Étiquette : Le Bruit du temps


  • Philippe Denis | [Ici, où je vis, en attente]


    [ICI, OÙ JE VIS, EN ATTENTE]



    Ici, où je vis, en attente –
    je longe
    la dure précision du sommeil.

    Je prends appui
    sur la disparition
    de tout appui.

    Funambule
    sur la page –

    patiemment
    entre deux vides,
    je couds
    une ligne

    qui me rejoindra
    où je me suis oublié.



    Philippe Denis, « Ce que je parcours », Cahier d’ombres, Mercure de France, 1974, in Chemins faisant, poèmes 1974-2014 choisis par l’auteur, éditions Le Bruit du temps, 2019, page 103. Préface de John E. Jackson.





    Philippe Denis  Chemins faisant



    PHILIPPE DENIS


    Philippe Denis
    Ph. Violaine Lison
    Source





    ■ Philippe Denis
    sur Terres de femmes


    [Il est des pages qui nous expriment] (poème extrait de Nugæ)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du cipM, centre international de poésie Marseille)
    une notice bibliographique sur Philippe Denis
    → (sur Wikipedia)
    une notice bio-bibliographique sur Philippe Denis
    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la page de l’éditeur sur Chemins faisant de Philippe Denis





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  • Claire Malroux | Invisible Protée


    INVISIBLE PROTÉE
    (extrait)




    Jour après jour le jour s’absente, nous laisse
    dans une double nuit
    d’où nous pourrions ne jamais revenir
    ni savoir si nous serons où nous étions, sans le fanal
    qui dans l’espace envahi d’épisodes clandestins
    nous guide, et tels qu’en nous-mêmes nous réveille

    C’est que malgré les fleurs et les couronnes
    que sur son lit nous empilons
    le temps est à notre image, quelque chose de nu, sans gloire,
    traversant notre sommeil en fleuve aveugle
    vers nulle mer, comme nous-mêmes, étourdiment,
    dévalons la pente de la vie




    Le temps au miroir du marais s’arrête,
    sourd aux bruits d’alarme, râles de l’herbe tranchée
    par les vaches en exil entre les bras d’eau,
    plongeons de rats musqués, lourds envols de grues,
    grincement sur le sentier de monstres mécaniques
    montrant les dents au promeneur échappé du piège
    des ronces, orties, chardons, bouses d’autres saisons

    Quadrilatères de l’angoisse, humides mouchoirs
    dans l’immense main bleue, ras de terre
    ramenant de tous côtés de l’horizon à la terre
    Seul le tintinnabulement d’une haie de saules
    brise par intervalles l’enchantement immobile
    un son d’aucun monde comme l’envers du vent



    Claire Malroux, « Invisible Protée », Météo Miroir, éditions Le Bruit du temps, 2020, pp. 57-58.





    Claire Malroux  Météo miroir





    CLAIRE  MALROUX


    Claire Malroux 4
    Source





    ■ Claire Malroux
    sur Terres de femmes


    À la poésie (un autre poème extrait de Météo Miroir)
    [Quel que soit son destin] (poème extrait de Soleil de jadis)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Météo Miroir
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Claire Malroux






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Cécile Wajsbrot, Mémorial

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Mémorial [Zulma, 2005],
    éditions Le Bruit du temps, 2019, suivi d’un entretien de l’auteur
    avec Dominique Dussidour.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UNE LEÇON BOULEVERSANTE




    « Passager clandestin de l’inhabité »*, le harfang des neiges traverse les grands ciels glacés de l’Arctique. L’oiseau majestueux conduit le lecteur de Mémorial (récit de Cécile Wajsbrot) dans une traversée de l’espace et du temps. Le voyage s’effectue selon deux trajectoires. Celle de l’oiseau des neiges. Celle d’une jeune femme partie à la rencontre de son passé. « Deux imaginaires », selon Dominique Dussidour, dans l’entretien qu’elle conduit avec l’écrivain. Un imaginaire oral, du côté des voix qui accompagnent et submergent la narratrice. Un imaginaire visuel avec le récit de l’oiseau. Le voyage de la narratrice s’accomplit depuis un point de départ, la gare d’une grande ville dont le nom n’est pas précisé, jusqu’à la ville de Kielce, en Pologne, d’où la jeune femme tire ses origines. Le récit d’un aller qui s’étire dans le train de nuit, après plusieurs heures d’attente sur des quais figés par le froid et l’inquiétude, et s’achève de l’autre côté de la frontière. À Kielce. Un « pèlerinage » dont la narratrice n’est pas certaine qu’il répondra à l’énigme de ses propres attentes.

    Chaque épisode majeur du récit est introduit par la traversée — en italiques — du harfang des neiges, silence mémoriel, trajectoire qui établit un lien entre la voyageuse, fille de migrants réfugiés en France, et le strigidé au plumage d’un blanc éblouissant qui se déplace dans l’espace, donnant au récit toute sa profondeur métaphorique et son mystère. Comment résister au vol énigmatique du harfang ? Sans cesse happé par la beauté mystérieuse de l’oiseau mais aussi par son essence ténébreuse, le lecteur tourne dans le récit, revient sur les traces du harfang, puis sur celles de la narratrice ; cherche le fil conducteur ; lit et relit les pages consacrées par Cécile Wajsbrot à cet oiseau inquiet, poussé dans son vol à une quête constante. L’infatigable migrateur n’en finit pas de franchir les frontières. Partir et revenir. « Dans ses voyages, va-t-il toujours au même endroit et revient-il au même, garde-t-il en mémoire les lieux pour retourner chez lui », s’interroge l’écrivain. Et le lecteur de s’interroger à son tour sur le lien étroit qui semble unir Cécile Wajsbrot à l’oiseau de son choix — symbole de l’errance. Et sans doute aussi d’une forme de liberté. La liberté ? « Un bien grand mot » ! Une illusion ; un leurre. Pourtant, à considérer le royaume du harfang, il semble que la liberté fasse partie intrinsèque de son univers. Un univers a-temporel, fait de silence. Son royaume ? Un idéal, peut-être, pour Cécile Wajsbrot. Et l’expression d’une nostalgie. [U]n lieu sans avenir ni passé où n’existe nulle trace, nul vestige d’aucune civilisation, une terre immaculée d’où rien n’est jamais parti […] Il est dans ce qu’il fait, dans son vol, pas l’ombre d’une arrière-pensée ou d’un retrait – son vol exprime l’instant, la concentration de l’élan.

    Le harfang ne fuit rien car rien ne vient à lui, il est l’essence et la présence – il est totalité. »

    La voyageuse, quant à elle, s’interroge. Et interroge les voix intérieures qui la pressent et se pressent autour d’elle, assaillant sans relâche son esprit. La première de toutes, celle d’où découlent toutes les autres, s’enquiert du pourquoi de cette entreprise. Quelles obscures raisons ont soudain poussé la jeune femme à se lancer sur le chemin de ses origines ? Elle qui prétendait pouvoir construire sa vie sans se préoccuper de l’histoire familiale. Sans se retourner sur les pas des siens, sans s’encombrer du poids de leur silence, de leurs rêves détruits, de leur fuite et de leur errance ! Sans se charger du poids de leurs désirs dans lesquels elle ne se reconnaît pas. La voilà pourtant qui passe le pont et va au-devant des fantômes qui viennent à sa rencontre et la poursuivent de leurs reproches muets, de leur incompréhension, et de leur attente.

    « — Qu’aurions-nous fait, dans cette ville ?

    — Tu vois ces horizons étroits, bouchés par les montagnes.

    — Les collines.

    — L’hostilité, surtout.

    — Ces gens que tu regardes.

    — Avec presque tendresse.

    — Ce sont eux qui nous ont chassés. Ou leurs parents, leurs grands-parents.

    — Leur famille.

    — Qu’aurions-nous fait, ici ?

    — Qu’avez-vous fait de tellement extraordinaire, là-bas, avais-je envie de leur dire.

    — Nous avons survécu.

    — Ce n’est déjà pas mal.

    — Ici, nous aurions été emportés.

    — Par la haine.

    — Ou l’horreur.

    — D’un côté ou de l’autre.

    — Nous avons survécu. »

    Mais voilà que la décision prise lui pèse, qui l’oblige à se confronter à ses démons, l’oblige à affronter ses propres contradictions. Car se mettre en voyage, c’est décider d’assumer sa part d’une histoire qui ne la concerne pas, pas vraiment, pas totalement. C’est aussi s’interroger sur le pays qui l’a vu naître et grandir ; qui l’a épaulée dans ses études et qui reconnaît son travail ; qui est le sien, tout en n’étant pas totalement le sien ; et découvrir l’autre pays, celui de ses parents, qui n’est plus tout à fait le sien non plus, puisqu’elle n’y est pas née et qu’elle n’en comprend pas la langue. C’est s’atteler à la lancinante question de l’identité. Qui suis-je ? D’où suis-je ? Pourquoi cette histoire devrait-elle être la mienne ? Qu’en faire ? Pourtant la démarche entreprise s’avère nécessaire, et il faut la mener jusqu’au bout. C’est là le prix à payer pour continuer à vivre et pour s’autoriser à vivre enfin autre chose, pleinement :

    « Et j’attendais ce train, qui m’amènerait, peut-être, au centre, au cœur du mystère que je tentais de percer, à ce qui me permettrait de résoudre l’énigme pour passer — enfin — à autre chose — à supposer que la vie ne soit pas la recherche d’une réponse à l’unique question. »

    Parmi les bribes de conversations saisies au vol surgit au cours du voyage une autre voix. Inattendue et douloureuse. Celle de cette jeune femme qui partage le compartiment de la narratrice et qui se rend à Oświęcim, sa ville natale. Oświęcim ? Le nom polonais d’Auschwitz. Comment peut-on vivre à Oświęcim ? Comment ne pas y vivre lorsque l’on est originaire de cette ville et que l’on a fait le choix d’y rester ? La passagère se confie, hésitante d’abord, puis plus assurée. Libérant par sa parole les mots tenus enfermés sous la chape de plomb de la mémoire. Ravivant par sa parole libérée la mémoire de la narratrice :

    « Le nom d’Oświęcim nous pétrifiait, transportant en d’autres temps, d’autres lieux, tous ceux de ma famille qui n’étaient pas venus en France et qui n’étaient pas morts avant la guerre avaient péri là-bas, je ne les connaissais pas, j’ignorais leurs noms et leurs visages mais ils me poursuivaient, cohorte silencieuse, et surgissaient parfois dans les rêves de la nuit. »

    Oświęcim ! Dans la nuit de leur échange, ce nom roule entre les deux voyageuses. « Il y avait l’expérience commune d’un nom accolé à une catastrophe, et la même question, comment échapper ou comment vivre avec — vivre après. »

    Les questions reviennent, obsédantes, tournent en boucle dans la tête. Et sur les pages de Mémorial. Que faire de ces traces indéchiffrables ? Que faire de ce passé, des souvenirs qui obstruent la vue et barrent le présent ? Que faire de ces voix qui tentent de happer la jeune femme pour l’amener à rejoindre leur monde ? Lesquelles, parmi elles, appartiennent-elles aux vivants ou aux morts ? Les leurs ? La sienne ? Mais « déjà les vivants sont destinés à devenir des morts, dans l’entre-deux où ils se trouvent, ils n’essaient pas de revenir, désormais, une impulsion les pousse à continuer, à aborder de l’autre côté. » Que faire de ce chaos qui aspire dans les méandres de l’absurde ?

    Pour la narratrice, la réponse est peut-être à Kielce, au bord de la Silnica. Aux abords de la maison qu’occupaient autrefois les siens. C’est là, malgré le calme apparent des eaux, que s’affolent les pensées, que s’agitent les ombres. Une voix prend la parole, celle de l’oncle disparu. Elle évoque les tragédies qui ont eu la Silnica pour théâtre ; et guide la voyageuse vers le mémorial juif. C’est là que veille la chouette — cet autre strigidé —, « divinité de la mort », « gardienne des cimetières, pétrifiée sur les stèles dressées, gravée dans la pierre des mémoriaux – gardant le seuil du temps. » L’errance de la narratrice la conduit jusque devant les stèles dont les signes hébraïques lui sont une énigme. Les siens sont peut-être là, dans ce cimetière délaissé, protégé par une grille. Elle n’en saura rien.

    Le dialogue avec les voix — ses voix — se poursuit, qui pousse la jeune femme à examiner tous les ressorts de l’Histoire, à envisager tous les possibles, à passer au crible toutes les pensées. Celles de sa famille et les siennes. Celle de l’oncle défunt, noyé dans les eaux sombres de la Sinilca. À l’histoire de Kielce — le pogrom subi dans l’après-guerre, la fuite hors du pays, les crimes et les massacres — se mêle l’histoire personnelle de ses proches. La maladie d’Alzheimer du père et de sa sœur. Errances de la pensée sans mémoire. Errance dans le passé et dans un présent devenu obscur, indéchiffrable. Errance de la narratrice dans les rues de Kielce, ballotée entre des choix impossibles. Ce que la jeune femme est venue chercher reste introuvable. Il n’y a rien. Ni à chercher ni à trouver. Que du silence. Que du vide.

    De retour chez elle, la narratrice se sent étrangère. Au monde qui l’entoure, à elle-même. Pourtant un sursaut la réveille de son absence. Qui la conduit auprès de ses parents. Pour un ultime dialogue dont on ne sait s’il est réel ou s’il est rêvé. Quelque chose se tisse entre les voix, qui tient de la reconnaissance réciproque. Un voile est levé, qui libère la mémoire. Il aura fallu toutes ces années et tout ce détour par la Pologne pour qu’enfin les voix se comprennent et s’acceptent. La narratrice va pouvoir trouver le repos du Léthé :

    « Je vais m’étendre à côté d’eux comme j’en rêvais parfois, et puis fermer les yeux, m’endormir. »

    Subrepticement, le harfang des neiges s’est éclipsé de ce récit magnifique, cédant la place à la chouette de la mort. Mais avant de disparaître, il a laissé derrière son vol silencieux une leçon de mémoire :

    « Tout possède une mémoire, les oiseaux, le corps et l’eau, chaque chose se souvient à sa manière et nul ne sait si la mémoire de l’un ressemble à la mémoire de l’autre. »

    Le harfang des neiges a inoculé dans l’esprit du lecteur la conviction que, de la laideur et de la cruauté, la beauté peut un jour renaître. C’est ce que révèle ce très grand texte. Une leçon bouleversante que ce Mémorial.


    ___________________
    * Une expression empruntée à Cécile Wajsbrot, in Totale éclipse, Christian Bourgois éditeur, 2014.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    MemorialCÉCILE WAJSBROT




    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Destruction (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
    → sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Mémorial





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Henri Cole, Paris-Orphée (extrait)



    PARIS-ORPHÉE
    (extrait du chapitre X)




    DANS L’ANTIQUITÉ, LES GRECS assimilaient les lèvres enduites de miel au don de l’éloquence. Pindare, le poète lyrique de Thèbes, avait été piqué à la bouche par une abeille, disait-on, alors qu’il était encore jeune homme, ce qui a fini par expliquer son talent. Horace, le chef de file de la poésie à l’époque romaine d’Auguste, se comparait dans ses odes aux abeilles du mont Matinus en Apulie, son lieu de naissance, où sur les collines arides elles butinaient le thym, les arbustes et les fleurs. Que les abeilles aient fabriqué elles-mêmes le miel à partir du nectar n’était pas un fait admis à l’époque classique : on pensait qu’elles le cueillaient directement sur les fleurs et ne faisaient que l’enrichir des saveurs de leur cru.

    En France, les abeilles, symboles d’immortalité, étaient jadis un emblème des souverains. Napoléon les faisait broder sur ses habits impériaux et elles ornaient nombre de ses possessions. Nul doute qu’avec elles, la notion de royauté a son origine dans la nature, et nul doute que le royaume de la poésie n’est pas tellement différent de celui de la ruche.

    Certains poètes sont semblables aux abeilles Frère Adam (ainsi nommées d’après le moine bénédictin qui les élevait), qu’abrite aujourd’hui une ruche installée sur le toit de la sacristie de la cathédrale Notre-Dame, dans l’île de la Cité. Brunes et veloutées, elles sont productives, résistantes aux parasites, et plus douces que la plupart. Chaque jour, ces abeilles butinent sept cents fleurs, et favorisent ainsi la croissance des plantes dans un rayon de trois kilomètres autour de l’édifice gothique. D’autres poètes, comme moi, sont des êtres solitaires, plus proches des abeilles à la langue courte qu’on trouve dans les régions sauvages, et qui transportent le pollen bien à l’abri sous leur abdomen ou fermement attaché à leurs pattes arrière. Parfois, lorsque j’entends les autres abeilles bourdonner, je me dis : « l’amour, que peut-il être d’autre qu’une profusion de bourdonnements, ou de la haine ? »



    Henri Cole, Paris-Orphée, Carnet d’un poète américain à Paris, chapitre X (extrait), Le Bruit du temps, 2018, pp. 105-107. Traduction de l’anglais (États-Unis) par Claire Malroux.






    Paris-orphee





    HENRI COLE


    Henri Cole-photo-david-deitz
    Source
    D.R. Photo David Deitz



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Paris-Orphée
    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    une notice bio-bibliographique sur Henri Cole






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  • Jean-Claude Caër, Alaska

    par Marie-Hélène Prouteau

    Jean-Claude Caër,
    Alaska,
    éditions Le Bruit du temps, 2016.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Voici le livre d’un poète en voyage. Trois ans après En route pour Haida Gwaï, Jean-Claude Caër est reparti, renouant le fil de ces Indian roads qu’il affectionne. Destination non plus la Colombie Britannique mais l’Alaska. C’est le récit de cette expérience solitaire, imprégnée du territoire physique qu’il nous rapporte en poèmes.

    Recueil en 49 séquences, éminemment dynamique, qui emporte le lecteur dans un double mouvement, l’un temporel, de juin à octobre 2013, l’autre spatial, de Montmartre à Anchorage, pour finir en sa Bretagne natale. Un parcours donc, avec des escales, suggérées par le blanc de la page qui fait lui-même écho à la blancheur étincelante vue d’avion des glaces et des monts de l’Alaska.

    La première page de ce livre reprend presque à l’identique la vision finale du précédent : celle de daims rencontrés sur la route vers Old Masset. Comme si le voyage et le déplacement étaient la matrice du rapport au monde chez le poète. Pourtant, la tonalité a changé, de l’impression douloureuse du recueil antérieur, l’on est passé à un futur qui s’éclaire de rayons de soleil. La nature est là qui sans cesse convainc de vivre. « Écrire un hymne à la vie », telle est l’intention liminaire du poète.

    Paysages naturels, évoqués souvent sous la pluie, en série d’images photographiques, données à voir pour l’écho intérieur qu’elles suscitent. Forêts et pistes désertes, volcans enneigés, oies sauvages dans un ciel rose. Ces évocations concises, simples, sont dans la tradition de la poésie chinoise ou japonaise, celle de Bashô, qui lui sont familières.

    Pour Jean-Claude Caër, tout peut entrer dans le poème : une rêverie devant des tableaux insolites en membrane de phoque, une page sur les Indiens Athabascan que ne renierait pas l’auteur de La Pensée sauvage, un message sur portable de la femme aimée en train de se promener au musée Rodin, quatre vers mélancoliques sur la disparition d’un cargo dans la brume. Les fragments s’agrègent comme dans l’art du collage.

    Ce récit poétique a quelque chose à voir avec l’énigme d’une fuite. Mystérieuse, irrépressible, ancrée dans le lointain de l’enfance :

    « Je ne sais pourquoi j’ai fui en Alaska.

    Parce que finalement je fuis toujours.

    Cela se rapporte à mon enfance

    Aux livres de mon enfance

    Une biche dans la forêt, les eskimos, les igloos »

    (p. 32)

    Fascination pour les terres des peuples premiers qui ont toute la ferveur du poète. Ces Indiens Tlingits et Aléoutes de la famille des Inuits. Sa poésie est celle des espaces sauvages, des mâts totémiques et de la frontière. Telle est la passion ancienne de Jean-Claude Caër qui ne s’est jamais démentie depuis les rêveries de l’enfance. N’est-ce pas cela qui l’a amené à traduire avec Pascal Coumes Les Chants de Nezahualcoyotl, le roi-poète précolombien ?

    Dans Alaska se dessine un rapport très sensitif à cette nature sauvage : le poète célèbre la valeur des végétaux, des animaux, des objets de la vie indigène. Mais il ne cède jamais à la tentation de l’exotisme. « Aigle », « ours brun », « harfang des neiges », « corbeau qui parle » ne sont pas là pour faire couleur locale. Ils se rattachent à une représentation d’une totale étrangeté, parée de l’enchantement des clans totémiques où animaux et humains sont en communion :

    « Le corbeau au sommet du pin dont le bec claque —

    Totem pole mortuaire

    Qu’on peut voir au musée Sheldon Jackson.

    Le corbeau me parle. Il me transmet un message.

    Tu parles à travers lui. »

    (p. 45)

    Flottement d’identité où le je et le tu du poète pérégrin finissent par se fondre, pris à l’évidence dans cet envoûtement chamanique. Car l’Alaska ou Haida Gwaï sont, pour lui, comme le Japon pour Roland Barthes, « l’empire des signes ». Non pas les signes de l’écriture mais ceux des masques, des plumes, des peaux d’animaux. C’est alors à une double plongée poétique dans l’espace naturel et dans l’histoire de la rencontre entre peuples autochtones et colons russes que nous convie Jean-Claude Caër. Il met à nu cette dualité : dans telle page, il se laisse prendre par les créations originales des jeunes artistes indiens, comme Nicholas Galanin, qui veulent garder leur passé, dans cet autre poème, ce sont les chants en l’honneur de saint Herman dans l’église orthodoxe aux bulbes bleus qui le saisissent. Dans un autre poème, l’expérience de Vitus Béring, explorateur en quête d’un passage entre Amérique et Russie va susciter sa méditation. Nourrie des vers du poète John Donne, sa pensée l’emmène loin du détroit de Béring vers ce passage périlleux qu’est toute vie. Le poète cherche à tisser un rapport entre l’humeur, l’espace et l’horizon, la contemplation et la connaissance. Toujours sa méditation regarde le monde.

    La tonalité propre à Jean-Claude Caër, le mode mineur, est une constante : « L’idée de la mort ne me quitte pas », écrit-il. Celle de la perte également, qui ouvre le recueil avec l’exergue à Elizabeth Bishop, consacré à « l’art de perdre ». Ne lui faut-il pas « perdre » momentanément cette mère malade qu’il laisse derrière lui ? « Je me sens perdu », répète-t-il dans un des poèmes en un douloureux leitmotiv, le voyage étant à la fois pour lui matière à enchantement et à angoisse. Le thème de la mort, la sienne, celle des autres, le motif du temps qui ronge travaillent ce recueil :

    « Étant jeunes, nous étions comme des dieux,

    maintenant l’imminence du Rien »

    Des mots qui évoquent densité et dépouillement dans un questionnement intime et souvent nostalgique. Le temps est compté à ce « cœur/ Déjà vieux et blasé ». Et pour évoquer cette vie que nous quitterons tous, il y a simplement l’image de « cette maison qu’on devra quitter ». Brève mention d’un on et d’un inexorable futur : tout est dit.

    Jean-Claude Caër connaît la puissance évocatoire des noms, toponymes ou patronymes que l’on trouve chez certains poètes américains dont il se sent proche comme Gary Snyder. C’est une attention aux lieux traversés et aux personnes rencontrées sur sa route et une manière d’en garder trace. Mais, plus encore, un art de la nomination en diverses langues, anglaise (Haviland Beaver), russe (Baranov), tlingit (alutiiq), bretonne (Prat-Néon, Keremma). Ceci produit une sorte de musique des langues qui traverse ses poèmes. De façon singulière, le poète ne fait pas parler au style direct les personnes rencontrées. Absence de dialogues volontaire qui veut asseoir l’essentiel de chaque instant en un paysage intériorisé où se coule dans la même phrase le flux des paroles échangées. En peu de mots, sans bruit, c’est toute la tristesse de cette scène que le poète fait flotter et entrer au cœur du lecteur :

    « Nick Galanin me montre son travail, ses livres, sa collection d’objets d’arts, ses peintures,

    Il me parle de sa situation pénible, de sa tristesse.

    Sans doute va-t-il perdre la garde de ses kids, trois petites filles gracieuses.

    Puis il appelle un taxi et dans la nuit me donne l’accolade. »

    (p. 49)

    Au gré des poèmes, il est question de James Joyce, de Charles Olson, de Baudelaire. Puis, dans un autre poème, de Montaigne et de Jack London. Le poète marche dans les pas de celui qui fait son Voyage en Italie, terre raffinée du XVIe siècle et de celui qui affronte la wilderness du Klondike. On a beau être en Alaska, on n’est jamais loin de l’Europe. Miracle simultanéiste des avions, des portables qu’on entend retentir en ces pages frappées de silence et de solitude, musées et chambres d’hôtels obligent. Le passé et le présent, le traditionnel et l’hypermoderne ne cessent de se répondre par une merveilleuse oscillation d’entrelacs et de volutes entre points fixes et mouvants de l’espace et du temps. Cette « Amérique russe » qu’il découvre à des milliers de kilomètres de la France ne l’avait-il pas déjà sous les yeux dans sa maison en Bretagne, condensée dans ces deux photos de la poète russe Olga Sedakova et de la demeure américaine d’Herman Melville ? À notre insu, la vie mène le jeu subtil des analogies et des correspondances.

    L’essence même du voyage est dans cette métamorphose, nous dit le poète, qui le fait « devenir quelqu’un d’autre ». Le voyage marqué par un « Avant », connaît aussi son après, son Ithaque. La dernière partie du recueil, intitulée « Quatre poèmes », prend ainsi tout son sens. Ce sont les poèmes du retour où l’être transformé évoque, peut-être avec d’autres yeux, les toits de Paris, puis, dans le second poème, le fils aîné, dans le troisième la femme aimée qui traverse la maladie, et dans le dernier, la terre bretonne, oiseaux, vent, rochers et vagues. Portrait de l’artiste allongé dans l’herbe non loin de la mer. Il rêve devant les « tapisseries de nuages » qui, autrefois, suscitaient ses peurs d’enfant. La sérénité est là désormais. Avec l’évocation de ce lieu premier, fécond d’où est parti le désir de l’ailleurs, le poète a bouclé la boucle, celle du voyage, celle de la vie.

    Ce magnifique point d’orgue final est à l’image de tout le recueil. La voix grave qui s’y laisse entendre conjugue l’élégance de style et la profondeur.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Jean-Claude Caër, Alaska






    JEAN-CLAUDE CAËR


    Caer
    Source



    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Lectures sous le signe de l’ours (extrait d’Alaska)
    Devant la mer d’Okhotsk (lecture d’AP)
    En route pour Haida Gwaii (lecture d’AP)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)
    Mémoires du Maine (extrait)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur remue.net)
    une lecture d’Alaska par Jacques Josse
    → (sur le site de la revue Secousse)
    Jean-Claude Caër, Alaska (lu par Soline et Jean-Claude Caër)





    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même



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  • Inger Christensen, La Chambre peinte | Un récit de Mantoue

    par Angèle Paoli

    Inger Christensen,
    La Chambre peinte | Un récit de Mantoue,
    Le  Bruit du temps, 2015.
    Traduit du danois par Karl et Janine Poulsen.
    Nouvelle édition révisée.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA CHAMBRE PEINTE, « ŒUVRE OUVERTE »




    Avec ce petit opus signé Inger Christensen — La Chambre peinte | Un récit de Mantoue [Det malede værelse, 1976] —, inutile de chercher à résoudre les multiples énigmes qui relient le récit à la « plus belle chambre du monde ». Celle que le peintre Andrea Mantegna réalisa au XVe siècle pour son prince Ludovico de Mantoue, marquis de Gonzague. Inutile parce que l’énigme est au cœur même du projet d’Inger Christensen, qui démultiplie à loisir, comme se déploient les plumes majestueuses du paon, les imbrications de son récit en relation avec la fameuse « chambre peinte », dite aussi, sans doute à tort, « chambre des époux ». Outre l’énigme qui concerne la date de début des travaux entrepris par le peintre, et qui relève davantage du travail de l’érudit que de celui du lecteur passionné désireux de nouer/dénouer les intrigues, viennent s’adjoindre les énigmes liées aux concubinages naissances illicites descendances masquées ainsi qu’aux relations ambiguës qui se trament entre les personnages. Dont celle du peintre et de son mécène. Du peintre et de la cour qui le fait vivre et qu’il honore. Dont celle, aussi, très étrange, de Marsilio Andreasi, secrétaire particulier de Ludovico, avec Mantegna. Une relation triangulaire qui inclut Nicolosia, épouse de Mantegna et amante de Marsilio. « Marsilio et Nicolosia, Nicolosia et Andrea, Andrea et Marsilio. » Mais aussi l’énigme de Nana, la naine renfrognée qui figure aux côtés de Barbara de Brandebourg sur la fresque de la « chambre peinte », Nana à qui Inger Christensen a confié une place centrale dans son ouvrage ; celle de la « dame au bandeau blanc », trois fois présente sur le plafond peint qui ouvre sur le trompe-l’œil du ciel. Est-elle la même et qui est-elle ? La duchesse Barbara jeune ? « La sœur du pape » Enea Silvio Piccolomini, grand humaniste, grand fornicateur devant l’Éternel et père d’une nombreuse progéniture, connu sous le nom de Pie II ? Ou bien encore l’une des maîtresses du pape ? Et qui sont les trois femmes qui recherchent la « dame au bandeau blanc » ? « Le jardin céleste » livrera-t-il une part de ses secrets ? L’existence et la non-existence sont-elles de la même essence indifférenciée ? Autant de questions qui restent en suspens et qui poussent le lecteur à poursuivre ses investigations sans que celui-ci ait la certitude d’aboutir. À moins qu’il ne se livre à une savante suite chiffrée, à même de résoudre mathématiquement ce qui relie la complexe fantaisie narrative de la Chambre peinte à l’œuvre d’art du Quattrocento. Car, pour les trois amies — elles conciliabulent aussi sur le plafond peint —, si elles consacrent autant d’ardeur « à la recherche de la dame au bandeau blanc », c’est que « l’ennui les oblig[e] à chercher inlassablement des énigmes partout, moins pour les résoudre que pour les semer comme des rumeurs, vraies ou fausses, susceptibles d’en augmenter le nombre. »

    Inger Christensen, mêlant habilement les indices du vrai et du faux, du trompe-l’œil narratif et de l’illusion picturale, prend un plaisir certain à brouiller les pistes. Et ce maillage se déploie tout au long du récit selon trois voix différentes. Celle de Marsilio Andreasi ; celle de Nana ; celle de Bernardino.

    Intitulé « Les Journaux de Marsilio Andreasi — Morceaux choisis », le premier récit fait entendre la voix de l’ambassadeur, secrétaire particulier de Ludovico Gonzaga. Les « morceaux choisis » (invention très réussie de la poète danoise) qui composent ces pages datées, comportent de nombreuses ellipses temporelles. Dans la première page de ce journal, datée du 14 mars 1454, Andreasi déplore le mariage de sa bien-aimée Nicolosia, fille du peintre Jacopo Bellini avec Andrea Mantegna, alors âgé de 23 ans. Son désespoir le conduit à dénoncer la « logique malsaine » du mariage, l’emprisonnement auquel cette convention sociale soumet les femmes. La dernière page, datée du 13 septembre 1506, fait état du décès de Mantegna. Andreasi y confie ses regrets son chagrin mais aussi son amour pour le peintre longtemps haï ; un amour construit autour de Nicolosia, et de sa disparition. Entre ces deux dates extrêmes, l’ambassadeur évoque ses amours avec Nicolosia : « Elle est comme une fleur parmi les fleurs. Moi comme une abeille parmi les abeilles. Dans le jardin céleste. » Puis sa mort, dont il dit être l’auteur. Il évoque aussi le chagrin mortel qui pousse Barbara de Brandebourg à se jeter dans le Mincio le jour de l’intronisation de son plus jeune fils, Ludovico, à peine âgé de neuf ans. C’est aussi à l’ambassadeur que l’on doit la réflexion sur « la différence entre l’existence et la non-existence ». C’est dans sa bouche que l’on trouve la phrase énigmatique qu’il tient de Pie II au moment de son entrée dans Mantoue (où va se dérouler le concile devant décider de la future croisade contre l’Empire Ottoman) : « Au cœur de la tempête, la tempête est un nuage immobile ». Phrase que psalmodiera à nouveau le pape au moment de quitter ce monde. Au passage, Andreasi peste contre Ludovico à qui il reproche ses largesses à l’égard de Mantegna qui, selon lui, ne les mérite pas. Ses absences irritent l’ambassadeur et sa « mégalomanie » l’insupporte. Le 24 août 1472, Andreasi confie à son journal la rencontre à Bondanello de Ludovico Gonzaga avec son fils cadet, le cardinal François. Événement dont s’inspire Mantegna pour décorer le mur ouest de la « Camera dipinta ». Quant à Bernardino, le fils de Mantegna, convaincu, en dépit de son jeune âge que « les portraits sont plus vivants que tous ces contemplateurs agités et ravis qui font des manières parce que l’âme du portrait, qui est la leur, leur fait peur », il a surnommé cette salle la « chambre des spectres ». De cette « chambre des spectres », Andreasi rapporte les propres paroles de Mantegna, lors de l’une de leurs ultimes visites :

    « Il ne restera rien de nous (les artistes), mais nos semblables parleront à travers nos tableaux. Qui a peint ces gens ? Quel art projette ce regard stupide et divin dans l’éternité comme s’il était une pomme comestible ? Celui de Paolina, pas le mien. C’est celui de Barberini et de Nana, pas le mien. C’est celui des enfants. Tous les enfants qui gardent leur curiosité intacte au cœur des questions des adultes à la mort ».

    « Le secret du paon », second récit de la Chambre peinte tourne autour de l’énigme de Nana, de ses amours mystérieuses avec Piero, de ses nombreux fils qu’elle élève seule, de l’abandon et de l’attente, de ses paons avec qui elle noue de longs dialogues. L’histoire de Nana commence comme un récit médiéval inspiré de l’amour courtois ou comme un conte de fées (ou d’anges) dans lequel les objets se chargent poétiquement d’une signification autre. Le « cuvier de terre », les « oranges nuptiales », la « couronne », les « guirlandes ». Intervient Balthazar, le jardinier de Ludovico, dans son rôle bienfaisant auprès des fiancés. Il entraîne dans son « jardin secret » son fils Piero et Nana. Afin qu’ensemble ils plantent l’oranger qui scellera leur amour :

    « L’oranger… a toujours été à la fois symbole de pureté ; de chasteté et de fécondité. Et précisément pour cette raison, symbole d’amour éternel. »

    L’orange partagée sera-t-elle un gage de fidélité pour l’un comme pour l’autre ?

    Au cours de la journée de noces de Nana et de Piero survient l’inconnue. « La dame au bandeau blanc ». Ainsi que les trois femmes qui s’enquièrent de son identité. Inger Christensen s’inspire de la symbolique du plafond de la « chambre peinte » pour composer son histoire. Ou plutôt ses histoires dans l’histoire. Elle reprend les objets qui figurent dans le pseudo-oculus — sangles et rubans ornementés, guirlandes colorées de feuillages et de fruits, petit oranger dans son cuvier placé en équilibre sur la balustrade — et introduit les personnages au statut mouvant. « La dame au bandeau blanc, Barbara jeune » (« aux côtés d’une jeune esclave noire » in « Journaux de Marsilio Andreasi »). Mais peut-être aussi la « sœur du pape », si l’on en croit les propos de la dame (in « Le secret du paon »). De l’autre côté de l’oranger se tiennent les trois amies que l’on distingue par leur coiffure : « les bandeaux, les chignons »… « cheveux dénoués et ondulés. » L’une d’elles tient « dans la main droite un petit livre ouvert. » Livre des anges ? Livre qui conte l’histoire d’Euryale et de Lucrèce ?

    Ainsi s’emboîtent et s’enchevêtrent d’autres épisodes, l’ensemble composant une marqueterie complexe. Remarquable. Un tableau vivant, animé de passions. Nana et Piero / Enea Silvio Piccolomini (le futur Pie II) et les deux sœurs Maria / Euryale et Lucrèce / Histoire des amours de Barbara et de la naissance de Nana / Histoire de Lucia / Histoire de Farfalla et de Piero… Autant d’« énigmes » auxquelles Nana se trouve confrontée dans ce récit qui la concerne. D’interrogations en découvertes inattendues (n’est-elle pas la fille du pape Pie II et la sœur de Piero ?), elle considère pourtant sa vie avec sagesse. Une sagesse qui fait grandir la naine qu’elle est, intérieurement.

    Bousculant les idées reçues, Inger Christensen fait de la naine officielle de la duchesse Barbara, représentée de front dans la fresque de Mantegna, une héroïne de roman, attachante, généreuse et fidèle. Une bonne vivante joyeuse et drôle. Nombre de secrets seront levés qui concernent son histoire. Et bien d’autres encore. Celui de Lucia ; celui de Farfalla, la princesse turque aimée de Ludovico et de Piero. Mais cela aussi était un secret ouvrant sur d’autres énigmes.

    « J’ai été la réceptrice de tous les secrets possibles » confie Farfalla « et, dans ces pages vous pourrez en lire une partie.
    Les autres, je les garderai pour moi. Certains n’ont évidemment plus aucune raison d’être tenus secrets. Celui de Nana par exemple […] »

    En revanche, le secret des paons n’a pas été résolu. Mais peut-être n’y en avait-il pas ! Tout cela relève du libre choix de l’écrivain. Qui laisse là Nana et ses paons. Pour se tourner vers Bernardino, le fils de Mantegna et de Nicolosia. Dont Marsilio prétend être le père. Changement de point de vue. Changement de regard.

    Le récit de l’enfant s’intitule : « Mes vacances d’été ». « Par Bernardino, 10 ans. »

    Là encore, plusieurs récits se succèdent qui prennent des tonalités diverses. Dans le tout début du récit, le jeune garçon évoque sa vie de fils de peintre, sa relation à Mantegna, son père, à sa petite sœur Gentilia et à Marsilio qui s’occupe d’eux en l’absence du peintre et leur lit « l’histoire du jardin céleste ».

    Le monde de Bernardino est celui de l’atelier, des pinceaux des couleurs des seaux, à mélanger la chaux à préparer les murs pour les peintures à fresques.

    Dans la continuité de ces moments familiaux vient s’insérer la parole de Gentilia qui s’introduit dans les paysages peints par son père et se projette dans la vie rêvée que lui suggère la fresque :

    « Quand je serai toute petite, quand j’entrerai tout à fait dans le tableau que notre papa a peint, alors je serai aussi petite que tous les gens qui marchent là sur la route… »

    Cet épisode prépare le suivant. À la suite de sa petite sœur, Bernardino imagine un voyage dans le tableau de son père. Le 27 août 1473, il entreprend la visite d’une ville étrange. Celle qui apparaît sur la fresque de Mantegna lors de la rencontre de Bondanello. Une ville onirique mi-Mantoue mi-Rome qui inspire au jeune garçon une traversée où se mêlent fantastique et mythologie. D’Hercule à Orphée, Bernardino progresse vers la fin de son entreprise. Et c’est de Gentilia que lui vient l’ultime révélation :

    « C’est papa, dit-elle. Il a ramené notre maman à la maison. »

    Et la petite fille d’ajouter : « J’aime les histoires. Allons voir notre mère pour lui demander de nous raconter comment notre père a pu la faire revenir au monde. »

    Puisque, sur cette suggestion, Bernardino garde le silence, d’autres histoires peuvent commencer. C’est à Nicolosia que reviendrait de se lancer dans les « arabesques » du récit. Mais Inger Christensen n’a pas jugé nécessaire de poursuivre avec l’épouse du peintre le jeu subtil des perles de verre de la narration. Ainsi reste-t-il toujours des stratégies d’écriture disponibles. La Camera dipinta de Mantegna demeure une « œuvre ouverte ». Elle peut encore susciter d’autres talents.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Inger Christensen, La Chambre peinte




    INGER CHRISTENSEN


    Christensen.jpg 2




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la page de l’éditeur sur La Chambre peinte | Un récit de Mantoue
    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    une fiche bio-bibliographique sur Inger Christensen
    → (sur Terres de femmes)
    Marie Ferranti, La Princesse de Mantoue (lecture d’AP)






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  • 1er octobre 1953 | Georges Braque à Varengeville

    Éphéméride culturelle à rebours





    Georges Braque à Varengeville
    Robert Doisneau, Georges Braque à Varengeville, 1953
    Source








    GEORGES BRAQUE À VARENGEVILLE



    Comme la servante me faisait entrer dans l’atelier de Varengeville, j’eus un jour l’occasion, le temps qu’une porte s’ouvre et se ferme, de surprendre Braque au travail. Il était assis sur un pliant, les genoux pointant en avant au haut de ses longues jambes, et il achevait de poser avec une lenteur réfléchie, sur un petit tableau posé bas sur le chevalet, une touche sans doute longtemps préméditée et qu’il ne fallait pas perdre. Il était vêtu de vieux habits, mais confortables, et portait sur la tête une casquette. De nos jours les revues d’actualité font passer la casquette avant le tableau. Il est plus facile de parler de l’une que de l’autre. Mais peut-être aussi a-t-elle son importance.

    Cet immense atelier, Braque l’a fait construire dans le fond du jardin, un lieu des plus humides, mais cette humidité a ses prodigieuses magies. Pas de fenêtres ; sous les verrières, des voiles tamisent la lumière de Varengeville : si fine qu’elle soit, elle a besoin d’être filtrée. Que l’on aperçoive de tous côtés, sur le sol ou sur les meubles, des objets hétéroclites et singuliers, épaves des champs et des grèves, signes de mondes disparus ou futurs, moments de métamorphoses, qui ne l’imaginerait ?

    […]

    Pour en revenir à cette visite : lorsque tout le monde fut entré et tout aussitôt dispersé, chacun attiré par un tableau ou un objet (mais dangereusement et très précautionneusement, et Braque s’avisa bientôt de la broche qui menaçait par-derrière le grand tableau), « eh bien, voilà, dit-il simplement, c’est là que ça se passe ! » et son regard circulaire paraissait à la fois chercher et montrer quelque chose d’invisible et qui n’était pas ses tableaux. Ces paroles dont le sens dépassait de beaucoup la signification banale : « c’est ici que je travaille », faisaient allusion à quelque réalité dramatique et pour nous assez mystérieuse : qu’était-ce au juste ça, cette chose difficile à nommer et expliquer, que nous ne pourrions jamais voir, cet événement sans interruption et sans fin et qui se passait là, avec une telle constance, le jour et la nuit ? Là, dans l’atelier, avec le maximum d’intensité, mais qui devait aussi s’épancher sur le pays alentour ?

    Devant la maison de Braque qui est un logis de ferme confortable, par-delà les buissons taillés bas pour qu’ils ne ferment pas la vue, s’étend le plateau : c’est le pays crayeux de Caux, dénudé et venteux, pâturages et champs de betteraves et des rangées d’arbres au loin. Un pays où il y a beaucoup de corneilles et de corbeaux.

    Mais par derrière la maison, c’est le nord et le pays devient d’un grand charme. La mer, que l’on ne voit pas encore, est toute proche par-delà des chemins creux et des petites villas cachées dans leurs feuillages. Il faut descendre la falaise par une valleuse, c’est une plongée dans les lumières fraîches et changeantes, des verts tendres ou brulés, de l’argile rousse, de la craie blanche rayée de silex noirs horizontaux, ou de tous les gris. La mer, plus souvent que du bleu, offre les nuances les plus variées de verts et de gris, mais quand elle a, avec trop de gourmandise, sucé les falaises, dont la craie fond comme du sucre, elle est laiteuse, et il faut redouter, car elle prend alors je ne sais quel aspect terrible, qu’elle le soit trop. Les falaises, par un phénomène bien connu, ont beaucoup emprunté à la palette de Braque. Outre l’ocre et le gris, elles offrent des tons inattendus, des taches safran, des coulées de soufre, des moisissures verdâtres et rousses, des traînées sanguinolentes. Leurs oiseaux sont le corbeau et la mouette. À leurs pieds, c’est la grève, des galets ronds, des voyageurs qui reprennent à chaque marée leur lent pèlerinage vers l’est. Il en est de blancs, lisses et rebondis comme des colombes. Le vent, les nuages, les clartés, flux et reflux, tout change en un moment : c’est le pays de la mobilité.

    C’est celui que Braque a choisi et pour lequel il a renoncé, il y a déjà fort longtemps, à la Provence et à sa lumière immobile. (Mais je pense que le vin tout à fait délectable qu’il offre vient encore de Provence.) Il s’est installé dans le pays aux clartés fugitives des impressionnistes, devant une plaine que traversent en automne les oiseaux migrateurs. C’est d’ailleurs son pays, puisqu’il est Normand, et il en juge l’air salubre. Pourquoi la lumière de Braque et celle de Varengeville ne se tiendraient-elles pas bonne compagnie ? Dire que l’une fait concurrence à l’autre serait mettre entre elles quelque hostilité. Elles vivent de complicité et procèdent même parfois entre elles à quelque échange. On l’a vu plus haut, dans un sens. Dans le sens contraire, je me rappelle entre autres un petit paysage dont le ciel était noir, les nuages également noirs, figurés par des épaisseurs de matière assez marquées, dont il use parfois. Or ce paysage évoquait irrésistiblement le pays de Caux.

    C’est peut-être aussi sous le ciel de Varengeville que Braque a pris le goût et le sens des oiseaux. […]



    Georges Limbour, Le Point, n° XLVI, « Braque », octobre 1953, in Georges Limbour, Spectateur des Arts, Écrits sur la peinture, 1924-1969, Le Bruit du Temps, 2013, pp. 619-620-621-622. Édition établie par Martine Colin-Picon et Françoise Nicol.





    Braque Varengeville
    Source






    Georges Braque Varengeville 3
    Robert Doisneau, Georges Braque
    à Varengeville
    , 1953
    Source







    Georges Braque dans son atelier
    Robert Doisneau, Georges Braque dans son atelier
    de Varengeville
    , 1953
    Source




    GEORGES BRAQUE


    Georges Braque
    Robert Doisneau,
    Portrait de Georges Braque (1953)
    Source





    ■ Georges Braque
    sur Terres de femmes


    31 août 1963 | Mort de Georges Braque



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Le mot la chose)
    « Braque, Miró, Calder, Nelson. Varengeville, un atelier sur les falaises » au musée des Beaux-arts de Rouen (septembre 2019)
    → (sur lefigaro.fr)
    À Varengeville, l’amour Braque






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  • Zbigniew Herbert | La maison du poète





    LA CHAMBRE DE VINCENT
    Vincent Van Gogh (1853-1890)
    La Chambre de Van Gogh à Arles, 1889
    Huile sur toile, 57,5 x 74 cm
    Paris, Musée d’Orsay
    © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski
    Source







    DOM POETY



        Kiedyś był tu oddech na szybach, zapach pieczeni, ta sama twarz w lustrze. Teraz jest muzeum. Wytępiono florę podłóg, opróżniono kufry, pokoje zalano woskiem. Całymi dniami i nocami otwierano okna. Myszy omijają ten zapowietrzony
    dom.
        Łóżko zasłąno porządnie. Ale nikt nie chce spędzić tu ani jednej nocy.
        Między jego szafą, jego łóżkiem a jego stołem – biała granica nieobecności, ścisła jak odlew ręki.






    LA MAISON DU POÈTE



        Il y avait ici naguère un souffle sur les vitres, une odeur de rôti, le même visage dans le miroir. C’est un musée à présent. On a arraché la flore des planchers, vidé les malles, astiqué les pièces à la cire. On a ouvert les fenêtres nuit et jour. Les souris évitent cette maison bien aérée.
        Le lit a été fait soigneusement. Mais personne ne veut passer la nuit ici.
        Entre son armoire, son lit et sa table – une limite blanche d’absence, distincte comme le moule d’une main.



    Zbigniew Herbert, Inscription in Monsieur Cogito, Œuvres poétiques complètes II, édition bilingue, Le Bruit du temps, 2012, pp. 72-73. Traduction du polonais par Brigitte Gautier.







    ZBIGNIEW HERBERT


    Zbigniew-Herbert-auteur-polonais-photo-anonyme
    Source



    ■ Zbigniew Herbert
    sur Terres de femmes

    Nature morte avec bride et mors (lecture de Claire Vajou)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    une page sur Zbigniew Herbert
    → (sur Esprits Nomades)
    Zbigniew Herbert, La voix amère de la conscience collective polonaise, par Gil Pressnitzer







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  • D.H. Lawrence, Croquis étrusques

    D.H. Lawrence, Croquis étrusques
    [Sketches of Etruscan Places, 1932],
    Le Bruit du temps, 2010.
    Traduction de l’anglais par Jean-Baptiste de Seynes.
    Préface de Gabriel Levin.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Croquis étrusques






    UNE CURIEUSE TRANQUILLITÉ



        Dès le printemps 1926, lors d’un séjour en Ligurie, D.H. Lawrence envisage de se rendre sur les hauts lieux de l’histoire étrusque avec l’intention d’écrire sur ce sujet, qui le passionne de longue date. La fascination de D.H. Lawrence pour l’Étrurie et pour la civilisation étrusque est déjà présente dans des textes antérieurs à cette époque. Ainsi du poème « Cyprès », rédigé en septembre 1920, ou d’une lettre adressée à la mère de Frieda Weekley, le 10 septembre 1921.

        « Voilà la Toscane, et nulle part ailleurs les cyprès ne sont aussi beaux, aussi fiers, pareils à des flammes noires venues des temps primitifs, avant l’arrivée des Romains, lorsque les Étrusques étaient encore là, élancés, beaux et sereins, d’une élégance nue, les cheveux noirs et les pieds étroits ».

        Désireux de pénétrer le secret, désormais « perdu », de ses « précieux » Étrusques, D.H. Lawrence se documente sur l’Étrurie en lisant les ouvrages très savants de Mommsen, Fritz Weege, Pericle Ducati et Fell. Dans le même temps, contraint par son mauvais état de santé de ne pas s’éloigner de Florence, l’écrivain britannique consacre ses journées, Villa Mirenda, à l’écriture de L’Amant de Lady Chatterley.

        Au printemps suivant, malgré un état de santé précaire, Lawrence se décide à entreprendre son voyage, dont il confie les détails à son ami Earl Brewster :

        « Ce que pour ma part, je préférerais lors de notre voyage, ce serait de visiter la partie occidentale des Étrusques ― les musées romains ― puis Veii, Civita Castellana et Cerveteri (que l’on peut visiter depuis Rome) ― puis Corneto, juste à côté de Civita Vecchia dans la Maremme – puis le littoral de la Maremme ― et Volterra […]. Si nous avions du temps, nous pourrions aller jusqu’à Chiusi et Orvieto ― c’est à envisager. J’éprouve beaucoup de sympathie pour les Étrusques. »

        La première excursion en Étrurie, en compagnie de Frieda Weekley, épouse de Lawrence, et du couple Brewster, Earl et Achsah, s’étire sur quatre jours. La journée du 6 avril 1927 est consacrée à Cerveteri ; les 7 et 8 avril, D.H. Lawrence est à Tarquinia (appelée un temps Corneto), le 9 avril à Vulci, le 10 avril à Volterra. La seconde excursion, prévue pour l’automne, n’aura jamais lieu et les six croquis qui auraient dû lui être consacrés n’ont pu être écrits.

        Cependant, dès la fin du mois d’avril 1927, D.H. Lawrence se lance dans la rédaction des Croquis de voyages dans les lieux étrusques. Considérant ses croquis comme insuffisamment aboutis, Lawrence ― que la pression des éditeurs insupporte ― propose qu’ils soient d’abord publiés dans un magazine. C’est dans Travel que les six Croquis paraîtront, l’un après l’autre (de novembre 1927 à février 1928). Cerveteri, Tarquinia, Les tombes peintes de Tarquinia. I, Les tombes peintes de Tarquinia. II, Vulci, Volterra. À ces « croquis » viendra s’ajouter le chapitre inachevé consacré au Musée de Florence.

        Lawrence confie les pages dactylographiées accompagnées de photos à son agent anglais, Curtis Brown. Il faut cependant attendre septembre 1932 pour que les Croquis étrusques, rassemblés en un seul et unique volume, mais restés inachevés, voient le jour (Martin Secker, Londres et Viking Press, New York), deux ans après la mort de leur auteur, survenue à Vence (Alpes-Maritimes) le 2 mars 1930.

        Si Lawrence choisit de donner à son ouvrage le titre de « croquis », c’est sans doute qu’il ambitionne de « croquer » son voyage au jour le jour, sans prétention d’aboutir à une œuvre d’expert, de scientifique, d’archéologue ou d’historien. Ce qui lui importe avant tout, au-delà des données historiques nombreuses qui nourrissent pourtant ses « croquis », c’est de rendre compte, par une observation minutieuse en même temps que très personnelle, des rencontres et découvertes que chaque visite occasionne, de noter aussi bien les menus faits de la vie courante que les réflexions plus graves qu’elles lui inspirent. À ces observations s’ajoutent les nombreuses descriptions archéologiques de tombes, de fresques et d’objets funéraires, qui sont la matière principale de l’ouvrage. Lawrence s’attarde sur les scènes de banquet ― souvent magnifiques ― en l’honneur du défunt, sur les scènes de chasse, de pêche et de danse colorées et énigmatiques où hommes et animaux se côtoient dans un univers héraldique, floral et sexuel mystérieux, que domine l’expression d’une intense vitalité. Lawrence note à propos de la « Tombe des Léopards », dans Les tombes peintes de Tarquinia . I :

        « Ce sens de l’incarnation vigoureuse de la vie est caractéristique des Étrusques et, d’une certaine façon, dépasse l’art. Vous ne pensez pas art mais vie pure, comme s’il s’agissait de la vie même des Étrusques, ici dansant dans leurs étoffes colorées, avec leurs membres nus tout en même temps massifs et exubérants que le plein air et la lumière de la mer ont rendu vermeils, dansant et jouant de la flûte parmi les délicats oliviers dans la fraîcheur du jour ».

        De sa visite à Tarquinia, Lawrence retiendra de la tombe des Vases Peints une vision précise concernant le « toucher » :

        « C’est avec une adorable douceur que l’homme touche la femme sous le menton, d’une caresse légère. Voilà encore l’un des charmes de ces peintures étrusques : elles ont profondément le sens du toucher ; les personnages, les créatures sont tous véritablement au contact les uns des autres. C’est une qualité des plus rares, dans la vie aussi bien que dans l’art […] Ici, dans ces peintures étrusques qui peu à peu s’effacent, on sent la paisible circulation du toucher qui unit l’homme et la femme sur le lit, le jeune garçon timide, le chien qui dresse le museau, et même ces guirlandes suspendues au mur. »

        De cette vision, le lecteur retrouve la trace dans L’Amant de Lady Chatterley, « roman phallique tendre et délicat », dans lequel le « toucher », « au sens d’une communication physique et pré-mentale » constitue un pôle essentiel.

        Ainsi chaque journée apporte-t-elle au voyageur son lot de surprises, humaines et artistico-religieuses, et les vivants d’aujourd’hui s’inscrivent, sous la plume de Lawrence, dans la continuité des morts d’hier. De fait, Lawrence observe, tout au long de ces journées d’excursions, que pour les Étrusques, « la mort était un prolongement agréable de la vie, où ne manquaient ni les bijoux, ni le vin, ni les flûtes, qui accompagnent la danse ». C’est aussi l’occasion pour l’écrivain-voyageur de donner quelques coups de pattes à d’autres religions :

        « Pas question de félicité extatique, de paradis, ni d’ailleurs des tourments du purgatoire. La mort s’inscrivait naturellement dans la continuité de la vie profuse. Tout s’exprimait en termes de vie et de vivants. »

        Ici, à Cerveteri (l’antique Caere, l’étrusque Chaire ou Cheri) ― qui recèle dans sa nécropole la tombe de la famille royale des Tarquins ―, le présent offre avec le passé une continuité saisissante :

        « […] Ce visage au nez droit, basané, plutôt calme, avec sa petite moustache noire et, bien souvent, une courte toue de barbe noire ; ces yeux jaunes, vaguement timides sous de longs cils, mais à l’occasion capables de vous décocher un regard d’une étrange colère ; et ces lèvres mobiles bizarrement retroussées sur les dents dans la conversation, des dents blanches, brillantes. C’était là un type de visage remonté du passé, d’un lointain passé, qui se rencontrait fréquemment dans le Sud. Mais aujourd’hui vous n’en verrez guère, de ces hommes qui, sans le savoir, offrent ce visage de faune dépourvu de toute grimace. »

        Quelque chose a été perdu, définitivement balayé, qui ressurgit parfois à l’improviste au détour d’un chemin. Ainsi de ces lavandières, croisées tout en bas du village :

        « Ce sont de belles femmes, issues d’un monde ancien, en qui se mêlent ce silence et cette réserve qui les rendent si attirantes et qui sans doute étaient leur apanage, dans le passé. Comme si, au profond de chaque femme, il y avait encore quelque chose à chercher que l’œil jamais n’est en mesure de déceler. Quelque chose qui peut être perdu, et qui jamais ne peut être retrouvé ».

        La visite de Cerveteri est pour D.H. Lawrence l’occasion de donner d’emblée quelques indications précises sur les conceptions urbaines des Étrusques. Généralement construite sur un éperon rocheux, entourée de remparts, la ville haute. À l’intérieur, secrètement gardée, l’arx, la citadelle. Que Lawrence rapproche de l’Arche d’Alliance, « matrice du monde », « d’où sont sorties toutes les créatures et où réside le mystère de la vie éternelle, la manne et les mystères. »

        De l’autre côté, les ravines, infranchissables. La découverte de la nécropole de Banditaccia, à Cerveteri, rappelle à Lawrence d’autres espaces. Les sites du Mexique resurgissent dans sa mémoire (« Les grandes tombes… couvertes de terre, en tumulus ») :

        « C’était à moindre échelle comme au Mexique : une immense plaine vide ; là-bas, de petites montagnes en forme de pyramide descendent jusqu’au niveau de la plaine, pas très loin. À mi-distance, un berger galope autour d’un troupeau de moutons et de chèvres, silhouette minuscule. Tout à fait comme au Mexique, en bien plus petit et en plus humain. »

        Et toujours se dit, en même temps que la préférence ouvertement déclarée de l’auteur en faveur des Étrusques, l’ironie de l’auteur envers les Romains :

        « Nous savons aussi que tous les Étrusques, à l’exception de ceux de Caere, devinrent d’impitoyables pirates, presque comparables aux Maures et aux corsaires de Barbarie qui sévirent plus tard. Cela faisait partie de leur dépravation et représentait un grand désagrément pour leurs charmants et inoffensifs voisins, ces Romains si respectueux des lois ― et qui croyaient en cette loi suprême, la conquête. »

        De même, Lawrence se plaît à retrouver dans l’Italien d’aujourd’hui davantage d’Étrusque que de Romain :

        « Sensible, sur la réserve, véritablement assoiffé de symboles et de mystères, capable de s’enthousiasmer sincèrement pour de petites choses, violent par accès, et totalement dépourvu de sévérité ou de quelque instinctive volonté de puissance. Chez l’Italien, la volonté de puissance ne constitue qu’un phénomène secondaire, et cela lui vient des races germaniques qui l’ont presque complètement absorbé. »

        Sous le regard sensible de Lawrence, le monde souterrain retrouve, au-delà du « blêmissement du temps » et des « outrages des hommes », « le nerveux ondoiement de la vie, de l’éternité de l’instant naïf » caractéristique de l’esprit étrusque.

        À Volterra, la « taciturne et froide » Velathri, Lawrence s’attarde à décrypter l’esprit étrusque ― si différent dans le nord de l’Étrurie de l’esprit étrusque du Sud ― sur les représentations symboliques qui animent les fascinantes scènes de départs. Innombrables et mystérieuses sont les scènes de « voyages en chariots bâchés » qui ornent les coffres à cendres du site volterrain. Derrière ces processions funéraires se dessine le souvenir d’un tout autre périple : « celui d’un peuple qui se remémore ses migrations ». Sur terre et sur mer. Singulier est le sentiment qui se dégage à l’observation de ces voyages de l’âme, imprégnés, déjà, de l’inspiration gothique. Les anciens symboles liés au sexe et à la mort tendent à s’effacer, progressivement absorbés par « le réalisme et l’idéalisme gothiques ».

        Quelles que soient les différences notoires ― linguistiques, par exemple ― qui opposent « l’expérience » du Nord et du Sud, partout règnent sur la campagne étrusque une même sérénité, « un calme étrange ». « Une curieuse tranquillité ». Ce qui demeure encore de ce que les populations de Tarquinia et de Volterra avaient en commun. Une même « conscience cosmique » sur laquelle bâtir une même vision du monde. De cette antique religion, il ne reste que les vestiges funéraires. Partout, cependant, « l’asphodèle sauvage » pousse dans le paysage étrusque ses longues tiges souples et libère alentour « son effluve de chat ». Sa « majesté insouciante » continue de tresser un réseau d’étoiles roses d’un site à l’autre. Et un fil incantatoire discret sur la toile dense et éminemment poétique des six Croquis étrusques que D.H. Lawrence nous a laissés.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ______________________
    Note d’AP : l’ouvrage édité par Le Bruit du temps, à partir de la Cambridge Edition, comprend notamment un chapitre inachevé resté à l’état de manuscrit sur « Le musée de Florence ». Un chapitre publié pour la première fois.





    D.H. LAWRENCE


    Dh lawrence
    Source



    ■ D.H. Lawrence
    sur Terres de femmes

    1er mai 1929 | L’Amant de Lady Chatterley dans La NRF



    ■ Voir aussi ▼

    la fiche de l’éditeur Le Bruit du temps sur Croquis étrusques
    → (sur books.google.fr)
    l’édition de Cambridge des Sketches of Etruscan Places



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