Chroniques de femmes – EDITO
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Chroniques de femmes – EDITO
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| MANUEL DAULL Source ■ Manuel Daull sur Terres de femmes ▼ → [je connais depuis longtemps la fragilité des hommes] (extrait de Fragiles ) ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur le site des éditions LansKine) la fiche de l’éditeur sur La Vie à l’usage → le site de Manuel Daull → (sur YouTube) Manuel Daull lit quelques extraits de La Vie à l’usage |
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Ici Elle parle (et sa parole est chant) :
J’aurais aimé être une muse. Celle à qui l’on pense, celle dont on rêve, celle que l’on désire. J’aurais aimé être une muse. Celle qui donne courage, celle qui donne force, celle qui donne fierté. J’aurais aimé être une muse. Celle qu’on chante le jour, celle qu’on chante la nuit, celle qu’on chante partout. J’aurais aimé être une muse. Edith de Kotto Bass, Adj de Black So Man, Olivia de Sam Mbendé. J’aurais aimé être une muse. Sophia de Dina Bell, Aïcha de Khaled, Amida de JB Mpiana. J’aurais aimé être une muse. Cécile de Pasto, Adjatou de Pépé Kallé, Pamela de Tchico Tchicaya. Et bien d’autres encore, et bien d’autres encore… Je suis celle qu’on n’a jamais aimée pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’on aurait aimé qu’elle soit. Ici Elle chante (et son chant est parole) : Comme une source elle s’est donnée. Aux nobles et aux roturiers, aux notables et aux serviteurs, aux nantis et aux pauvres. Gracieusement. Comme une source elle s’est donnée et comme les lamantins les grands et les petits l’ont bue. Chacun son jour. Chacun son tour. Avidement. Comme un soleil elle était dans le quartier. Brillant pour tous pareillement. Qui avait bu de sa lumière en était fier et cette fierté rejaillissait dans ses gestes, sur son chemin, dans sa maison, sur son travail. Pour beaucoup elle était la nouvelle source du bonheur, la source secrète. Étendue dans sa bière d’acajou elle dort, et ne coulera plus pour personne, et ne brillera plus pour personne. Triste est le quartier, tristes sont les buveurs. Jour sans soleil. Nuit sans lune. Et pleurent les nobles et les roturiers, les notables et les serviteurs, les nantis et les pauvres. La tristesse est dans les yeux, une tristesse non feinte. On pleure la source qui a tari en se disant que si elle est morte de ce que la rumeur soupçonne, il ne faudra pas beaucoup de temps pour que sa nuit entraîne celle du village. On pleure, on pleure, on pleure. On pleure vraiment la généreuse. Kouam Tawa, Elle(s), LansKine, Collection « Ailleurs est aujourd’hui », 2016, pp. 29-30. |
KOUAM TAWA Source ■ Voir aussi ▼ → (sur africultures) une notice biographique sur Kouam Tawa → (sur Lumière d’août) une notice bio-bibliographique sur Kouam Tawa → (sur le site des éditions LansKine) la page de l’éditeur sur Elle(s) |
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| SANDRINE CNUDDE Source ■ Sandrine Cnudde sur Terres de femmes ▼ → Habiter l’aube (lecture d’AP) → [Je sais que parfois la flamme vacille](extrait d’Habiter l’aube) → 11 avril 2015 — Printemps | Sandrine Cnudde, Patience des fauves ■ Voir aussi ▼ → le blog de Sandrine Cnudde → (sur Chemins d’étoiles) une fiche bio-bibliographique sur Sandrine Cnudde → (sur le site des éditions Lanskine) la fiche de l’éditeur sur Gravité/Gravedad de Sandrine Cnudde |
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Installation de photos de Kai Wiedenhoefer sur le mur de Berlin © PAUL ZINKEN / DPA / DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP Source « UN CADRE ENSERRE, RESTES EN LUMIÈRE » Tenue pour familière, l’expression « faire le mur » prend, dans l’ouvrage d’Emmanuèle Jawad, Faire le mur (récemment paru aux éditions Lanskine), une tonalité tout à fait différente. Consacrés aux murs qui emmurent le monde, les poèmes à la langue heurtée d’Emmanuèle Jawad s’appuient sur l’écart. Le titre en est le premier exemple et l’exemple premier. Mur porteur du recueil Faire le mur, « Berlin » en occupe le centre. Non pas tout Berlin mais le Berlin de la RDA et son point focal : l’Alexanderplatz. Quatre autres sections se répartissent deux à deux, de part et d’autre de la ville emblématique de la chute du mur. Captures, Caméras / Faire le mur // Huit plans / Borne-Ligne. C’est pourtant à la seconde section de ce recueil que l’on doit le titre choisi par Emmanuèle Jawad : Faire le mur. Et dans le second poème que l’on en trouve la signification : « Les murs du monde sur le mur de Berlin » « Les murs du monde » sont innombrables. Leurs noms s’égrènent à travers le recueil. Sonora Melilla Sebta Nicosie Vaalserberg Belfast Gaza Méditerranée — Sicile Tunisie Malte. Déclinaisons de murs et de leurs variantes qui s’accompagnent de l’appareillage multiple que les caractérise. Clôtures / barrières / frontières / grillages et grilles / rideaux / barbelés / treillis / barrages / barricades / ceintures / borne-ligne / remblais / tranchées… Partout, sur l’ensemble de ces territoires, veillent les miradors. Caméras infrarouge / contrôles / œil satellitaire. L’univers qu’il nous est donné de traverser ici, bouclé du Nord au Sud et d’Est en Ouest dans ses armatures de ciment de béton et d’acier a tout d’un univers concentrationnaire, brutal, bardé de griffes militaires. Tout est mis en place pour dissuader les migrants de « faire le mur ». « radars l’éclairage arrache aux abords hagards
migrants au mur d’où les caméras hissées
filment l’acier longs cylindres de béton fossés
en plein champ plans de capture gris fronce… » « Faire le mur » ? C’est pourtant ce que la poète invite le lecteur à faire. Avec elle. Avec les mots. Avec les poèmes de ce recueil dont la forme varie, tout comme varient les murs qui emprisonnent les hommes. « La poésie doit faire le mur… pour mieux voir — dans la mesure et la démesure », peut-on lire en exergue du montage poétique présenté par Libr’critique à partir d’extraits de Faire le mur. Qui d’autre qu’un réalisateur ou un caméraman, voire un photographe (professionnel comme Kai Wiedenhöfer) ou amateur est plus à même que quiconque de mieux voir ? Dès la première section « Captures / Caméras », Emmanuèle Jawad fait intervenir un « il » qui « caméra sur l’épaule » ou « caméra minuscule sortie d’une main » — « appareil miniature tient dans la paume » — revisite les murs du monde, les capte et les capture. Il cadre / segmente / rectifie / collecte / articule les images. Pas de mur pourtant dans cette série de poèmes si ce n’est par dissémination des phonèmes [u] et [r], amorce sans doute de ce qui va suivre. Césure / rupture/ couture / usure / mesure / Capture / surface / allures / fur / clôture… La première salve de poèmes s’appuie sur une terminologie précise, technique. Celle de la caméra. Pas de description, pas de pathos, pas d’expression des sentiments. Seulement des gestes pour accompagner le cheminement du « il ». Juste des notations rapides pour rendre compte de ce que l’œil caché derrière l’objectif parvient à capter. Cadrage / Césure filmique / Champ optique / angle de vue / plan large… La seule fantaisie « hors-champ » de cet ensemble est la « figure » d’Anna, référence probable à l’Anna Karina de Godard. « il l’eut prise pour Anna d’un film
Nouvelle Vague il tourne rond
une éclosion féconde bullée
épuise le lieu » Emmanuèle Jawad resserre l’écriture au maximum à la manière dont procède le « il » : « il emprunte un tracé resserre le mouvement ». De même dans le poème qui clôt cet ensemble : « il filme
un resserrement
clôture un champ
dans la fraction d’une focale
frottis d’images claires il recule au fur que s’étire
une suite lignée de photographies
repousse les angles » Tout l’émotionnel est évacué. Au profit d’un travail très accentué sur les proximités phoniques. Allitérations en [r] comme dans ce vers : « une tranchée rapporte rares trouées d’air » ou assonances nasales en [ã] comme dans ce poème : « descente
d’éléments
lent courant
de langue
bande-sons
flux d’irrégularité la voix d’Anna contient une foule
hors-champ rentre s’étend
s’entend plus large se rue… » Composée de poèmes brefs regroupés par strophes de deux ou trois vers, la seconde section « Faire le mur » évoque avec une grande précision les murs qui enserrent le monde cloisonnent les déserts segmentent les terres érigent leurs fortifications barrent la libre circulation des hommes tranchent ceinturent montent la garde « balisent les quartiers » que l’on soit à Belfast ou à Ceuta, à Gaza aujourd’hui, ou en 1915 dans les Flandres. L’écriture pour décrire ces territoires est heurtée, elliptique, sans déterminants, dépourvue d’adjectifs ; les mots sont autant de murs dressés les uns contre les autres ; les poèmes sont des textes durs qui s’érigent comme des herses dans l’univers extrêmement acéré des zones quadrillées. Dans ce monde déshumanisé, l’émotion n’a pas sa place ; elle est ici exclue éjectée. Mais sans cesse la poète, sensible au travail de résonance des mots entre eux, travaille sur les sons leurs échos et répercussions d’un vers à l’autre, reprises et redondances. Ainsi de ces vers : « proche infrarouge irradie poche de roches
que rapproche Cadix îlot Persil fenouil de mer » ou de ce poème : « barrière de clôtures coiffées de métal
captures sous terre de bruits et de mouvements mur où s’ouvre la mer reprend lent les corps
rupture de front à l’endroit d’un mur la frontière haute barrière frontale la partition ligne
où se prolonge le territoire s’interrompent les circulations libres » Le regard du « il » photographe poursuit sa traque des trouées trames tranchées ouvertes par l’histoire. Se saisit à Berlin Est de vues|séquences tirées du roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz (1929), ou du film de Fassbinder adapté de ce même roman. Suivent les pavés de textes réguliers de la quatrième section. Les « Huit plans » de quatorze ou de seize vers présentent une composition murale serrée, organisée autour de la caméra miniature, juxtaposition de prises de vues et de plans d’où émergent, dans un même souffle, « chutes de câbles », « gaines métalliques », « route-parking », « ligne-mur ». Tout un « fracas dans la déroute ». Enfreignant les interdictions de photographier, la caméra adopte les cassures, « fêlures des focales brutales. » La poésie d’Emmanuèle Jawad atteint son floruit dans l’avant-dernier poème de cette section qui mêle à la dureté enserrante du mur (mur / peinture / pelures / murale / armure / diurne / mur) la liquidité de l’eau (copeaux / peau / chaussée / eau / fossile / oraison) pour obtenir un ensemble en décomposition (compose / compost / décompose / composante) qui s’effrite se délite « de flétri à défait » d’écailles en copeaux, amorçant avec le phonème [u] la spirale longue d’un enroulement (ourlée / retour / rouge / sourd / lourd / mou / tourbe / s’enroule) qui lui-même se rétracte. « Un cadre enserre, restes en lumière ». Un très beau poème, que j’aimerais vraiment entendre lire à haute voix par la poète. Cette réflexion vaut sans doute pour l’ensemble des textes qui composent ce recueil. Y compris pour les poèmes de la dernière section : « Borne-ligne ». Il me semble en effet que les poèmes de Faire le mur doivent se prêter plus avantageusement à l’oralité de la performance qu’à la lecture solitaire. Qui, mieux que la poète, peut mettre sa voix à la disposition de textes dont les sonorités rythment le phrasé et martèlent l’élan pour donner à voir d’un seul tenant d’un seul bloc l’ensemble des territoires morcelés ? Qui mieux que la poète peut donner à entendre cette cartographie de cadavres construite sur la démultiplication des emmurements ? |
| EMMANUÈLE JAWAD Ph. d’après Laurence Prat Source Née en 1967 à Vernon, Emmanuèle Jawad vit à Paris. Faire le mur est son troisième livre. Elle a publié précédemment deux ouvrages (Les Faits durables, éditions ixe, 2012, et Plans d’ensemble, propos 2 éditions, 2015 ). Elle a écrit de nombreux textes en revues (boXon, ouste, N47, Sarrazine…) et sur la Toile (remue.net, La vie manifeste, Sitaudis, libr-critique, RoToR). Emmanuèle Jawad rédige également des chroniques et notes de lectures pour les Cahiers critiques de poésie du cipM ainsi que pour les sites Diacritik, libr-critique, Sitaudis et Poezibao. ■ Voir aussi ▼ → (sur libr-critique) [Création] Emmanuèle Jawad, Faire le mur (un montage) → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bibliographique sur Emmanuèle Jawad |
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| EWA LIPSKA
→ Vertige amoureux [Zakochanie] (extrait de Lecteur d’empreintes digitales [Czytnik Linii Papilarnych]) ■ Voir aussi ▼ → le site personnel d’Ewa Lipska → (sur le site des éditions LansKine) la fiche de l’éditeur sur L’Amour, chère Madame Schubert… d’Ewa Lipska → (sur Recours au Poème) une page sur Ewa Lipska → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Isabelle Macor-Filarska → le site personnel d’Isabelle Macor-Filarska |
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Qui pourra accuser ce qui n’a laissé aucune trace visible C’est un mot d’ordre qui ouvre le livre ou ferme la vie : Qui s’oppose à L’Angkar1 est un cadavre. Terrain proverbial qui énonce au présent d’éternité une atteinte condamnant toute opposition, formule imparable à l’allure d’un axiome. Paul de Brancion choisit en énonçant de dénoncer : poète, contre la réduction à l’uniformité. C’est aussi une vérité tautologique qui s’établit, la proposition suggère, avant la lecture des poèmes, une équivalence entre l’opposition et la mort, allant jusqu’à présenter le cadavre comme le résultat incontournable et terrible de l’expression d’une idée contraire. Condamnation avant la lettre : il suffit de… pour… . L’ancrage est clair. Rouge – sang. Terre du Cambodge charriée longtemps ailleurs qu’en son fleuve, le Mékong, dans sa mémoire : vie des êtres réduits au silence. Alors se dresse en armes (en vers) le poète, non pour brandir la vengeance mais pour restituer, par la parole, la mémoire. Agir par le flux des poèmes que l’on tend, que l’on offre contre l’oubli. Longtemps l’Angkar a agi impunément « tuant / torturant les enfants / empalant décapitant / affamant les hommes » 2. Au participe présent, l’accumulation qui juxtapose les actes barbares en ce premier texte du livre, écrit en italiques, pour situer l’action : réplique de ce qui fut, scandale du silence du monde face au génocide. Théâtre rouge des Khmers : inversion fatale des fonctions vitales, jusqu’en 1979 le crible et l’horreur. Des images vives s’opposent, celles d’une terre avenante que l’on retourne : paradis avant l’ « [a]utomutilation ». Sourire khmer changé en plomb. Toute saison, celle des pluies, avalées par les rizières, et la couleur gris vert d’une photographie pour qu’un jour cette « nonchalance » soit « ponctuée de sang ». Juxtaposition du noir aux couleurs mêlées, le vert, le blanc contre « l’eau noire du puits ». Que garde-t-elle, cette eau putride ? Quel cadavre vidé de son sang a remplacé le son clair d’eau puisée, remontée pour irriguer les rizières ? La terre rouge (naturellement rouge) du Cambodge, sur laquelle glisse la saison des pluies, porte des « immondices », fruits de quelle « délation », langue qui a dénoncé ? Le coupable est-il celui dont la langue fourche les noms ? Face au bourreau sans visage, l’effacement de son nom prend un autre sens, celui de l’animalité révélée : « les adversaires sont là
déposés deux à deux
macaques
qui furent un jour libérés de leurs cages ». Aucun silence pour taire : le Cambodge immuable laisse les moines psalmodier, parallèles au chant du coq, dans les rites, rien ne bouge des innocents mutilés : « Regardé les arbres
fraîchement coupés
dans la forêt après tous les désastres ils sont étendus comme des morts ». Nature lue dans le sens de l’Histoire et seul debout le désespoir. Un poème centré (page 18) comme un monument aux morts sur la page puis : « quelques oiseaux
pierre de latérite noire
érigée sculptée ». Vers aériens, libérés de la ponctuation. Monument invisible, éphémère, vol déchiffré dans le ciel pour lire. Le nom ? Celui du bourreau du centre de détention S21 3, habile bourreau, Douch4, qui cache dans son nom ses victimes – elles résonnent pourtant, anonymes et vivantes, dans les vers du poète. Elles se voient, soulevant ce qui nous anime d’humanité pour rejoindre le cri du poète. Or le chant s’élève non dans l’immédiateté de l’action (en 1979, la barbarie khmer rouge cesse), mais des années après, dans le voyage du poète, sans doute devenu pèlerinage pour un peuple martyr qui n’est pas relevé. Le poème consacré à Douch pose la question de notre humanité. L’homme devient-il si facilement inhumain ? Douch, ancien professeur de mathématiques. Pol Pot, professeur de littérature française à Phnom Penh, Ieng Sary, professeur d’histoire-géographie… Des personnes cultivées (ayant lu des poètes…) ont voulu détruire la culture en tuant les personnes qui la portent. « Être humain » a-t-il un sens ? 5 Du passé, le Cambodge n’en est pas coupé, contrairement aux silhouettes qui hantent les poèmes, mutilées, arbres sans noms (ou « dalle rêche simple mot/ souvenir des morts »), visages au destin brisé. Le silence les entoure d’oubli consciencieusement. Travail du poète qui déterre les mots, racines, comme la main tenant pour écrire une plume dérisoire et nécessaire : « une fissure
lente
aigüe
pénétrante ». En marches d’escalier, les vers : descente en enfer d’un peuple condamné dont les traces se dissolvent dans les pluies diluviennes qui ne lavent qu’apparemment le sang. Des mots pauvres ponctuent le texte, répétés en psalmodie : « mon pauvre petit
mon pauvre petit », est-ce que les moines répètent dans leurs chants les adresses du peuple disparu ? Après les poèmes, le livre continue avec un livret d’opéra mettant en scène une mère, Kim Hourn (qui donne son nom à l’ouvrage), ancienne danseuse royale, son fils, Sarang, et le chef Khmer rouge du village, Soar. L’histoire contée montre comment l’Angkar efface l’amour filial, déshumanise l’enfant, réprime les désirs humains et fait disparaître tout ce qui pourrait contrarier la machine dans son avancée qui semble inarrêtable. Le livret qui suit les poèmes ne nous offre pas de partition musicale : opéra sans musique, n’entendre que le silence. Pas sans voix – l’indicible de la langue. L’enracinement est constant dans les gestes ou les objets qu’évoque Paul de Brancion : « nous referons le toit de palme », les pluies, les rizières, les moines, le bétel que « mâchent les femmes », le fleuve et la vie précaire des familles qui pêchent en barque, les temples, Angkor ou d’autres, « ces monuments admirables » étouffés par « les grands arbres étrangleurs », ou encore le spectacle des passagers sur les mobylettes : « Ils sont cinq sur une moto japonaise
concentrés vers l’avant
un seul porte le casque » Projection métaphorique d’un pays vers le futur, le Cambodge évoqué assez précisément pour qu’il soit reconnu, apparaît dans son identité, celle perdue des massacrés « basculant l’envers de la nuit ». Image encore de l’action des arbres pour « mettre à bas les temples ». Alternent en tête de vers deux types d’amorce ; certaines, elliptiques, laissent en suspens ce qui s’est passé avant, avant le retour au calme, lors des violences : « Pas aimé
attendu l’heure
du repentir pardon
du geste caressé toujours pas venu ». D’autres poèmes, au contraire, se fondent sur une syntaxe déployée à l’attaque du texte, raisonnement sans faille, démantèlement d’une logique du massacre : « Des cerbères dérangés
jusqu’à l’écœurement
érigent des interprétations
fallacieuses
et sans fondement
comme vérité d’évangile ». Entre le participe passé coupé de son référent (« aimé », « attendu » renvoyant sans doute à ce « je », poète-narrateur présent et retiré du texte, et à l’auxiliaire « avoir » qui n’apparaît pas) et le flux d’une parole qui décrit (décrypte) la réalité cambodgienne présente et passée, le lecteur se trouve soumis à deux types de progression dont la cassure et la section ne sont pas absentes. La douleur qu’un peuple ensevelit entre la mémoire et l’oubli apparaît dans le morcellement des mots lancés sur la page : difficulté à énoncer pleinement, mémoire faillible dans la volonté d’oubli. Deux syntaxes coexistent de ce fait : mitraille ou psalmodie. Le participe passé passif d’ailleurs n’occulte pas la soumission à l’ordre rouge et imparable (« dégagé de cette souffrance », « engoncé dans cette fatigue »). Le poète renverse une fatalité. Chantre de mémoire, il fait entrer dans son texte un épisode crucial et terrible de l’histoire du peuple khmer, essayant de percevoir dans la douceur d’aujourd’hui la douleur d’hier. Voix double : le présent porte le passé dans des séquences de langue meurtrie dont le chant s’empare en sauvegardant sa mémoire. Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque _________________________________________ 1. L’Angkar : L’Organisation. La machine dépersonnalisée. Dirigée par des numéros : Frère Numéro Un (Saloth Sar, alias Pol Pot), Frère Numéro Deux (Nuon Shea)… Machine dépersonnalisante. Chaque personne est un simple rouage de la machine. Si le rouage se grippe, on le détruit. Son ultime utilité : enrichir le sol pour augmenter la production de riz. 2. En quatre ans, deux millions de Cambodgiens (un sur quatre) ont disparu. 3. S21 était le principal centre de détention à l’époque du Kampuchea Démocratique. C’est un ancien lycée de Phnom Penh. Près de 17 000 prisonniers y ont été torturés, interrogés puis exécutés entre 1975 et 1979. Sept seulement ont survécu. Dans un terrible documentaire, S21, la machine de mort Khmère rouge (2003), Rithy Panh, qui a tant œuvré pour le souvenir par ses livres, ses films et son enseignement, fait témoigner les trois seuls survivants qu’il confronte à leurs bourreaux. 4. Le Monde / 03-02-2012 « Douch, directeur de la prison de Phnom Penh sous le régime cambodgien des Khmers rouges, où 15 000 personnes ont été torturées et exécutées, a été condamné en appel à la perpétuité vendredi 3 février par le tribunal parrainé par les Nations unies dans ce qui est le premier verdict définitif de la juridiction.
L’ex-chef de Tuol Sleng ou S21, la prison centrale de la capitale entre 1975 et 1979, avait été condamné en première instance à trente ans de prison en juillet 2010 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Mais la chambre de la cour suprême du tribunal a porté cette peine à « la prison à vie » estimant que le premier jugement n’était pas à la hauteur des crimes du tortionnaire, de son vrai nom Kaing Guek Eav, chef d’un établissement dans lequel quelque 15 000 personnes sont mortes. « Les crimes de Kaing Guek Eav ont compté indubitablement parmi les pires jamais enregistrés dans l’histoire. Ils méritent la peine la plus élevée possible« , a déclaré Kong Srim, président de la cour. La peine de mort était exclue par le règlement du tribunal.
Douch, 69 ans, vêtu d’une chemise blanche et d’un blouson crème, n’a prononcé aucune parole ni montré aucune émotion à l’énoncé de la sentence. Il s’est levé, a salué la cour dans la tradition cambodgienne, les deux mains jointes devant le visage. Puis a été emmené dans la cellule attenante à la cour, en banlieue de Phnom Penh, où ses juges ont décidé qu’il devrait finir ses jours. […] »
5. Le poème consacré à Douch (pp. 18-19), nous le citons entièrement. Ironique écho d’une logique tortionnaire et fatale. Humanité défaillante et crimes aboutis : « Pas de remords donc pas de pardon Douch tortionnaire de talent grand manipulateur monade intelligente fermée sur elle-même absorbée sur une logique implacable jusqu’aux crimes perpétués la question celle de notre humanité dont on peut craindre qu’elle ne soit affublée d’oripeaux puants opprobre s’accepter prédateur, tortionnaire, assassin indifférent à la souffrance de l’autre préoccupé de pousser jusqu’au bout un projet coûte que coûte suivre une ligne de force jusqu’à la dévastation du monde cette question est bien la nôtre » |
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Image, G.AdC POUR UN « USAGE INDOCILE » DE LA POÉSIE Cela commence par un titre tronqué qu’on lit sur le dos du livre et qui s’arrête net devant le vide : Tournant le dos à. Tronqué du côté de son sujet, tronqué aussi du côté de l’action. Pas d’avantage que le titre, les poèmes de ce nouveau recueil de Michaël Glück ne précisent l’identité de la personne dont l’action est annoncée par la forme verbale. À l’intérieur du recueil, des poèmes brefs, de même structure et de même calibrage. Et cinq dates. Qui inscrivent un ensemble de poèmes dans cinq journées d’été. Du 20 août au 24 août. Jours de colère imagine-t-on, même si la voix qui parle dément cette supposition : ni clameur ni émeute […] / ni révolte ni colère. Journées tristes. Incolores et insipides. Vides, en apparence. Qui se teintent progressivement, au cours des pages, de refus et d’un rejet virulent. Ainsi, tout au long de ces courtes pièces, exaspéré par le monde tel qu’il est et comme il va, le poète prête sa voix à. À l’« impersonnage* » qui tourne « le dos à ». 14.
( […] tourne le dos à
tout ce ressac d’images
ce fatras d’illusions
qu’attendre de ces berceuses […]) ou encore 19.
(tourne le dos à la
philosophie s’exile
dit que le vieux Platon […]
fait choix de l’inutile […]) Numérotés de 1 à 52, les poèmes, des douzains, font entendre une voix privée de sujet. Une parole impersonnelle, en apparence délestée d’affects, court de page en page. Parole blanche d’un sujet absent à lui-même. Un automate. Étranger aux autres et aux choses. 1.
dit renonce
et pourtant recommence
salue le matin
salue le soir […] ou plus loin, comme en écho : 23.
dit renonce
et pourtant
quelque chose
résiste […] Dépossédée d’elle-même, la voix énonce, en des vers brefs, ce qui revient à tout un chacun. Lieux communs sur le temps qu’il fait ou sur le temps qui passe, sur la monotonie des jours voués à la répétition, à l’effritement des sensations, à la vacuité du dire. À quoi s’oppose la parole du poète, qui va son chemin d’un bout à l’autre du recueil et poursuit son propos. Quant à faire parler une voix neutre, sans qu’aucun pronom personnel — en dehors du « on » — n’intervienne, cela semble relever du tour de force. Une seule fois, dans un vers interrogatif qui ouvre sur une injonction, apparaît la première personne, dans le premier poème entre parenthèses et en italiques [il y en a deux dans tout le recueil qui s’éclipsent et tournent le dos à la romanité martiale de la police de caractères] : 14.
(que m’est-il permis d’espérer
renonce à la philosophie
à cause de cette question
tourne le dos […]) Parfois, c’est au pronom indéfini « chaque » que revient l’action ou la non-action, la pensée ou la non-pensée : 4.
bien sûr chaque aura cru
qu’il y eut échange
conversation ou deal
marchandises les mots
chaque aura pensé
une adresse ou bien
mots jetés dans le vide […] D’autres fois, ce sont les tournures impersonnelles qui prennent en charge le récit dans ce qu’il présente d’anecdotique, d’insaisissable ou d’insipide. Quelque chose s’insinue pourtant qui relève du doute. Rien n’est jamais sûr. Les mots de la « langue commune » sont des leurres et la parole est vacance, qui parle pour ne rien dire : 6.
[…] on sourit on dit ce fut
une belle journée
on dit ce fut
on ne sait ce qui fut ou encore : 5.
[…] on dira que ce fut
une belle journée
que tout s’est bien passé
on ne sait rien du tout Peu à peu, en cours d’écriture, la parole inexistante est relayée par la violence. « Lèvres scellées / paupières aussi », sang et bâillon, douleur qui « noue dans le ventre ». Parler « pour offenser obliger ou soumettre au silence ». La censure menace. Surviennent les coups en lieu et place de la parole. La colère, jusqu’alors sous-jacente, prend de la vigueur et s’enfle. Dénonce « l’assujettissement » à la norme et à la « soumission cathodique ». Pour reconnaître, finalement, que « chacun est libre de se soumettre ». De se soumettre à l’empire de qui bat la monnaie et fournit les armes. De qui se glorifie de mener la danse de la relance. De qui « ment infiniment ». Et la poésie ? Quelle place a-t-elle dans ce monde ? Quel pouvoir est le sien ? Bridée dans son univers de formes, dans son travail de labour, de va-et-vient de la navette, elle est assujettie aux rejets. Elle s’inscrit dans les reprises anaphoriques, répétitions, glissements de sons et de sens — « se taire pour se terrer ». Elle s’arrime à la rime. Suffisante ou riche. En « rime » puis en « ime ». Ou en « ance/ense »… Sans doute par dérision. Elle cabriole sur des vers aux rimes croisées : 21.
pas un mot
pas un geste
trop c’est trop
trop funeste
petit saut
d’un pas leste
dans les flots
pas un reste
plus un zeste
plus de peau
nul n’empeste
au tombeau Et même si la poésie est « insolence », le poème ne se prend surtout pas au sérieux. D’ailleurs « le poème n’empêche pas / le poème n’empêche rien ». Mais si le poème est impuissant à remédier aux maux du monde, il ne peut ni ne doit se soumettre : il « ne peut servir les rois », il se doit de faire « usage indocile ». Avec un humour grinçant, le poète se gausse de toutes les béquilles vaniteuses du moment dont les humains se sont affublés. Tournant le dos à tout ce que ses semblables approuvent, il se désolidarise de la masse moutonnière qui s’en va droit à l’abattoir : 52.
[…] moutons moutons
jetez-vous tous sur le couteau
cochons cochons
allez tous seuls à l’abattoir
cochons cochons
donnez aux dieux votre sang noir […] Apparemment attachée à suivre la pente d’une forme de nihilisme, la poésie de Tournant le dos à évolue vers une poésie dénonciatrice des illusions dans lesquelles nous sommes tous englués. Pessimisme, alors ? Réalisme aussi. Affuté et dérangeant, le regard du poète se charge d’une parole crue qui ne mâche pas ses mots. Une manière de provoquer et d’inciter à ouvrir les yeux. Libre à chacun de poursuivre sans tourner le dos à.
Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
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« désosser » le cœur des choses Ph., G.AdC
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BRIGITTE GYR ■ Brigitte Gyr sur Terres de femmes ▼ → Incertitude de la note juste (lecture de Mireille Fargier-Caruso) → [Pleinement écloses enfin] (extrait d’Avant je vous voyais en noir et blanc) → [une frontière se tisse de non-dits](extrait de Parler nu) → [quand tu as décidé d’en finir] (extrait d’Incertitude de la note juste) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) au plus gris du corps ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la SGDL) une note de Mathias Lair sur Brigitte Gyr et Parler nu → (sur Recours au poème) Le parler nu, par Mathias Lair → (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Brigitte Gyr → (sur le site des éditions Lanskine) une page sur Parler nu de Brigitte Gyr |
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Ph., G.AdC NANT’A U LIGERU BATTELLU aghju marchjatu D’equilibru eppoi mi sò taciutu mi ci hè vulsutu à stridà u nome di e stelle à i quattru cardinali. Si ne sò allungati di sera è m’anu lasciatu spruvistu una stonda sin’à à chi u rusignolu di maghju si stia l’ultimu à accumpagnà mi à u neru scuru di a mio casa bagnata di luna.
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| PAUL DE BRANCION Source ■ Paul de Brancion sur Terres de femmes ▼ → [Il y a cette pluie] (extrait de Concessions chinoises) → Ma Mor est morte | lecture d’Evelyne Morin → Ma Mor est morte | lecture d’Angèle Paoli → Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre (lecture d’Isabelle Lévesque) → [Tristesse du soir] (extrait de Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre) → Cheval aquacole (extrait de Rupture d’équilibre) ■ Voir | écouter aussi ▼ → le site de Paul de Brancion → (sur YouTube) des poèmes extraits de Temps mort, lus par Paul de Brancion |
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