Étiquette : L’autre langue


  • Ananda Devi | [En apnée]


    [EN APNÉE]



    En apnée

    Parce qu’il m’est trop lourd de respirer ce qui n’existe plus
    Parce que ce ne sont pas les poumons mais la mémoire
    qui respire

    Les souvenirs ne nourrissent pas leur femme – ils
    la dessèchent – la font de paille et d’orge – un pain
    quotidien d’amertume

    Ne me buvez pas : le goût frelaté de la mort rôde.



    En apnée

    Parce qu’il arrive que l’air oublie son rôle, se raréfie

    Comme s’il se croyait au sommet de l’Annapurna ou de
    la Nanda Devi

    Hélas je grouille plus bas que l’air, plus bas que la terre,
    plus bas que la mer


    L’île est une presqu’île rattachée par les pieds à une barre
    de fer rouillée
    qui traverse nos douceurs pour nous dire : souvenez-vous.



    En apnée

    Comme si au bord du Gange ou du Grand Bassin tu
    aspirais les chants liturgiques

    qui promènent dans ton corps l’indécence des croyances,
    celles qui, toujours, te trahissent

    te font croire aux grandes puissances des mères et des
    pères

    avant de les dissoudre en poussière


    Tu sais que respirer c’est t’emplir de la suie des vies

    dont il ne reste plus rien que la langue des flammes

    corps qui se disloquent, chœurs entonnés par les cloches

    vêtus de jaune vêtus de noir vêtus de blanc

    le Gange ne s’arrêtera nulle part, ni pour les prieurs ni
    pour les mourants

    encore moins pour les absents

    remonter le Gange c’est remonter à la source du vivant

    avant n’était que chant – ils ont chanté avant que de savoir

    et ils sont oublié avant que d’être

    et ils sont morts avant que de devenir

    et ils ont disparu lorsque

    la dernière cloche a sonné.




    Ananda Devi, Danser sur tes braises suivi de Six décennies, éditions Bruno Doucey, collection « L’autre langue », 2020, pp. 40-42.





    Ananda Devi  Danser sur tes braises





    ANANDA DEVI


    Ananda Devi 3
    Source





    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la notice de l’éditeur sur Danser sur tes braises
    → (sur YouTube)
    Ananda Devi, 5 Questions pour Île en île
    le site officiel d’Ananda Devi






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  • Maram al-Masri, Métropoèmes

    par Michel Ménaché

    Maram al-Masri, Métropoèmes,
    éditions Bruno Doucey, collection « L’autre langue », 2020.
    Préface de Murielle Szac
    [en librairie le 5 mars 2020].



    Lecture de Michel Ménaché



    Maram al-Masri est bouleversée à vie par la tragédie syrienne. En exil depuis plus d’une vingtaine d’années, elle est partout au cœur du monde, en empathie avec les solitaires et les exclus qu’elle sort de leur anonymat pour les avoir croisés dans le métro parisien. Cela vibre dans Métropoèmes, son dernier recueil écrit directement en français. Murielle Szac saisit l’intention avec justesse dans sa généreuse préface : « Maram est poète et de cet univers souterrain, parfois glauque, parfois triste mais toujours fascinant, elle a ramené des textes qui, soudain, par la magie du poème, habillent chaque être d’un manteau d’humanité. » L’auteure emprunte toutes les lignes du métro, mentionne les directions et les stations d’arrêt sur image. De l’une à l’autre, elle ouvre ses divers itinéraires d’instantanés-poèmes par une citation en pleine page. Poésie dans le métro avec Nazim Hikmet, Guillaume Apollinaire, Michel Baglin ou Nikos Kazantzakis : « Si le cœur de l’homme ne déborde pas | d’amour ou de colère, | rien ne peut se faire en ce monde » (Le Christ recrucifié).

    L’exclusion et la déréliction se montrent ou se dissimulent avec plus d’intensité dans les méandres du métro qu’au grand jour. L’isolement et le manque génèrent pour certains le sauve-qui-peut permanent.

    À Barbès-Rochechouart, mendiants, « vendeurs à la sauvette »…

    « […] disparaissent

    comme des souris »

    […]

    « Marché des pauvres

    pauvres clients

    pauvres marchands. »

    À Montparnasse-Bienvenue, l’auteure n’ayant pas de monnaie dans son sac ne trouve qu’un chewing-gum à déposer dans la paume ouverte d’un passager pauvre. Comme dans une scène de Buñuel, la chute est tristement comique :

    « Il le porte à sa bouche qui s’ouvre comme un parapluie souriant.

    Il n’a pas de dents. »

    Parmi les instantanés recueillis, elle s’émeut, à République, non sans une touche d’humour, devant un SDF endormi sous le grand panneau publicitaire présentant

    « la photo d’un lit

    et d’une chambre aménagée

    par IKEA ».

    À Château d’Eau, elle porte ce même regard d’humour et de tendresse sur des migrants de la capitale sublimant leur dure réalité dans un imaginaire métissé :

    « L’eau des paroles

    court dans la rue

    L’eau du fleuve Congo

    roule dans Paris

    L’eau a un château

    où les rois et les princesses

    couverts de bagues et de chaînes dorées

    marchent pieds

    nus. »

    À Gare d’Austerlitz, la beauté triomphe quand le métro s’élève à ciel ouvert. La poésie de Maram al-Masri, avec une concision extrême, ré-enchante aussi le monde :

    « Dans le métro aérien

    j’ai vu

    les arbres qui saignaient

    des gouttes de sang blanc

    Personne ne s’est douté

    que l’assassin

    était le printemps. »

    L’auteure n’est pas extérieure aux scènes qu’elle donne à voir. À Châtelet, sa sensibilité émotionnelle réagit à la simple observation d’un couple qui la renvoie à elle-même :

    « J’ai vu un homme qui te ressemble

    dans un wagon du métro

    et en face de lui

    une femme

    qui ne me ressemble pas

    Et j’ai été triste. »

    Syrie au cœur, Maram al-Masri reste bouleversée par les tragédies qui déchirent et endeuillent effroyablement les pays du Moyen-Orient. À la station Pont-Neuf, place Mahmoud-Darwich, elle est captive d’un écran animé de toute la violence du conflit armé :

    « je me vois gémissante sur un trottoir

    je vois ma mère qui hurle

    […]

    je vois Abraham, Moïse, Jésus, Mohamed

    blessés, orphelins, cadavres

    je vois Dieu

    […]

    N’oublie pas la Syrie

    n’oublie pas le Yémen

    n’oublie pas

    le monde

    m’a dit la poésie. »

    Maram al-Masri retient la leçon de Victor Hugo : « Tout a droit de cité en poésie » (préface des Orientales).




    Michel Ménaché

    D.R. Texte Michel Ménaché
    pour Terres de femmes







    Maram al-Masri  Métropoèmes





    MARAM AL-MASRI


    Maram Morges
    Ph. : angèlepaoli
    Morges, avril 2015





    ■ Maram al-Masri
    sur Terres de femmes


    Un furesteru mi feghja (extrait de Cerise rouge sur un carrelage blanc)
    [elle a légué à ses enfants une mère qui rêve] (extrait de Je te regarde)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Métropoèmes
    → (sur Babelmed)
    Rouge poétique sur grisaille quotidienne
    → (sur Interromania, Centru culturale Università di Corsica)
    plusieurs pages sur Maram al-Masri (+ vidéo)




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement
    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux





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  • Tanella Boni | [Me voici à la porte du jour le plus long]



    [ME VOICI À LA PORTE DU JOUR LE PLUS LONG]




    Me voici à la porte du jour le plus long
    Là où il fait si clair en moi
    Ma maison refuse l’évidente clarté séculaire
    Qui sépare l’humanité en portions inégales
    L’humanité si divisée si malmenée
    Et transparente
    Comme celle dont j’ai hérité
    Par la faute de ma peau invisible
    À force d’être visible

    Cette peau qui m’a tout donné
    Cette peau dont je suis si fière
    Ma peau de femme qui n’en fait
    Qu’à sa tête
    Une tête qui n’est qu’une infime partie de moi



    Tanella Boni, « Mémoire de femme » in Là où il fait si clair en moi, Éditions Bruno Doucey, Collection « L’autre langue », 2017, page 39.







    Tanella Boni  Là où il fait si clair en moi





    TANELLA BONI


    Tanella Boni
    Source




    ■ Tanella Boni
    sur Terres de femmes

    Le détail des choses



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site l’IEA de Paris)
    une notice bio-bibliographique sur Tanella Boni
    → (dans la Poethèque du site du Printemps des Poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Tanella Boni
    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Là où il fait si clair en moi





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