Étiquette : Lausanne


  • José-Flore Tappy, Tombeau

    par Bernadette Engel-Roux

    José-Flore Tappy, Tombeau,
    éditions Empreintes, Lausanne, 2013.
    Encres de Juan Martínez.



    Lecture de Bernadette Engel-Roux



    Tombeau_dessin (1)
    Encre de Juan Martínez
    Source







    [UN LIVRE À DEUX CENTRES BATTANTS]



    Pour que José-Flore Tappy fût l’éditrice de la Correspondance entre Jean Paulhan et Monique Saint-Hélier (1995), mais pour qu’elle fût aussi la personne à qui Philippe Jaccottet confia sa propre Correspondance avec Gustave Roud (2002), puis avec Ungaretti (2008), il fallait qu’elle eût le savoir solide de ceux qui s’aventurent dans la recherche et l’exploration non seulement des textes littéraires mais aussi des zones d’ombre d’un écrivain ou d’un poète que de tout autres textes ont fait connaître. Il fallait que ce savoir s’augmentât de rares qualités de discrétion et de pudeur : l’éditeur de correspondance(s) est la main invisible qui donne à lire deux voix qui, en un même livre, parlent entre elles. Main invisible qui offre (en pleine page, la sienne en bas) la tresse de deux voix sur le mode majeur en y nouant la sienne (en mineur). Celle qui dirige la partition n’est pas au pupitre. Elle se tient derrière le rideau.

    Il fallait aussi qu’à ces qualités rarement réunies de compétence dans la recherche, de dévouement à l’archive, de discrétion et d’élégance, s’ajoutât cette sensibilité particulière qui met en face et dans une vibrante proximité deux poètes entre eux. En confiant à José-Flore Tappy la direction et l’édition de son Œuvre poétique dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard), Philippe Jaccottet pouvait être sûr de son choix. Une élection qui, en raison du chantier, ne fut pas seulement un cadeau, ni pour le poète « pléiadé » ni pour celle qui le « pléiadisait ».

    José-Flore Tappy, en effet, est poète. Sa réserve mais aussi cet éloignement où nous tenons, depuis la France, les plus belles voix suisses, ne font pas d’elle un poète connu ou lu de l’autre côté du Léman. Pourtant, avant cette étonnante édition, et dans ces années où elle se consacrait aux Correspondance(s), elle a pu faire publier, en Suisse, où elle vit et travaille, plusieurs recueils de poèmes. 1







    Jaccottet Tappy
    Philippe Jaccottet et José-Flore Tappy à Grignan
    Source







    À la voix réservée, sobre de paroles, des précédents volumes assemblés par les soins des éditions Empreintes, à Lausanne, succède celle de ce volume, Tombeau, d’une tension et d’une violence contenue qui peut surprendre. Comme une constante, ou un pli de voix, la sobriété de paroles est la même. Mais Tombeau, fermé, est dans nos mains comme une dalle, sous les majuscules monumentales de son titre, lettres serrées entre elles jusqu’à la constriction. Coupé en deux syllabes superposées


    TOM-
         BEAU


    le mot-titre dessine le graphe d’une flamme noire au-dessus du bûcher de bois noir d’où un crâne calciné, posé sur un plat, tourne vers nous son absence de regard. La page d’avant-titre est, sur ses deux faces, saturée de noir jusqu’à ses marges extrêmes, comme un drap tendu.

    Le recueil s’ouvre sur la même tête sans corps, cernée de noir, avant qu’à la onzième page les premiers mots se posent, en grands, très grands caractères plombés. Une typographie réduite à sa dimension courante suffirait à prouver que la sobriété de paroles est la même que dans les recueils précédents. Peu de mots par page mais en caractères si gros, et dans une encre noire au trait si épais qu’avant le sens qu’ils enclosent c’est leur violence typographique qui atteint le lecteur. Noir épais sur fond blanc mat, éteint. Peu de mots, si peu de mots que ce sont les mêmes qui se répètent, lorsque la première phrase tient enfin son sens accompli. Comme si une souffrance qui ne peut se dire se confiait à son balbutiement, à son ressassement, à sa répétition étranglée. Ainsi lisons-nous par deux fois :


    D’un bord
    à l’autre
    du bois
    qui les
    sépare
    nos bouches
    au parloir
    se touchent
    presque
    inconsolables



    répété sous cette forme à peine moins contractée, à peine plus respirante :


    D’un bord à l’autre du bois

    qui les sépare

    nos bouches au parloir

    se touchent

    presque

    inconsolables


    Dans le livre, les encres de Juan Martínez : têtes plus souvent crânes, brindilles plus souvent bûchettes, traces d’un pinceau large, n’ont pas fonction d’illustration. Elles sont en très parfait accord avec les mots du texte. On sent ici qu’une suite de poèmes, ou plutôt un seul poème, se déroule en quelques pages, écrit en quelques mois, dans ces zones d’ombre du poète que seul un artiste ami ou complice pouvait conduire à la lumière, en sorte qu’on tient un livre à deux centres battants, comme une partition à quatre mains. Le peintre et le poète ensemble énoncent un même constat :


    ici tu es

    nulle part

    trop grand l’espace

    semble flotter


    posent une même question :


    Où est-il

    allé, où

    sans emporter sa veste

    ni ses clefs ?


    partagent la même quête, éprouvent la même errance, que dit la parole de l’un, que peint la main de l’autre. Le poète pourrait dire : j’erre sans fin à la recherche de moi-même (si j’existe…) comme une ancre flottante, et dit :


    Chaque jour je pose les pieds

    sur ces marches mouvantes


    Il n’y a plus de sol sous les pas, quelque chose quelqu’un s’est dérobé qu’aucun mot ni geste ne rendra.



    Bernadette Engel-Roux
    D.R. Bernadette Engel-Roux
    pour Terres de femmes,
    21 juin 2014




    ________________________
    1. Les éditions Empreintes ont rassemblé plusieurs recueils en trois livres : Errer mortelle, suivi de Pierre à feu (Collection Poche Poésie, 1995) ; Terre battue, suivi de Lunaires (Collection Poche Poésie, 2005) ; Hangars (2006. Prix Schiller), avant de publier, en 2013, ce Tombeau, avec des encres de Juan Martínez.



    _____________________________
    NOTES d’AP :
    1. Le recueil Tombeau a été repris dans l’édition américaine bilingue des Œuvres poétiques de José-Flore Tappy (Sheds/Hangars: Collected Poems 1983-2013, The Bitter Oleander Press, Fayetteville, New York, 2014, pp. 200-213. Translated from the French by John Taylor).
    2. José-Flore Tappy est aussi présente dans l’anthologie bilingue de poésie suisse francophone dirigée par Philippe Jaccottet : Die Lyrik der Romandie: Eine zweisprachige Anthologie (Nagel & Kimche Verlag Ag, 2008).







    Tombeau 2
    Source





    JOSÉ-FLORE TAPPY


    Tappyp-a-grisoni
    Ph. © P-A Grisoni
    Source





    ■ José-Flore Tappy
    sur Terres de femmes

    [elle transpire l’humide la verte terre] (poème extrait de Lunaires)
    [Même par poignées les allumettes] (poème extrait de Tombeau)
    [Qui se penche] (poème extrait de Hangars)
    [Tandis qu’un nom dans ma tête chantonne] (poème extrait de L’île in Terre battue)
    Les pylônes (poème extrait de Trás-os-montes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur culturactif.ch)
    une fiche bio-bibliographique sur José-Flore Tappy (+ de nombreux poèmes)
    → (sur asymptote)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) de John Taylor sur José-Flore Tappy (+ plusieurs poèmes)
    → (sur lecourrier.ch)
    une page sur sur José-Flore Tappy [PDF]




    ■ Autres notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes

    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    Jean-Loup Trassard, Causement





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  • Fabiano Alborghetti | Canto 13






    Il laissait errer son regard tout en prenant l’air attentif les dimanches de foi
    Ph., G.AdC







    CANTO 13.


    Divagava con lo sguardo nel mimare l’attenzione
    le domeniche di fede, il vestito tra gli scranni
    moglie e figlio giusto accanto

    se devoti o ammaestrati non sapeva. Interrogando
    il volto in croce interrogava il come il quando
    e se qualcosa per preghiera gli venisse ritornato

    e quante occhi può contare chi dall’alto vede e veglia
    e vede tutti per davvero? C’è premura di salvezza offerta in cielo?
    Questa è vita da canile sussurrava non sentito:

    siamo in mano alla pietà, ringraziamo dei frammenti
    che pensiamo siano ascolto. Cosa resta della fame non saziata?
    Imparare a comportare è la questione:

    nel bisogno ognuno un credo, un estrarre un amuleto
    che risveglia a giorni alterni un potere d’intervento.
    Son diverso ripeteva a bassa voce, son diverso

    e guardava gli esegeti di quel Cristo appeso in croce
    reso quota per martirio: si chiedeva e se non basta?
    Basta credere nell’uno si diceva calcolando

    o più efficace l’occasione, tutto il caso degli opposti?


    Fabiano Alborghetti, Registro dei fragili, 43 canti, Edizioni Casagrande, 2009, pagina 30. Prefazione di Fabio Pusterla.






    Fabiano_alborghetti_registro_11







    CHANT 13.



    Il laissait errer son regard tout en prenant l’air attentif
    les dimanches de foi, les beaux habits dans les travées
    épouse et fils juste à côté

    sans savoir s’ils étaient pieux ou bien dressés. Interrogeant
    le visage en croix il interrogeait le quand et le comment
    lui demandait si la prière lui vaudrait quelque chose en retour

    et combien d’yeux peut-il compter celui qui d’en haut voit et veille
    et les voit-il tous pour de vrai ? Se soucie-t-on d’un salut offert au ciel ?
    C’est une vie de chien murmurait-il sans qu’on l’entende :

    nous sommes aux mains de la piété, nous remercions pour les fragments
    où nous croyons voir une écoute. Que reste-t-il de la faim inassouvie ?
    Il faut apprendre comment se comporter :

    dans le besoin chacun son credo, sortir une amulette
    qui réveille un jour sur deux une force d’intervention.
    Je suis différent répétait-il à voix basse, je suis différent

    et il regardait les exégètes de ce Christ en croix
    devenu cote par le martyre : il se demandait et si ça ne suffit pas ?
    Suffit-il de croire en un seul se disait-il en calculant

    ou plus efficace selon les circonstances, tout le débat des contraires ?


    Fabiano Alborghetti, Registre des faibles, 43 chants (Registro dei fragili, 43 canti), Éditions d’en bas, Collection bilingue, Lausanne, 2012, page 43. Traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf. Préface de Fabio Pusterla. Coédition avec Le Centre de traduction littéraire de Lausanne et Le Service de presse suisse.







    Alborghetti, Registre










    FABIANO ALBORGHETTI


    Fabiano Alborghetti.2
    [Ph. Alain Intraina – Fotostellanove – DR]
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site officiel de Fabiano Alborghetti
    → (sur RTS.ch)
    Fabiano Alborghetti, David Collin et Jean Richard (directeur des Éditions d’en bas) dans Entre les lignes (une émission du 4 mars 2013)
    → (sur YouTube)
    Fabiano Alborghetti lit un extrait de Registro dei fragili (Canto 17)



    ■ Autres traductions de Thierry Gillybœuf
    sur Terres de femmes

    Eugenio De Signoribus | microelegia
    Seamus Heaney | Bog Queen
    Stanley Kunitz | The Quarrel
    Robert Lowell | Burial
    Marianne Moore | Son bouclier
    Marianne Moore | Extrait de Poésie complète, Licornes et sabliers
    Salvatore Quasimodo | Le silence ne me trompe pas
    Leonardo Sinisgalli | Nomi e cose
    Derek Walcott | To Norline
    Andrea Zanzotto | Così siamo







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  • Fabio Pusterla | Arte della fuga

    «  Poésie d’un jour  »



    Laisse les noms aux nouveaux constructeurs de drapeaux.
    Ph., G.AdC






    ARTE DELLA FUGA



    Resisti a tutto, fuggi. Fallo in nome
    di niente. Lasci i nomi
    ai nuovi costruttori di bandiere.
    Dai, topolino: è ora.
    Guarda : questo è un bosco, e questa
    una lattina di carne. Questo è un fiume.
    Dal ponte vedi una città bianchissima,
    una polla di sangue raggrumato. E gli anni,
    gli anni sui loro cavalli neri. La città
    è fatta di calce e gesso, di silenzio.
    Il passo è qui, la fuga un’altra strada.






    ART DE LA FUGUE



    Résiste à tout, fuis. Fais-le au nom
    de rien. Laisse les noms
    aux nouveaux constructeurs de drapeaux.
    Allez, petit : il est temps.
    Regarde : ceci est un bois, et ceci est
    une boîte de viande. Ceci est un fleuve.
    Du pont tu vois une ville parfaitement blanche,
    une source de sang grumelé. Et les années,
    les années sur leurs chevaux noirs. La ville
    est faite de chaux et de plâtre, de silence.
    Ici le passage, la fuite est un autre chemin.



    Fabio Pusterla, Une voix pour le noir, Poésies 1985-1999, Éditions d’en bas, Lausanne, 2001, pp. 62-63. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer.*



    __________________________________________________
    * Ce poème figure dans Les Choses sans histoire de Fabio Pusterla, Éditions Empreintes, 2002, pp. 170-171. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer.





    FABIO PUSTERLA


    Pusterla_1
    Source



    ■ Fabio Pusterla
    sur Terres de femmes

    Au-delà des vagues
    Caparìca
    Corps d’étoiles
    Due rive
    Entre-deux
    Esquisse en poudre de gypse, 6
    La fugitive
    Une vieille (+ bio-bibliographie)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de culturactif.ch)
    une bio-bibliographie très complète de Fabio Pusterla





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