Étiquette : L’Atelier du Grand Tétras


  • Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres

    par Marie-Hélène Prouteau

    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres,
    L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes,
    25210 Mont-de-Laval, 2021.
    Avec six illustrations de Colin Cyvoct.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau.



    Le temps habite la poète Martine-Gabrielle Konorski. Pas celui qui nous enserre dans la linéarité de Chronos ni celui qui nous emprisonne dans son épaisseur durative. La poète inscrit ici un certain usage du temps, celui de l’Instant, matrice qui est à l’œuvre à chaque page du recueil et dans le titre. En dotant celui-ci de la majuscule et en l’associant au pluriel de « terres », Martine-Gabrielle Kornorski met l’accent sur ce qui est pour elle le moment éminemment poétique. Chaque « Instant-poème » se déroule musicalement sur le mode de petites suites, dissonantes, emportées dans le mouvement du recueil. La poète, n’oublions pas, est aussi musicienne. Ainsi le vers « Mouvement infini/de ronde au crépuscule » donne-t-il, à lui seul, la tonalité générale qui, constamment, oscille entre la mort et la vie, entre la jubilation d’enfance et la secrète mélancolie :

    « Effleurement

    des heures

    par ta main

    sur la vitre

    Commencement

    d’un aujourd’hui ».

    Sept longs moments composent le recueil où Martine-Gabrielle Konorski se fait accompagner de poètes qu’elle aime lire et qu’elle cite dans l’exergue général et au début de certains poèmes (1). Dans ce roulement non linéaire se tient l’expérience d’une subjectivité marquée par le lien aux morts. Aussi bien l’être cher que la poète nomme « l’Inconsolé » que les « hommes effacés », les « oubliés » de l’Histoire. Des instants, disjoints, semblent se succéder sans repères, sans lien perceptible, entre Je ou Tu ou Nous, comme tissés d’ombres. Le vers s’élance, sans ponctuation, en une scansion heurtée à la mesure de la douleur :

    « Blanche côté face

    Tu

    rouge sang    sur l’envers

    Un signe de la main

    à l’oblique des jours ».

    Cette écriture à vif exprime aussi bien une déchirure d’ordre intime, la perte brutale de l’être cher, que les commotions de l’Histoire. Tantôt la grâce d’un moment heureux, doigts enlacés, un Nous dont nous ne saurons rien :

    « Dans l’angle resserré

    de la chambre

    aux draps bleus ».

    Tantôt la persistance d’une mémoire douloureuse liée au passage violent de l’Histoire et à la Shoah suggérée dans l’adresse à Paul Celan et dans le fil des poèmes mais toujours en sourdine, dans les « ombres », les « cendres d’un paysage », l’« étoile » sur la poitrine :

    « Mais la rétine

    persiste

    sur le spectre

    des ombres ».

    Le poème conjugue aussi bien les chagrins que le dialogue avec les êtres chers par-delà la mort. Des images essentielles saisissent le lecteur, laissant leur trace au plus profond. Ainsi celle, superbe, de la nostalgie de l’enfance qui fait signe en chacun de nous :

    « Contre l’oreille

    de mon enfance

    j’inventerai des trouées de ciel

    sur un manteau de bronze ».

    C’est dans une expérience sensuelle minimaliste, la pluie, la peau, le sable, l’écorce que la pensée prend corps. L’écriture allie économie de mots et densité :

    « Chaque grain de pluie

    chaque reflet sur la vitre

    toute stridence

    pique la mémoire ».

    Il est bien ici question de « vibration ontologique », selon la belle formule de Bachelard dont la pensée poétique du temps est familière à la poète. Vibration entraînante, porteuse d’une unité brisée au cœur même de l’être. La disparition et la présence, le chagrin et le rire, la tristesse et la tendresse se conjoignent dans une étrange alliance. Le silence passe, un cri souvent traverse l’air d’un instant l’autre. Ce cri, tel un horizon noir, troue l’espace du poème et fait résonner la basse continue d’une forme d’âpre dénuement. Et les six illustrations de Colin Cyvoct traversées de tensions colorées viennent parfaitement à l’appui de ce cri. Plus loin, dans le poème, surgit le « chant ». Il revient à plusieurs reprises. C’est tantôt celui des psaumes, tantôt le chant dénudé de l’être disparu :

    « Refaire le temps

    Mesure

    de ton chant ».

    Au cheminement vacillant des instants répond le tremblement de l’espace. Les terres dont il est question dans ce titre et dans ces vers, loin de renvoyer à des ancrages géographiques, sont pure matière intérieure. Il y a là une « route » sans nom, un cimetière, il y a là des « vignes rouges », un champ de lin. Rien de plus. Dans sa belle préface, Nathalie Riera cite Martine-Gabrielle Konorski à propos de ces terres : « celle des origines, celle de l’enfance, celle des souvenirs, de la joie, de l’amour, des drames, de la solitude, des paysages, de la création et de tous les imaginaires ».

    C’est à un travail de rhapsode que s’adonne la poète, cousant, suturant ces fragments disparates de temps. « Je recouds/tous les mots/dans l’anneau du silence », écrit-elle attentive à trouver les « mesures », les « sons », les « battements » qui disent la perte douloureuse et le souvenir ébloui.

    Tout se répond dans ces éclats de mémoire, dans ces rêveries discontinues. Il faut entendre l’intensité vibrante de cette rhapsodie en mineur.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes.



    __________________________
    (1). Clarice Lispector, Angèle Paoli, Nathalie Riera, Agota Kristof, Emmanuel Moses, Pascal Boulanger, Michel Ménaché, Ossip Mandelstam, Paul Celan, Esther Tellermann.






    Instant de terres 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    Bethani (lecture d’AP)
    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski
    → (sur le site de l’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur Instant de terres de Martine Konorski




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Martine-Gabrielle Konorski | Un point ouvert (2)



    Cyvoct 3
    Colin Cyvoct in Instant de terres, page 95.








    UN POINT OUVERT
    (extraits)





    Ni la pluie       ni le soleil
    brodés
    sur ce tissu
    ne rencontrent
    un rayon accroché
    à tes yeux

    Le calme s’est enfui
    c’est la guerre
    sur ton front
    Le souvenir des rails
    des bombes
    des fumées

    Tu serres sur
    ta poitrine
    une étoile déchirée

    Disparaître
    sans ombre

    Sans trace.




    Pourtant
    quelque chose
    s’est écrit
    au fond de ton sourire
    quelque chose
    de blanc
    qui se dépose
    derrière l’eau
    des cils
    quelque chose qui
    ne peut s’endormir

    Coulée de ciel.




    Me perdre
    sous tes yeux
    ouvrir toutes les pierres
    et faire couler le marbre

    Mettre fin à l’enfer
    gravé dans vos cellules
    voir le jour adouci

    Entre les mailles du temps
    un baiser sur la tempe.





    Martine-Gabrielle Konorski, « Un point ouvert », Instant de terres, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 25210 Mont-de-Laval, 2021, pp. 93-96. Avec six illustrations de Colin Cyvoct.






    Instant de terres 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    Bethani (lecture d’AP)
    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski
    → (sur le site de l’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur Instant de terres de Martine Konorski





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  • Roland Chopard | [L’œil réécrit constamment ce qui défile]


    [L’ŒIL RÉÉCRIT CONSTAMMENT CE QUI DÉFILE]




    L’œil réécrit constamment ce qui défile, d’une manière ouverte. Jusqu’à satiété. Jusqu’à l’oubli. C’est une initiative essentielle qui permet de perdre les premiers sens venus pour en acquérir d’autres.

    Un souffle mime cette réalité intérieure qui s’épanouit au centre de la blancheur spatiale. De la blancheur naît une nouvelle impulsion qui stimule les sens, donne du baume à l’esprit.

    Ces mots qui se sont imposés sont des certitudes inconscientes qui désemparent l’œil, mais en même temps stimulent les curiosités et les aspirations.

    Comme s’il était obligé, tout en gardant de multiples sous-entendus, de mettre en rapport ces vestiges de la conscience avec les impulsions qui se cherchent et s’enchevêtrent constamment.

    Il a même besoin, en plus d’une croyance naïve en la régénérescence de matériaux par une spontanéité encore vivace, d’une persévérance extraordinaire pour qu’il devienne peu à peu quasiment la matière même de ces méandres.

    Les longues séquences de pauses volontaires ou non ne ternissent finalement pas cette nécessité de se fondre inéluctablement dans un parcours aussi ondulant.

    Comme s’il voulait peu à peu faire oublier toutes les hésitations, les balbutiements de l’écriture, il tente de combiner, avec son étroitesse d’esprit caractéristique et les carences de sa mémoire, mais du mieux qu’il est capable, les quelques obsessions qui le tourmentent continuellement.

    Ce n’est pas une question de maîtrise — il n’est pas plus assuré que vous de ce qui est là —, il voudrait seulement découvrir comment le long processus souterrain est parvenu, par des étapes provisoires, à un état définitif.

    Par ses constantes circonvolutions, l’œil suit un processus, il agit. Si fine soit-elle, sa perception demeure toujours aussi trompeuse puisque son parcours n’est jamais uniquement linéaire, et qu’il faudra toujours circuler et revenir sur les traces.

    L’œil n’a pas d’histoire mais il n’est pas dépourvu de résolutions. S’il intervient dans un lieu qu’il croit connaître, en l’arpentant, il se faufile malicieusement dans les lignes pour les altérer. […]



    Roland Chopard, « Cinquième méditation », Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Écriture, 2020, pp. 77-78. Avec trois illustrations de l’auteur. Postface de Claude Louis-Combet.






    Roland Chopard  Parmi les méandres 2




    ROLAND CHOPARD


    Roland chopard





    ■ Roland Chopard
    sur Terres de femmes


    [C’est un peu plus compliqué] (extrait de Sous la cendre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la fiche de l’éditeur sur Parmi les méandres
    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Roland Chopard
    → (sur Libr-critique)
    une lecture de Parmi les méandres par Carole Darricarrère
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture de Parmi les méandres par Alain Nouvel





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Charles Vegliante | Fenêtre



    VERT
    Ph., G.AdC








    FENÊTRE




    Il y a du vert sur ton rebord
    L’oiselet pense que le printemps
    s’est attardé là encore
    – Il y vient souvent

    J’essaie de le voir quand il s’y pose
    et s’envole déçu dans l’instant
    Puis oublie vite la chose
    – et reprend son chant

    Il dit que le vert est suffisant
    quand on n’a ni graines ni abri
    d’aller au plus beau de l’an
    – le vert lui suffit

    Son chant berce nos rêves nos veilles
    Il ne sert à rien mais nous sourit
    tel un reflet de soleil
    dans des yeux amis

    Ou comme un poème de merveille
    disant la fenêtre qui s’éclaire
    – Pour l’oiselet sans pareille
    s’il revoit ce vert

    Longtemps je le suis et tends l’oreille
    Ma journée s’écoule sous le charme
    de cette espérance belle
    – que mon cœur désarme

    J’allume la lampe sur ma table
    comme un phare aux volants de la nuit
    – Ces mots racontent la fable
    de notre déduit

    Sur la cour endormie qui écoute
    un merle essaie à nouveau sa flûte
    L’aube lèche les fenêtres
    – c’est ton châle vert

    Pourquoi faut-il en sensiblerie
    rester à l’écoute de l’angoisse
    sous chaque mot qu’articule
    chacun que l’on croise





    Jean-Charles Vegliante, Trois cahiers avec une chanson suivi de Source de la Loue, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 2020, pp. 35-36. Illustrations de l’auteur.






    Jean-Charles Vegliante  Trois cahiers avec une chanson, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 2020.



    JEAN-CHARLES VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante portrait
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)
    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la fiche de l’éditeur sur Trois cahiers avec une chanson





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  • Germain Roesz, La Part de la lumière

    par Angèle Paoli

    Germain Roesz, La Part de la lumière,
    textes, poèmes, peintures de Germain Roesz,
    L’Atelier du Grand Tétras, 2019.
    Préface de Claude Louis-Combet.
    Entretien entre Michel Guérin et Germain Roesz.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DU DIALOGUE ENTRE LES MONDES





    Partir à la découverte de l’œuvre de Germain Roesz, c’est cheminer avec son auteur vers la lumière. Car la lumière lui est consubstantielle et primordiale. Elle est d’une certaine manière le socle de sa personne et de son art. Elle constitue aussi le champ de ses explorations, de ses multiples interrogations et de ses doutes. Elle va de pair avec ses enthousiasmes, sa création, sa générosité. Il n’est qu’à lire La Part de lumière pour pleinement s’en convaincre. Cet ouvrage polyvalent rassemble textes de réflexion personnelle et manifestes, poèmes vastes et amples et peintures vives. Un livre « qui interroge l’entrelacement de la peinture et du poème. » « Un livre qui cherche la parole perdue du poète, la parole perdue du peintre, la parole perdue du penseur. » Un livre qui, refusant l’anonymat, « accepte de dire je. » Un livre engagé dans sa parole, dans ses choix, dans ses actes. « Un livre poème, Nous y sommes », qui mérite que l’on s’y attarde exclusivement. Qu’il s’agisse de poésie ou de peinture, de réflexions sur la création, d’analyses théoriques, esthétiques, poïétiques ou poétiques, la lumière irradie. Et déconcerte. Aveuglante et aveuglée.

    « La porte s’ouvre, j’aveugle la lumière

    un instant », écrit le poète.

    C’est elle, cette lumière, qui me retient, une fois l’ouvrage rendu à son silence. La lumière traverse. De part en part. Les écrits et les toiles. Diffracte ses éclats. De « soleils métalliques » en « perle[s] de lumière », elle se perd aussi en obscurité et en brouillards. En « [o]rdalie des ténèbres ».

    « Le couteau profond

    loin

    dans la chair innocente

    Du noir encore

    dans l’aube qui se ferme

    à chaque coupe       coupent

    les yeux                    s’avancent intenses

    sur le voile de la nuit… »

    C’est la lumière du dehors qui ramène avec elle, sous le regard de la mémoire, la pénombre de l’atelier :

    « Sous le soleil je me demande que fait la lumière seule dans l’atelier que fait la lumière ? Sous le soleil je me raconte l’atelier dans la pénombre… ».

    C’est la lumière de l’atelier, noyée de franges d’ombres, et celle des tissus froissés. C’est la lumière qui éblouit les pages de ce livre que jalonnent les peintures du poète. Les jaunes or fusent et diffusent, épousent les rouges vifs et vermillons pour fusionner ensuite avec des bleus, des mauves et des verts. Et s’il y a des fulgurances noires, elles sont là pour traverser en un jet de flèche l’espace de la toile. Sa matière, ses mouvements, ses (dé)équilibres. Ses mouvements de balancier. Pour conduire le regard sur le fil de la lame, en amont de la couleur. Ou attirer celui-ci jusqu’à l’extrême, dans l’éclaboussure violente du sang. Il y a dans La Part de la lumière autant à voir qu’à méditer. Mots et matière. Matière agrégée aux mots. Un tel livre ne laisse aucun répit. Tant « l’exubérance du libre don », « l’abondance » généreuse et vitale (expressions empruntées au philosophe Michel Guérin), l’insatiabilité du créateur, emportent dans leur flux. Un tel livre offre sans cesse à réfléchir, à découvrir. Il aborde nombre de zones inexplorées (par la lectrice que je suis). Un livre inépuisable, débordant d’une pensée revigorante, d’une pensée revitalisante. Et que je tiens encore aujourd’hui à portée de main.

    J’ouvre le livre au hasard et je lis :

    « Noir et Voir si proches. Les yeux broient la lumière jusqu’au noir. »

    De tels énoncés me happent, qui s’inscrivent durablement dans ma mémoire.

    La lumière donc, son incandescence, ses éclairs et ses éblouissements. « Ses auréoles d’or ». Mais ses cendres aussi. Ses déchirures. Car derrière la lumière pointent la noirceur, le sang et la terreur du monde. Éclats de vie saisis au vol, « brumes épaisses » et « odeurs putrides ». Cris et « clameurs des révoltés ».

    « Nous noués dans le chagrin

    Un arbre une branche noués

    Dans ce long loin silence

    Noués dans la peur

    Nous ne savons pas

    Un tel silence

    Et pourtant nous y sommes… »

    écrit le poète dans le long poème « Nous y sommes ». Comment ne pas se sentir concerné par l’actualité perdurante de ces vers ? Par leur durable présence ?

    Tout cela, qui nous bouleverse, habite l’œuvre de Germain Roesz. Comme l’habite tout ce qui appartient au monde. Tout ce qui le compose. Et qui touche la sensibilité de l’écrivain. « Que fait le poète, le peintre face à l’horreur ? ». Suit une méditation sur le monde, sur la douleur, sur l’art :

    « L’art me permet une acuité, un engagement qui comprend mieux le monde qui nous cerne. »

    Le poète et plasticien travaille sans cesse au cœur de cette douleur. En homme de son temps, en artiste engagé dans son temps, Germain Roesz revendique haut et fort cette appartenance qui lui dicte ces mots, que je relève dans la rubrique « Époque » :

    « Nous voyons l’époque quand l’époque nous voit. Nous luttons pour ne pas lui ressembler comme une épreuve copiée. Nous luttons pour que dans le poème, dans le texte, dans la trace peinte persistent de la vie autour et de la vie intérieure. Oser la mousse froide de l’hiver. Osmose. Os errant dans l’entrechoquement d’un bateleur, dans le sourire d’un enfant. Oser refuser de l’époque son cortège de morts, d’inepties ».

    De cette sensibilité à fleur de peau tient aussi le lyrisme qu’évoque Michel Guérin dans l’entretien qu’il mène avec le plasticien-poète. Par lyrisme, le philosophe entend la nécessité viscérale de qui appartient à « l’espèce généreuse », celle « qui paye de sa personne corporelle, par le cash de son intégrité : un être qui n’est pas dans la représentation. » Mais bien plutôt dans le faire et dans la fabrication du faber. Lesquels rejoignent le poïein du poète. Quant aux outils et matériaux recherchés et utilisés pour parvenir à la création de l’œuvre, Germain Roesz s’en explique, remontant à ses années de jeunesse, à ses formations, aux obstacles surmontés, aux rencontres décisives qui ont présidé à ses choix. Ainsi dans cet extrait de l’entretien avec Michel Guérin :

    « Je suis arrivé à la peinture et à la poésie, comme un autodidacte (les études, ce fut après). Je veux dire par là que j’ai d’abord fait l’expérience d’une découverte que je ne comprenais pas (la lumière, son fonctionnement et d’une certaine manière sa magie). J’ai appris en quelque sorte, au départ, seul, avec mon regard (les œuvres), la lecture (la poésie, le roman), j’ai inventé ma technique de la même manière qu’on observe notre mère faire la cuisine, les mélanges, les herbes ajoutées, les temps de cuissons appris et expérimentés, transformés… » .

    Matériaux, gestes, inventions. Germain Roesz est toujours en recherche, sans cesse happé par la diversité et par la fulgurance des formes. Sans cesse à l’affût de nouveaux matériaux et de nouveaux supports. Car « tout support est une mémoire (qui renvoie à) qui constitue un monde (sur) ou /et à partir duquel on travaille. » Ainsi du « recouvrement comme transparence », méthode qui remonte à la nuit des temps, que Germain Roesz pratique, comme en atteste sa collection des 2Rives ; laquelle « propose de rapprocher les rives de la peinture, du dessin, du collage, de la langue et de la poésie ». Cette collection menée en compagnonnage avec Claudine Bohi met en évidence la nécessité et le désir que « naissent des lieux dits dans l’interstice des couleurs, dans le tracé des gestes, dans la force des mots. »

    Réflexion que le plasticien-poète développe dans les pages spécifiquement intitulées « Recouvrement comme transparence » :

    « Il y a […] dans l’objet final une dimension qui nécessite une manipulation (mentale : c’est de l’abstraire), quelque chose qui échappe à la présentation habituelle. Cette manipulation introduit de la temporalité. Ce qu’on saisit alors de l’œuvre nécessite un retour. Peut-être s’agit-il d’une lecture sans fin, où le travail du regard, de la pensée et de la mémoire met en branle un recouvrement proche de la transparence (qui apparaît puis disparaît instantanément). »

    Tout, dans le travail de Germain Roesz — et dans la pensée qui l’anime —, repose sur le dialogue entre des mondes apparemment disjoints et dont il se fait le passeur. La Part de lumière traverse ces mondes. Une manière exemplaire de tracer à travers mots, matières et couleurs un haut chemin de vie et de création.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Germain Roesz  La Part de la lumière





    GERMAIN ROESZ


    Germain-roesz 2
    Source




    ■ Germain Roesz
    sur Terres de femmes


    La lumière se tamise (extrait de La Part de la lumière)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur La Part de la lumière





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  • Germain Roesz | La lumière se tamise


    La proximité aveugle
    Ph. (3), G.AdC









    LA LUMIÈRE SE TAMISE





    Un ballet d’ombres sur ton visage
    le nez se plisse
    le bruit des ferrailles du sud
    et des vaisselles dépareillées
    s’accumulent
    En imaginant l’avenir le temps se maussade
    l’inquiet croît
    le rêve protège de l’homme encombrant.

    De soir en soir
    l’attente des messages
    la strophe courte le mot haletant
    ne dit rien ne bouge pas regarde
    l’éblouissement sur les terres noires.

    L’affreuse solitude du soir
    où il n’y a rien à faire
    ni à défaire
    l’accroche où cela tombe
    il y a les moments
    il y a les instants
    où nulle décision ne s’impose.

    Je regarde le fil du film
    j’écris dans le brouillard de l’image
    dans la gaine du ventre
    je suis la route qui défile.

    J’embrasse tes yeux.
    me regardent-ils alors ?

    La proximité aveugle

    Dans chaque onde le monde se transforme
    puis s’éclipse

    Dans l’auréole de l’or
    il dit cette chose simple :
    je regarderai le clair de lune et j’attendrai.

    Dans la parole (dans l’infra) se condense l’infini du monde
    et l’infini du détail
    l’infini de l’infime.

    Elle dit :
    je te porte je te sens en moi
    je dors en toi j’assemble mes doigts dans la crinière.


    La nuque rouge
    quelques pics sur les bras
    un tressaillement dans le creux des seins
    m’écriras-tu ?
    Absence de peu de jours
    l’oubli agit à la vitesse d’un éclair
    une pensée sombre et le cerveau s’embrase
    une pensée grave et le cerveau s’affale.

    Il prend une feuille
    il écrit
    il croit qu’il écrit
    il regarde la feuille noire
    il lit et ne comprend pas
    les voix dans le crâne bouillonnent grincent
    Est-ce que tu m’aimes ?




    Germain Roesz, La Part de la lumière, textes, poèmes, peintures de Germain Roez, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, pp. 115-116. Préface de Claude Louis-Combet. Entretien entre Michel Guérin et Germain Roesz.






    Germain Roesz  La Part de la lumière





    GERMAIN ROESZ


    Germain-roesz 2
    Source




    ■ Germain Roesz
    sur Terres de femmes


    La Part de la lumière (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur La Part de la lumière





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  • Martine Konorski | Un point ouvert (1)


    UN POINT OUVERT
    (extraits)





    Même
    les vitres opaques
    ne peuvent te cacher

    Pas de bruit      pas de vent
    une seule lumière
    seule lueur

    La sirène jette un cri
    bruit de bottes     plus de refuge
    dans l’escalier

    on siffle

    Dégringolent les familles
    pas de brèche      plus de souffles
    restent les hurlements

    Quelques perles éparses
    un mouchoir bleu brodé
    la chaussure d’un bébé

    Une étoile      sur le palier.




    Martine Konorski, « Un point ouvert » (extraits), Instant de Terres, in Les Carnets d’Eucharis, « Au pas du lavoir », « Portraits de poètes » [vol. 3], 2020, page 134. In « Un point ouvert », Instant de terres, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 25210 Mont-de-Laval, 2020, page 99.





    Carnets d'Eucharis 3



    MARTINE KONORSKI


    Martine Konorski NB 2
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine Konorski
    sur Terres de femmes


    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    Bethani (lecture d’AP)
    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski





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  • Marilyne Bertoncini | À l’ombre du mûrier



    À L’OMBRE DU MURIER




    Translucide et mouvante grotte de jade,
    le mûrier-platane aux feuilles ciselées
    t’offre l’abri amphibole
    de ses ombres tremblantes

    d’où jaillit l’éclat sourd des mûres

    couleur d’encre

    de Chine




    Assise dans son ombre

    tu les guettes
    Elles brillent puis disparaissent selon
    le rayon qui les frappe sous le frisson des feuilles
    et leur soie sombre

    au fiévreux vent d’été




    Noires et longues comme
    des scarabées —

    naguère, l’un s’envola,

    ombre sur ombre, entre les doigts

    surpris —
    et poisseuses et sucrées,
    elles tachent les doigts
    et les coins de la bouche
    d’une encre parfumée




    Encore une, puis une —
    sur la pointe des pieds
    tu moissonnes des doigts un infini stellaire
    sous la voûte nocturne du mûrier-platane
    bruissant de guêpes blondes
    tournant autour du tronc comme un mât de navire,

    l’axe d’un monde qui t’englobe

    t’emporte

    dans un voyage à rebours

    un voyage en soie

    un retour au fond

    de soi




    Le mûrier est ancre

    de Chine
    et le poète-cueilleur d’ombre

    cueillant les mûres

    couleur d’escarbot —
    plonge
    aux antipodes de ce monde où les mots
    sont univoques
    saisit l’escarboucle
    flottant dans les grands fonds où le rêve
    le porte





    dans la Chine du mûrier aux infinies ramures
    les mots
    — comme des granules
    du fruit entre tes doigts
    s’agglomèrent

    morula

    l’embryogenèse du poème

    dans l’hyperlien

    fondant

    encre

    et sucre
    noire

    æncre

    de

    Chine.




    Marilyne Bertoncini, « Le tombeau des Danaïdes » in L’Anneau de Chillida, L’Atelier du Grand Tétras, 2018, pp. 36-37-38-39. Illustration de couverture de Sophie Brassart.






    Marilyne Bertoncini  L'Anneau de Chillida




    MARILYNE  BERTONCINI


    Bertoncini
    Source




    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes


    La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    Mémoire vive des replis (lecture de Sophie Brassart)
    [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    Sable (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    → (sur Recours au poème)
    plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une chronique de Xavier Bordes sur L’Anneau de Chillida





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  • Nohad Salameh | Plus neuve que la mort




    PLUS NEUVE QUE LA MORT



    Tu résides dans le noyau dur du temps
    puisant des étincelles
    dans l’entrechoquement des cailloux lunaires.

    Tu élis domicile au centre du miroir
    et ton espace se resserre
    projetant un sable d’ombre
    dans les interstices de ta peau.

    Femme épouvantée
    proche de toute rupture
    menacée à la fois par la cendre et la flamme
    méfie-toi des passagers sans paroles
    qu’attisent tes angoisses
    toi qui demeures à jamais
    plus neuve que la mort.



    Nohad Salameh, Le Livre de Lilith, L’Atelier du Grand Tétras, 2016, page 49. Avec deux lavis de Colette Deblé.





    NOHAD SALAMEH


    Nohad Salameh




    ■ Nohad Salameh
    sur Terres de femmes

    L’écoute intérieure
    L’envol immobile
    L’intervalle (+ notice bio-bibliographique)
    Marcheuses au bord du gouffre (lecture d’AP)
    Les nudités premières



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Nohad Salameh








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  • Auli Särkiö | Claudes ou Apparition




    CLAUDES OU APPARITION





    «  Peigne ta chevelure, merveilleuse Mélisande !
    ainsi je m’endors dans le bleu fertile du pré
    et dans un fervent sommeil de perles. »

    La chevelure de l’impression fugitive est voie lactée d’après-midi
    et mer d’astéroïdes, petits nénuphars d’or,
    soleils verts multipliés
    réseau agité de larmes immobiles
    spectre pentatonique d’yeux puissants
    points blancs
    espace rayonnant coulant d’un prisme de cristal
    source douce rouge et bleue dans ton œil.



    Auli Särkiö, « IV Galerie » in Sarmatie, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Glyphes, 2015, page 58. Traduction du finnois par Yves Avril. Accompagnée par 4 encres de Marianne K. Leroux.






    Sarmatie






    AULI   SÄRKIÖ


    Auli_portrait_1
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Centre régional du livre de Franche-Comté)
    une fiche sur Sarmatie d’Auli Särkiö
    → (sur Poezibao)
    d’autres poèmes d’Auli Särkiö extraits de Sarmatie



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