Étiquette : L’Atelier contemporain


  • Jacques Moulin, Écrire à vue

    par Angèle Paoli

    Jacques Moulin, Écrire à vue,
    L’Atelier contemporain & Le 19, Crac, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    UNE HISTOIRE DE “MAILLAGE À TROUVER”





    « Il peint   Je regarde   Ça bruit   J’écoute

    Silence   L’énergie circule   Il peint   J’écris

    Il parle — peu — j’entends   Nos corps penchent

    Une feuille tombe   Reflux sous l’écorce   On se sépare

    Il peint toujours   J’écris de plus loin je tends l’oreille… »



    Le regard est celui du poète Jacques Moulin. Les textes accueillis par L’Atelier Contemporain & Le 19, Crac sont rassemblés sous le titre Écrire à vue. Un titre-projet. Une invitation à « croiser les regards » faite au poète par Philippe Ciroulnik, directeur du 19, Centre régional d’art contemporain de Montbéliard.

    Le poète se prête à ce dessein, avec talent, avec bonheur :

    « Entrer sans effraction dans la vérité de leur monde. Prendre langue avec. À la lettre. Sans heurt… »

    Les artistes présents dans cet ouvrage — peintres sculpteurs plasticiens photographes — sont des artistes connus des galeristes. Leurs œuvres font l’objet d’expositions : galeries d’art contemporain, Le Polaris à Corbas, La Predelle à Mersuay ; musées de Châteauroux, de Nantes. Le Centre régional d’art contemporain de Montbéliard (Doubs). Le 19, Crac, a vocation à faire connaître le travail de ces artistes et à révéler leur talent. Les œuvres exposées figurent dans des catalogues d’exposition et des revues.

    La première de couverture —  une encre de couleur d’Adrienne Farb : Encre n° 67, 2007 — invite à la découverte. Suivre le poète et aller avec lui au-devant des gestes amples « geysers » de couleurs « jeu de circonvolutions » jusqu’à l’« écriture vertébrée » de l’arbre. Peut-être* est-ce l’une des encres d’Adrienne Farb, exposées en 2004 à la Crac, qui a inspiré au poète ces vers :

    « Tracer de longs signes d’espace

    Toucher le geste

    Et sa lumière »

    (in « Traversée du paysage »).

    On pourrait aussi bien lui attribuer ces mots : « chaque couleur attend son heure pour se porter vers l’autre dans la montée du trait » (in « Penche-toi »)

    Le poète est là, entre les pages ; le peintre aussi. L’atelier est un vaisseau ; une ruche ; un paysage en plein air. Chacun s’y absorbe, attentif à l’autre à son travail à sa concentration à son silence. Le poète observe les gestes les couleurs les formes les linéaments ; il entre en empathie avec le peintre ; il entre dans la toile. « Sans effraction ».

    « On se retrouve

    On s’essaie à la forêt — un arbre puis un autre

    Le livre se compose

    Peintures   Poèmes

    On entre en écho »

    (in « La Botanique des jours »)

    Le travail d’écriture se fait à l’écoute. Une écoute intériorisée. Qui vient du bruissement de la toile et se fond à lui :

    « on entend le bruit des peaux et des pinceaux comme un bruissement du voir »

    (in « Penche-toi »).

    Ou encore, à propos du même artiste (Charles Belle), dans la perception du mouvement intérieur qui guide le pinceau et la rêverie :

    « c’est cela que tu cherches à livrer dans la couleur du geste    le bruit ténu de la vie tenue dans la chute même »

    (in « Penche-toi »).

    Ailleurs, s’absorbant jusqu’à « la claudication du voir », le poète interroge la photographe Carole Denéchaud en un long poème rythmé par le retour du leitmotiv :

    « Qu’est-ce que tu trames sur tes photos/ Qu’est-ce qui se trame. »

    Il se trame l’étrange poème, « Bête en belle Belle en bête », qui vient ponctuer l’ensemble des textes inspirés à Jacques Moulin par la photographe. Texte articulé autour de la répétition : « Je répète », et martelé par les allitérations en [b] adoucies par les assonances en [el]. Un poème oiseau, cacatoès peut-être, à résonance baroque. À l’orée de l’incandescence amoureuse :

    « Viens nicher sous ma mèche longue queue à tes plumes. Et reviens à ma bouche œil éteint sous ton bec. Je répète. Ma bouche suit ton bec tu repars en cheveux pour allumer la mèche. Tout un feu qui s’embrase. J’atteins ton incendie par le degré des mains. Tu gagnes haut perché le rameau des triomphes. »

    Ailleurs, le poète aime à prendre racine, comme l’arbre et avec lui, « à même la grève face à l’abrupt à l’écran des falaises. » Il est là, ancré dans la présence du ciel, en parfaite osmose avec l’espace, semblable en cela au peintre qui fait face à la mer et face à sa toile :

    « Il m’escorte livre grand ouvert sur le dos comme on porte son havresac. J’escorte la mer dans le livre. J’ai la falaise au ventre. Il entre en falaise. On tient à la côte. Au creux du livre au pied de la toile la falaise nous chaut. »

    (in « Falaises » de Benoît Delescluse)

    Ainsi le livre compose-t-il à son tour avec les arbres avec les ciels avec les falaises avec l’eau des rivières avec les plantes (l’« Oublie » de Véronique Dietrich ; les choux de Charles Belle). Avec les choux de Charles Belle, le peintre / le poète offrent « un maelström potager    un ouragan tendre   un envol de toile à même le sol   un grand rouleau de mer qui laisse à nos pieds une algue frêle toute entière allongée dans l’instant   on se mesure au chaos   on se penche de nouveau   tout frémit toujours » (in « Penche-toi »).

    Dans la présence d’Ann Loubert, peindre devient « danse devant le temple. » Et le poète embarque, arrimé aux gestes puissants de l’artiste :

    « Empoigner le fusain ou le crayon. L’empaumer. Tout un travers de main pour grandir l’amplitude. Les gestes de circumnavigation sur l’écume de la page. Tous les pôles à la fois. Transatlantique et cabotage. Aquarelle. Papier mouillé épongé imbibé chiffonné. »

    (in « Peindre pieds nus »).

    Quelle que soit la forme que prend le travail de l’artiste, textes en prose et poèmes naissent du regard. Mais bien au-delà. D’un regard qui va au fond qui pénètre se fond à la matière s’absorbe en elle se noue à elle, en un mouvement susceptible de conjuguer « taches de couleurs et d’ombres en nous ». Jusqu’à ce que s’abolissent les espaces les frontières.

    Les poèmes de Jacques Moulin disent la lenteur, la patience. Une forme d’apesanteur et de légèreté. Mais aussi la précision. Ainsi des poèmes qui accompagnent le regard posé sur le photographe Jean-Louis Elzéard en train de cadrer la rivière. Regard du regard du regard.

    « La photo se bouge pour la rivière

    La rivière file

    On apprend la rivière par la photo

    Poussière partout lumière aussi et les matières dedans les eaux

    La terre se rend

    Comme toujours tout tremble un peu

    Pas la photo tenue sur pied au bout des doigts

    Et toi tu vois

    Juste un doigt d’eau pour dire le flux

    (in « À l’appui de l’eau »)

    Ce temps suspendu au-dessus de l’eau conduit à la méditation. Le poète note ses réflexions dans une suite de croquis annoncés par un titre. « la route d’eau/ la rivière invente l’image/ on demeure toujours face à l’abrupt/dire la rivière… » Tout un cheminement de la pensée se fait ainsi au fil de l’eau. Et l’écriture prend corps, qui s’adapte aux abrupts aux falaises et aux roches, rebondit d’un poème à l’autre. Traversées inattendues, jamais soumises à la facilité du cliché convenu. L’écriture est là qui draine avec elle, en lien étroit avec la rivière, méandres et palimpsestes :

    « quadriller la page contre l’appel des plages très loin en aval

    là où l’écriture se noie au contact des mers

    suivre sa veine d’eau ses empreintes de rochers

    ce mot de banc

    qui en ponctue le cours comme un repentir affiché

    une parenthèse là un simulacre d’île un seuil vers d’autres terres

    poussières de parois révolues la rivière fluctue s’augmente puis

    se retire

    se fragmente patiente son propos s’égoutte

    tarit

    quand l’eau est à court d’eau

    que la roche tente un archipel de paroles ordonnées

    avance ces cailloux d’éboulis sur l’échiquier des sables

    on croit de nouveau

    aux pierres de passages

    à la suspension des ponts au rocher nocher… »

    (in « dire la rivière »)

    Ainsi le poème rebondit-il — sans ponctuation aucune sans marque autre que le gras des caractères du titre — sur l’épisode suivant, comme le font, de roche en roche, les eaux vagabondes de la rivière.

    « tel est le poème qui file toute rivière à propos comme à contretemps

    prend son temps de gué

    envisage un orient

    une géographie des sources »

    Et l’on voudrait que jamais le fil du texte ne s’interrompe que sans fin il nous mène — « voyage de bulles aux confins de nos rêves » — d’une géographie à l’autre à travers des univers imprévus, exhumés par le peintre et perçus du poète. Jacques Moulin est de ceux-là qui entraînent par l’éventail de leurs images vers des hauteurs insoupçonnées des univers jusqu’alors inaccessibles, cependant que les mots traduisent ce qui nous tient au corps :

    « pourtant souvent son propos ruisselle s’infiltre transpire ou s’évapore

    on aimerait que la rivière quitte là son ouvrage pour entrer

    dans le nôtre nourri de ces graviers

    qu’elle rassemble au fond

    (in « La mer sans doute »)

    Alors ? Peindre /écrire ?

    Une histoire de « maillage à trouver ». « Liaison déliaison ». « Du silence en échange comme des mots maturés »

    (in « Peindre pieds nus », Ann Loubert).

    Écrire à vue, un très beau livre à la densité inépuisable. Une poésie qui donne à voir entendre et méditer.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________
    * NOTE d’AP : Je dis peut-être parce que deux autres artistes figurent dans cette section — Annie Poulin et Eduardo Stupia — et que rien n’indique auquel de ces trois artistes pense précisément le poète.






    Jacques Moulin, Ecrire à vue







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Écrire à vue
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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  • Jacques Moulin | [Partir à dos de feuilles ou d’arbres]



    [PARTIR À DOS DE FEUILLES OU D’ARBRES]




    Partir à dos de feuilles ou d’arbres
    Partir vent léger
    Souffler la sève jusqu’à la rouille
    Traverser l’étendue entre mot et lumière
    Tracer de longs signes d’espace
    Toucher le geste
    Et sa lumière




    Partir à niveau bas en pied de falaise toute matière liquéfiée. Monter par strates jusqu’au pinacle de formes vagues ou grenues. Ensemencer son geste aux parcours des vents puis laisser choir tout l’espace.
    J’ai dit le chemin des marrons noirs en exil vers quelques lieux de cendres. Je préfère suivre aujourd’hui le chemin des ânes — zigzags et courses sûres — pour brouter du vert au tournement des roches comme on croque un nuage.




    Jacques Moulin, « Traversée du paysage » in Écrire à vue, L’Atelier contemporain & le 19, 2015, pp. 79-80.






    Jacques Moulin, Écrire à vue, Éditions L'Atelier Contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Écrire à vue
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
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  • 17 mars 2015 : Ouverture de l’exposition « Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie » au musée d’Orsay

    Agenda culturel


    Bonnard 3







    PIERRE BONNARD, OBSERVATIONS SUR LA PEINTURE
    (extraits)



    /1946/
    En art, il n’y a que des réactions qui comptent.

    /1946/
    Il ne s’agit pas de peindre la vie,
    il s’agit de rendre vivante la peinture.

    /1946/
    J’ai une palette. Mais les assiettes me permettent d’isoler les tons, tandis que la palette a le défaut de proposer, de les imposer, et c’est un danger. Ce sont des choses que l’on n’apprend que très tard.
    Ce serait trop facile de se mettre devant un paysage, de l’observer et de le transposer simplement sur la toile. Il faut encore songer au lieu où les toiles seront ensuite regardées.

    /1946/
    Delacroix l’a écrit dans son journal : « on ne peint jamais assez violent ». Dans la lumière du Midi, tout s’éclaire et la peinture est en pleine vibration. Portez votre tableau à Paris : les bleus deviennent gris. Vus de loin, ces bleus, aussi, deviennent gris. Il existe donc en peinture une nécessité : hausser le ton. Les primitifs l’avaient bien compris qui cherchaient les rouges, les azurs, les plus ardents dans les coloris précieux : les lapis-lazuli, l’or et la cochenille. La nature nous tend des pièges avec ses thèmes, que l’intelligence, mais surtout le métier, parviennent à déjouer. C’est le seul avantage que nous ayons de vieillir : profiter de nos expériences personnelles.

    /1946/
    J’espère que ma peinture tiendra sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon.



    Pierre Bonnard, Observations sur la peinture, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle Éditeur, 2015, pp. 53-54. Préface d’Alain Lévêque, Introduction d’Antoine Terrasse.






    COUV-BONNARD
    Source





    PIERRE BONNARD



    ■ Pierre Bonnard
    sur Terres de femmes

    1er août 1912 | Pierre Bonnard à la Galerie Bernheim-Jeune
    23 janvier 1947 | Mort de Pierre Bonnard



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du musée d’Orsay)
    la page consacrée à l’exposition « Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie »
    → (sur le site de l’autre LIVRE)
    une fiche sur Pierre Bonnard, Observations sur la peinture
    le site du musée Bonnard





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  • Jacques Moulin, Portique

    par Angèle Paoli


    Jacques Moulin, Portique,
    Éditions L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Avec 7 dessins d’Ann Loubert.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Portique 3

    Portique 4

    Portique 5







    « L’ESTUAIRE OUVRE L’ESPRIT»




    Verticalité. Cinq portiques pour un singulier. Portique. Cinq étapes où lignes verticales grues et cheminées zèbrent l’espace pris entre les cinq textes de Jacques Moulin et les dessins d’Ann Loubert, qui les rythment et les accompagnent. Avec Portique, le poète s’inscrit dans le ciel portuaire de sa région d’origine — la Normandie —, mais invite tout œil sensible à la géométrie des ports à rythmer dans le silence de la lecture les syntagmes qui en construisent les formes. Les cernent les enserrent.

    « Le cri du “i” dans les poulies », le grincement « des bigues leviers crics caliornes poutrelles palans » se mêlent aux grincements des mots. En cela, le désir du poète rejoint celui du philosophe Alain, cité en exergue du recueil :

    « Je retourne à mes poulies ;

    Je veux que le grincement soit dans ma notion. »

    D’un portique à l’autre, dans l’enchevêtrement rigoureux de la mécanique portuaire et de sa syntaxe, le paysage narratif évolue. De poème en poème, cela bouge, s’organise, s’érige en système autour de la notion de port et avec elle. Clos sur lui-même, le monde verrouillé des ports s’ouvre sur des univers autres. La pensée portuaire voyage, dégageant au-devant d’elle « [t]out un chemin de ronde sur les routes du monde ». Dans la danse rigide des poutres qui structurent le ciel maritime, le poète est le palonnier qui déploie ses efforts pour maintenir les équilibres, répartir ses charges, huiler ses arêtes érections et ossatures. Stocké sur la page, calibré dans sa forme comme les containers calés sur les quais, le poème attend l’impulsion du poète — « pontier portiqueur passeur de mots » — pour sa mise en souffle et en mouvement à l’intérieur du recueil. À travers langue et cadences. Travail de levage et de migration auquel chacun des deux mondes — poétique | portuaire — participe et contribue, pour aboutir à la « notion » unique de « portique », solidement amarrée aux mots du poète.

    Ceint entre « piliers de fonte » et « rideaux de fer », l’univers portuaire est un espace fermé, constitué de coursives passerelles travées cargaisons en attente, crochets… Autant de clôtures qui cisaillent l’horizon et l’enserrent. Dans une odeur tenace d’huile et de goudron. Circonscrit dans un emboîtement de portiques, le port est le lieu privilégié des engins qui s’ancrent dans la boue et montent vers le ciel que traversent les grues. À cette configuration close répond la forme close du poème. « Les mots sont dans la boite »/« Le port est clos comme un poème ». La poétique du port naît de cette étonnante confrontation. Singulière superposition.

    Ainsi, chaque poème, clos dans sa numérotation — de 1 à 5 — l’est-il également dans sa chute. « Je suis sur le portique » conclut « Portique 1 ». « Bon pour l’appareillage » (Portique 2). « La partance en système » (Portique 3). « Chute de poulies sur les quais plats » (Portique 4). Seule la phrase qui clôt « Portique 5 » diffère par sa forme par son rythme et par sa longueur :

    « Les hommes transportent leur corps et balancent sans la voir leur part d’aspiration accrochée au juste poids des filins qui s’agitent au-dessus de leur tête ».

    De même, chaque poème semble clos sur les mêmes rouages, énumérations nominales (souvent ternaires) ou énumérations infinitives :

    « Jusqu’aux portiques      Jusqu’aux portiques ponts roulant sur les quais      Jusqu’aux portiques des manutentions bord de quai » ou encore « Prendre    Pincer      Poser ».

    Soumis à une syntaxe grinçante acide éraillée, les poèmes de Portique sont livrés à la mécanique géante et phalloïde des ports, à ses filins ses poutrelles ses agrès ses entremêlements de câbles, ses grues aériennes qui soutiennent le vide. De la grue métallique qui sillonne le ciel à la grue cendrée qui « trompette dans son bec », il y a de la parenté dans l’air :

    « L’animal et l’engin ont même forme de croc-bec ou avant bec — emmanché d’une ligne — cou ou bien flèche      Même danse devant l’étendue et même grégarité dans l’espace du ciel et des quais »…

    Une parenté qui rejoint le poème : « Un même grincement de mots qui conduit le poème jusqu’au cri      Un crissement de poulie dans l’aigu de la langue     Grue et portique sont mots de glotte venus frotter convulsion contre dent de fer…. » Et qui fait du poète, « spreader suspendu à un fil », un « portiqueur » qui manœuvre sa charge, « contrôle le tout sur son écran » et fait « crisser les mots ».

    Paradoxalement, depuis les origines, le portique appelle l’ailleurs. Les colonnes ouvrent le ciel strié de lignes vers d’autres espaces. Au commencement, il y eut le Pœcile d’Athènes — son Portique — dont Zénon de Cittium, philosophe-naufragé venu s’échouer au Pirée, découvrit « le rythme obsédant des arcades ». C’est là que, déambulant dans l’Agora de la capitale grecque, le philosophe venu de Chypre fonda l’école du stoïcisme. Bientôt suivi de ses émules, dont Chrysippe « son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces… »

    S’appuyant sur cette vigueur qui souffle à la face du monde, le poète peut alors affirmer sa propre conviction :

    « Les idées viennent par les ports    Tous les peuples en conviennent     L’estuaire ouvre l’esprit ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Portique Atelier contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Ann Loubert)
    la page sur Portique
    une fiche de l’éditeur sur Portique [PDF]
    une autre fiche de l’éditeur sur Portique





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  • Claude Louis-Combet, Le Nu au transept

    par Angèle Paoli


    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept,
    L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Images d’Yves Verbièse.




    Lecture d’Angèle Paoli




    LA FEMME, ŒUVRE D’ABSTRACTION




    Incisions incrustations palimpseste texte — photos en surimpression femme-mystère corps nu dévoilé/révélé — vera icona — dans son impudicité fondatrice première. Ève au miroir fondue confondue fusionne avec les ostensoirs ciboires crucifix guirlandes et dorures icônes de Vierge à l’Enfant cul offert ouvert — sexe-fleur-figue — épanoui dans le chatoiement des draperies en noir et blanc incandescence chapelets bracelets, rayonnement froid des soleils d’église, Ève tentatrice tendue offerte ouverte au désir du regard.


    Quel regard ? Celui du photographe — Yves Verbièse — attaché à rendre par ses images la beauté exaltée du texte de Claude Louis-Combet ? Celui de la lectrice qui effeuille parcourt égrène Nu au transept plonge avec la fébrilité d’une innocente aux mains nues aux mains pleines à la rencontre d’un récit attendu soupçonné jamais écrit ni rencontré toujours existant présent enfoui mis au ban secrètement désiré découvert ? Aimé ! Celui de Joseph ? Le théologien et prêtre qui interroge — à partir de la peinture-prétexte de Courbet, Baigneuse à la source, 1862 —, les profondeurs de son être. Et confie à son ami, le temps de leur entretien, le mystère de sa rencontre avec la Femme, prénommée Maria par le narrateur. Rencontre déterminante survenue cinquante ans plus tôt dans la cathédrale de Bourges. Celui de l’écrivain Claude Louis-Combet, enfin, dont on sait qu’il a renoncé à la prêtrise ? Mais non à la femme. La Femme éternelle à qui il offre avec ce Nu au transept, un hymne de gloire majestueux magistral. Regards croisés, intimement lacés-enlacés pour un ouvrage dédié à une esthétique du regard qui mêle Eros-Thanatos-Divin dans une seule et même chorégraphie. Une même iconographie ardemment fantasmée.


    L’œil de la Mort guette qui observe lorgne vers le vivant désir de femme pupille dilatée qui interroge notre désir, écho du désir du jeune homme du récit appelé par vocation à la prêtrise et convié un jour à la connaissance révélée de l’être-femme — ce fut comme une apparition — visité un jour de ses vingt ans par l’ostentatoire nudité tentatrice nudité d’une jeune beauté errant nue par les rues de la ville déambulant nue dans les travées de la cathédrale de Bourges, éveillant en lui, le chaste Joseph, une incandescence insoupçonnée, incisant au plus profond de sa conscience une « césure » douloureuse entre un « avant et un après », mise en abyme du regard désir du regard désirant affublé de tentures-couronnes de fleurs-cierges-tabernacles-ciboires-châsses-voiles-nimbes dorés, et le pubis sombre triangle du désir confondu fondu fusionnant avec un ostensoir soleil serti de pierres précieuses, assomption de la Vierge assimilée mêlée au corps dévêtu de l’Ève blonde, cette Maria aux cuisses campées sur l’autel des dévotions angéliques, visions pyramidales d’angelots musiciens, enfants aux visages purs, étoiles fleurs des champs plis et surplis de robes enlacements des corps qui font corps avec la statue de la Vierge vêtue de draperies couronnes célestes, et derrière, en filigrane, en surimpression palimpseste, Maria nue dansante parmi les gisants, cheveux longs librement flottant sur les épaules éternellement blonds éternellement symbole du désir lascivité qui vient coller aux images éternellement pieuses et adorantes des églises. Maria s’adonnant sans réserve à un rite sacré, énigme qui la livre à un corps à corps de feu avec le marbre froid qui emporte sa chair. Sous le regard éperdu interdit de Joseph. Et pourtant.


    Joseph reconnaissait « que la contemplation d’une femme, sans qu’il eût échangé une parole avec elle, sans qu’il l’eût jamais touchée, sans même qu’il l’eût regardée de très près, avait constitué en soi une expérience absolument dominante, une épreuve d’intériorité, en toute plénitude, au-dessus de tout ce qu’il avait connu ou pourrait connaître. […] Et c’était cette femme-là, anonyme par-delà son faux nom de Maria, qui avait révélé non au croyant, non au prêtre, mais à l’homme, ramené à sa simplicité première, quelques essentielles vérités de nature… »


    Le Nu au transept — titre somptueux du dernier ouvrage de Claude Louis-Combet publié par l’Atelier contemporain et illustré par les images (photomontage ?) d’Yves Verbièse — donne à découvrir la danse de Maria, jeune prostituée de Bourges, Ève souple aux seins ronds et lourds qui cache son visage entre ses bras ailes du désir sous le regard impassible d’angelots absorbés dans leur prière et dans leurs chants. Elle danse tendue sur l’autel de la mort, crucifiée peut-être, offerte de dos, nue dans son dialogue de chair aux prises avec ce qui fut jadis un vivant dont la chair a été avalée néantisée par la mort et par le sexe jadis dressé dans les convulsions de la possession, réduit à jamais à poussière, chair dense d’elle, souffle fraîcheur vibrante du plaisir qu’elle se donne sous le regard interdit du jeune homme chaste désirant interdit de chair par vocation de prêtrise, embrasements de la chair sculptée dans l’à-vif face aux squelettes ombreux desséchés et ombreux qui gisent et veillent en leur silence de pierre dans le transept de la cathédrale.


    À la tiédeur des sentiments d’aujourd’hui dégagés à jamais de la gangue des images mystiques, alliances secrètes amour- extase-mort, à la médiocrité des passions et des désirs de tout un chacun, Claude Louis-Combet oppose l’incandescence. Incandescence du regard et de l’écriture, l’une à l’autre enlacée comme chèvrefeuille unissant les amants à leur lien de fidélité éternelle, l’un servant l’autre jusque dans l’impudeur. Une impudeur naturelle, libérée de la faute originelle, librement assumée par la Femme mais aussi par le photographe et l’écrivain qui revisitent en complices la présence érotisée de la Femme dans le lien viscéral et charnel que celle-ci entretient avec le sacré, déambulant nue jusqu’au transept où elle s’unit nonchalante désinvolte langoureuse à la Vierge à l’Enfant éternellement absorbée dans le recueillement du mystère de la maternité divine, à la Mort qu’elle transcende. La Femme, « Être suprême » vécu dans Le Nu au transept comme « principe de puissance et d’amour ».


    Femme initiatrice qui donne à l’homme de découvrir sa propre intériorité. Dans la contemplation réitérée de ces offrandes charnelles, Joseph « découvrait, avec une étrange sensation de vertige intérieur, de douceur trouble, de malaise également sensuel et métaphysique, que son âme n’était pas simple, n’était pas une, mais double pour le moins, et qu’un être de femme, comme vestigial, comme résiduel, la peuplait tout autant que son être d’homme. »


    Ainsi, au cours des « douze dimanches de suite » répartis en huit tableaux qui composent cette fable théologique de haute tension, l’idée de la femme évolue-t-elle dans l’esprit de Joseph, et avec elle, sa conscience torturée. De tentatrice lubrique, la « démone acharnée au ravage des sens » se change peu à peu en « détentrice d’un noyau de mystère dont la révélation était essentielle pour la connaissance de soi ». Joseph entrevoit avec lucidité que « la prostituée était une sainte, au-dessus de toutes les saintes ». La réflexion du prêtre se tourne vers davantage de distanciation et presque de froid détachement. Son esprit s’applique « à la perception du corps féminin comme à l’observation d’un paysage ou d’un tableau ». « Loin de toute complaisance sensuelle », ses considérations le conduisent du côté de l’esthétique. Jusqu’à la « contemplation intérieure de la femme ». « Œuvre d’abstraction ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source



    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina (note de lecture d’AP)
    Noyau central
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)





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  • Christophe Grossi | [Mi ricordo]




    Lettera 22 (g)
    Source







    [MI RICORDO]



    145. Mi ricordo

    de la bouche de Silvana Mangano.


    146. Mi ricordo

    de « si ton métier est de t’intéresser à tous,

    commence donc par t’intéresser à l’un d’eux,

    rien qu’un seul ». (Silvio D’Arzo)


    147. Mi ricordo

    de jambes nues sous les robes et de jambes

    coupées, de gens bons, fumés ou brutaux, de

    gens mal armés, d’enjambées entamées.


    148. Mi ricordo

    de villes et de soldats détruits, de voleurs

    de cadavres et de bicyclettes, de gens qui ne

    parvenaient plus à se sentir.


    149. Mi ricordo

    quand les candidates devaient montrer

    qu’elles avaient un beau sourire parce

    qu’elles utilisaient une nouvelle pâte

    dentifrice.


    150. Mi ricordo

    que pour Silvio D’Arzo s’intéresser à

    quelqu’un c’est s’y intéresser « jusqu’au

    bout, au bas mot : jusqu’à la racine ».


    151. Mi ricordo

    que parfois nous aimerions savoir à quel

    moment précis notre vie a basculé.


    152. Mi ricordo

    d’un soir doux et de cette rue raide où

    berner les âmes, lécher les larmes, flamber

    les armes, sécher les lames.


    153. Mi ricordo

    des branches qui enlaçaient la maison et

    des ombres à midi derrière les volets : des

    mèches de cheveux sur des yeux baissés.


    154. Mi ricordo

    quand il zigzaguait entre les hypothèses du

    passé familial, des pointillés sur sa route.


    155. Mi ricordo

    d’une phrase jaune dans la nuit : On avait

    lâché les fauves d’anciens frères devenus des

    phares ennemis.


    156. Mi ricordo

    De la machine à écrire mécanique portative

    Lettera 22 créée par Marcello Nizzoli pour

    Olivetti.


    157. Mi ricordo

    de la tempête bien plus violente dedans

    dehors quand il a appris qu’un ancien

    bourreau était devenu conseiller municipal.


    158. Mi ricordo

    d’une langue pendue au bout d’un non vous

    ne saurez rien.


    159. Mi ricordo

    que les vieux Fenoglio étaient « sans métier

    et sans religion, tous impudents et tous

    amoureux d’eux-mêmes. »


    160. Mi ricordo

    du très beau portrait que Natalia Ginzburg

    fait de Pavese peu de temps après sa mort

    sans jamais le nommer une seule fois.




    Christophe Grossi, Ricordi, L’Atelier Contemporain | François-Marie Deyrolle Éditeur, Strasbourg, 2014, s.f. Dessins de Daniel Schlier.







    Grossi







    CHRISTOPHE GROSSI


    Christophe Grossi
    Source



    ■ Christophe Grossi
    sur Terres de femmes

    Ricordi (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    la fiche de l’éditeur sur Ricordi
    → (sur [déboîtements])
    une présentation de Ricordi lors d’un entretien de Christophe Grossi avec Delphine Japhet
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    une note de lecture de Nathalie Riera sur Ricordi
    → (sur Liminaire)
    une lecture de Ricordi par Pierre Ménard
    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de Ricordi par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur remue.net)
    une recension de Ricordi par Sébastien Rongier
    → (sur [déboîtements])
    une recension de Ricordi par Serge Martin (revue Europe, n° 1032, avril 2015, pp. 333-335)






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  • Jacques Moulin | Portique 2




    Ann Loubert, Portique 2







    PORTIQUE 2
    (extrait)



    Ça a commencé par une histoire de marchandises      De manipulations de charges      Un transport de denrées      Zénon de Cittium fait naufrage avec sa cargaison     Échouage au Pirée À peine débarqué file en direction des colonnades de l’Agora      L’Agora c’est aussi une sorte de quai des affaires      Peu de discussions métaphysiques ce jour-là      Du negotium      de l’agitation      Agios et dispositions de boîtes en puzzles sur le sol      Zénon est venu là se perdre dans le labyrinthe des portiques le rythme obsédant des arcades     Le cri du « i » dans les poulies     Il arpente l’Agora cou penché comme un bec de grue agacée par la brise de mer     Il traverse le quartier du Céramique     Déambulations et rencontres     Rythmes et nombres      Il va bientôt faire école      S’adosse aux relations du monde      Les idées viennent par les ports      Tous les peuples conviennent      L’estuaire ouvre l’esprit      la mer lui met en bouche mots d’unité et de souffle organique      Physique logique éthique      Bitume port clos marchandises      Zénon se rend au Pœcile au Portique des peintures      Le Portique s’élève à bonne hauteur comme une vérité possible     La prudence éclairée des grues      Vérité relevée vérité révélée      On existe là pleinement dans l’encheinure des causes      Il rencontre Chrysippe      Chrysippe sera son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces      Réclames et dévotion au négoce      Livre-moi tes marchandises que je m’installe avec elles à mon tour dans les docks du port le génie des greniers la rhétorique des ventes le commerce des mots      Le poème en commerce      Le port comme poétique      Le poète est pontier portiqueur passeur de mots      Écrit le poème des portiques     Pneumatique ou sur rail     Balance un peu      Débarcadères Emporium entrepôts boutiques      Stopper l’effet de mou      Bloquer l’effusion      Mettre en pièces      Stocker      Le poème est un port qui s’enclôt dans ses boîtes mais brasse à découvert aux jours de la Criée      D’aucuns diront curée      Grands bras des engins de levage      Et vos muscles portefaix qui donnent sens aux grues pour salaires d’infortune      Gare à ceux qui lambinent sur le môle s’attardant à leur pot de lentilles loin des débardeurs de mortier      La tempête s’éloigne […]



    Jacques Moulin, Portique, L’Atelier contemporain, 2014, pp. 25-27-28. Avec 7 dessins d’Ann Loubert.







    Portique Atelier contemporain






    PRIÈRE D’INSÉRER DE FRANÇOIS BON




    Qui de nous pour ne pas être fasciné [par] la géométrie des ports ? Nous savons reconnaître et saluer de longtemps la beauté des villes, la beauté de l’objet industriel, la puissance fabuleuse de la mer. Mais que nous déambulions sur un port, et tout se rejoint. Le bateau est ville, la grue attrape le ciel, la main de l’homme est dans le moindre arrangement nécessaire ou à l’abandon des couleurs et des choses, et chaque barque ou chalutier ou cargo est en soi un monde, emportant comme la totalité de l’humanité à son bord, sous l’horizon qui de toute façon le dépassera. Le port est cette jonction. Et c’est pour cela que chacun dispose de ses ports intérieurs, et c’est pour cela que nous les arpentons, grands ou petits, ici ou à l’autre bout des quais du monde, comme une ancienne retrouvaille. Mais comment écrire ce sentiment intérieur livré à l’ouvert, et riche de sa complexité, bois et fer, couleurs et toiles, ciel et humanité repliée, souvent meurtrie de sa propre histoire. « J’ai toujours baissé les yeux devant la mer », dit Jacques Moulin, ou bien « j’ai cheminé dos à la mer », mais à condition que ce soit « pour faire entrer la mer en soi ». Cela ne définit pas le projet, mais cela le contextualise : la mer intérieure dont chacun de nous dispose, c’est celle de l’enfance. La mienne est de digues et marais, et la vie ouvrière de ceux qui cultivent la vase, règlent les écluses. La brisée claire des falaises de Normandie m’a toujours été aussi étrangère que l’impossibilité de marée aux pieds des villes en gradin de Méditerranée. Et pourtant, d’un seul mot ici dans cette suite de fragments qui sont chacun comme leurs propres brisants (« je viens d’un pays où chaque jardin se dépose aux brisants »), il me semble que c’est tout ce silence intérieur de la rêverie à marcher sur les quais du port, n’importe quel port et tous les ports, que je retrouve avec mon propre bloc d’enfance, quand avec père et grand père on allait récupérer les treuils des mytiliculteurs de l’Aiguillon-sur-Mer chez Fumoleau, à « La Ville-en-Bois », comme on nommait ce quartier en bout de La Rochelle qui était voué à l’industrie de la mer. Un texte qui tient, cependant, ne se résume pas à son projet ni à son principe. Il ne suffit pas d’aimer. Ici, c’est la fragmentation qui crée la marche, la narration comme éparpillée, toute livrée à la présence des choses. On a souvent cela dans ce grand livre avec petit port breton dans les pages, qu’est Dire I & II de Collobert, comme Jean Rolin, avec un tout autre principe narratif, fait de la prose de son Terminal Frigo une déambulation elle-même langue et géométrie. Ici, c’est du côté de Tarkos qu’on cherche la granulosité de la langue : ne jamais la laisser se recomposer comme image, parce que l’image alors se substituerait à cette présence des choses, liée seulement à leur contexte, et au fait qu’ici sur le port nous ne serons que passager. La rigueur est dans l’émiettement. Que les mots qui disent ce qu’on voit disent aussi le mouvement, impossible de l’écrire : « l’intraduisible en conteneur » parmi mille autres exemples. On écrit cette tâche insatiable d’écriture, qui heurte au plus simple et au plus lumineux, trouve les corps (ici, le «portiqueur » dans sa cabine) et nomme sa propre raison de langue. Ce qu’on goûte à lampées dans le lyrisme continu des versets de Saint-John Perse afflue ici comme gravier de langue, mais c’est bien la même exigence : les acronymes, les inscriptions, le vocabulaire technique et que tout s’efface dans la seule fonction immuable, « mer rouillée» s’il faut. Est-ce qu’on ne reconnaît pas un texte fort à ce qu’il n’est pas en lui-même sa propre terminaison ou finalité, mais vient chercher en vous-même sa traversée vers le dehors, l’écrit alors avec vos images et votre corps mémoire ? Il ne s’écrit ici qu’un mouvement, il ne s’écrit qu’une traversée : le vieux mot « portique » (il est dans Racine) est à la fois l’objet et la matière du port, il est cela dans quoi on passe pour l’en-avant, et la vieille construction humaine de son enracinement sur la terre, devant la mer. Que crissent aussi les mots pour vous dans les haussières.


    FRANÇOIS BON






    Ann Loubert, Portique, I






    PRÉSENTATION DE PORTIQUE PAR JACQUES MOULIN :



    « Un lieu d’abord : la Normandie haute maritime et cauchoise. Un lien très fort à ce lieu entre fleuve estuaire et côte. Je suis né à flanc de falaise près d’un jardin de mer. Un jardin suspendu toujours en partance pour l’ailleurs des terres et des mers. Jardin jamais cantonné qui s’ouvre par les phares de côte sur des ports des entrepôts des cargos des quais et des grues. L’effet portuaire l’accueil des sémaphores des poutrelles et des digues. La navigation des liens.
    Un échafaudage permanent de conteneurs qui se balancent à hauteur d’immeubles entre les pinces des portiques. Dans les grincements des poulies et les effluves de cambouis. Docks et dockers. Le corps à l’épreuve du fer. Un ballet de cavaliers hauts sur pneus alimente les grues qui alimentent les plateformes des porte-conteneurs. C’est mécanique parallélépipédique tendu précis comme un poème. L’accès aux ports comme un chemin pour le poème. Le poème conduit au risque de la technique pour creuser son effet de balancement sur le quai-la-page. Un poème-portique s’écrit. Les mots sont dans les boîtes. Chaque boîte fait un poème. Le poème-portique visite le monde et l’histoire cherche la langue des ports. Ne marchande pas. Le porte-conteneur fait glisser le poème. Le portiqueur cherche l’ange. Le peintre l’accompagne. L’élévation du geste jusqu’au pourtour des grues. »







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Ann Loubert)
    la page sur Portique
    une fiche de l’éditeur sur Portique [PDF]
    une autre fiche de l’éditeur sur Portique






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  • Claude Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons

    Claude Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons,
    L’Atelier contemporain, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli





    Eros Thanatos
    Ph., G.AdC








    PAR-DELÀ L’OBSCÈNE ET LA DÉRISION ORIGINELLE




    Une petite écriture fine, légèrement inclinée vers la droite, court sur une trentaine de pages. Quelques ratures, à peine, viennent émailler le texte, ici ou là. Trois fois répété, trois fois souligné, le nom de Suzanne impose sa voix injonctive :

    Suzanne ! Suzanne ! Suzanne !

    On est au chapitre 8 de ce « brouillon » d’auteur, repris à l’identique quelques pages plus loin, comme un écho soutenu en écriture italique, par le récit lui-même. Ainsi se présente, sous forme d’un miroir textuel, le récit de Claude Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons. La même petite écriture fine précise, dans la vignette de la première de couverture, que Suzanne et les Croûtons s’inspire du Livre de Daniel, récit biblique apocryphe. Connu le plus souvent sous le titre « Suzanne et les vieillards », l’épisode du Livre 13 est ici transformé en une vision tout autre. La « chaste Suzanne » des origines, symbole du désir masculin, surprise dans sa nudité par des vieillards libidineux, mise à mal par leur soif de vengeance et sauvée in extremis par l’intercession du jeune prophète Daniel, s’abandonne consentante — sous la plume complice de Claude Louis-Combet — aux désirs lubriques d’une armada de croûtons flapis. « Non pour l’édification des croyants, mais pour la mise en valeur et le soulagement des fantasmagories du sexe ».

    « Dérision », « fabulation grotesque », « érotique et fantasmatique », telles sont les expressions employées par Claude Louis-Combet pour qualifier son récit. Empruntant au topos de la culture occidentale, — depuis la Suzanne au bain d’Albrecht Altdorfer jusqu’à celle de Théodore Chassériau en passant par la Suzanne au bain et La Chaste Suzanne des peintres Véronèse, Tintoret, Gentileschi (Artemisia), Rembrandt, Rubens, Moreau…, le récit s’éloigne de l’archétype biblique pour créer une fable moderne de l’outrance, où le désir carnavalesque des croûtons, tout en grimaces hallucinées et en folie, explose à la face du lecteur.

    En une quarantaine de pages, l’auteur de Blesse, ronce noire et d’Ôo, ménageant le suspens, fait monter la tension par paliers jusqu’à la déflagration finale, apocalypto-cosmique. C’est d’abord une « attente infinie » qui met les pensionnaires « encasernés » dans la « Clinique du Confluent » — établissement qui tient à la fois de la maison de retraite et du bordel — en état de frénésie permanente. Vidés de leur esprit et de leur substance, les vieillards lubriques, occupés à des masturbations sans retenue ni pudeur, attendent la venue de Suzanne, leur « pôle unique d’attraction et de fixation ». Chacun, en ce qu’il lui reste de conscience et de « for intérieur », espère de la belle qu’elle saura rendre à son corps décharné, l’éphémère jaillissement de sève et l’explosion de vie dont il est depuis longtemps privé. Cet « Avent », auquel la bande de compères — ex-ripailleurs invétérés — se prépare activement et frénétiquement, ne saurait tarder. D’autant qu’il a été claironné par le « doyen et souverain seigneur, Rex Veterum », le plus que centenaire ci-devant « Roi des Flapis ».

    Incarnation du désir masculin portée au paroxysme, préfiguration du baptême pour l’Église, la Vierge des vierges (elle est cependant mariée, épouse du riche Joakim) est ici figure de rédemption. Investie dans la nouvelle de Claude Louis-Combet d’une mission thérapeutique susceptible de ranimer, pour un temps, les malheureux vieillards, Suzanne, s’exposant sans pudeur à un exhibitionnisme forcené, excitant le voyeurisme exacerbé des « croûtons », participe du désir puissamment fantasmé qui convulsionne les corps de ses amants. Nue et offerte, béante, Suzanne offre sa chair écartelée par ses caresses et ses orgasmes. Tandis que de l’autre côté de la vitre qui la sépare des vieillards – la claustra de Tintoret ou les frondaisons qui masquent dans la peinture la présence ricanante des deux vieillards —, les « croûtons » pantelants feulent leur désir.

    Voyeurisme et exhibitionnisme, éros et thanatos, mort et résurrection, profane et sacré, tout le récit est tendu par ces antagonismes qui s’entremêlent avec la plus grande dextérité, sous la plume ouvragée de Claude Louis-Combet. Ainsi le récit, construit sur le suspense, s’épanouit-il, semblable à une fleur vénéneuse qui ne craint pas d’exhiber les splendeurs qu’elle recèle dans les secrets de sa chair. Jusqu’à l’apothéose finale, inattendue.

    Il faut une plume éminemment experte, trempée dans la flamboyance d’une écriture recherchée — pas de retenue chez Claude Louis-Combet, qui use en abondance d’adjectifs et d’adverbes, et scande en orfèvre le rythme de ses phrases — pour faire de ce récit bref un bijou ciselé avec art. Une eau-forte à la manière de Jacques Callot, une vision à la Jérôme Bosch. Si l’obscène est présent dans les gestes et les grimaces des vieillards — maintenant le lecteur au bord du malaise —, il est transcendé par la beauté convulsive de Suzanne qui draine un rêve puissant. Celui de redonner vie à ces déchets humains flaccides ; de faire que leur chair retrouve, comme par miracle, la force vive qui était jadis la leur. Seule Suzanne, dont le nom murmuré entre les lèvres comme le chant d’une source lointaine, peut, par sa générosité et par le don absolu qu’elle fait d’elle-même, secourir l’âme en perdition des « croûtons ». Vision « révélatrice » que celle que Claude Louis-Combet fait surgir à partir des images bibliques, revisitées et réinterprétées. Révélatrice des désirs enfouis de la terrible humanité des vieillards, retranchée derrière les cloisons mortifères des hospices où ils attendent la mort, la vision de Claude Louis-Combet puise sa sève dans les involutions de son écriture. C’est là, dans ce creuset volcanique, que le rêve se fait chair. Par-delà l’obscène et par-delà la dérision originelle.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude Louis-Combet
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet




    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina
    Noyau central
    Le Nu au transept (note de lecture d’AP)
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences





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  • 27 septembre 2011 | Alexandre Hollan, Carnets

    Éphéméride culturelle à rebours



    Portrait-Alexandre-Hollan
    Source







    CARNETS, ÉTÉ 2011


    27.9


    En regardant mes dessins de l’été j’ai vu clairement qu’une vibration s’imposait de plus en plus. Elle devenait une présence vibrante, mouvement de la matière du papier, et immobile, qui déchire les traits, qui les fait vibrer.

    La surface, quand elle vibre, crée un contact avec un autre aspect de l’arbre.

    Depuis longtemps je cherche à « être dans l’arbre », ne pas me promener sur sa surface, pas seulement trouver une direction, une force traversant sa masse, et disparaissant, ou changeant.

    La vibration apparaissait comme un mouvement à l’intérieur des traits, qui pouvait les « rendre vivants » — une tension — relâchement inimitable. (Je me l’expliquais en disant le trait tourne, avance en spirale, ce que je pense encore, comme un tire-bouchon qui pénètre une matière plus dense.)

    (Mais) en regardant les traits qui circulent dans mes dessins, et dans lesquels je poursuis une force présente au moment même, je devine « la matière » d’un regard naissant, d’une sensation – et c’est cette sensation qui vibre et qui anime le papier.

    Il y a des traits fins, légers, rapides, qui volent presque, sans laisser de contact. Une sensation plus lourde, plus dense, s’exprime par un trait plus affirmé, plus lent, plus visible.

    Les traits ont besoin de vibrer pour rester dans l’espace du papier (pour ne pas être trop forts, trop en avant).

    La vibration (est un) mouvement de la profondeur.

    La vibration est matérielle. Une vieille pomme vibre, un sac tissé vibre. La lumière vibre entre les feuilles d’un arbre.

    La vibration d’une peinture se concentre ou se dilate sur la surface travaillée. Les contrastes, le déséquilibre, suscitent la vie. La vibration cherche à rééquilibrer, atténuer les contrastes, en alternant les concentrations, en comblant les vides. Mais elle garde sa forme de vibration (par exemple une trame d’impression d’un journal ne peut reproduire une plus grande finesse que sa propre trame).

    Résonner, reproduire une vibration, la prolonger : vibrer.

    Se souvenir, retrouver une vibration dans la mémoire.

    Si je considère la vibration comme un mouvement, elle ne correspond pas à l’idée que je me fais du mouvement. Pour vibrer en me dépassant, pour vivre “ma propre vie” à l’intérieur d’un lieu vibratoire, je dois connaître ses dimensions, ses limites, et savoir jusqu’où je peux aller.

    Le langage des vibrations est concentration vide : point vide. Ajouter un *.



    Alexandre Hollan, Carnets, été 2011 in L’Atelier Contemporain, 1er numéro, été 2013, pp. 166-167.







    L'Atelier contemporain, premier numéro , été 2013





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    Quelques « bonnes feuilles » du premier numéro de L’Atelier contemporain [PDF]
    → (sur le site de France Culture)
    Alexandre Hollan s’entretient avec Laure Adler dans l’émission Hors-champs (19 juillet 2013)
    → (sur YouTube)
    Alexandre Hollan sur le motif





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