffle en eux les allitérations en « v » : « Un vieux ruban », de « vieilles photos », un « vrac de visage », « une vie sans /Histoires universelles », de « Vieilles/Médailles »… Et le « vide » du « compotier rose d’hier »… Ainsi perdure le perdu. Il s’installe dans la durée de celui qui s’en va.

    La mort/les mots. Les mots-morts. Le poème ? Un tombereau pour les mots. Les mots des septembres de l’enfance avec bac à sable et feuilles mortes. Dictées. Un paysage miniature « couleur de la terre primaire » ; et, invisible mais sensible, la terre de la tombe. Déjà. La mort tisse son réseau serré d’indices et d’images colportées par les mots. Du sable au tombereau. De la terre au tombeau…

    Les dizains de cette première section sont autant d’instantanés pris dans le réticule concis des vers. Marcel Migozzi retient dans sa palette le peu qui persiste encore de vie. La vieillesse — et son lot de souffrances —, survient à notre insu, qui impose sans crier gare ses réalités tristes et vides.

    Dédiée à la mémoire de l’« ami Jeannot T. », la section « Accueil nocturne » évoque en huit huitains l’univers de l’anonymat de l’hôpital. « On a évincé l’hôpital/Du cœur de la ville » ; « On a numéroté les portes » ; « on offre les dernières fleurs ». De la chambre au jardin en passant par le pauvre mobilier du malade, la vie s’amenuise se retire jusque dans la lampe de chevet, prise dans le kaléidoscope rétréci du temps. Autour du malade, les gestes des vivants se muent en rituels mortuaires pour accompagner ce peu qui demeure encore de l’humain. Jusqu’à l’épisode brutal et cruel de l’incinération :

    « D’eux

    Arrive une fumée, de là-bas

    Où l’on brûle de vieux cotons humains

    Déjà séparés des chairs. »

    De vers en vers, les rejets mettent l’accent sur la coupure entre les mondes. Par glissements qui jouent sur le sens, le monde des malades rejoint le monde des morts. Infimes mutations, imperceptibles mutations qui conduisent le corps à sa perte. Parfois le dit de la mort frôle le dit de l’amour. Mais les étreintes de jadis se colorent de teintes mortelles :

    « Impossible pourtant d’oublier la première

    À la double carcasse. »

    La mort n’hésite pas à montrer ses dents jaunâtres.

    Le dit de la mort se poursuit dans la troisième section. « Dans la chambre numérotée ». L’univers « inhospitalier » de l’hôpital prend toute sa place dans cette alternance régulière de neuvains et de dizains (répartis en deux quintils, selon l’usage pratiqué au XVIe siècle). Quatorze poèmes au total où rien de la triste réalité que vit un vieillard n’est épargné au lecteur. Ni les compresses ni les odeurs, ni les « pantoufles molles » ni les draps souillés. Jusqu’aux couches pour incontinents :

    « Le sexe de quelqu’un vieillit

    Dans la couche d’un nourrisson. »

    Réduit à puanteur et à putréfaction, le corps se débat en pure perte.

    « Reste un énorme déchet gris entre les draps. »

    Dans ce contexte fétide et désespérant, « l’amour a repris des distances. » Tout ce qui a été perdu de l’ancienne présence au monde, de l’adéquation à la vie, se trouve réduit par la maladie à l’odeur d’urine et au visage amenuisé jusqu’à os :

    « S’épuise au lit

    Un vrac d’ospeau. »

    Le froid de la mort s’étend sur toute chose. Il gagne les mots eux-mêmes :

    « Les mots comme des tumeurs »

    « Et dans tumeurs il y a meurs. »

    Quant à l’« Étrangère », elle progresse à son rythme. Elle monte la garde près du lit. « C’est déjà l’autre monde hors-chair » qui avance. Avec, comme ultimes symboles échappant à la perte, la corde et le cyprès.

    « Tout sera perdu.

    Sauf la corde et le cyprès. »

    Pour évoquer ces heures froides, le poète pratique l’art de la concision, facilité par le choix formel des dizains, des huitains et des neuvains. Les phrases qui ponctuent les neuvains agissent comme des couperets. Séparées du poème par des blancs, elles sont annonciatrices d’une fin sans retour. « De peu à rien, plus de retour ». Et les constats sont fermeture.

    Le recueil se clôt sur la section « À la feuille d’or ». Dédiés « à Jeannot, l’ébéniste », les quatre poèmes numérotés sont ciselés par le poète-orfèvre en souvenir de l’ami ébéniste. Quatre volets pour dire le renversement d’une vie dans la mort, de l’atelier à la chambre d’hôpital, du bois de rose acajou lustré par l’artisan jusqu’aux planches du cercueil, à la bière « en bois blanc de pauvre blanc ». Tout le passé d’un homme, sa vie entière, réduits à une incompréhension. Dans le laconisme d’un constat et l’indéfini d’une interrogation :

    « Voici l’urne.

    Ça ? »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Migozzi






    MARCEL MIGOZZI


    Marcel Migozzi
    Ph. © Phil Journé
    Source




    ■ Marcel Migozzi
    sur Terres de femmes

    [Depuis trois jours vieillir est dépassé] (poème extrait de Des heures froides)
    Comment savoir si ton visage te ressemble ? (poème extrait d’À qui le corps ?)
    je dis ce que je vois
    [Quand tu plonges ton visage] (poème extrait de Des jours, en s’en allant)
    [Voici que maintenant…] (poème extrait de Vers les fermes, ça fume encore)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi
    → (sur le site du cipM)
    une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi
    → (sur Poètes au potager)
    une page Marcel Migozzi
    → (dans La Gazette du Basilic, 6)
    un entretien d’Alain Freixe avec Marcel Migozzi
    → (sur le site du Festival Voix de la Méditerranée, Lodève)
    une page sur Marcel Migozzi
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page sur Des heures froides de Marcel Migozzi





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marcel Migozzi | [Depuis trois jours vieillir est dépassé]




    Ospizio1
    Ph. : Mario Giacomelli (série Ospizio)
    Source








    [DEPUIS TROIS JOURS VIEILLIR EST DÉPASSÉ]




    Depuis trois jours vieillir est dépassé.
    Ce n’est plus la douleur ridée
    À nœuds, le corps
    Soumis à ce dieu maigre ravageur
    Qui sent l’urine.

    La vieillesse n’est plus ce don
    À des jours jaunis de soleil
    Dans un ciel sans contraire.
    On ne s’inquiète même plus de voir
    Disparaître son ombre.



    Marcel Migozzi, « Dans la chambre numérotée », in Des heures froides, L’Amourier, Collection Fonds Poésie dirigée par Alain Freixe, 2014, page 48.







    Migozzi






    MARCEL MIGOZZI


    Marcel Migozzi
    Ph. © Phil Journé
    Source




    ■ Marcel Migozzi
    sur Terres de femmes

    Des heures froides (lecture d’AP)
    Comment savoir si ton visage te ressemble ? (poème extrait d’À qui le corps ?)
    je dis ce que je vois
    [Voici que maintenant…] (poème extrait de Vers les fermes, ça fume encore)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi
    → (sur le site du cipM)
    une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi
    → (sur Poètes au potager)
    une page Marcel Migozzi
    → (dans La Gazette du Basilic, 6)
    un entretien d’Alain Freixe avec Marcel Migozzi
    → (sur le site du Festival Voix de la Méditerranée, Lodève)
    une page sur Marcel Migozzi
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page sur Des heures froides de Marcel Migozzi





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer

    par Sylvie Fabre G.

    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer,
    Éditions L’Amourier, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le - pont entre-
    Ph., G.AdC







    UNE TRAVERSÉE DE HAUTE LUTTE ET DE GRAND VENT



    Il y a des phénomènes naturels qui méritent toujours d’être vécus puis nommés parce qu’ils sont des manifestations qui s’adressent à nos sens et à nos cœurs et qu’ils ont ce pouvoir de les contenir, de les faire trembler, de les ranimer et de nous transformer. Ils nous rappellent que nous sommes éléments parmi les éléments, des plus fragiles. Corps soumis à leur puissance ou âme prise en charge, ils lèvent en nous des images, ouvrent un espace de vision et de langue que nous pouvons habiter mais qui nous déborde. Dans Passerelle, le dernier livre d’Erwann Rougé, paru aux Éditions L’Amourier fin 2013, l’auteur tient un journal de bord, un Carnet de mer, où la description de ses sorties en bateau ou de ses retours à terre le long des jours s’accompagne d’un bulletin sur l’état du ciel, de la mer et de l’être. Le notant, le poète entre dans une parole où les mots deviennent « phares, balises, feux brefs », cornes de brume, lames de fond et écume. Il nous invite à partager une traversée de haute lutte et de grand vent.

    Les textes en prose poétique qui constituent l’ensemble sont regroupés en deux parties inégales et précédés chacun d’indications météorologiques ou de lieu, écrites en italiques, qui correspondent à une situation maritime ou terrestre et à un moment singulier. Ils ont tous une coloration différente mais aussi une homogénéité de ton et de style immédiatement reconnaissable, présente dès les premiers recueils d’Erwann Rougé (publiés aux Éditions Unes), la voix du poète demeurant bouleversante en son « ressac intérieur ». Douceur et mélancolie, délicatesse et simplicité des mots sont là, prégnantes, pour dire la densité du réel et le vide, la faille, le manque et la blessure, la bonté de l’amour. « Dire, écrit celui-ci, suppose que l’on voit et que l’on écoute », qu’on laisse en soi grandir les cris et les extases, que l’on s’éprenne du corps fondu à l’âme.

    Page après page, sensations et sentiments s’entremêlent pour affronter en mer le « Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré… », la « Visibilité moyenne, boucaille aux approches des côtes britanniques », ou se laisser gagner par la « fatigue générale du navire ». De même, à terre, retrouver Loc Meven, c’est autant accepter que tremblent les choses et les cœurs, que reconnaître l’inconnu comme appel. Erwann Rougé fait des allers-retours entre dehors et dedans, ne manquant pas de souligner qu’« écrire est un travail physique », tout comme naviguer et aimer.

    Pour le poète, la vie n’est-elle pas « une recherche perpétuelle » de la « plage pacifiée » ? Que le poète se tienne sur la « passerelle », « en cabine », dans « la chambre » ou dans « le jardin », la pensée dialogue sans cesse avec les infinies variations de la lumière et des couleurs, avec les nuages, les vagues et les plantes, avec la chair de l’aimée et « l’espace blanc de la marge ». Tous apportent au narrateur une série de certitudes et d’incertitudes, des interrogations entre « mutisme et effusion ». Les textes font alterner le « je » du monologue intérieur, sa solitude en mer, et le « tu » adressé à la femme aimée restée à terre et qu’il retrouve après chaque navigation, un « tu » qui fait battre et le cœur et les mots. Il y a leur flux et reflux dans les phrases épousant le mouvement intérieur de l’homme. Agité ou serein selon le temps, il reste écorché toujours. Vivant en Bretagne, Erwann Rougé y marche et y navigue au large. Il observe au plus près l’activité sur les flots (le vocabulaire de la marine est très précis dans le recueil), il vit l’alliance des hommes, de l’eau et du ciel et aime le mouvement des marées. Sur les plages de la Manche, la beauté nue des galets, des rochers, la force brute des tempêtes, les hurlements du vent le retiennent, et ils sont présents dans toute son œuvre. On sent qu’il a expérimenté dans la vie et dans la poésie tous les tangages et leur apaisement. Le risque du naufrage aussi ne lui est pas étranger et les mots sont de frêles amarres.

    Dans ces textes, il est question du monde visible et invisible comme il est question du corps charnel et spirituel du poète qui sait la douleur, le blanc, le manque et bien sûr le désir et la mort. « On tombe dedans », confie-t-il, et le corps qui « fait jaillir des hauteurs » est le même que celui qui se dérobe et produit « un lent noir, lent noir dans le cerveau ». Animé du souffle de vie, il est pourtant « un corps-mort ancré à la laisse de mer » qui parfois « se détache, dérade, perd prise ». La deuxième partie du livre, plus courte, est en effet la clef de l’ensemble : elle lui donne un autre éclairage. C’est la remémoration d’une lutte contre la chute « au moment où les jambes ne se tiennent plus », où « un éclat de foudre arrive derrière les tempes ». Le poète évoque ce qu’il a vécu lors d’une «  ischémie du sang dans le cerveau ». Frappé durement, il a dû combattre l’absence, la perte, reconquérir les mots, parole et écriture. Les poèmes qui débutent par « Chambre blanche » montrent le séisme du traumatisme, et ses conséquences : la peur, l’aphasie, la perte, toute « cette obscure et lente violence » contre l’amour et le langage.

    Car ce recueil célèbre l’amour et nous le montre plus fort que la mort. La figure de la femme y apparaît aimante, dispensatrice du désir, de la confiance et de la joie qui habitent Loc Meven, lieu d’ancrage pour le poète. Sa présence aide à combler tous les vides, à guérir les mots qui « ne suivent pas », à chasser les « mouches mortes », à repeupler avec « tendresse » et « extrême attention » les gestes quotidiens. La Passerelle sur laquelle se tient le poète est fragile, elle oscille quand le pas et la langue hésitent, mais elle est le « pont entre ». Dans le passage, « ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d’amour » qui nous constituent, nourrissent le poème, reconquis lui aussi sur la mort. Éclaircie provisoire, nous murmure Erwann Rougé, et éternel recommencement. Le lecteur referme le livre le cœur saisi par cette parole pudique et vraie qui, « en lignes tremblantes » et pleines de tendresse, le porte au loin et le ramène, tels la vague et l’oiseau, au sein du monde. Son chant fait entendre la beauté du vivant, toujours menacée.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Passerelle 2




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] ((extrait de Voa, Voa)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Alain Freixe, Vers les riveraines

    par Angèle Paoli

    Alain Freixe, Vers les riveraines,
    Éditions L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Ni rouge ni blanche mais rouge avec blanc et blanc avec rouge comme un rose
    On aimerait s’arrêter là,
    en apesanteur au-dessus du prisme vertigineux
    de la couleur.
    Image, G.AdC







    « CES LUEURS QUE DISSIPENT LES SOUFFLES »



    Qui sont-elles ces riveraines ? Longtemps le lecteur s’interroge pour poser un visage, un nom, sur celles qui donnent son titre au recueil d’Alain Freixe. Vers les riveraines. Longtemps le lecteur s’interroge pour comprendre par quels cheminements de mots le poète va passer pour les rejoindre. Happé par d’autres titres qui jalonnent l’œuvre d’Alain Freixe, on pense croiser au hasard des pages quelqu’une de ces « Dames de nuit » ou d’autres encore, momentanément échappées de Madame des villes, des champs et des forêts. Peut-être la « table » sur laquelle se clôt ce nouveau recueil poétique apportera-t-elle son lot d’indices ?

    Il y a bien, dans l’intitulé de la première section, l’idée d’un mouvement. Échappées réfractaires. Et avec le dernier, une direction. Qui n’est pas exactement un écho au titre du recueil mais le prolongement d’une itinérance, peut-être un aboutissement : Vers les jours noirs. Entre les deux cairns, trois étapes. Chacune introduite par un infinitif en « p », qui porte en lui les marques implicites d’une démarche à entreprendre pour lever les obstacles : « Parler/Porter/Parier ». Et trois noms qui accompagnent les verbes : « Morts/Temps/Dorveille ». À l’intérieur, la seule image de femme présente — par le titre — est celle de « l’étrangère ». Il faut donc s’immerger dans le recueil, alternance de fragments en prose et de poèmes, pour croiser, peut-être, en chemin de lecture, celles que le titre du recueil promet.

    Cela commence avec des murs. Des murs qui enserrent le monde. Monde fermé, pris en étau, barré, empêché. « Ici, on ne passe pas ». Encerclé, cerné. Partout les ombres de la mort tiennent prisonnier. Sous le boisseau, « dans la nuit du sens ». De sorte que la première tentation est celle de la recherche désespérée d’une issue. Qui dit mur dit brèche, faille, césure par où s’infiltrer pour retrouver l’air libre. « Par où passer ? » Le poète lui, cherche les fissures par où faire que les mots traversent. Meurtrières/Nuit/Noir. Qu’ils trouvent la faille pour des échappées, plus ou moins réussies, douloureuses, meurtries, cerclées de noir. Dès les fragments de la première section — « Échappées réfractaires » —, le ton est donné et la couleur dominante du recueil sera le noir. Le noir parsème le texte — vers et prose — de ses gemmes d’ombre. « Les veines du noir/Fichu noir/Virage au noir/Velours noir de la nuit… » Jusqu’au « silence noir de l’été »… Pourtant le livre est là, qui progresse vers. Et le lecteur est là, lui aussi, qui chemine dans le sillon du poète, dans son propre déchiffrage des énigmes. Solitaires l’un et l’autre sur « l’avancée des phrases ». Aux prises l’un et l’autre, dans un même partage, avec les mots du froid. Avec « le temps disjoint ».

    Avec le mot « temps » s’ouvre la brèche qui porte en elle deux questions, intensément chevillées l’une à l’autre :


    « Comment portez-vous le temps qui vous porte ? »

    « Comment parlez-vous des morts ? »


    Mot sésame, le temps pousse la porte de la première section : « Parler des morts ». Puis celle de la seconde section : « Porter le temps ». Image d’une circularité dont, semble-t-il, il soit impossible de sortir !

    Pour parler des morts, il faut d’abord parler de leur terre, du lieu qui recèle dans le silence et l’oubli, les noms effacés de ceux qui ont vécu là avant nous et dont nous portons le nom. Ce mystère. La terre du poète est celle d’un passé défunt. Un pays ancestral. Un village, son abbaye en ruine, des pierres abandonnées ou ruiniformes. Mais aussi « les eaux fatiguées d’un étang qui se ferme ». « Une odeur de terre et de soleil ». Une maison. Quelques images qui persistent encore à trouver leur place dans la mémoire. Celle d’un bleu écrasant des chaleurs de l’été, d’un olivier de Bohême dont le feuillage tremble sous le vent, d’un cheminement de femmes. Premières riveraines nouées au noir, déjà. Et vouées à l’oubli. D’autres viendront. La servante qui « veille », « en attente des souffles » ; les lavandières qui « étreignaient/dans les linges blancs/la poussière des jours » ; « la porteuse d’eau/et de lait » ; « Marie la noire… ». Puis, plus tard, dans le poème final « Vers les jours noirs », « la dame des jours noirs » dont le poète guette la venue. Silence. Sévérité. Feuilles mortes. Ombre. Douleur. Folie. Le poète traverse. Il est « l’homme qui passe ». Il passe dans cet oubli, parmi les tombes. « Dans l’impasse des noms. » « Nom de mort » que la « voix silencieuse du poème » ne parvient pas à exhumer. Muni de sa « lanterne des morts », le poète se livre à un long cheminement solitaire (il a abandonné le « nous » qui le liait à son lecteur) pour tenter de saisir ce que « l’autre côté » recèle. « J’ai écouté le vent/J’ai caressé le velours noir des nuits/J’ai cherché parmi les morts… ». Il a arpenté « les gorges obscures par où était passée la vie ». « Je marche parmi les os », écrit-il dans « La voix perdue des morts ». Il ne recueille sur son passage que squames de terre qui s’écorcent en lamelles successives de morts, effilochements d’histoire (souvenirs de la Grande Guerre), « images dépareillées ». Pareille au cyprès noir qui dresse sa silhouette et « se tait », la langue des morts est muette. Surgissent dans la langue d’autres « riveraines ». Avec les mots-stèles qui jalonnent la marche : tombes, croix, mousses, herbes, « pauvres et souveraines ». Autant de traces sur lesquelles trébuche le poète. Qui ne livrent des origines qu’une « fiction d’oubli ».

    Comment, dès lors, poursuivre ces errements ? Le temps n’est pas encore celui de la révélation. Il est celui de la quête. Délaissant la prose fragmentée, le poète se lance dans un long appel, scandé comme un chant qui étoile le silence. « Qui appeler » ? interroge le poème. Une voix survient qui accompagne celui qui déjà est rejoint par un âge avancé. Une voix intérieure dissuasive, qui murmure : « N’appelle pas la mort/n’appelle pas les morts ». Puis, plus loin : « ne poursuis rien/il n’y a rien au bout/invente donc/sans y croire/ce qui embellit/le gris du jour. » « Appelle les hommes »… Aucun espoir pour guider vers une autre lumière que celle du souterrain qui attend, « de l’autre côté du monde », que les chemins se referment sur celui qui s’avance. Pas même un cheveu d’or pour distraire un instant le poète de « ce noir humide » qui le guette. Les « musements » de Perceval ne lui sont pas d’un grand secours. « Une fois dépassé le rouge/et les bords couturés de neige », la vie va son chemin « sans nous ». La première section du recueil se referme et « personne n’est là/pour lever les yeux. »

    S’ouvre alors « Porter le temps ». Cet ensemble, qui alterne poèmes et fragments en prose, est inauguré par le poème dédié « À l’étrangère ». Les images sont là, identiques, obsédantes. Nuit, noir, caverne humide. Rien ne semble avoir changé, sinon le rapport au temps qui s’articule sur un mouvement de balancier « avant/après ».

    « Je vois des flammes/d’avant les flammes/se balancer » ; « J’entends une neige/d’après la neige/se perdre » ; « silence/d’avant tous les silences » ; « attente/d’après toutes les attentes »… Peut-être est-ce là, dans ces interstices d’un temps circulaire, qu’une lueur va pouvoir poindre ? Une lueur conduite par le mouvement de la main qui cherche dans le vertige de la spirale le point où s’originent les mots. Peut-être le poète retrouvera-t-il alors, l’espace d’un instant, « les restes de l’ombre/d’une robe rêvée rouge »… Pourtant, l’impuissance du poète demeure. « Les murs aveugles » restent sourds à la misère. Le poète a beau racler quelques mots, « nul futur n’arpente leur épaisseur ». L’ordre du chaos est inchangé et « la chute se poursuivait/dehors ».

    Le poète, lui, poursuit sa marche. Poursuit sa quête à travers mots. Écrire comme marcher, l’un et l’autre soudés dans la même fatigue, confrontés aux mêmes obstacles. Poursuivre malgré tout, « passer les ronces ». « Marcher vers cette soif qui renoue l’eau au corps qui l’aime. » Aller au-devant de soi, opter, enfin !, pour la légèreté :


    « Surtout ne pas peser. Suspendre ses pas, ses pensées du jour et ses mots de toujours. Ne rien faire. Laisser le soleil agir. Laisser transpirer la pierre et que le ciel boive son ombre. »


    Est-ce là une étape ? Une escale nouvelle où prendre appui pour d’autres dispositions, d’autres départs ?


    « J’avais désencombré un espace. Décidé à maintenir nue et propre la déchirure, cette porte du cœur. Par où passer pour d’autres voyages. »


    Le voilà parvenu au bord. Guidé par « l’oiseau du soir ». « Un oiseau troué d’air ». Avec lui, survient « le ciel sans trace. Sans plaie. Sans cicatrice ». Le voilà parvenu au bord de la « Dorveille ». Ce n’est pas que « la nuit souterraine » retienne désormais dans ses lacs, les images de « lune noire » et d’os blanchis par le temps. Ce n’est pas non plus que les mots aient enfin trouvé leur espace pour entourer la mort de davantage de douceur. C’est plutôt que l’état de demi-sommeil de Perceval gagne. Cet état hypnotique que le chevalier, dans l’expérience de son recueillement, a traversé. Voilà que les poèmes de cette section se teintent de l’empreinte du mythe gallois. Dans la lettre et dans l’esprit. Ainsi du poème « Rose couleur nouvelle » qui prend explicitement appui sur le récit de Chrétien de Troyes :


    « s’avancent un cheval

    et son cavalier

    sous un ciel laiteux

    déchiré par les ailes

    d’un vol d’oies sauvages

    que l’attaque d’un faucon

    rend erratique… »


    De ce « musement » ancré dans un récit qui habite le poète naît l’oubli et de l’oubli naît l’écriture. Celle-là même qui s’empare de la couleur et transforme l’apparition de « trois gouttes de sang » dans la neige en une vision qui transfigure le réel. Entraînant le poète dans un monde autre qui jusqu’alors lui demeurait inaccessible.


    « Couleur naturelle

    couleur nouvelle

    ni rouge ni blanche

    mais rouge avec blanc

    et blanc avec rouge

    comme un rose

    un rose incarnat

    mais de juxtaposition

    comme l’épaisseur d’un flux

    l’intensité de l’air traversé

    la profondeur d’un courant… »


    On aimerait s’arrêter là, en apesanteur au-dessus du prisme vertigineux de la couleur. Sur les bords du volcan des mots pris dans la fluidité de la matière. On aimerait, avec le poète, laisser filer l’oiseau « jusqu’au ciel/que ces ailes creusent/avant d’y disparaître. » Et, « dans le feu humide/des herbes du sommeil », saisir avec lui « ces lueurs que dissipent les souffles ».*



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    __________________________
    * in dédicace de l’auteur à A.P.








    Vers les riveraines







    ALAIN FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli





    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
    Bleu plié au noir
    Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    Contre le désert (lecture d’AP)
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Vers les riveraines
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours
    → (sur Terres de femmes)
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d’AP)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent

    par Angèle Paoli

    Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent,
    L’Amourier éditions, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Joseph tresse le sang de la vigne avec le rouge qui l'obsède.
    Ph., G.AdC







    « LE SILENCE BRUISSANT DE LA VIGNE »




    D’apparence simple et transparente, le dernier récit de Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent, semble promesse d’un univers à la fois poétique et familier. Pourtant, le titre-frontière – qui pose la pensée sur l’émouture de la lame – ouvre sur un monde autre. Un monde de vent de lumière de silence et de sang. Un monde absurde, tissé de contradictions, de cruauté et d’intolérables souffrances.

    Dès l’incipit, la vie du narrateur bascule, d’une paisible vie de petit vigneron du midi à celle de conscrit appelé à se battre de l’autre côté de la Méditerranée pour sauver l’Algérie et apporter la civilisation sur des terres arasées par la « verticalité de la lumière » et par le vent. Ce temps-là est le temps de la guerre, le temps des violences subies par un pays mis à feu et à sac par les colonisateurs français. La voix de La Fenêtre du vent est celle du jeune Joseph, vigneron « pas assez riche qui n’a pas pu payer son remplacement ». La trame du récit est simple. Joseph arrive dans un pays d’exil, à la fois étrange et étranger. Il en repart, touché à mort par ce qu’il y a vécu :

    « La guerre ne m’a pas tué. L’amour m’a mis à mort », déclare Joseph avant d’aller retrouver le monde qui était jadis le sien et dont il n’est pas sûr qu’il le soit encore à son retour.

    Entre ces deux extrêmes, il y a le vide, il y a l’attente. Il y a la quête d’un « point d’appui » dans le ciel pour échapper à la disparition et à la mort. Il y a l’attente d’un miracle. « C’est hier que le miracle est arrivé. Je dis miracle, je n’ai pas d’autre mot », confie Joseph. Le miracle s’incarne en Leila. Mais, avant l’apparition de l’« ange bleu », avant « le ravissement et la félicité », avant l’expérience de l’infinie caresse de la lumière, avant le désastre ouvert par la béance de l’absence, il y a la vie ordinaire dans un camp militaire, rivée à celle du casernement, au rythme des opérations menées, « expéditions dans les collines », pillages et tueries, à l’expérience irréversible du sang versé pour une cause dont le sens échappe et qui ne trouve en rien sa raison d’être dans les convictions hurlées par le capitaine : « On doit tenir son rang face aux indigènes. Que diable ! » Il y a la peur, omniprésente et tenace ; et la découverte que la jouissance existe dans l’acte de tuer.

    « Ce n’est pas que cette guerre me plaise, mais je suis surpris à jouir de ma propre violence. Une énergie m’a porté dans le massacre. Je me suis surpassé. La bataille est une rencontre au-delà de la peur. Émulation et détermination dit le capitaine ».

    Un homme double, ce capitaine, « spirituel et affable dans le privé », mais qui fait trancher les têtes sans jugement, acte nécessaire pour l’assise de son autorité.

    Poursuivi par l’horreur du sang et par la « jouissance noire » d’une ivresse qu’il ne supporte pas, Joseph tresse le sang de la vigne avec le rouge qui l’obsède. Les images s’entrelacent qui mêlent formes et rouges :

    « Le raisin tombe, la tête tombe – le rouge coule. Et on continue à avancer – que diable ! »

    La métaphore se file tout au long de la marche des hommes sous le soleil, dans la violence qui les conduit sur la voie de la mort :

    « Lourd, le soleil, longue la marche. Le jus de raisin coule sur mes tempes – dans mon dos. »

    Ou encore :

    « Au bout de la vigne attend le cheval avec le tombereau sur la charrette. Une distance démesurée. J’avance pas à pas dans la chaleur rouge. »

    Le chapitre se clôt sur le couperet du constat :

    « Le sang de la vigne n’a pas de fin ».

    La vigne a imprimé son graphisme dans la mémoire vacillante de Joseph. Elle a incrusté ses écritures dans les souvenirs du narrateur. Le sang de la guerre charrie avec lui les images du passé. Il ramène le « silence bruissant » de la Pierrotte, dont le « nom caillouteux » sied si bien à la vigne, la rose trémière qui « dodeline son pourpre », « les mains de Marie qui engendrent » le « miracle » du pain, les mots de la mère et son âme. « Petites résurgences » que le « poète-paysan » croyait enfuies.

    La vigne pervertit de « giclées de rouge » le monde qui l’entoure. À moins qu’il ne s’agisse de ses rêves :

    « Le sang bat jusque dans mes oreilles. Des lauriers roses sanglants défilent dans ma tête, soldats grotesques. »

    Tenaillé par le doute, Joseph l’est aussi par la confusion qui l’habite et par la folie qui le guette :

    « J’ai tué – et dans l’odeur débraillée du carnage – je me sentais à la fois puissant et misérable. Je ne sais pas bien quoi faire de tout ça. Je crois que le rouge du sang s’est infiltré dans ma tête goutte à goutte. Je le crois, car souvent je vois rouge et n’ai plus alors de discernement. Je me débats comme pris dans un filet que je ne comprends pas. »

    Il fallait que quelque chose survienne. Qu’un miracle se produise, qui fasse reculer l’offensive du rouge. C’est par le « bleu » que ce miracle arrive. Celui de la silhouette entrevue « d’une jeune femme accroupie dans l’ombre ». « Une femme bleue et silencieuse », qui « a ondoyé » Joseph « de sa parole » en le nommant Youssef.

    « Depuis que je suis Youssef, quelque chose en moi s’est agrandi. De la lumière est entrée. Je suis autre. Je deviens… Je deviens celui que tu nommes. Leila me recrée pour que je rentre dans son paysage. »

    Sous la trame cruelle des événements, Jeanne Bastide tisse une toile de haute lice, toute de sensibilité, de finesse et de poésie.



    Angèle Paoli in Europe, revue littéraire mensuelle, juin–juillet 2013, n° 1010-1011, pp. 358-359.







    Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent





    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source




    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    Intimité de la lumière (extrait)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page consacrée à La Fenêtre du vent de Jeanne Bastide





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  • Mohammed Bennis |
    [Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne]






    Qui t’a mis visage face au portail de la mer
    Ph., G.AdC






    [TOUJOURS TON AMI D’ORIENT REVIENT À L’AUTOMNE]



    Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne
    Son turban répand sur toi sa verdure
    avant qu’il ne reparte par le chemin des pierres
    et des pluies légères

    Les gens ne savent pas comment est venu l’étranger
    ils ont inventé pour lui une stèle
    et des cérémonies avec bannières
    le figuier fait une ombre sur son puits
    on parle des tempêtes soumises au pouvoir de ses mains
    jusqu’à l’extrême sud





    Qui es-tu en ton exil
    Qui t’a mis visage face au portail de la mer
    pour examiner le silence

    Une mer te conduit en rêve où tu te vois
    spectre de mes voix anciennes
    Une fois je suis venu
    au-devant des vaisseaux portant mon soleil
    et j’ai le lustre des soupçons

    Qui es-tu mon arc
    ta détente galope sur une dune vêtue de mon chant
    Visage et eau
    se font face une seconde dans la mort
    puis le désir les unit



    Mohammed Bennis, Lieu païen, L’Amourier, Collection Poésie, 2013, pp. 28-29. Traduction de l’arabe par Bernard Noël en collaboration avec l’auteur.





    __________________________________
    NOTE d’AP : le prix Max-Jacob pour la poésie 2014 a été décerné au poète Mohammed Bennis pour son recueil Lieu païen.






    Mohammed Bennis, Lieu païen, L'Amourier, 2013






    MOHAMMED BENNIS


    Mohammed Bennis
    Source




    ■ Mohammed Bennis
    sur Terres de femmes


    Bernard
    Invitation
    Galaxie (poème extrait de Vin)
    la lectio magistralis, « Le poème et l’appel à la promesse », prononcée (en français) par Mohammed Bennis le 25 mars 2011 à Florence, à l’occasion de l’attribution du Prix Ceppo international de Pistoia




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Imperfetta Ellisse)
    Mohammed Bennis, poeta mediterraneo, vince il Premio Internazionale Ceppo di Pistoia
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur consacrée à Lieu païen
    → (sur Basilic 44, mai 2013)
    un entretien de Mohammed Bennis avec Alain Freixe [PDF]
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes de Mohammed Bennis dits (en arabe) par Mohammed Bennis





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  • Sylvie Fabre G. | [La pensée va, et vient à ce qui revient]



    Légèreté des preuves, rumeur des traces
    Ph., G.AdC






    [LA PENSEE VA, ET VIENT À CE QUI REVIENT]



    La pensée va, et vient à ce qui revient
    entre l’en-haut et l’en bas trouve
    le corps, le nom, l’humain
    tant d’invisible que les mots
    ne pèsent pas plus que les nuages de neige
    qui se défont dans l’exigence de la chute
    même dénuement en ce perpétuel hiver
    où vivre et écrire ont en contrepoint mourir
    légèreté des preuves, rumeur des traces
    l’enfant de jadis ouvre au voyageur
    les portes de la transparence.




    Sylvie Fabre G., « En bas, l’en-haut » in Frère humain, L’Amourier éditions, Collection Fonds Poésie dirigée par Alain Freixe, 2012, page 31. Préface de Pierre Dhainaut.






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source




    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.
    → (sur le site des Éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.
    → (dans la Revue de presse du site des Éditions L’Amourier)
    une recension de Frère humain, par Yves Ughes (Basilic, N° 42, septembre 2012)






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  • Bernard Bretonnière, Inoubliables et sans nom

    «  Poésie d’un jour  »


    INOUBLIABLES ET SANS NOM




         Elle rit, elle rit comme une tordue, elle se tord de rire : impossible de faire entrer le gros fauteuil qu’elle vient d’acheter dans le coffre de sa voiture. Non qu’il soit trop lourd ― peut-être l’aiderais-je ―, mais il est trop haut, trop large, dans n’importe quel sens il ne passe pas, il ne peut pas passer. Elle rit de plus en plus. Pourtant, personne n’est avec elle, personne dans sa voiture ― je vérifie. Je me demande ce qu’elle va faire, la dame qui a acheté un fauteuil trop gros pour sa voiture, mais elle m’a réjoui de son rire, moi qui, à coup sûr, me serais fâché et maudit, en pareille circonstance.

    ~


         La solide maîtresse d’équitation aux enfants qui viennent de marcher dans le crottin: « Mais, j’aimais voir ça quand j’étais jeune, j’aimais bien voir ça, les vaches faire leurs bouses, j’aimais regarder, ça s’ouvrait, et après ça se refermait, le trou, du cul ».

    ~


         Deux adolescentes rivalisant de coquetterie se séparent sur le trottoir grouillant de monde devant Monoprix. Gestes d’au revoir, puis, quand dix mètres au moins les séparent, à tue-tête et en écho: « Bonne bourre ! » J’en pense quoi, moi ?

    ~


         Elle roule tout son corps, comme si elle se caressait en marchant, voluptueuse, se berçant de tendresse, et ses yeux chaloupent aussi entre les regards des hommes. Lequel posera les mains sur cette houle douce et candide, pour l’attiser, la soumettre, l’entendre crier que oui, elle est adepte de la religion de vivre ?

    ~


         L’une entre, sûre de sa beauté maquillée, veste à boutons dorés négligemment jetée sur les épaules, démarche que rehaussent les talons, et quel parfum, c’est trop. L’autre est déjà assise devant son sandwich, elle sourit à ceux qui croisent son regard lointain, prudente gentiment. Elle porte des chaussures de garçon, un strict pantalon noir. Pour savoir son parfum, il faudrait s’approcher. Et c’est elle, tout à coup, dont le visage tombe dans les mains. Parce que la voilà qui pleure, celle qui souriait. Moi, je termine mon café, je vais bientôt sortir comme je suis entré, ne connaissant pas un humain de plus.

    ~


         « Sodomite » dit l’un des deux garçons. « Sodomite ? » s’étonne l’une des trois filles. La tablée éclate de rire. C’est le seul mot que j’aie entendu, avant et après. Par hasard ?

    ~


         Madame seins s’échappant veut savoir quel effet elle produit sur les hommes. Madame mains très ridées. Madame cheveux décolorés. Madame trop parfumée. Madame bouche en cul-de-poule. Madame soixante ans bien chargés. Madame œil clignotant. Quel effet produit-elle sur les hommes, ce soir chez Leclerc devant la balance de fruits et légumes? Aucun, vraiment aucun? Aucun, vraiment aucun, fors l’agacement, Madame.

    ~


         Naturellement Mercedes. Naturellement décapotable. Naturellement dimanche midi. Naturellement temps ensoleillé. Naturellement route de l’océan. Naturellement lunettes noires. Naturellement beaucoup plus jeune que lui. Naturellement blonde. Naturellement ?



    Bernard Bretonnière, Inoubliables et sans nom, éditions L’Amourier, 2009, pp. 35, 41, 44, 47, 48, 50, 51.





    Bernard Bretonnière  Inoubliable et sans nom




    BERNARD BRETONNIÈRE


    Bernard Bretonnière  Guidu
    Source




    ■ Bernard Bretonnière
    sur Terres de femmes


    Ça m’intéresse de savoir (extraits)
    [Je suis cet homme à la triste figure] (extrait de Je suis cet homme, fiction suprême)
    [Mon père mon héros] (extrait de Pas un tombeau)





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