Étiquette : Le Dernier Livre des enfants


  • Ariane Dreyfus, Le Dernier Livre des enfants

    par Angèle Paoli

    Ariane Dreyfus, Le Dernier Livre des enfants,
    Éditions Flammarion,
    Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno,
    2016.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « JE NE CESSERAI D’ÉCLORE QUE POUR CESSER DE VIVRE » (COLETTE)



    Qu’est-ce que vous racontez là ?

    — Un conte.

    — Ce n’est donc pas une histoire vraie.

    — Pourquoi ?

    — Ce n’est pas vraiment arrivé.

    — Mais si.

    — Alors Le Petit Chaperon rouge ?

    — C’est une histoire vraie.

    — Comment le savez-vous ?

    — C’était moi. J’ai eu très peur.

    Ce moment de dialogue aurait pu figurer sous la plume de Marguerite Duras. Ou dans le dernier ouvrage d’Ariane Dreyfus. Le Dernier Livre des enfants. On pourrait, par exemple, le retrouver dans la bouche de Victor et de Luna. Et pourtant non. Il est emprunté à Guillevic, cité par la poète dans son précédent opus anthologique, Moi aussi, paru en 2015 aux éditions LD (Les Découvreurs) mais aussi dans Une Lampe allumée si souvent dans l’ombre, publié en 2012 chez Corti. C’est dire s’il y a chez Ariane Dreyfus continuité d’inspiration d’un recueil à l’autre. Une continuité qui passe par une harmonie constante entre livres et enfants ; laquelle est portée par une voix reconnaissable entre toutes, une musique singulière qui puise au plus profond de notre terreau commun que façonnent les contes anciens et notre Histoire.

    Ariane Dreyfus aime les histoires. Elle aime aussi les enfants. Elle aime les chats. Les enfants et leurs aventures, les chats et leur présence solitaire. Elle aime l’amour. Elle aime raconter. Elle aime les mots. Elle aime les livres. Ceux qui ont marqué son enfance, ceux sur lesquels elle travaille, en classe, avec ses élèves. Ceux des autres. Ils peuplent et habitent les siens. Elle ne s’en cache pas. Au contraire, elle les cite, elle les invite à sa table d’écriture. Et elle est aussi une grande cinéphile. Tout cela, qui est présent dans l’ensemble de ses recueils, l’est aussi dans Le Dernier Livre des enfants, qui tisse avec les œuvres de référence un réseau serré d’allusions et de correspondances. Tout cela fait sens et constitue l’œuvre d’Ariane Dreyfus. De 1993 à aujourd’hui.

    La poète aime écrire.

    « Des éclats sauvés de moi sont jetés

    En écriture

    Chaque mot roule contre le corps d’un autre

    Le ciel, aussi, entre deux branches ouvertes… »

    Elle aime par-dessus tout la poésie qui est « action visant à nous rendre à nous-mêmes un peu plus habitables ».

    La particularité de son dernier recueil est qu’il s’ouvre sur un aphorisme : « J’écris parce que je vais disparaître ». Tout au long de l’ouvrage, la poète va décliner ce vers selon des variantes multiples venues de voix multiples, poète et enfants :

    « La nuit je pense à demain pour ne pas mourir. Rayane » […]

    « On se réveille tous les jours à tous les instants pour ne pas mourir. Patrick Dubost » […]

    « Toute phrase contient un verbe pour ne pas mourir. Je ne suis jamais loin de la personne que j’aime pour ne pas mourir, dit Loïc. » […]

    « Aujourd’hui est un jour parfait pour ne pas mourir. Patrick Dubost » […]

    « Poésie : un bracelet pour ne pas disparaître. Ian »

    D’autres voix encore émaillent le recueil : celles de Marie, de Hugo, de Maxime, de Laura, d’Hortense, de Marin, de Sonia. Ian et Sonia, à nouveau. Celles aussi d’autres poètes, cités en exergue. Colette, János Pilinsky, Frank Venaille. Voici d’ailleurs un extrait de la citation proposée par Ariane Dreyfus :

    « Les poèmes sont comme des frères orphelins qui appellent leur père dans la nuit… »

    Ces variations sont autant de cailloux semés à travers les poèmes pour affronter la solitude et traverser la mort à cloche-pied. Il suffit de les suivre d’une section à l’autre (il y en a cinq au total) pour trouver un chemin de lecture et qu’agisse le vertige d’une « émotion [qui] ne dit pas “je” » (Gilles Deleuze) :

    « Ce sont des lumières que je vous raconte, de simples lumières. »

    Ariane Dreyfus écrit. Afin que « la mort ne voie rien ». Elle écrit des poèmes qui racontent des histoires. Des histoires d’hier et d’aujourd’hui, inspirées par des films ou par des romans. Ainsi de l’épopée maritime d’Emily, pleine de périls et de rebondissements, qui se déroule en onze épisodes et en pleine mer. Avec elle, tous les enfants qui occupent les devants de la scène d’Un cyclone de la Jamaïque (un roman de Richard Hughes, 1929 ; adapté au cinéma par Alexander Mackendrick, 1965).

    « Chacun pousse un cri qui entre

    Dans le cri d’un autre et devient un royaume. »

    Et même si les pirates sont là

    « Assis pour recoudre les voiles », Emily, elle, continue de faire comme si de rien n’était :

    « Elle fait danser sa langue

    l’air de rien

    Pour faire jouer l’enfermée vivante

    Qui ferait toc toc toc… »

    Et Ariane de conclure, philosophe :

    « Même sans être engloutis par l’océan on sera engloutis. »

    Il y a aussi, inspirés par Danse avec les loups de Kevin Costner (1990), les poèmes-aventure d’une jeune Indienne sauvée par le « fils du chef » et cette conclusion énigmatique d’Ariane Dreyfus dans « L’un d’eux » :

    « Et moi, en écrivant, je ne quitte personne

    Par où je passe »

    Et plus loin, dans « 17 ans tous les deux », ce très beau vers qui relie entre eux temps, espace et méditation :

    « Chaque instant est un creux où il aime réfléchir. »

    D’autres personnages peuplent la poésie d’Ariane Dreyfus. Dans le poème « Sans regrets » — et son décasyllabe nervalien « avec des bords que le soleil rosit » —, ce sont les adolescents Victor et Luna du film d’Alix Delaporte, Le Dernier Coup de marteau (2014). Dans « La Campagne », poème inspiré par Pauline et François (Renaud Fély, 2010), le deuil de Pauline est introduit par ces vers d’ouverture à l’autre et d’apaisement :

    « Ouvre la maison, entre

    La lumière du jour

    Découvre qu’on ne pleure pas

    Sur la neige intérieure

    Les murs nus la laissent entrer

    Dedans, les choses ont cette façon de nous attendre

    De ne pas juger d’une douleur ».

    Il n’est nullement possible d’ajouter quoi que ce soit sans risquer d’abîmer ce qui est perfection.

    Le poème d’ouverture du recueil, tout en étant très différent par le sujet traité et par l’époque dans laquelle il s’inscrit, donne cependant le ton, qui est celui d’Ariane Dreyfus, à la fois sérieux et ludique. Sérieux et débordant d’une fraîcheur malicieuse d’enfant.

    Intitulé « Sans rien déranger du monde », ce poème a été écrit à partir d’une présentation faite par Ludovic Degroote au Musée des Beaux-Arts de Lille. Autour du Festin d’Hérode. L’œuvre présentée étant un bas-relief en marbre du sculpteur italien Donatello (XVe siècle). Ce long poème évoque Salomé dansant, mais il met aussi l’accent sur un enfant endormi au bas du grand escalier derrière lequel se déroule la scène. L’enfant, las de contempler la danseuse et ses ondulations ophidiennes et marines, s’est endormi :

    « Ses bras sont repliés, il y presse sa joue et son ventre

    Salomé danse encore, elle passe sous le grand escalier,

    mais l’enfant qui s’y est posé pour dormir

    Sur sa joue sans rien déranger du monde

    Fait un geste plus vrai… »

    Poursuivant son cheminement, la poète s’interroge sur le devenir de l’œuvre qui laisse entrevoir une fissure en haut de l’escalier, preuve que le bas-relief est en train de se détériorer. Mais la fente ainsi ménagée permet à un oiseau de passer. L’escalier prend soudain toute sa grandeur, toute sa force, toute sa luminosité. Et la poète de conclure, à la fois malicieuse et remplie d’une impatience enfantine :

    « Si j’étais là, toutes les marches

    Je les monterais pour aller voir

    Et même y poser mon menton

    Ce qu’il y a dans le beau trou d’oiseau

    Son écorchure

    L’air déjà refroidit mon visage

    Je veux regarder dehors ! »

    Le Dernier Livre des enfants se clôt sur une partie dite « Annexe » qui reprend « Un chantier de poème » déjà présenté dans Poezibao. « Un poème contre l’excision ». Un poème qui dit le combat mené par Ariane Dreyfus. « Le chantier » retrace les épisodes de création et de réflexion, les strates des brouillons et des différentes versions du poème. On assiste au travail de l’écriture et aux états successifs du poème. On retrouve le poème dans sa version définitive dans la seconde section du recueil. À partir d’une infime douleur passagère — « une brûlure me passe entre les cuisses » —, Ariane Dreyfus imagine ce que peut être la douleur infligée aux jeunes filles que l’on soumet à l’acte barbare et cruel qu’est l’excision. Intitulé « Un soir d’été », le poème, tout en contrastes, retrace en quelques vers une scène d’excision. La poète conclut son évocation par ces vers où s’expriment sa volonté et l’affirmation de son combat pour sauvegarder son intégrité de femme et pour préserver sa liberté :

    « J’ouvre encore l’armoire

    Pas pour regarder dedans

    Mais pour ne plus bouger

    Ou bouger

    Puisque c’est comme je veux,

    Même nue, c’est comme je veux ».

    Le Dernier Livre des enfants recèle bien d’autres surprises. Ainsi cet hommage au poète Pierre Garnier dans la section intitulée Poèmes pour que l’air passe.

    Par-delà tout ce que l’on peut vivre en lisant Le Dernier Livre des enfants, il y a la poésie d’Ariane Dreyfus, qui surgit comme une eau pure dans le labyrinthe des histoires. Le recueil regorge de pépites qui étonnent ; qui ravissent et sidèrent. Ainsi ces vers cueillis au hasard en feuilletant l’ouvrage :

    « On ne rentre pas dans la mort on y disparait »

    ou

    « Le ruban noir s’envole,

    il remue au-dessus du visage

    Ses courbes aiment le vide généreux du ciel »

    ou bien :

    « C’est beau un visage

    Quand la tristesse n’arrive pas à se poser »

    ou encore :

    « Suis-je consciente d’être un papillon quelque part ? »

    Papillon, mouette, chat enlové au creux des courbes, Ariane Dreyfus est tout cela à la fois. Mouvante émouvante, elle bouge avec les mots, elle fait bouger les mots pour nous, elle bouge avec ceux qu’elle aime. Elle aime la vie, elle aime l’autre qu’elle côtoie et qu’elle regarde avec tendresse.

    À Colette — sa passion pour Colette — (cf. « Le cri chanté » in La Lampe allumée si souvent dans l’ombre) qui écrit dans Le Blé en herbe :

    « Je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre »

    Ariane Dreyfus répond en un écho qui souligne la parfaite enharmonie avec la grande romancière :

    « Je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre ».

    Gageons qu’il y aura bien d’autres livres après Le Dernier Livre des enfants. Parce que l’écriture est une nécessité et qu’elle « peut faire de la vie quelque chose de vertigineux, l’air de rien », écrit Ariane Dreyfus dans La Lampe allumée si souvent dans l’ombre. Le vertige, ici, celui que suscite l’écriture de la poète, est de l’ordre de la beauté et de l’énigme. Non pas une beauté figée et hiératique, mais une beauté mouvante, qui respire et qui se meut, dans sa complexité, au-delà des apparences.

    « La beauté, je la laisse s’écarter

    Est beau ce qui respire. Est belle.

    À partir de l’évidence, c’est compliqué un reflet :

    Un surcroît d’existence, mais la même,

    Une solitude qui commence à la racine. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ariane Dreyfus.jpg 2






    ARIANE DREYFUS


    Ariane-dreyfus
    © D. Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (extrait du Dernier Livre des enfants)
    Anatomie (extrait de Moi aussi)
    L’Inhabitable (note de lecture d’AP)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (autre poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (19 mars 2013)






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  • Ariane Dreyfus | [J’écris parce que je vais disparaître]




    [J’ÉCRIS PARCE QUE JE VAIS DISPARAÎTRE]




    J’écris parce que je vais disparaître

    C’était là,
    Ma fille assise dans l’escalier, je la regarde entre les barreaux
    Ne bouge pas
    J’aime continuer

    L’importance de se regarder
    Sans doute
    Le visage en veut un autre

    Les tout petits, ne plus rien dire

    Ainsi la nuit si j’entends le chat manger enfin,
    Lui si maigre, je sais qu’il bouge son menton aux os fins
    Il a besoin de manger, nous oubliant
    Pendant que la nourriture craque entre ses dents

    Les craquements, si on voulait, on saurait où c’est
    Passer entre les barreaux, les frôler
    Sans se faire peur
    Surtout quand un animal tourne sa tête, hésite,
    Puis retourne à son bol où il reste de la solitude




    Ariane Dreyfus, Le Dernier Livre des enfants, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2016, page 9.






    Ariane Dreyfus.jpg 2






    ARIANE DREYFUS


    Ariane Dreyfus
    Image, G.AdC




    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    Anatomie (extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    L’Inhabitable (note de lecture d’AP)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (autre poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




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    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture)
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